Notes
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[1]
L’apport de ces auteurs à la finance a été synthétisé dans Les Grands auteurs en finance, ouvrage collectif dirigé par Michel Albouy, éditions EMS, Management & Société, 2003.
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[2]
Nous faisons référence ici à la décision de François Michelin en 1999 de libeller les feuilles de salaire avec la mention « prix payé par le client pour votre travail ». Sans clients pas d’emplois.
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[3]
Rapport d’activité 2014 d’Air Liquide.
1 Dans un article publié dans la Revue française de gestion, Franck Aggeri (2015) discute cinq articles de Jean Tirole, prix Nobel d’économie, qui traitent de « phénomènes gestionnaires ». Il met également en perspective ces articles et leurs propositions par rapport à certains travaux de gestionnaires.
2 Dans une première partie l’auteur s’intéresse à la construction des articles académiques de Jean Tirole en étudiant la problématisation des phénomènes étudiés, leur cadre théorique et leurs hypothèses. Dans une seconde partie, il en vient à une discussion de certains articles sélectionnés parce qu’ils portent sur des « phénomènes gestionnaires » importants étudiés également dans la littérature en sciences de gestion. Parmi ces thèmes : les marchés « biface », les régimes d’open innovation, la gouvernance des entreprises, la RSE, et enfin la régulation des entreprises.
3 La contribution de Franck Aggeri sur les travaux de Jean Tirole est utile et très intéressante, car la mise en perspective des travaux d’un prix Nobel d’économie, surtout quand il est français, par un gestionnaire également français peut permettre de comprendre les rapports entre ces deux disciplines académiques, dont l’une, les sciences de gestion est relativement spécifique à la France. En effet, dans les business schools américaines (comme de plus en plus en France) les enseignants-chercheurs se vivent davantage comme professeurs de management, de marketing, de finance, de stratégie, etc. que comme des professeurs de « sciences de gestion ». Rappelons ici, que la naissance des sciences de gestion en France est un phénomène récent lié surtout à la création administrative d’une section (06) au sein du Conseil national des universités (CNU) dans les années 1970 pour développer ces enseignements et formations au sein des universités publiques. Le dialogue qu’il tente d’établir entre des travaux d’économie de très haut niveau avec ceux de certains gestionnaires est donc tout à fait bienvenu même s’il n’est pas exempt de critique.
4 Notre principale critique se trouve dans le fait qu’Aggeri a tendance à vouloir opposer trop systématiquement les contributions de Tirole avec ceux de gestionnaires bien choisis, comme si ces derniers étaient représentatifs de l’ensemble de la communauté des gestionnaires. Par exemple, on ne trouve pas beaucoup de références à des travaux de financiers qui pourtant utilisent largement dans leurs cours et leurs recherches les apports d’économistes comme Merton Miller, Eugène Fama, Michael Jensen, Myron Sholes, Fisher Black, Robert Merton, Stewart Myers, Stephen Ross ou Richard Roll [1] et bien d’autres. Ainsi on peut reprocher à Aggeri d’opposer un peu trop facilement et rapidement l’approche normative et théorique des économistes « standard » comme Tirole avec celle des gestionnaires qui serait plus complexe et plurielle. Et ceci en faisant totalement l’impasse sur les gestionnaires, notamment financiers, qui peuvent partager et s’enrichir des travaux de Tirole. Évidemment, on peut aussi considérer que les professeurs de finance – qui forment notamment des responsables financiers d’entreprise – ne sont pas des gestionnaires ; mais nous ne ferons pas cette hypothèse.
5 Dans cet article nous souhaitons apporter le point de vue d’un gestionnaire financier – et non d’un économiste plus ou moins hétérodoxe ou d’un sociologue des organisations – sur les travaux de Jean Tirole, notamment ceux qui portent sur la gouvernance des entreprises. Dans une première section nous rappelons et discutons la critique d’Aggeri sur les travaux de Tirole, et dans une seconde section nous donnons notre point de vue sur les apports de ces travaux pour des gestionnaires financiers.
I – La critique des travaux de tirole
6 Comme le rappelle Aggeri, les travaux de Tirole se situent clairement dans la lignée de l’économie néoclassique ; à savoir celle d’agents économiques rationnels et individualistes qui cherchent à maximiser leur utilité au sens large. Les deux principaux cadres théoriques sont la théorie des jeux et la théorie de l’information (Tirole, 2013). Cette dernière, qui modélise des phénomènes d’asymétrie d’information entre acteurs ainsi que des problématiques de relations principal-agent fait naturellement sens pour les gestionnaires financiers, qui s’intéressent par exemple à la politique de financement des entreprises ou de dividende (voir Albouy, Dumontier, 1992). C’est ainsi que les théories des signaux (Akerlof, 1970) et de l’agence (Jensen et Mecking, 1976) sont souvent mobilisées par les travaux de recherche des gestionnaires financiers et les thèses soutenues en sciences de gestion, option finance.
1. La critique des hypothèses de Tirole
7 Aggeri relève à juste titre les principales hypothèses fondatrices des travaux de Tirole :
- Les agents sont individualistes et calculateurs et visent à maximiser leur utilité au sens large.
- Les agents sont fondamentalement opportunistes et cherchent à tirer avantage des situations et notamment de l’existence d’asymétries d’information.
- L’existence généralisée de situations d’asymétrie d’information et la nécessité d’éviter le phénomène d’aléas moral par des systèmes d’incitation.
- L’existence généralisée de relations d’agence ; chaque agent rend compte à un principal qui lui fixe un mandat et met en place des incitations.
9 Bien évidemment, Aggeri conteste la validité de ces hypothèses et c’est son droit. Par exemple il note que la première hypothèse heurte la théorie des organisations qui considère les phénomènes organisationnels comme « irréductibles à cette approche individualiste ». De même pour la deuxième hypothèse il mobilise le mouvement des relations humaines qui se fonde sur un principe de solidarité et d’action collective « qui fait appel à d’autres ressorts que la recherche opportuniste de l’intérêt individuel ». Sans nier l’existence d’asymétries informationnelles (troisième hypothèse) il estime que ce n’est qu’un cas particulier car « l’action organisationnelle et managériale est souvent éloignée de ce cas de figure ». Concernant la quatrième hypothèse – l’existence généralisée de relations d’agence – il concède que « cette représentation du fonctionnement des organisations n’est pas sans rapport avec leur fonctionnement réel ». Mais cela est naturellement dû au mauvais génie des théories économiques et financières « qui ont conduit à modifier en profondeur la représentation de la performance dans les organisations dans un sens proche de la théorie des incitations ». Bref, c’est la faute à la financiarisation mainte fois dénoncée des entreprises. Mais dans quelle mesure cette financiarisation est le produit de la théorie financière ? Comme nous le faisions remarquer (Albouy, 2012), les mauvaises pratiques financières, lorsqu’elles existent, des entreprises ne doivent pas grand-chose aux enseignements de la théorie financière mais avant tout au comportement même des acteurs qui n’hésitent pas à mentir, à manipuler l’information, voire à faire des délits d’initiés. De tels comportements n’ont rien à voir avec la théorie en question. Bien au contraire ils tendraient à justifier les hypothèses sous-jacentes et notamment celles de Tirole mentionnées précédemment.
10 Évidemment, ce serait tellement bien si dans les entreprises la théorie du « common purpose » de Barnard pouvait être le fondement de l’action collective et si la solidarité tenait lieu de pratique quotidienne dans les entreprises et avec toutes leurs parties prenantes. Mais est-ce vraiment le cas ? Oui, Aggeri a raison de s’interroger sur ce que serait une organisation ou une entreprise dans laquelle chacun soupçonnerait son voisin d’opportunisme, chercherait à lui cacher des informations et à exercer des relations d’agence. Mais peut-on nier que ces comportements n’existent pas ?
11 Le dernier scandale de Volkswagen qui a menti sciemment à ses clients et à son réseau de concessionnaires à propos des tests d’émission de CO2 sur ses moteurs diesels montre bien que la confiance n’est pas toujours bien placée et que les comportements opportunistes, voire frauduleux, des agents (firmes et dirigeants) existent bien. Dans cette affaire, ce ne sont pas seulement les clients qui ont été trompés mais également les actionnaires qui vont supporter le coût faramineux de ce mensonge industriel. C’est bien toute la chaîne des relations entre agents qui est impactée, des dirigeants aux opérateurs en passant par les ingénieurs du bureau d’étude. On pourrait citer malheureusement bien d’autres cas de tels comportements qui montrent que la confiance peut être facilement trahie. À cet égard, la théorie des signaux développée par Akerlof (1970) a permis de faire de réels progrès dans la compréhension et la résolution des phénomènes d’asymétrie informationnelle. Ces travaux, ont été repris par des financiers pour étudier les politiques de financement et de dividende des entreprises cotées.
12 Alors qu’on pourrait penser qu’au plus haut niveau, celui de l’État et de son gouvernement la confiance devrait régner, notamment entre le chef de l’État, son Premier ministre et ses ministres, les propos du général de Gaulle à son Premier ministre Georges Pompidou sont là pour nous rappeler qu’il n’en est rien. En effet, le général de Gaulle estimait (voir encadré ci-dessous) que le rôle du Président de la République n’était pas de faire confiance à son Premier ministre et que ce dernier ne devait pas faire davantage confiance à ses ministres mais se devait de les contrôler et donc de les suspecter. Les temps ont-ils réellement changé ?
2. La critique des conclusions de Tirole sur la gouvernance
13 La gouvernance des entreprises est au cœur des problématiques de gestion et ce n’est pas par hasard que la communauté des gestionnaires et des économistes de tous bords s’en soit emparée. Comme le souligne Aggeri, les travaux sur la gouvernance se sont focalisés sur deux modèles concurrents : celui de la gouvernance actionnariale et le modèle partenarial issu notamment des travaux de Freeman (1984).
SUR LA CONFIANCE ENTRE DIRIGEANTS
Extrait d’une discussion entre Georges Pompidou (Premier ministre) et Alain Peyrefitte (ministre de l’Éducation nationale) dans Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Fayard, 2000.
14 Après une analyse de la contribution de Tirole (2001) sur la gouvernance des entreprises, Aggeri discute et conteste ses conclusions, notamment la « supériorité du modèle actionnarial ». Ces dernières ne sont visiblement pas de son goût. Il commence par réfuter l’idée que les actionnaires seraient les principaux et les dirigeants seraient leurs agents. Pour cela il s’appuie sur l’analyse des juristes qui nous disent qu’en droit les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprise, mais uniquement de leurs actions. La société anonyme est une personne morale dotée d’un objet social que les dirigeants sont tenus de respecter. Ainsi, selon les juristes, la construction du droit des sociétés ne correspond pas au modèle de la théorie de l’agence.
15 Les travaux de Gomez (2003) sont aussi mobilisés pour alimenter la critique de la théorie de l’agence et de ses conclusions sur le rôle des actionnaires. Pour Gomez (2009), la gouvernance actionnariale a servi de « paravent idéologique à la recomposition du pouvoir dans les entreprises, dont certains dirigeants et investisseurs ont été les principaux bénéficiaires ». C’est dire si la critique est radicale. À noter cependant qu’il est facile de discréditer une théorie avec l’argument idéologique. Ce dernier pourrait être aussi retourné facilement à l’auteur. Les travaux de Charreaux et Desbrières (1998) sont également mobilisés pour asseoir la critique, bien que ces derniers portent essentiellement sur la mesure de la valeur partenariale.
16 Mais ces gestionnaires ne sont pas les seuls à critiquer la gouvernance actionnariale. Les économistes français le font également. Dans son ouvrage Entreprises : la grande déformation, Favereau (2015) défend l’idée que l’entreprise est avant tout un lieu de coopération qui suppose une multiplicité d’acteurs engagés librement dans un ensemble de relations ordonné à l’obtention d’une fin commune. Si on peut adhérer à l’idée que l’ensemble des acteurs doivent coopérer pour la réussite du projet de l’entreprise, il ne faut cependant pas être naïf et s’imaginer que les acteurs en question ne cherchent pas à défendre leurs intérêts bien compris dans le cadre juridique qui est le leur. Cette position lui permet de rejeter l’idée que les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l’entreprise. Pour Favereau et Roger (2015), « le pouvoir des actionnaires, relayé par le développement de la sphère financière, pèse d’un poids extravagant » sur le gouvernement des entreprises et ses conséquences sont « toujours dévastatrices ». C’est ainsi qu’il faudrait « redistribuer le pouvoir en faveur du travail ».
17 Chassagnon et Hollandts (2014) s’interrogent également sur la propriété de la firme en opposant actionnaires et salariés. Pour Chassagon et Ferreras (2015), qui déclarent, en écho à la déclaration du Premier ministre Manuel Valls à l’université d’été du Medef en août 2014 : « Nous aussi, nous aimons l’entreprise ! », la gouvernance actuelle des entreprises est « structurellement inadaptée à notre économie ». La critique – qui n’est pas nouvelle – porte essentiellement sur le fait que seuls les actionnaires, appelés « apporteurs en capital » décident à travers le Conseil d’administration des principales orientations de l’entreprise. Or, pour ces économistes, « il n’y a plus aujourd’hui de bonne raison, ni en termes d’efficacité ni en termes de justice, de laisser dans les mains des seuls apporteurs en capitaux le droit de décider de la richesse des territoires, du développement des savoir-faire et de la dignité des salariés ». Ainsi, il faudrait introduire un « bicamérisme économique » permettant d’associer les salariés appelés « apporteurs en travail » et aller au-delà de la simple représentation des salariés codifiée par la loi de sécurisation de l’emploi. La charge se termine enfin, comme il se doit, par la dénonciation de la « hausse vertigineuse de la part des dividendes » versés aux actionnaires et des rémunérations des patrons. Bref, on l’aura compris, nos auteurs aiment bien l’entreprise mais beaucoup moins leurs actionnaires et leurs dividendes.
18 Malgré les nombreuses critiques soulevées par les tenants de la gouvernance partenariale, Segrestin et Hatchuel (2011) notent à juste titre que la gouvernance des entreprises privées reste dominée par l’approche actionnariale. L’explication se trouverait selon eux par une insuffisance du droit des sociétés qui, bien que donnant de « grands pouvoirs aux dirigeants d’entreprise », n’encadrerait pas suffisamment les conditions d’exercice de ce pouvoir et leurs effets. Pour eux, « l’approche actionnariale standard n’est ni nécessaire en droit, ni justifiée en théorie, ni même efficace du point de vue économique ».
19 C’est ainsi qu’Hatchuel et Segrestin (2007) en arrivent à proposer de remplacer le statut de la société anonyme par celui d’« entreprise de progrès collectif ». Parmi les différentes propositions de réforme notons celle qui propose que « l’actionnaire restitue à l’entreprise une part de la plus-value qu’il réalise lorsqu’il revend son action avant un certain délai ». Cette règle limiterait, selon eux, la spéculation et accroîtrait le potentiel collectif. On ignore ce que serait la réaction des actionnaires, notamment internationaux, face à une telle règle. Déjà que nos entreprises manquent de fonds propres et d’actionnaires. De plus, rien n’est proposé en cas de moins-value, voire de faillite. En cas de pertes, devrait-on faire appel aux salariés ? Au total, la ligne directrice de leurs propositions revient – on l’aura compris – in fine à réduire les droits des actionnaires et à faire en sorte que les salariés puissent peser davantage sur les choix de l’entreprise grâce à une réforme du droit des sociétés.
II – Un autre point de vue de gestionnaire sur la gouvernance des entreprises
20 Contrairement à ce que pense Aggeri, la contribution de Tirole en matière de gouvernance des entreprises privées est fort utile pour les gestionnaires, notamment financiers. Elle conforte, à travers une analyse économique rigoureuse, la position des gestionnaires qui pensent que la gouvernance actionnariale est utile et efficace pour promouvoir la bonne gestion des entreprises et leur développement. Ainsi pour Denglos (2008), la maximisation de la valeur actionnariale est repoussée pour de mauvaises raisons et il n’est pas correct d’opposer la valeur partenariale à la valeur actionnariale. Il conteste l’idée que l’actionnaire a des exigences de rentabilité démesurées et que la pression des investisseurs conduit à une gestion court-termiste et à la financiarisation croissante des stratégies. À cet égard les travaux de Bebchuk et al. (2015) sur l’impact à long terme des actionnaires activistes renforcent cette position. En s’appuyant sur un échantillon d’environ 2000 interventions de fonds activistes ils invalident l’idée que ces fonds n’auraient qu’une vision court-termiste qui se révèlerait nuisible à long terme pour les entreprises.
1. De la nécessité d’avoir une direction claire validée par les actionnaires
21 De la même façon que ce ne sont pas les clients qui payent juridiquement les salariés – même si économiquement c’est le cas [2] –, les actionnaires ne sont pas juridiquement propriétaires de l’entreprise, même si in fine c’est eux qui, directement ou indirectement, déterminent ses choix stratégiques via son conseil d’administration. Effectivement, les actionnaires ne sont pas juridiquement les propriétaires de l’entreprise : ils ne sont propriétaires que de leurs actions et non de ses murs ou de ses actifs. À titre d’exemple un actionnaire détenant 1 % du capital d’une société ne peut vendre 1 % des actifs de cette entreprise. Il ne peut vendre que ses actions à un autre actionnaire qui prendra sa place. À noter que si tous les actionnaires apportent leurs titres à une offre publique d’achat, le contrôle de la société changera de mains ; ce qui correspond de fait à la vente de l’entreprise.
22 Mais si l’actionnaire n’est pas le propriétaire de l’entreprise ses actions lui confèrent des droits qui lui permettent d’agir (directement ou indirectement via son agent) sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Pourquoi un tel droit qui paraît excessif à nos critiques par rapport à ceux des autres parties prenantes ? La raison se trouve dans le fait que l’actionnaire n’est pas une partie prenante comme les autres : salariés, fournisseurs, clients, banquiers. Il est le créancier résiduel. Il est le seul à ne pas être rémunéré contractuellement par la société. Sa rémunération – qui ne se réduit pas aux dividendes mais intègre la plus ou moins-value de son capital – dépend de l’exécution de l’ensemble des contrats noués entre la société et ses parties prenantes. Ce faisant, il lui faut avoir un œil sur l’ensemble des décisions de gestion de l’entreprise. Cet œil c’est justement le conseil d’administration dont la mission, entre autres, est de contrôler l’action des dirigeants dans l’intérêt des actionnaires. Est-ce à dire que le conseil d’administration ne doit pas se préoccuper du sort des salariés, des fournisseurs et des clients ? Bien évidemment non. Comment créer de la valeur pour les actionnaires sans employés motivés et performants ? Comment créer de la valeur sans fournisseurs de qualité ? Enfin, comment créer de la valeur sans clients satisfaits ? Tous sont indispensables et leurs intérêts doivent être pris en compte par les représentants des actionnaires dans leur propre intérêt bien compris. En fait, la partie prenante la plus exigeante avec l’entreprise est le client car de son comportement va dépendre la première ressource financière de l’entreprise : son chiffre d’affaires. Que celui-ci vient à fondre et ce sont ses employés, ses créanciers et ses actionnaires qui en subiront les conséquences.
23 Nombreuses sont les entreprises, comme par exemple Air Liquide, qui ont compris cette exigence. Ainsi pour Benoît Potier, président-directeur général d’Air Liquide : « Une entreprise performante est toujours connectée à son environnement, ses marchés, ses clients, ses partenaires et ses actionnaires » [3]. Tout dirigeant d’entreprise et particulièrement ceux des entreprises innovantes savent que leur société est exposée à la concurrence pour son personnel qualifié et aux défis que constituent la recherche et la rétention du personnel qualifié, dont le départ peut compromettre la capacité de la firme à mener et développer efficacement ses activités. Il est donc essentiel pour le conseil d’administration de prendre en compte les aspirations du personnel. Eh oui, le personnel n’appartient pas à l’entreprise et il est même libre de la quitter. Il n’aura même pas l’obligation de trouver un remplaçant comme l’actionnaire qui vend son action. Sa seule obligation est de respecter son contrat de travail. Quant à l’entreprise il lui incombe naturellement de respecter le droit du travail et les différentes institutions représentant le personnel.
24 Les limitations du pouvoir des actionnaires au bénéfice des salariés n’amélioreraient pas la gouvernance des entreprises et leurs performances. Le risque est grand, comme le souligne Albouy (2002), d’éloigner les investisseurs des entreprises alors, qu’en tant qu’apporteur de fonds propres, l’actionnaire joue un rôle irremplaçable dans une économie de marché.
25 L’entreprise n’existe que grâce à ses clients : sans eux, elle disparaît. L’actualité est pleine d’entreprise en difficulté ou faisant faillite parce qu’elles ont perdu leurs clients parce qu’elles n’ont pas su répondre à leur demande. Répondre à la demande des clients existants et potentiels est une question de survie dans un monde où la concurrence fait rage. Le client est le premier créateur de valeur pour l’entreprise et les entreprises doivent apprendre à gérer leur capital client comme un actif, même s’il s’agit d’un actif immatériel. Pour cela il faut une direction claire validée par les représentants des actionnaires.
26 Contrairement à l’actionnaire qui doit trouver un autre actionnaire pour reprendre ses titres lorsqu’il souhaite sortir de la société, le client n’est pas obligé de trouver un autre client pour le remplacer. Si le rapport qualité-prix des produits ou services offerts sont jugés par lui comme non satisfaisant, il changera de fournisseur et ce faisant l’entreprise perdra du chiffre d’affaires. Alors que le contrat de travail permet de gérer les ressources humaines à plus ou moins long terme, il n’en va pas de même pour le client qui est libre de quitter l’entreprise à tout moment sans même l’en informer. Le client n’a pas besoin d’être représenté au conseil d’administration de l’entreprise pour peser sur ses choix stratégiques : il est constamment dans l’esprit des dirigeants. Si cela n’est pas le cas, il revient alors aux actionnaires de le lui rappeler, mais c’est alors bien souvent trop tard. On retrouve ici le rôle de surveillance du travail des dirigeants par le conseil d’administration (émanation de l’assemblée générale des actionnaires) : un rôle indispensable mais pas toujours suffisant tant les évolutions technologiques qu’affrontent les entreprises sont considérables. À noter que ce rôle de surveillance des dirigeants n’est pas antinomique d’une gouvernance cognitive comme Charreaux (2002) le montre fort bien. Martinet (2002) défend aussi l’idée que les actionnaires sont porteurs d’une vision stratégique.
2. Le flou du concept des parties prenantes et les formes alternatives d’organisations
27 Comme nous l’avons vu précédemment la critique de la gouvernance actionnariale vise essentiellement à produire des préconisations permettant de renforcer le pouvoir des salariés. De fait, les travaux de cette école de pensée, même si elle est diverse, intègre peu en pratique les autres parties prenantes que sont les fournisseurs, les créanciers, les clients, les collectivités publiques et pourquoi pas la société en général. Cela n’est pas par hasard. En effet, si le concept des parties prenantes, ou stakeholders, est a priori intéressant et riche, il est difficile de le traduire en pratique dans la gouvernance des entreprises. Le concept reste souvent flou et cette plasticité n’est pas pour déplaire aux dirigeants en quête de justification a posteriori de leur gestion et à la recherche de marges de manœuvre discrétionnaires.
28 Le concept de stakeholders ou parties prenantes a été développé par Freemann (1984). Trente ans après ce concept n’est toujours pas entré véritablement dans le fonctionnement réel des entreprises et leur gouvernance. Même si la rhétorique de nombreux dirigeants d’entreprises fait appel à ce concept, on ne peut que constater, avec Segrestion et Hatchuel (2011), que la gouvernance des entreprises reste toujours dominée par l’approche actionnariale. D’où leur appel à une refondation du droit des sociétés ; transformation qui ne serait pas sans impact sur la gestion des entreprises et leur financement comme on peut l’imaginer. Il s’agit ici de mettre la hard law au service des parties prenantes.
29 Cependant, une des difficultés avec le concept des parties prenantes et partant de la mise en œuvre d’une gouvernance partenariale est que ce concept fait l’objet de très nombreuses définitions et qu’il ne fait pas l’objet d’un réel consensus comme le montre Miles (2012). Avec des centaines de définitions publiées à son sujet, il apparaît que le manque de consensus dans la littérature à propos du concept de stakeholder provient de son caractère contestable au sens de Gallie (1956) ce qui expliquerait la profusion de définitions.
30 Comme le montre si bien Tirole (2001), le partage du contrôle des entreprises serait doublement inefficace : non seulement les managers devraient répondre à des attentes contraires, mais surtout les parties ne seraient plus incitées à contrôler la gestion de l’entreprise du mieux possible. À cela on peut ajouter qu’avec la gouvernance partenariale, la latitude discrétionnaire des dirigeants serait renforcée et que la prise de décisions de restructuration serait rendue encore plus difficile. Il y a fort à parier que de telles décisions ne seraient jamais prises et que ce faisant l’avenir de l’entreprise soit compromis. Avec la gouvernance partenariale réduite au face à face actionnaires-salariés, le dirigeant devient l’agent des actionnaires mais également celui des salariés et sa mission devient particulièrement floue. Dès lors, la latitude discrétionnaire des dirigeants se trouve augmentée et le contrôle de son activité est rendu encore plus difficile. Comment contrôler et évaluer un dirigeant placé dans une telle situation ? Par exemple, la baisse de rentabilité de l’entreprise sera justifiée éventuellement par une politique « plus sociale » mais où fixer le curseur ? Combien d’emplois sauvegardés peuvent justifier une baisse de quelques points de rentabilité ? On peut imaginer bien d’autres questions embarrassantes avec une telle gouvernance.
31 À défaut de pouvoir instituer une gouvernance partenariale dans les grandes sociétés privées cotées, certains auteurs mettent en évidence qu’il existe d’autres formes d’organisations permettant d’échapper au modèle actionnarial. Et de citer les mutuelles et les sociétés coopératives et participatives (SCOP). Juridiquement une SCOP est une société anonyme (SA, SARL ou SAS) dont les salariés sont les associés majoritaires. Oui, les SCOP fonctionnent selon des modèles et des hypothèses radicalement différentes de celles de Tirole et de la théorie de l’agence. Cependant, force est de constater que ce modèle, pourtant aussi vieux que la révolution industrielle du 19e siècle, ne s’est pas autant développé que celui de la société anonyme cotée dans le monde. Qu’on le veuille ou non, des États-Unis à la Chine en passant par l’Europe, le modèle dominant dans l’industrie, le commerce et les services est celui de l’entreprise privée et cotée. Si le modèle de la coopérative était un modèle supérieur il aurait détrôné celui de l’entreprise capitaliste depuis le temps qu’il a été proposé. Les raisons de cet état de fait sont nombreuses et il est hors de propos de les développer ici. Citons néanmoins, la difficulté pour les sociétés coopératives de lever des capitaux à l’instar des sociétés cotées en faisant appel à des investisseurs. En effet, ce qui a permis l’essor de l’industrie au 19e et 20e siècle c’est bien la capacité des entreprises cotées à lever des masses considérables de capitaux à partir d’investisseurs anonymes.
32 Aujourd’hui encore, les grandes sociétés de la nouvelle économie (les BAFA et les autres) cherchent leur développement sur les marchés financiers. Leur gouvernance est non seulement de type actionnarial mais de plus le pouvoir se trouve souvent concentré dans les mains de leurs dirigeants-créateurs. Ainsi malgré son introduction en Bourse (pour une valorisation de 100 milliards de dollars), Mark Zuckerberg a conservé le contrôle total sur sa firme et les nouveaux actionnaires n’ont eu droit qu’à des actions (de type A) ayant dix fois moins de droits de vote que celles des fondateurs (de type B) : de quoi s’assurer pour longtemps un contrôle absolu. Alors que les actions de type B représentent 70 % du capital de la société elles bénéficient par ce procédé de 96 % des droits de vote et à lui seul Mark Zuckerberg possède 56 % des droits de vote. Ce pouvoir absolu, sans partage même avec les autres actionnaires, lui permet de piloter sa firme comme une start-up et de lui imprimer tous les changements qu’il juge utiles. Il n’a même pas à négocier avec d’autres actionnaires et encore moins avec un second conseil qui représenterait la voix des salariés à l’instar des propositions de réforme de nos économistes réformateurs. Avec une telle gouvernance pas de risque de dilution du pouvoir de décision !
Conclusion
33 Contrairement à Aggeri, nous pensons que les travaux de Tirole ne doivent pas être opposés à ceux des gestionnaires au motif que les paradigmes des uns et des autres sont différents.
34 De même que les gestionnaires qui s’intéressent au management des organisations ont besoin des travaux des sociologues et de la théorie des organisations et que ceux qui s’intéressent au marketing et au comportement du consommateur ont besoin des travaux des psycho-sociologues, les gestionnaires financiers ont besoin des travaux des économistes comme Tirole pour faire avancer leurs réflexions et améliorer leurs outils de gestion. Dire cela ne signifie pas que nous placions les sciences de gestion à la remorque des sciences sociales plus fondamentales (économie, psychologie, sociologie), mais que du fait de leur caractère applicatif en tant que sciences de l’action elles doivent rester à l’écoute de ces disciplines et s’enrichir de leurs apports scientifiques pour faire progresser les pratiques dans les organisations. À cet égard, comment les trésoriers d’entreprises, les gérants de portefeuille, les analystes financiers et les directeurs financiers et d’une façon plus générale tous ceux qui ont à gérer des capitaux feraient s’ils n’avaient pas une bonne compréhension des mécanismes et des instruments financiers qui leurs permettent de gérer les risques financiers et d’évaluer les différents actifs négociés sur les marchés ? Les apports d’économistes comme Merton Miller, Eugène Fama, Michael Jensen, Myron Sholes, Fisher Black, Robert Merton, Stewart Myers, Stephen Ross, Richard Roll et bien d’autres ont été déterminants dans la compréhension des phénomènes financiers qui concernent les gestionnaires financiers. C’est bien la raison pour laquelle on les retrouve dans tous les bons manuels de finance qu’ils soient américains ou français. Il en va de même à notre avis pour les travaux de Tirole qui concernent les « phénomènes gestionnaires ». Le pire qui puisse arriver aux « sciences de gestion » est le repli sur soi et le refus de ceux qui pensent différemment le comportement humain.
Bibliographie
Bibliographie
- Aggeri F. (2015). « Les phénomènes gestionnaires à l’épreuve de la pensée économique standard : une mise en perspective de travaux de Jean Tirole », Revue française de gestion, vol. 41, n° 250, p. 65-85.
- Albouy M. (2012). « La plus belle théorie ne peut donner que ce qu’elle a », Revue française de gestion, vol. 38, n° 228-229, p. 107-126.
- Albouy M. (2011). « Autorité de gestion et avaries communes : une note de lecture », Finance Contrôle Stratégie, vol. 14, n° 4, p. 7-19.
- Albouy M. (2002). « L’actionnaire comme apporteur de ressources financières », Revue française de gestion, vol. 28, n° 141, p. 17-35.
- Albouy M. (1993). « La finance contre l’entreprise ? », Revue française de gestion, mars-mai, n° 93, p. 29-38.
- Albouy M. et Dumontier P. (1992). La politique de dividendes des entreprises, PUF, coll. « Finance » dirigée par Jacquillat B. et Levasseur M.
- Akerlof G. (1970). “The market for lemons : Quality uncertainty and the market mechanism”, Quaterly Journal of Economics, vol. 84, n° 3, p. 488-500.
- Bebchuk L.A., Brav A. et Jiang W. (2015). “The long-term effects of hedge fund activism”, Columbia Law Review, vol 115, p. 1085-1156. http://ssrn.com/abstract=2291577
- Charreaux G. (2002). « L’actionnaire comme apporteur de ressources cognitives », Revue française de gestion, vol. 28, n° 141, novembre-décembre, p. 77-107.
- Charreaux G. et Desbrières P. (1998). « Gouvernance des entreprises : valeur partenariale contre valeur actionnariale », Finance Contrôle Stratégie, vol. 1, n° 2, p. 57-88.
- Chassagnon V. et Ferreras I. (2015). « Nous aussi, nous aimons l’entreprise ! », Le Monde, 24 janvier.
- Chassagnon V. et Hollandts X. (2014). “Who are the owners of the firm ? Shareholders, employees or no-one ?”, Journal of Institutional Economics, vol. 10, n° 1, mars, p. 47-69.
- Denglos G. (2008). « Faut-il rejeter le principe de maximisation de la valeur actionnariale ? », Revue française de gestion, vol. 34, n° 184, p. 71-88.
- Favereau O. (2015). Entreprises : la grande déformation, Parole et Silence.
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- Tirole J. (2001). “Corporate Governance”, Econometrica, vol. 69, n° 1, p. 1-35.
Notes
-
[1]
L’apport de ces auteurs à la finance a été synthétisé dans Les Grands auteurs en finance, ouvrage collectif dirigé par Michel Albouy, éditions EMS, Management & Société, 2003.
-
[2]
Nous faisons référence ici à la décision de François Michelin en 1999 de libeller les feuilles de salaire avec la mention « prix payé par le client pour votre travail ». Sans clients pas d’emplois.
-
[3]
Rapport d’activité 2014 d’Air Liquide.