1 Le mécénat est aujourd’hui une pratique très répandue dans les entreprises françaises. Parfois considéré comme une forme de communication hors médias des entreprises, au même titre que le sponsoring et le marketing direct (Argenti, 1996 ; Van Riel et Fombrun, 2007), ou comme une expression de la culture d’entreprise (Genest, 2005 ; Godelier, 2009), le mécénat est aussi un précurseur des politiques de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) car il consiste pour l’entreprise à soutenir des projets d’intérêt général qui créent de la valeur pour ses parties prenantes (Brammer et Millington, 2004 ; Freeman, 1984).
2 D’après les derniers chiffres publiés en 2014 par l’association Admical, 28 % des entreprises de plus de 250 salariés (entreprises de taille intermédiaire – ou ETI – et grandes entreprises) et 14 % des petites et moyennes entreprises (PME) sont mécènes, pour un budget annuel global estimé à 1,8 milliard d’euros (Admical, 2014). Si le mécénat a souffert face à la crise, ce sont surtout les PME qui ont diminué leur engagement. Dans les ETI et les grandes entreprises, qui apportent près de 90 % du budget global, la pratique du mécénat est bien ancrée et ne semble pas remise en cause par la conjoncture.
3 Il n’en a pas toujours été ainsi. D’abord, la philanthropie au sens large a longtemps été discrète et illégitime en France, tandis que l’État conservait un quasi-monopole sur l’intérêt général. Ensuite, si les autorités royales et religieuses ont été les principaux mécènes de l’Ancien Régime, industriels et entrepreneurs n’ont pas joué en France le rôle majeur qu’ils ont pu avoir aux États-Unis, en Angleterre ou en Allemagne en faveur des arts, de l’éducation ou de la santé (Debiesse, 2007). D’une pratique marginale, le mécénat d’entreprise est pourtant devenu une norme aujourd’hui : ce sont les entreprises qui n’en font pas qui sont devenues illégitimes (Seghers, 2007). Que s’est-il passé exactement ? Quelles ont été les étapes de ce processus de changement ? Est-il possible de comprendre les raisons pour lesquelles ce changement a eu lieu ?
4 La littérature en gestion sur le mécénat ne permet pas en l’état de répondre à ces questions. Dans la sphère francophone, les travaux s’intéressant au sujet sont encore rares et se bornent à décrire quelques évolutions récentes, comme le passage d’un mécénat « antique », centré sur le soutien aux arts et lié à l’image de l’entreprise, à un mécénat « moderne », tourné vers les causes sociales et humanitaires, impliquant les salariés et plus intégré à la stratégie de l’entreprise (Boistel, 2013 ; Piquet et Tobelem, 2006). À l’étranger, la plupart des travaux académiques ont été réalisés aux États-Unis : ils s’intéressent aux motivations des dirigeants et aux effets du mécénat sur la performance financière des entreprises (Patten, 2007 ; Seifert et al., 2003 ; Wang et Qian, 2011). Ces études empiriques, utilisant souvent les mêmes bases de données et méthodes statistiques (Gautier et Pache, 2013), sont complétées par des articles plus conceptuels qui décrivent l’avènement d’un « mécénat stratégique » (Porter et Kramer, 2002 ; Saiia, 2001) ou qui critiquent justement le manque de pertinence stratégique de la plupart des opérations de mécénat à ce jour (Austin, 2000 ; Tracey et al., 2005). Malgré leur rigueur et leur pertinence, ces travaux ne suffisent pas à comprendre les racines profondes de l’essor contemporain du mécénat d’entreprise, qui plus est dans un pays au contexte a priori peu favorable comme la France. L’objet de cet article est de proposer une analyse historique et descriptive de cet essor a priori paradoxal, basée sur un travail d’archives et une quarantaine d’entretiens effectués avec des acteurs clés du mécénat d’entreprise. Il s’inscrit dans une perspective de dialogue entre l’histoire et la gestion (Cailluet et al., 2013), qui valorise les apports de la démarche et de la méthode historiques pour la compréhension des phénomènes organisationnels et des stratégies d’entreprise (Martinet et Payaud, 2010 ; Seiffert et Godelier, 2009). Par cette brève histoire contemporaine du mécénat d’entreprise en France, nous tentons d’identifier les étapes du processus ayant eu lieu, les raisons d’agir des acteurs qui s’y sont investis, ainsi que les enjeux actuels et futurs que pose cette pratique singulière.
Méthodologie
Parmi les documents d’archives étudiés, un codage systématique des 18 éditions du Répertoire du mécénat d’entreprise, publié depuis 1981 par l’Association pour le développement du mécénat industriel et commercial (Admical) et qui recense toutes les entreprises pratiquant le mécénat en France, nous a permis de mesurer concrètement l’essor du mécénat dans les entreprises françaises (voir figure 1). Nous avons également effectué une recherche systématique dans les archives du Monde de 1987 (date à partir de laquelle les archives ont été numérisées) à 2011 des termes « mécénat » et « mécènes » afin d’analyser le regard de la presse sur ce phénomène et son évolution. Les autres documents étudiés incluent la plupart des publications des organisations professionnelles du secteur, des ouvrages de références et des rapports d’activités d’entreprises mécènes.
Réalisés entre mars 2012 et octobre 2013, les entretiens ont une durée moyenne d’1h15 pour un total de 48 heures environ. Ils ont été enregistrés, entièrement retranscrits et anonymisés. Une analyse qualitative approfondie a été effectuée selon les principes de la théorie ancrée (Corbin et Strauss, 2007), à l’aide du logiciel ATLAS.ti. Nous avons choisi cette méthode afin de placer les représentations des personnes interviewées au cœur de l’analyse. Nous avons voulu comprendre la vision de chaque professionnel et expert interrogé à propos du mécénat, de son évolution et de son degré d’institutionnalisation dans les entreprises et la société françaises. La théorie ancrée permet en effet de reconstruire par abduction un processus de changement, une « histoire », à partir d’une analyse ouverte mais rigoureuse de la version qu’en donnent ses protagonistes.
Les entretiens ont été codés de manière indépendante par deux codeurs, procédant ensuite à une mise en commun des résultats de ce codage ouvert, qui a permis, entre autre, d’identifier trois niveaux d’action parallèles (champ, organisation, pratique) et trois périodes distinctes du processus de changement. Un codage axial a ensuite permis d’identifier les relations de causalité entre le phénomène (ici, le développement du mécénat d’entreprise en France) et un certain nombre de facteurs explicatifs issus de son contexte (par exemple, la victoire de la gauche aux élections présidentielles de 1981 ou la montée en puissance des préoccupations environnementales parmi les parties prenantes de l’entreprise). Enfin, un codage sélectif autour de 7 dimensions (voir ci-après) nous a permis de donner du sens à l’analyse et de proposer une narration intelligible et suffisamment proche des données.
Nous utilisons la description qualitative (Sandelowski, 2000) sous forme de narration comme méthode d’analyse complémentaire à la théorie ancrée. Celle-ci constitue une première étape nécessaire à toute modélisation et qui permet de rendre compréhensible un objet de recherche complexe et encore peu connu de la communauté scientifique (Dumez, 2013 ; Thiétart, 2014). La description est particulièrement utile lorsqu’il s’agit de savoir le « qui », le « quoi » et le « où » pour un phénomène donné (Sandelowski, 2000).
5 Après une longue phase que nous qualifions de « préhistoire », le mécénat d’entreprise en France a connu trois grandes périodes : l’introduction (1979-1986), la croissance (1986-2003) et l’intégration (depuis 2003) qui servent de trame à cet article. Nous détaillons pour chacune de ces périodes les événements marquants et les caractéristiques du mécénat selon sept dimensions, identifiées dans l’analyse des entretiens : profil des entreprises, outils de mécénat, profil des responsables de mécénat, domaines soutenus, types d’intervention, degré de formalisation des pratiques et parties prenantes impliquées.
I – La « préhistoire » du mécénat d’entreprise
6 Le terme « mécénat » vient de Mécène (69-8 avant J.-C.), homme politique romain, conseiller de l’empereur Auguste et premier protecteur des arts et des lettres. Si la pratique du mécénat par de puissants dirigeants politiques et religieux remonte à l’Antiquité, celle des entreprises est beaucoup plus récente (Debiesse, 2007). Il faut en effet attendre la révolution industrielle et le développement du « capitalisme familial » pour voir naître les premières formes de mécénat d’entreprise en Europe (Blondel, 2012). À cette époque, les grandes firmes appartiennent presque exclusivement à des patrons qui cumulent ainsi propriété de l’entreprise et fonctions managériales.
7 En France, au XIXe siècle, quelques familles d’entrepreneurs telles que les Michelin, les Cognacq-Jay ou les Wendel s’engagent dans le financement de crèches, d’hôpitaux ou d’écoles à destination de leurs ouvriers, dans une logique qualifiée de paternaliste. D’inspiration chrétienne, humaniste voire socialiste, ce paternalisme industriel se caractérise par des frontières floues entre la philanthropie du patron et le mécénat de l’entreprise et une focalisation sur les conditions de travail des ouvriers, dans un contexte de bouleversement social et de pauvreté provoqué par l’industrialisation rapide du pays (Hommel, 2006 ; Jorda, 2009).
8 Dans la première moitié du XXe siècle, en parallèle des œuvres sociales héritées du paternalisme, quelques initiatives sporadiques d’acquisition et d’exposition d’œuvres d’art voient le jour au sein de grandes entreprises comme Air France, Renault ou Ricard. Mais elles restent confidentielles, peu formalisées car elles sont surtout le fait de patrons amateurs d’art (Brébisson, 1986). Après la Seconde Guerre mondiale, l’État-providence s’impose en France dans de nombreux domaines de ce que l’on appelle l’intérêt général (instauration de la Sécurité sociale en 1945, mais aussi d’un ministère de la Culture en 1959). L’idée que les entreprises, à qui l’on assigne alors un rôle strictement économique, puissent financer ces domaines paraît alors saugrenue, voire provocante. D’une part, un grand nombre de médias, d’intellectuels et de créateurs sont a priori hostiles à l’idée que l’entreprise capitaliste puisse financer l’intérêt général, et notamment la culture. D’autre part, les patrons eux-mêmes ne semblent pas convaincus : « la culture, c’est l’affaire de l’État », entend-on à l’époque au Conseil national du patronat français (Brébisson, 1986).
Détail des entretiens réalisés
Date | Type d’interlocuteur | Fonction | Secteur d’activité | Durée (mn) |
21/03/2012 | Expert | Président d’honneur d’organisation professionnelle | n/a | 92 |
21/03/2012 | Expert | Fondateur d’organisation professionnelle | n/a | 63 |
29/03/2012 | Expert | Avocat | n/a | 50 |
11/04/2012 | Expert | Consultante | n/a | 69 |
12/04/2012 | Expert | Directeur du développement de musée national | n/a | 65 |
17/04/2012 | Expert | Directeur du développement d’opéra national | n/a | 75 |
17/04/2012 | Expert | Fonctionnaire ministériel | n/a | 77 |
17/04/2012 | Expert | Conseiller ministériel | n/a | 77 |
02/05/2012 | Expert | Déléguée générale d’organisation professionnelle | n/a | 123 |
02/05/2012 | Expert | Salariée d’organisation professionnelle | n/a | 81 |
03/05/2012 | Expert | Fonctionnaire ministériel | n/a | 52 |
24/05/2012 | Expert | Président d’organisation professionnelle | n/a | 73 |
26/10/2012 | Expert | Directrice du mécénat | n/a | 77 |
22/11/2012 | Expert | Fondateur d’organisation professionnelle | n/a | 41 |
25/01/2013 | Expert | Salariée d’organisation professionnelle | n/a | 68 |
25/01/2013 | Expert | Salariée d’organisation professionnelle | n/a | 48 |
05/02/2013 | Expert | Directeur d’organisation professionnelle | n/a | 70 |
29/02/2013 | Expert | Déléguée générale de fondation d’entreprise | n/a | 77 |
27/09/2012 | Professionnel (retraité) | Directeur de fondation d’entreprise | Cosmétiques | 116 |
23/10/2012 | Professionnel (retraité) | Délégué général de fondation d’entreprise | Informatique | 96 |
07/10/2013 | Professionnel (retraité) | Déléguée générale de fondation d’entreprise | Presse, audiovisuel | 110 |
17/10/2013 | Professionnel (retraité) | Délégué général de fondation d’entreprise | Informatique | 65 |
Date | Type d’interlocuteur | Fonction | Secteur d’activité | Durée (mn) |
26/03/2012 | Professionnel en poste | Responsable mécénat groupe | Assurance | 56 |
03/04/2012 | Professionnel en poste | Déléguée générale de fondation d’entreprise | Banque | 55 |
05/04/2012 | Professionnel en poste | Déléguée générale de fondation d’entreprise | Banque | 129 |
05/04/2012 | Professionnel en poste | Salarié de fondation d’entreprise | Banque | 129 |
11/04/2012 | Professionnel en poste | Directrice du mécénat et des partenariats | Finance | 34 |
17/04/2012 | Professionnel en poste | Déléguée générale de fondation d’entreprise | Transports | 57 |
02/05/2012 | Professionnel en poste | Déléguée au mécénat et partenariats | Énergie | 82 |
18/10/2012 | Professionnel en poste | Directrice du mécénat | Tourisme | 73 |
16/11/2012 | Professionnel en poste | Président de fondation d’entreprise | Luxe | 62 |
30/11/2012 | Professionnel en poste | Déléguée générale de fondation d’entreprise | Banque | 55 |
14/12/2012 | Professionnel en poste | Délégué général de fondation d’entreprise | Restauration | 110 |
07/01/2013 | Professionnel en poste | Déléguée générale de fondation d’entreprise | Transports | 86 |
08/02/2013 | Professionnel en poste | Directrice du mécénat | Énergie | 73 |
28/02/2013 | Professionnel en poste | Déléguée générale de fondation d’entreprise | Pharmaceutique | 60 |
21/10/2013 | Professionnel en poste | Responsable de la RSE | Banque | 96 |
21/10/2013 | Professionnel en poste | Délégué général de fondation d’entreprise | Banque | 85 |
TOTAL (heures) 48 | ||||
Moyenne (minutes) 76,5 |
Détail des entretiens réalisés
II – 1979-1986 : L’introduction du mécénat dans les entreprises
1. Événements marquants
9 En France, l’émergence du mécénat d’entreprise moderne commence à la fin des années 1970. L’un des éléments déclencheurs est venu de trois jeunes actifs travaillant dans la presse et la radio (Patrick d’Humières, Pierre-Antoine Huré et Axel Leblois), qui étaient convaincus que les entreprises pouvaient contribuer au financement de la culture, aux côtés de l’État et des particuliers. À l’occasion de plusieurs voyages aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’un d’entre eux avait découvert l’existence d’un important soutien de grandes entreprises en faveur de musées, orchestres et autres lieux culturels dans ces pays. Voulant acclimater cette corporate philanthropy en France, les trois amis décident en 1979 d’organiser une première réunion publique à Paris sur le sujet, en mobilisant quelques ressources et leurs carnets d’adresses.
10 Ils sollicitent notamment l’un de leurs anciens professeurs à Sciences Po Paris, Jacques Rigaud. Homme de culture et haut fonctionnaire, ancien chef de cabinet dans deux ministères (Rigaud, 1975), Rigaud devient également président-directeur général du groupe RTL à partir de 1980. Lui-même très intéressé par l’idée de développer en France le mécénat d’entreprise, il accepte de parrainer l’opération et de devenir président de l’association créée pour l’occasion : Admical (Association pour le développement du mécénat industriel et commercial). La rencontre a lieu avec succès en juin 1980, elle attire plus de 200 participants issus de l’entreprise, de la culture et des médias et l’accueil est plus favorable que prévu, augurant de perspectives fructueuses.
11 Un autre événement marque les débuts du mécénat d’entreprise moderne en France. Le 10 mai 1981, le candidat du Parti socialiste François Mitterrand est élu à la présidence de la République après vingt-trois ans de la droite au pouvoir. Le programme du nouveau gouvernement, qui inclut quatre ministres communistes, comprend la nationalisation de plusieurs grandes entreprises et une intervention accrue de l’État dans l’économie. Les entreprises privées sont sur la défensive et leurs dirigeants comprennent qu’ils doivent agir vite pour démontrer leur contribution à la société, au-delà de leur chiffre d’affaires et des emplois créés. Le mécénat culturel apparaît alors comme un excellent moyen d’amadouer une gauche a priori réfractaire à l’entreprise. « L’idée de consacrer une partie, marginale sans doute, de leurs ressources à des actions d’intérêt général au bien commun était un élément d’un discours qui consistait pour les entreprises à se faire respecter, à être regardées comme des acteurs à part entière de la vie sociale », explique Jacques Rigaud.
12 Alain-Dominique Perrin, patron de Cartier International et instigateur de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, est l’un des chefs de file de ce mouvement : « il fallait que l’on trouve des idées pour s’inscrire dans la société, avec des actions collectives qui nous dédouanent, qui nous permettent de nous maintenir et de nous protéger. » Le choix de l’art contemporain n’est pas neutre. Jack Lang, le très médiatique ministre de la Culture de Mitterrand, en fait l’une de ses priorités. Lang est aussi le premier à prôner ouvertement « la réconciliation de l’économie et de la culture », laissant la porte ouverte aux financements privés. En créant la première fondation d’entreprise gérant un centre d’art contemporain, Perrin soigne son image auprès des politiques et de la jeunesse, tout en convaincant ses actionnaires de l’intérêt stratégique que cela représente pour Cartier. Mieux : il évite finalement la nationalisation de l’entreprise Cartier, un temps envisagée par le gouvernement.
2. Caractéristiques
13 Plusieurs entreprises connaissent alors un engouement similaire pour le mécénat culturel. Deux profils se dégagent : les filiales d’entreprises américaines qui s’implantent alors en France (IBM, Hewlett-Packard, Johnson & Johnson, Kodak, Philip Morris) et les banques françaises (Crédit agricole, Caisses d’épargne, Paribas, Société générale), y compris publiques ou nationalisées (Crédit lyonnais, Banque nationale de Paris, Caisse des dépôts et consignations). Les premières ont généralement une expérience de corporate philanthropy aux États-Unis et cherchent à l’adapter aux spécificités françaises, tandis qu’on peut y voir, pour les secondes, une extension de leur rôle de bailleur de fonds et une manière de se distinguer de la concurrence autrement que par leurs taux d’intérêt, en pleine période de déréglementation des marchés financiers.
14 Le mécénat du début des années 1980 a surtout lieu en « régie directe », c’est-à-dire sans structure juridique dédiée. Certaines entreprises créent néanmoins une association loi 1901 pour gérer leur mécénat. Seul le Crédit agricole parvient à créer une fondation reconnue d’utilité publique (la Fondation Pays de France), mais la loi interdit alors de mentionner le nom de l’entreprise dans le titre de la fondation ! La culture dans toute sa diversité (arts plastiques, patrimoine, musique, spectacle vivant, littérature, audiovisuel) est l’unique domaine de l’intérêt général soutenu par les entreprises. Celles-ci interviennent surtout sous forme de contributions financières, notamment pour organiser des événements ou restaurer des œuvres. Plus originales, certaines entreprises organisent elles-mêmes un prix, constituent une collection ou passent commande auprès d’artistes contemporains.
15 Au sein des entreprises, le « patron éclairé » est généralement l’initiateur de ce mécénat culturel. « Partout où la fondation n’était pas rattachée au président mais à un ancien directeur général ou vice-président qui avait quitté l’entreprise, cela n’a jamais marché. Jamais le personnel n’a pu s’approprier la fondation si ce n’est pas une volonté directe du président », explique une proche de Jacques Rigaud, très impliquée dans les premières années d’activité d’Admical.
16 Néanmoins, le président délègue l’organisation concrète du mécénat à une personne de confiance au sein de l’entreprise. Ce sont généralement des missions à temps partiel, confiées à des femmes dont la fonction principale est la gestion des relations publiques et la communication institutionnelle. Leurs points communs ? Une connaissance fine de l’entreprise, de sa culture et de ses réseaux, l’oreille du patron et une ouverture sur la société civile française. Mais aussi une forme de marginalité et d’isolement au sein de l’entreprise. Car en cette première moitié des années 1980, le mécénat n’était encore qu’une idée séduisante et élitiste, mais peu formalisée. « Il n’y avait aucun référent. Tout le monde pataugeait. Il y avait [Rigaud] qui pérorait, mais à part cela, chacun devait inventer son histoire », témoigne l’une des premières responsables de mécénat en poste. Dans nos entretiens avec ces pionniers, les mots qui reviennent le plus sont : expérimentation, intuition, passion et prise de risque. Sans directives précises de la part des dirigeants, ils ont dû inventer leur métier sur le terrain.
III – 1986-2003 : la croissance du mécénat d’entreprise
1. Événements marquants
17 Forts du succès de la première rencontre publique organisée en 1980, Jacques Rigaud et Admical développent progressivement un ensemble d’activités destiné à promouvoir le mécénat et à fédérer les entreprises mécènes. Chaque année, l’association organise les Assises du mécénat d’entreprise pour aborder les grands enjeux du secteur, mais aussi des Oscars du mécénat dans le but de récompenser les meilleures initiatives et d’encourager les entreprises à rendre public leur engagement. Comme l’explique un ancien délégué général d’Admical, « Les assises et les oscars étaient des moments importants, où l’on mettait en valeur des cas. […] C’était pour médiatiser les bonnes pratiques. On n’est pas dans le lobbying au sens propre du terme. On est dans la communication globale du concept. » Une petite équipe se forme autour de Rigaud, d’abord entièrement bénévole puis salariée, alors que les trois fondateurs d’Admical prennent leur distance et poursuivent leur carrière. Admical publie la première édition du Répertoire du mécénat d’entreprise, annuaire et guide pratique qui recense l’ensemble des entreprises mécènes et leurs actions de mécénat. Mais la principale activité de l’association à cette période est un lobbying important auprès de l’État français, afin d’améliorer l’environnement juridique et fiscal du mécénat. En effet, plusieurs freins entravaient alors son essor. Coincé entre un sponsoring très visible et un risque de qualification d’abus de biens sociaux, le mécénat – que Rigaud définissait comme une « signature » de l’entreprise – n’avait aucune définition légale et manquait d’outils de gestion adaptés. La fiscalité française était par ailleurs indifférente à ces activités. L’alternance politique de 1986 et la vague libérale qui souffle sur l’occident vont donner naissance à une première évolution législative majeure. Après avoir confié une mission sur le mécénat français à Alain-Dominique Perrin et consulté un certain nombre d’experts dont Jacques Rigaud, le nouveau ministre de la Culture François Léotard fait voter au parlement la loi du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat. Celle-ci définit officiellement le mécénat et les fondations, et introduit les premières incitations fiscales notables en sa faveur, en modifiant substantiellement le code général des impôts.
18 Cette première victoire est complétée par la loi du 4 juillet 1990 instaurant les fondations d’entreprises et modifiant certaines dispositions de la loi du 23 juillet 1987. Admical joue un rôle prépondérant dans la préparation et même la rédaction des contours de cette nouvelle loi, grâce à l’entremise de « l’homme-carrefour » Jacques Rigaud : « Me rendant compte que la fondation d’utilité publique était très complexe et très lourde pour sa création et comprenant que le terme de fondation était un terme valorisant et qui permettait d’inscrire une action dans la durée, j’ai pensé qu’il fallait créer une formule beaucoup plus souple : la Fondation d’entreprise. La loi, pratiquement, nous l’avons rédigée à l’Admical. Je l’ai vendue à Jack Lang, redevenu ministre en 1988, et c’est devenu la loi même », témoigne Rigaud. Avec la fondation d’entreprise, les dirigeants disposent d’un outil juridique sur-mesure pour développer une politique de mécénat pérenne et visible. Les déductions fiscales proposées par la loi confirment que le mécénat entre dans le périmètre de l’intérêt général, le distinguant notamment du sponsoring à visée commerciale.
19 À partir de la fin des années 1980, deux tendances de fond influencent graduellement le monde des affaires. La première est la prise de conscience que les entreprises ne peuvent plus ignorer les problèmes sociaux qui les entourent. En France, c’est l’apparition des phénomènes de grande pauvreté et d’exclusion sociale qui inquiète, tandis que des catastrophes humanitaires sévissent dans les pays du Sud où de nombreuses entreprises opèrent. Si elle reste confidentielle, la notion de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) apparaît dans les cercles patronaux et incite ceux-ci à prendre en compte les intérêts de toutes les parties prenantes de l’entreprise, au-delà des actionnaires et des clients. La seconde tendance est la montée en puissance de la cause environnementale, qui trouve un écho planétaire en 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. La pression monte contre les entreprises dont les activités épuisent les ressources naturelles, menacent la biodiversité et accélèrent le changement climatique. Le concept de développement durable, rendu célèbre en 1987 par le rapport Brundtland rédigé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, s’impose de gré ou de force à l’agenda de grandes multinationales, fortement critiquées par des ONG militantes comme Greenpeace et un nombre croissant de gouvernements.
2. Caractéristiques
20 Le mécénat devient un outil privilégié par les grandes entreprises pour aborder ces nouveaux enjeux. Après l’entrée en vigueur des lois de 1987 et 1990, la grande majorité des entreprises du CAC 40, tous secteurs confondus, se mettent au mécénat. Une analyse systématique des 18 éditions du Répertoire du mécénat d’entreprise, édité depuis 1981 par l’association Admical, confirme cette progression du mécénat chez les grandes entreprises (voir figure 1). Même si les dons ponctuels ne disparaissent pas complètement, la fondation d’entreprise devient l’outil privilégié pour le formaliser, sous forme d’engagements de dépenses pluriannuels. Une autre solution est prisée par certaines entreprises : héberger sa fondation sous l’égide de la Fondation de France, afin de bénéficier d’un soutien administratif et de son expertise reconnue dans le domaine de l’intérêt général.
21 Pour diriger ces structures juridiques distinctes, les entreprises créent des postes de délégué général ou de directeur de la fondation travaillant à plein temps sur le mécénat, parfois accompagnés d’une petite équipe. Dans les entreprises « pionnières », ces postes sont généralement pourvus par les personnes qui ont développé ces activités depuis le début. Pour celles qui se lancent dans le mécénat, le profil recherché évolue : aux compétences en communication institutionnelle s’ajoutent la capacité à fédérer les salariés et les différents services de l’entreprise. Ce sont souvent des généralistes expérimentés qui sont recrutés en interne, au parcours atypique mais avec des qualités de management des ressources humaines.
La pratique du mécénat dans les entreprises du CAC 40
La pratique du mécénat dans les entreprises du CAC 40
22 Sans surprise, les années 1990 sont celles de la diversification des domaines soutenus par le mécénat. Si la culture reste la plus financée, la solidarité au sens large (humanitaire, pauvreté, handicap, solitude…) effectue une percée remarquable et s’impose comme le thème le plus en vogue. En 1986, le jeune patron d’AXA Claude Bébéar créait l’Institut du mécénat de solidarité (IMS, devenu aujourd’hui IMS-Entreprendre pour la Cité) afin de partager conseils et outils pratiques pour mener des opérations de mécénat humanitaire et social, en capitalisant sur l’expérience d’AXA. Quelques années plus tard, Rigaud et Admical adopteront à leur tour la solidarité comme un thème légitime d’intervention pour le mécénat d’entreprise. L’environnement arrive comme troisième domaine, soutenu par des entreprises très concernées par leur impact environnemental, comme EDF, Total ou Lafarge.
23 La diversification ne concerne pas seulement les domaines mais aussi les types de mécénat pratiqués. Au seul mécénat financier (subventions, prix, bourses…) s’ajoutent désormais plusieurs formes de mécénat en nature : dons d’actifs ou de produits fabriqués par l’entreprise, mise à disposition du personnel de l’entreprise (pro bono, mécénat de compétences)… Les bénéficiaires sont principalement des associations loi 1901 qui mettent en œuvre des projets d’intérêt général. Les entreprises nouent avec celles-ci des partenariats plus complexes et formalisés que le simple don d’argent. Les relations deviennent bilatérales. Les entreprises gagnent des informations et des savoir-faire précieux auprès des ONG qu’elles aident par leur mécénat, qui peuvent ensuite leur servir pour s’implanter dans une région sensible. Les salariés trouvent un supplément de sens et de motivation dans leur travail lorsqu’ils sont bénévoles en équipes pour la Croix Rouge ou les Restos du Cœur, ce qui sert également la politique de gestion des ressources humaines de l’entreprise.
24 À mesure que les entreprises parlent de leurs opérations, qui sont ensuite relayées dans les médias et dans le monde associatif, les candidats au mécénat de plus en plus nombreux. Pour choisir leurs bénéficiaires, les responsables de mécénat mettent en place des appels à projets et des processus de sélection formels. Les exigences en matière de reporting s’accroissent : au besoin de faire identifier le mécénat en interne s’ajoute, avec la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (dite loi NRE), l’obligation pour les entreprises d’adjoindre un volet social et environnemental à leur rapport d’activité annuel. « Quand il y a eu la loi NRE en 2002 qui obligeait à faire un rapport sur le développement durable, l’une des premières choses que les entreprises ont eu à mettre dans ce rapport, c’est ce qu’elles faisaient au niveau de leur fondation », remarque une dirigeante de IMS-Entreprendre pour la Cité.
IV – Depuis 2003 : l’intégration du mécénat dans l’entreprise
1. Événements marquants
25 Si le mécénat d’entreprise connaissait une percée remarquable, la France disposait toujours d’un arsenal juridique et fiscal peu incitatif. La loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations vient réparer ce point faible. Portée par Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture, cette loi vise entre autres à encourager le mécénat des entreprises en doublant l’avantage fiscal qui leur est consenti. Les entreprises mécènes peuvent bénéficier chaque année d’une réduction de l’impôt sur les sociétés équivalent à 60 % du montant de leurs dons, dans la limite de 0,5 % de leur chiffre d’affaires hors taxes. Cette mesure vient compléter et étendre les dispositifs institués par la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, qui incitent fortement les entreprises à financer l’acquisition, pour leur propre compte ou pour celui de l’État, de trésors nationaux. Sur le plan juridique, la création du statut de fonds de dotation par la loi de modernisation de l’économie, votée le 4 août 2008, représente par sa grande souplesse un encouragement supplémentaire au mécénat. La France possède aujourd’hui l’un des dispositifs juridique et fiscal les plus incitatifs au monde en la matière (Morel, 2009 ; Seghers, 2007).
26 Le mécénat d’entreprise a depuis connu un essor significatif, bien qu’atténué par les effets de la crise économique. Malgré la conjoncture, l’engagement des grandes entreprises et des ETI s’est stabilisé : 28 % de ces entreprises sont mécènes en 2014, contre 27 % en 2012, et elles représentent près de 90 % des dépenses totales de mécénat (Admical, 2014). Des entreprises de tous secteurs d’activité et de toutes origines ont désormais une politique de mécénat structurée. Longtemps éloignées du mécénat, qui semblait réservé aux géants du CAC 40, les PME ont massivement investi cette pratique dans les années 2000, « outil incontournable de l’implantation de l’entreprise au sein d’un territoire » selon Admical. Néanmoins, touchées de plein fouet par la crise économique, certaines PME ont dû renoncer à leurs dépenses de mécénat. Les derniers chiffres publiés par Admical estiment qu’environ 14 % des PME (soit 30000 entreprises) et 11 % des TPE (125000 entreprises) sont mécènes en 2014, pour un budget cumulé respectif d’environ 530 et 700 millions d’euros (Admical, 2014).
27 La création de fondations d’entreprises a aussi grimpé en flèche après la « loi Aillagon » : d’après le cabinet Ernst & Young, dix-huit nouvelles fondations ont été créées en 2004 contre trois seulement en 2003, un chiffre en progression constante jusqu’à l’année 2008 où un pic de cinquante nouvelles fondations a été atteint (Dutheil et Boutot, 2010). La crise économique a fortement ralenti cette croissance mais n’a entraîné que de rares disparitions de fondations. Certaines entreprises ont aussi lancé des fonds de dotation, même si la plupart des fonds existant aujourd’hui ont été créés par des personnes physiques et des associations.
2. Caractéristiques
28 Les années 2000 sont aussi celles de la montée en puissance des politiques de développement durable et de RSE dans les grandes entreprises. Elles sont nombreuses à avoir créé une direction pour formaliser ces politiques. Le mécénat d’entreprise, plus ancien et déjà installé, a souvent été intégré à ces directions, ce qui a modifié le profil de certains responsables de mécénat. D’un profil de communicant et de diplomate dans les années 1980, puis de prosélyte pour fédérer les salariés dans les années 1990, le manager du mécénat mute en professionnel de la RSE et du montage de partenariats étroits avec la société civile (IMS, 2010). Entouré de chargés de projets spécialisés dans chaque domaine soutenu, il doit désormais évaluer l’efficacité de ses financements et s’intéresser à l’impact social généré. Les entreprises ont recours à des benchmarks et des cabinets de conseil spécialisés pour améliorer leurs pratiques et trouver les méthodes adaptées à leurs objectifs et leurs moyens, depuis la sélection des projets jusqu’à l’évaluation des résultats finaux. Comme le note une directrice de fondation d’entreprise, « ce n’est pas simplement parce que les gens sont contents à l’inauguration que nos choix sont bons ! Mais il faut trouver des indicateurs, des moyens de le mesurer au-delà de la simple analyse de KPI (Key Performance Indicators) dans les rapports d’activité. Je crois qu’il faut aller au-delà des indicateurs et des évaluations de performance à court terme et penser à la performance sociale et à l’utilité sociale à long terme. »
29 La complexité du mécénat s’est accrue. D’abord, les domaines d’intervention des entreprises n’ont jamais été aussi nombreux et mélangés. De nouveaux domaines émergent comme la recherche scientifique, le sport, l’éducation… Le « mécénat croisé », qui consiste à soutenir des projets à cheval sur plusieurs domaines (sport et insertion, culture et handicap…), séduit un nombre croissant d’entreprises. Ensuite, de nouvelles formes d’intervention dépassent les frontières classiques du mécénat : produits-partage à mi-chemin entre mécénat et marketing (quand Clairefontaine reverse une partie du prix de vente de fournitures scolaires à l’Unicef), investissement dans l’environnement de l’entreprise (à l’image du Fonds Danone pour l’écosystème), abondement par l’entreprise des dons de ses salariés ou clients, mécénat collectif regroupant plusieurs entreprises…
30 La variété des domaines soutenus et des types d’interventions se traduit par un nombre accru de parties prenantes pour les entreprises. En interne, toutes les directions de l’entreprise sont potentiellement concernées, alors qu’elles se limitaient avant à la direction générale, à la communication, voire aux ressources humaines. « Il y a cette forte attente, cette quête de sens des salariés dans leur entreprise. Il y a une pression en interne. Nous faisons du mécénat et des actions de solidarité depuis des années, mais si nous ne l’avions pas fait il y aurait eu une demande forte de l’interne », estime une directrice de fondation d’entreprise. Depuis quelques années, les entreprises multinationales tendent à harmoniser leurs pratiques de mécénat pour en donner une cohérence globale : les filiales étrangères deviennent des partenaires incontournables. En externe, les recrues potentielles, les agences de notation et les simples particuliers – via les réseaux sociaux – sont aussi devenus des interlocuteurs réguliers. Savoir engager un dialogue constructif et pérenne avec l’ensemble de ces parties prenantes est devenu un enjeu majeur pour l’entreprise moderne, a fortiori lorsqu’elle est mécène.
V – Discussion et perspectives
31 Cet article a présenté une histoire contemporaine du mécénat d’entreprise en France, à partir d’une collecte minutieuse de données primaires et secondaires. Nous avons montré qu’après une longue période de « préhistoire », le mécénat d’entreprise moderne est apparu à la fin des années 1970, pour connaître un essor important dans les années 1990. Les années 2000, elles, ont été marquées par l’intégration du mécénat dans les stratégies des entreprises ainsi qu’une diversification accrue des pratiques, aboutissant à sa légitimation en tant que pratique normale de la part d’une entreprise moderne.
32 Nous avons identifié et décrit sept dimensions de ce processus de changement, résumées dans le tableau 2.
33 Nous avons également observé le fait que des acteurs de différente nature ont participé activement à ce processus de changement. En mobilisant les développements les plus récents de la théorie néo-institutionnelle, il est possible d’analyser comment ces acteurs ont contribué à changer le cadre institutionnel dans lequel ils agissent malgré les phénomènes d’isomorphisme (Greenwood et al., 2010 ; Seo et Creed, 2002).
34 Au niveau du champ du mécénat d’entreprise, des organisations professionnelles telles qu’Admical et IMS et un entrepreneur institutionnel d’exception comme Jacques Rigaud ont joué un rôle déterminant pour « théoriser » le mécénat, créer un environnement juridique et fiscal favorable et assembler une véritable communauté professionnelle (Battilana et al., 2009 ; Greenwood et al., 2002). Au niveau des organisations, des chefs d’entreprise visionnaires comme Alain-Dominique Perrin ou Claude Bébéar ont expérimenté et incarné le mécénat dès les années 1980 (avant d’être suivis par leurs pairs dans les années 1990 et 2000), en débloquant les ressources financières et humaines nécessaires malgré le manque de légitimité du mécénat auprès de certaines parties prenantes internes et externes (Drori et Honig, 2013 ; Sanders et Tuschke, 2007). Au niveau « microscopique » de la pratique quotidienne (Smets et al., 2012), les responsables de mécénat ont œuvré dans l’ombre des experts et dirigeants pour inventer pas à pas leur profession, d’abord liée à la communication dans les années 1980 mais de plus en plus connectée à la RSE et au développement durable ces dernières années. En trouvant du soutien à l’extérieur tout en se conformant aux codes et à la culture de l’entreprise, ils sont parvenus, en partie, à ancrer le mécénat comme une pratique légitime dans leur entreprise (Goodrick et Reay, 2010 ; Reay et al., 2006).
Synthèse des 7 dimensions du processus de changement observé lors des 3 phases
Phase d’introduction (1979-1986) | Phase de croissance (1987-2003) | Phase d’intégration (2003-…) | |
Profil des entreprises mécènes |
Filiales de grandes
entreprises américaines Banques françaises | Grandes entreprises de toute industrie et nationalité | Grandes entreprises de toute industrie et nationalité PME |
Outils de mécénat |
Régie directe Associations Très rares fondations |
Régie directe Fondations d’entreprise Fondations abritées |
Fondations d’entreprise Régie directe Fonds de dotation Fonds d’investissement |
Profil des responsables de mécénat |
Communicant/diplomate Maîtrise la culture interne Expérience dans l’entreprise Tisser des liens Originalité des parcours À temps partiel, sans équipe |
Délégué général/
responsable du mécénat Prosélytisme Capacité à convaincre et à fédérer en interne (RH) Profil généraliste À temps plein, avec une petite équipe |
Délégué général/
responsable RSE/DD Professionnalisme Valoriser, prouver Harmoniser, rationaliser Monter des partenariats Spécialisation partielle À temps plein, avec une petite/moyenne équipe |
Domaines soutenus | Culture |
Culture Social Environnement |
Social, éducation, santé Culture Sport Environnement Recherche Mécénat croisé |
Types d’intervention | Mécénat financier (ponctuel, prix) |
Mécénat financier Mécénat en nature Mécénat de compétences Produits-partage |
Mécénat financier Mécénat en nature Mécénat de compétences/ pro bono Produits-partage Mécénat « hybride » Partenariats ONG |
Formalisation des pratiques |
Expérimentations,
intuitions Pas d’outils formalisés Modèles à inventer |
Appels à projets Processus de sélection Conventions de mécénat Capitalisation d’expériences |
Reporting Réflexion stratégique Évaluation (d’impact) Benchmarks, standards Prestations de conseil |
Parties prenantes |
Interne : PDG Externe : acteurs culturels, médias, État. Des relations plutôt élitistes, passionnées et discrètes |
Interne : PDG, services
communication et RH,
salariés. Externe : acteurs culturels, ONG, médias, autres mécènes, État. Des relations de découverte mutuelle, de confiance, plus visibles |
Interne : PDG, ensemble
des services, salariés,
filiales à l’étranger. Externe : bénéficiaires, médias, clients, prospects, actionnaires, agences de notations, autres mécènes, État… Des relations de partenariat, de construction conjointe, plus transparentes |
Synthèse des 7 dimensions du processus de changement observé lors des 3 phases
35 Une analyse néo-institutionnaliste plus approfondie de l’évolution du mécénat d’entreprise, que nous ne faisons qu’esquisser ici, serait une piste de recherche prometteuse. Le travail historique proposé dans le présent article, ainsi que les travaux sociologiques pionniers de Joe Galaskiewicz sur les réseaux d’influence du mécénat dans l’État du Minnesota (Galaskiewicz, 1985, 1997 ; Galaskiewicz et Burt, 1991), constituent en ce sens une analyse préalable pouvant être utilisée dans de futures recherches mobilisant le cadre néo-institutionnel.
36 Le mécénat d’entreprise est aujourd’hui à la croisée des chemins. En France, deux écoles semblent s’affronter. La première considère le mécénat comme une pratique d’ouverture de l’entreprise à l’altérité, déconnectée du cœur de métier et des objectifs marchands. Chaque entreprise est libre de faire du mécénat et de choisir les causes qu’elle soutient. Le mécénat est conçu comme un soutien matériel apporté sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire : il faut au minimum qu’il y ait une « disproportion marquée » entre ce qui est donné et ce qui est reçu en retour. L’accent est mis sur l’intérêt général avant l’intérêt de l’entreprise, certains parlant même de désintéressement. C’est la conception défendue par Jacques Rigaud jadis et par Admical aujourd’hui, notamment via sa charte du mécénat d’entreprise.
37 La seconde école voit le mécénat comme un outil visant à renforcer les liens entre l’entreprise et la société qui l’environne, autrement dit ses parties prenantes. Totalement intégré à la politique RSE ou de développement durable de l’entreprise, ce mécénat est proche du cœur de métier et mobilise les savoir-faire des collaborateurs. S’il n’est pas conçu comme un investissement, le mécénat doit néanmoins avoir un impact positif sur la bonne santé de l’entreprise, même indirectement. On retrouve ici l’approche shared value popularisée aux États-Unis par Porter et Kramer (2011), promue notamment en France par IMS-Entreprendre pour la cité.
38 Il est trop tôt pour savoir si l’une de ces deux écoles s’imposera durablement, si elles continueront à coexister ou si d’autres visions viendront les concurrencer. Toujours est-il que le mécénat n’est plus la seule modalité relationnelle entre l’entreprise et la société qui l’environne. D’un côté, les entreprises investissent de manière croissante dans des stratégies hors marché (Baron, 2013 ; Doh et al., 2012) qui dépassent le simple mécénat et prennent la forme de stratégies politiques élaborées ayant pour objet d’influencer durablement les gouvernements et la société civile. De l’autre, de nouvelles approches stratégiques de la part des entreprises telles que le social business (Yunus et al., 2010) ou la base of the pyramid (Prahalad, 2006) viennent bousculer les repères établis entre le rôle de l’entreprise et celui des gouvernements ou des organisations caritatives, dans un contexte de mondialisation qui reconfigure les équilibres de gouvernance (Scherer et Palazzo, 2011). Ces initiatives intègrent la dimension sociale ou sociétale au cœur du modèle d’affaires de l’entreprise et servent sans ambiguïté ses intérêts commerciaux. S’agit-il encore de mécénat ? Il est permis d’en douter. Mais le mécénat n’a pas nécessairement vocation à disparaître : catalyseur de la générosité au sein de l’entreprise, il est aussi un moyen unique de financer l’innovation sociale en testant des projets pilotes, expérimentaux et non rentables à court terme. Il sera très intéressant d’observer son évolution à l’avenir, en s’appuyant sur son histoire récente.
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