Couverture de RFG_247

Article de revue

Une évaluation hybride des entreprises sociales

Le cas du social business Grameen Veolia Water

Pages 71 à 83

1 La rencontre entre l’économie sociale d’un côté et la gestion d’entreprises à finalité sociale de l’autre donne naissance dans les années 2000 en France au concept d’économie sociale et solidaire (Laville et Glémain, 2009). A contrariode l’économie sociale qui s’est construite sur la mise en place de statuts spécifiques (coopératives, mutuelles, associations et plus récemment les fondations), l’économie solidaire est composée de structures à finalité sociale qui adoptent des statuts commerciaux. Les entreprises d’insertion par l’activité économique sont une illustration de ce courant en France. C’est dans la continuité de cette évolution qu’ont émergé les notions d’« entrepreneuriat social » et d’« entreprise sociale ». Plusieurs définitions des entreprises sociales ont été proposées dans la littérature (Defourny, 2004 ; Defourny et Nyssens, 2007). Il demeure des controverses importantes sur ces questions de définition et de conceptualisation, avec notamment l’opposition entre une solidarité « forte » s’appuyant sur la société civile et une solidarité « faible » s’appuyant sur un modèle entrepreneurial (Klein et al., 2014). Dans le cadre de cet article, nous proposons de définir les entreprises sociales comme des organisations dont la spécificité est de poursuivre en priorité une finalité sociale tout en s’appuyant sur un modèle économique fondé sur une activité continue de vente de biens ou services. Ainsi, elles se distinguent des entreprises à but lucratif de par leur mission sociale. Par ailleurs, leur modèle économique les différencie des ONG et des associations qui n’ont pas d’activité commerciale et dont les ressources financières sont issues exclusivement de dons ou de subventions. Les entreprises sociales peuvent bénéficier elles aussi de ce type de ressources mais leur spécificité est d’avoir une activité commerciale et que des clients contribuent à leur modèle économique. Les social business, au sens de M. Yunus (2009), sont un cas particulier d’entreprise sociale. En effet, ce type d’organisation s’interdit de solliciter des subventions ou des dons, l’objectif étant que la mission sociale soit totalement autofinancée par la vente de produits ou de services. C’est le sens de la formule de Yunus : « no loss, no dividend » (ni pertes, ni dividendes).

2 Certains auteurs ont mis en évidence que l’une des principales caractéristiques des entreprises sociales consiste en leur « hybridité » (Battilana et Dorano, 2012). En effet, elles sont amenées à combiner deux logiques institutionnelles (Thornton et Ocasio, 2008), l’une « sociale », de par leur finalité, et l’autre « commerciale », de par leur modèle économique (Pache et Santos, 2012). Cette multiplicité institutionnelle peut amener l’organisation à devoir répondre à des demandes qui sont potentiellement conflictuelles ou contradictoires (Pache et Santos, 2010). Différentes stratégies et moyens d’action ont été mis en évidence pour faire fonctionner de manière efficace cette hybridité (Battilana et al.,2012). Les entreprises sociales peuvent en particulier s’appuyer sur la mise en place d’un dispositif d’évaluation de leur action (Château Terrisse, 2012).

I – L’évaluation de l’action des entreprises sociales

3 Dans la mesure où les entreprises sociales se définissent par leur finalité et non par leur statut, la question de l’évaluation de leur action est primordiale. Elle l’estd’autant plus dans un contexte général de pénurie des financements (Nicholls, 2009) où les bailleurs de fonds, qu’ils soient publics ou privés, sont amenés à faire des arbitrages entre les différentes structures qui sollicitent leur soutien. Ils demandent ainsi aux porteurs de projet de mettre en évidence le « retour social » de leur investissement. Il n’est cependant pas aisé pour les entrepreneurs sociaux de mener ce type de démarche. On trouve en effet dans la littérature une grande diversité d’approches concernant l’évaluation (Stievenart et Pache, 2014). Aucune ne s’est véritablement imposée en tant que norme et il n’existe probablement pas de « recette miracle » en la matière.

4 Une approche souvent envisagée consiste à mener une évaluation d’impact du type de celles qui sont mises en œuvre dans le cadre des programmes de développement. Ces méthodes sont recommandées par des économistes comme Esther Duflo (2010) avec pour objectif de fonder l’action publique sur des preuves scientifiques (evidence-based policy). Cette approche suppose de mettre en place la comparaison entre le groupe des bénéficiaires et un autre groupe d’individus comparable mais qui n’a pas bénéficié de l’action. Pour éviter les biais de sélection à l’entrée du projet, il faut idéalement que la répartition entre ces deux groupes soit fondée sur un tirage au sort (« randomisation »).

5 L’application à l’action des entreprises sociales de ce type d’approche a cependant été critiquée pour plusieurs raisons (Mulgan, 2010). D’abord, ce sont des protocoles très coûteux dans le contexte d’organisations qui sont souvent de petite taille et avec des ressources très limitées. Ensuite, la configuration des projets ne rend pas toujours possible la mise en place d’expériences sociales randomisées, au risque de vouloir parfois changer le projet pour répondre à des exigences scientifiques. Enfin, la plupart du temps, ce type d’évaluation n’aide pas à améliorer la gestion de l’organisation, il s’agit seulement de rendre compte de l’impact sans ouvrir la « boîte noire » des processus internes à l’organisation.

6 D’autres auteurs plaident à l’inverse pour une évaluation qui soit plus axée sur laperformance que sur l’impact. L’important ne serait pas tellement la preuve de l’impact mais plutôt l’amélioration de la performance (cf. l’opposition classique dans la littérature anglo-saxonne entre prove etimprove) Il s’agit notamment de vérifier dans quelle mesure le projet a atteint les objectifs qu’il s’est fixé. Répondre à cette interrogation suppose d’identifier les bons indicateurs, de fixer des objectifs et de mesurer les résultats du projet à l’aune de ce référentiel de performance. Ces méthodes s’inspirent le plus souvent des sciences de gestion comme par exemple lesocial balanced scorecard (Kaplan, 2001). Le balanced scorecard a fait l’objet de différents travaux de recherche en lien avec les actions d’intérêt général, que ce soit dans le contexte hospitalier (Nobre et Haouet, 2011), en lien avec la RSE (Meyssonier et Rafsolofo-Dister, 2011) ou en ce qui concerne les entreprises sociales en Grande-Bretagne (Somers, 2005).

7 De même que pour les méthodes expérimentales, l’introduction d’une approche gestionnaire de l’évaluation dans le champ de l’économie sociale et solidaire est tout aussi controversée. Certains auteurs se montrent critiques par rapport à cette tendance qu’ils qualifient de « néolibérale » et répondant à « un désir de servitude » (Garcia etMontagne, 2011, p. 15). Cela peut s’interpréter comme une forme d’« angélisme » des tenants de l’économie solidaire qui croient s’appuyer sur des valeurs de solidarité alors qu’ils seraient en réalité surtout tributaires de l’idéal d’efficience productiviste (Latouche, 2013). Autrement dit, les entreprises sociales qui appliquent des méthodes gestionnaires de pilotage de la performance seraient sous le coup d’un isomorphisme institutionnel issu du monde lucratif (Bidet, 2003). Par ailleurs, en rester uniquement à une mesure interne de la performance peut sembler insuffisant au regard de la finalité des entreprises sociales. En effet, la raison d’être de ce type d’organisation n’est pas dans son efficacité interne mais dans sa capacité à répondre à un besoin social non satisfait. Contrairement aux entreprises à but lucratif pour lesquelles une mesure endogène de la profitabilité est adaptée, les entreprises sociales se doivent d’avoir une mesure exogène de leur utilité. Étant par définition d’intérêt général, elles ont besoin de rendre des comptes non pas seulement à leurs actionnaires et/ou leurs administrateurs mais aussi à la société civile, voire aux pouvoirs publics.

8 La recherche-action que nous avons menée avec le social business Grameen Veolia Water nous semble utile et riche en enseignements au regard de ces controverses. Ce cas permet d’explorer en quoi l’hybridité propre aux entreprises sociales conduit à suivre une démarche d’évaluation spécifique. Nous avons pu également envisager dans quelle mesure et à quelles conditions l’évaluation pouvait elle-même contribuer à faire fonctionner de manière efficace l’hybridité et dépasser les conflits potentiels. Nous détaillons dans un premier temps les différentes étapes que nous avons suivies pour l’évaluation de Grameen Veolia Water avant d’exposer les enseignements tirés de cette recherche-action.

II – Le cas de Grameen Veolia Water

9 Grameen Veolia Water est le fruit d’une joint-venture initiée en 2008 entre Grameen Health Care Services et Veolia Water, avec pour objectif de fournir une eau potable aux habitants des zones rurales du Bangladesh, à un prix qui rende l’eau accessible à tous. Elle est un social business au sens que M. Yunus, professeur d’économie et fondateur de la Grameen Bank, donne à cette notion : « C’est une entreprise créée pour répondre à des objectifs sociaux. [Elle] ne distribue pas de dividendes. Elle vend ses produits à des prix qui lui permettent de s’autofinancer. » (Yunus, 2009, p. 20). GVW exploite et entretient une usine de traitement d’eau qui fournit de l’eau potable à plus de 6000 personnes dans les communes de Goalmari et Padua, à 80 kilomètres de Dhaka, la capitale du Bangladesh. L’usine traite l’eau de surface pour la rendre potable et la distribuer par le biais de 44 bornes-fontaines et 20 connexions installées directement chez l’habitant. Cette action est menée dans un contexte où les ressources en eaux souterraines du Bangladesh sont contaminées à l’arsenic. On considère qu’entre 35 et 77 millions d’habitants boivent chaque jour de l’eau contaminée en arsenic (Argos et al., 2010). Le cadrage initial de l’évaluation de GVW avait mis l’accent sur la question de l’impact sanitaire du projet, avec la volonté de mesurer l’amélioration de la santé des consommateurs de l’eau GVW par rapport aux autres habitants. Progressivementcependant, l’idée a émergé que l’évaluation avait surtout besoin d’être enchâssée dans la structuration organisationnelle et managériale du projet. Cette évolution s’explique d’abord par le fait que la mesure de l’impact sanitaire n’était pas possible à court terme, l’échantillon de consommateurs n’étant pas suffisant pour mener une étude statistique probante, le nombre de clients au démarrage du projet était nettement inférieur aux estimations prévisionnelles. Ensuite et par conséquent, le projet avait moins besoin de prouver de manière ponctuelle son impact sanitaire que de faire progresser sa performance dans la durée. Cette question de l’amélioration de la performance s’est posée tant du point de vue social que du point de vue économique. Par ailleurs, la question de l’impact est toujours restée présente et a continué à alimenter nos échanges avec les responsables de GVW. Nous avons donc travaillé au cours de notre recherche-action à la création d’une démarche d’évaluation en essayant de faire en sorte qu’elle soit à la fois utile sur le plan opérationnel mais qu’elle permette aussi de contribuer à prouver l’impact du projet. Nous détaillerons les différentes étapes qui ont ponctué nos travaux avant d’en tirer les principaux enseignements.

III – L’évaluation de Grameen Veolia Water

1. Prouver la pertinence du projet

10 La première partie de l’évaluation a consisté à s’assurer que la proposition faite par GVW répondait bien aux besoins sociaux sur place. Nous avons analysé la pertinence du projet selon trois hypothèses. D’abord, lorsque les personnes boivent de l’eau GVW, cette action doit avoir un impactsanitaire et contribuer à réduire la présence d’arsenic dans le corps humain. Cela suppose qu’il y ait une corrélation entre la présence (ou l’absence) d’arsenic dans l’eau de boisson et la contamination à l’arsenic dans le corps humain. Par ailleurs, il faut aussi vérifier qu’il y a bien une contamination importante à l’arsenic dans l’endroit où GVW a choisi de mener son action. Enfin, il faut vérifier que le tarif de l’eau est adapté et accessible aux habitants les plus pauvres. Une étude sanitaire ex ante menée à Goalmari par le centre de recherche VERI de Veolia et par ICDDR’B, laboratoire reconnu au Bangladesh, a pu montrer une corrélation entre la présence d’arsenic dans les points d’eau de boisson et la contamination à l’arsenic des habitants. Cette étude a pu mettre en évidence que 39,7 % des sources d’eau de boisson sont contaminées à l’arsenic (taux supérieur à 10 µg/L) et que 99,8 % des habitants ont un taux d’arsenic dans leur urine supérieur à 10 µg/L. En revanche, cette enquête a montré que l’eau utilisée pour la cuisson est peu contaminée à l’arsenic. Il n’existe pas de corrélation entre la présence d’arsenic dans l’eau de cuisson et la contamination détectée dans les tests d’urine. Concernant le prix de l’eau, nous avons utilisé les données récoltées dans le cadre d’une étude anthropologique menée sur place qui a permis de comparer le profil socio-économique des consommateurs de GVW (N = 151) et le profil de ceux qui ne sont pas consommateurs (N = 105). Nous n’avons pas trouvé de corrélation entre le profil socio-économique et le fait d’être consommateur de GVW. Il est à noter cependant que l’échantillonnage n’a pas été raisonné, même si ce premier résultat est conforté par le fait que la facture d’eau pèse moins de 3 % dans le budget des ménages les plus pauvres, ce qui est conforme aux normes internationales.

Méthodologie de l’étude

Notre méthodologie repose sur une démarche de recherche-action qui nous semble particulièrement appropriée pour répondre à un objectif d’évaluation du fait du caractère intrinsèquement constructiviste de l’évaluation de l’action d’une organisation (Montalan et Vincent, 2013). Dans cette optique, le chercheur assure un aller-retour productif entre théories et pratiques : « le chercheur ne se fait plus simple interprète ou miroir mais stimule la production de nouveaux points de vue » (Hatchuel, 1974, p. 70 ; cité in Montalan et Vincent, 2013). Afin de mener cette production de nouveaux points de vue articulant théorie et pratique et de faire émerger les principaux enjeux de l’évaluation, nous avons eu une démarche à la fois ascendante (bottom up) et descendante (top down), en s’inspirant de la méthodologie « Integraal » (Chamaret et al., 2007). Concernant l’approche descendante, nous avons mené une revue de littérature. Nous avons également constitué un panel de 11 experts avec qui nous avons mené des entretiens individuels et des séances collectives. En ce qui concerne l’approche ascendante, nous avons mené des entretiens avec les membres de l’organisation, 12 au début et 23 à la fin de la recherche-action. Ces 35 entretiens ont été menés en France et au Bangladesh. Ils ont été complétés par des réunions de travail spécifiques sur la définition des indicateurs.

11 Ces travaux ont permis de conforter le projet quant à sa pertinence au regard des besoins sociaux sur place. En l’absence de groupe témoin et de mesure ex post des changements vécus par les consommateurs, ces travaux ne constituent pas une évaluation de l’impact stricto sensu. Cependant, ils s’inscrivent dans une approche qui vise à prouver l’utilité sociale de GVW, étant donné que la quasi-totalité de la population concernée est contaminée à l’arsenic et que GVW propose une eau saine qui paraît abordable pour tous.

2. Définir les enjeux et les indicateurs

12 La deuxième étape de notre recherche-action a consisté à définir une liste d’indicateurs qui ont été baptisés en interne les « Key Performance Indicators » (KPI). Le souhait des responsables de GVW était d’avoir une liste réduite d’indicateurs qui puissent être suivis de manière régulière et utilisés de manière très opérationnelle. Contrairement à l’étape précédente, il s’agit moins de prouver la pertinence du projet que de faire progresser la performance opérationnelle. Nous avons identifié de manière assez naturelle deux dimensions principales pour la construction de ce référentiel d’indicateurs, d’un côté celle sociale et de l’autre côté celle économique. C’est en effet la principale spécificité d’une entreprise sociale, en tant qu’organisation hybride, que de piloter ces deux domaines de façon conjointe.

13 En ce qui concerne la dimension sociale, nous avons été amenés à distinguer trois enjeux principaux. Le premier est l’échelle (scale) du projet, en l’occurrence le nombre de personnes qui ont accès aux points d’eau GVW. Cela correspond à la capacité duprojet à investir dans l’extension et la densification du réseau. Le second concerne la pénétration, c’est-à-dire la capacité du projet à pénétrer la zone couverte et à « convertir » les personnes ayant accès au service en des bénéficiaires. Le troisième concerne l’impact pour chaque bénéficiaire. Il faut pouvoir notamment s’assurer que les clients utilisent l’eau de manière régulière et qu’ils ne boivent pas une autre source d’eau alternative contaminée.

14 Concernant la dimension économique, nous avons pu identifier deux enjeux principaux. Le premier est le taux d’autofinancement puisque GVW a fait le pari de ne pas dépendre de subventions mais uniquement de son chiffre d’affaires. Un second enjeu concerne l’efficience. Il ne suffit pas que GVW s’autofinance, il faut aussi qu’elle atteste de la bonne gestion des contributions versées par ses clients. Nous avons choisi ici de suivre le coût de l’eau afin de garantir que la collectivité finance un service qui assure une maîtrise des dépenses. Le tableau 1 résume les enjeux et les indicateurs pour l’évaluation de l’action de GVW. Cette approche par le biais de KPI se situe clairement dans une approche gestionnaire de l’évaluation évoquée précédemment où l’accent est mis sur le pilotage de la performance.

3. Calculer les indicateurs et collecter les données

15 L’étape suivante a consisté à choisir les formules de calcul pour les indicateurs. Ces décisions ne sont pas seulement techniques. Elles reflètent des prises de position importantes quant à la stratégie de l’organisation. Par exemple, en ce qui concerne la dimension sociale de GVW, une question a été de savoir s’il fallait inclure aussi dans le périmètre les connexions installées directement chez l’habitant ou s’il fallait ne retenir que les bornes-fontaines. En effet, les habitants qui bénéficient de points d’accès « privés » participent aux coûts d’installation par le biais d’un micro-prêt et sont plus aisés que les habitants qui consomment l’eau aux bornes-fontaines. Du fait de la finalité sociale du projet, il était possible de contester la prise en compte des connexions privées dans la mesure de l’impact social. Cependant, il a finalement été décidé de les inclure du fait que la contamination à l’arsenic n’est pas une problématique quiconcerne uniquement les ménages les plus pauvres mais aussi ceux plus favorisés. Autrement dit, l’impact social de GVW n’est pas de fournir un accès à une eau saine uniquement aux populations les plus pauvres mais à l’ensemble de la population rurale de Goalmari, indépendamment de leur statut socioéconomique. Cet exemple montre comment le calcul des indicateurs sociaux est lié à une logique d’impact. Cela montre que les deux approches de l’évaluation, performance et impact, ne sont pas à opposer de manière radicale et peuvent au contraire se nourrir mutuellement.

Tableau 1

Tableau de bord des KPI pour l’évaluation de GVW

Logique Enjeu Indicateurs
Sociale Échelle (scale) Nombre de personnes ayant accès à une connexion
Pénétration Taux de pénétration
Impact/bénéficiaire Consommation moyenne journalière
Économique Pérennité du modèle économique Taux d’autofinancement
Efficience Coût de l’eau
figure im1

Tableau de bord des KPI pour l’évaluation de GVW

16 Un autre point d’attention a été d’organiser une collecte fiable et rigoureuse des données nécessaires au calcul des KPI. La recherche-action a permis de mettre en lumière que le calcul de certains indicateurs n’était pas satisfaisant ce qui a supposé de demander aux équipes opérationnelles de modifier leurs pratiques. Ainsi, concernant le taux de pénétration, GVW est passée d’une mesure uniquement fondée sur les relevés de compteur d’eau à une mesure par le biais de registres tenus par les water dealers (les habitantes qui vendent l’eau à chaque borne fontaine). La précédente méthode déduisait le taux de pénétration des volumes vendus en faisant l’hypothèse d’une consommation moyenne journalière identique pour tous. Non seulement cela ne correspondait pas la réalité mais, comme nous l’avons vu précédemment, la mesure de la consommation moyenne réelle est justement un enjeu capital pour l’impact social qu’il s’agit donc de piloter au travers d’un indicateur spécifique. Il est intéressant de noter que l’approche scientifique propre à une recherche académique a conduit à modifier de manière importante les méthodes de collecte avec comme conséquence que les équipes opérationnelles connaissent mieux les pratiques de consommateurs et peuvent optimiser leur impact social en ciblant par exemple ceux qui mélangent de l’eau saine et de l’eau contaminée.

4. Fixer les objectifs

17 Les KPI permettent de suivre de manière dynamique et de manière hybride la performance de GVW. Cette description est utile, y compris pour l’équipe opérationnelle, mais n’est pas suffisante du point de vue des dirigeants. Nous avons eu l’opportunité d’assister à l’un des conseils d’administration de GVW au Bangladesh, à Dhaka, pour la présentation des KPI. Les administrateurs, qu’ils représentent Veolia ou Grameen, ont insisté sur l’importance de fixer des objectifs et de suivre l’atteinte de ces objectifs dans le temps. C’est seulement dans la comparaison entre les objectifs prévisionnels et les résultats réels que le conseil d’administration pourra se prononcer dans la durée sur un jugement quant au succès ou non de l’entreprise sociale. La mise en place d’objectifs n’a pas été cependant évidente.

18 Les objectifs étaient jusqu’à présent fixés uniquement au travers d’un budget prévisionnel qui constitue un document purement financier ne contenant pas d’indicateurs sociaux. L’un des administrateurs de la joint-venture a donc insisté sur l’importance de la mise en cohérence des KPI, notamment ceux sociaux, avec l’exercice budgétaire. Le « rebouclage » entre KPI et budget a été l’objet d’un travail en interne, notamment du fait que la mesure de la performance sociale n’est pas équivalente aux ventes d’eau. Ceci est dû, par exemple, à l’existence de revendeurs qui achètent de l’eau non pas pour leur consommation familiale mais pour leurs clients, en l’occurrence les échoppes du bazar de Goalmari. Au travers de cette illustration, on voit que l’intégration de la dimension sociale dans le pilotage de la performance au quotidien, y compris dans l’exercice budgétaire, implique une adaptation des méthodes habituelles de contrôle de gestion et de comptabilité.

IV – Apports et enseignements du cas GVW : une approche hybride de l’évaluation

19 Il ressort de cette étude de cas que le caractère hybride de l’entreprise sociale influence fortement le processus d’évaluation. Nous avons vu précédemment qu’il s’agit d’abord d’intégrer dans les instruments de contrôle de gestion une dimension sociale qui n’y est pas de prime abord. Mais l’hybridité ne se retrouve pas uniquement dans ce qu’il s’agit d’évaluer. Elle modifie également la manière dont il faut évaluer. Ces organisations hybrides ont besoin à la fois de prouver leur impact et de piloter leur performance. Cette hybridité implique aussi d’avoir une approche à la fois scientifique et managériale. De ce point de vue, la recherche-action nous paraît une méthode particulièrement adaptée pour mener une évaluation dans le contexte des entreprises sociales. Elle porte en elle-même une approche duelle puisque le chercheur se situe dans une posture à la fois d’observation et d’intervention. Ainsi, nous avons été amenés à mener une évaluation hybride de GVW de manière multidimensionnelle, mélangeant rigueur scientifique et utilité opérationnelle, mesure de l’impact et pilotage de la performance, indicateurs sociaux et économiques (tableau 2).

20 Nos entretiens avec l’ensemble des collaborateurs de GVW nous laissent penser que cette approche multidimensionnelle a contribué à faire fonctionner cette organisation hybride de manière efficace. D’abord, la mise en place d’un suivi des clients individualisé et mensualisé nécessaire pourle calcul du taux de pénétration et de la consommation moyenne journalière a permis aux auxiliaires de mieux cibler leur action. Les auxiliaires s’appuient chaque mois sur le suivi de l’évolution des clients et savent par conséquent quels habitants aller voir, non pas pour vendre l’eau à tout prix mais pour s’assurer de la prise en question des problématiques sanitaires liées à l’arsenic par les habitants. Ainsi, les auxiliaires peuvent faire progresser l’impact social de GVW par une action plus ciblée, avec une conséquence probablement positive sur l’efficience et la croissance du chiffre d’affaires. Cela n’a été possible que parce que l’évaluation a été conçue pour avoir à la fois une dimension scientifique et une dimension d’utilité opérationnelle.

Tableau 2

Les dimensions de l’hybridité de l’évaluation des entreprises sociales

Logiques institutionnelles évaluées – Sociale
– Commerciale/business
Ancrage épistémologique – Sciences économiques
– Sciences de gestion
Approche évaluative – Mesure de l’impact
– Pilotage de la performance
Objectif de l’évaluation – Prouver (prove)
– Progresser (improve)
Posture de l’évaluateur – Observation
– Intervention
Destinataires de l’évaluation – Société civile/pouvoirs publics
– Actionnaires/administrateurs
figure im2

Les dimensions de l’hybridité de l’évaluation des entreprises sociales

21 La mise en place d’un tableau de bord intégrant à la fois des indicateurs sociaux et des indicateurs économiques permet également de contribuer à éviter des conflits possibles entre la poursuite de la logique sociale et celle de la logique économique. Ainsi, GVW a créé en 2011 une activité de vente de bonbonnes d’eau dans la capitale, à Dhaka, pour permettre d’accroître l’autofinancement de la joint-venture et d’accélérer l’atteinte du point mort. L’objectif de ce nouveau segment est clairement économique et ne contribue pas a priori à l’impact social de l’entreprise. Le suivi des KPI dans leur ensemble permet de s’assurer que cette diversification a un impact positif sur les indicateurs économiques mais que les indicateurs sociaux continuent également à avoir une croissance positive. Un tableau de bord unique peut donc éviter de dévier par rapport à la finalité sociale ou au contraire signaler que la performance économique est trop fragile. La situation optimale est bien entendu que les indicateurs sociaux et économiques progressent tous les deux de manière conjointe, sans que la croissance de l’un se fasse au détriment de l’autre.

22 Cependant, une approche hybride de l’évaluation n’est pas sans risque. Le fait de vouloir qu’un même processus d’évaluation réponde à deux besoins très différents peut entraîner le risque qu’il ne réponde finalement à aucun (Galaskiewicz et Barringer, 2012). En l’occurrence, le principal écueil que nous avons pu relever est que l’évaluation apparaisse aux yeux des responsables opérationnels comme un exercice destiné uniquement à des parties prenantes externes, même si la démarche a pourtant été conçue justement pour être utile aussi pour eux. Nos entretiens ont mis en évidence que les KPI sont considérés par certains collaborateurs et certains dirigeants comme des outils de communication ou dereporting externe, non comme des outils de pilotage interne. C’est la raison pour laquelle l’inclusion des indicateurs dans l’exercice budgétaire est indispensable pour que l’ensemble des dirigeants et des salariés s’approprient la démarche d’évaluation comme faisant partie intégrante de la gestion opérationnelle de l’entreprise.

Conclusion

23 La mise en œuvre d’une recherche-action avec le social business Grameen Veolia Water a conduit à la mise en œuvre d’une évaluation hybride de l’action d’une organisation elle-même hybride. Le processus évaluatif a répliqué de manière analogique l’hybridité des entreprises sociales à la fois dans les ancrages épistémologiques, les approches, les objectifs et la posture de l’évaluateur. Cette conclusion permet de donner les premiers éléments de réponsequant à la spécificité de l’évaluation des entreprises sociales. Ces dernières ont d’abord besoin d’articuler l’exigence scientifique de la mesure d’impact avec l’utilité opérationnelle d’un pilotage de la performance. Cette double dimension ne nous semble pas aussi présente par exemple dans l’évaluation des politiques publiques qui se situe le plus souvent à un niveau « macro » et non à un niveau « meso ». De ce fait, la recherche-action nous semble une méthode particulièrement pertinente. Par ailleurs, si les entreprises à but lucratif sont de plus en plus amenées à rendre compte de leurs impacts sociaux ou environnementaux, cette mesure n’est pas le plus souvent imbriquée avec le pilotage de la performance économique. Le cas GVW montre au contraire la construction d’un tableau de bord unique qui comprend à la fois des indicateurs sociaux et économiques ce qui permet de maintenir conjointement la poursuite des deux enjeux. Ainsi, il nous semble que chercher à répliquer l’hybridité de l’entreprise sociale à la démarche d’évaluation est une stratégie qui permet de répondre à ses spécificités et de ne pas tomber dans une évaluation souffrant d’un isomorphisme institutionnel issu du champ des entreprises à but lucratif ou de celui des politiques publiques. Enfin, nous avons pu appréhender de quelle manière et à quelles conditions ce type de démarche peut réellement contribuer à l’efficacité de l’entreprise sociale. Il est pour cela nécessaire à la fois que les collaborateurs s’approprient les indicateurs dans leur mission au quotidien et que les dirigeants les intègrent dans la définition des objectifs prévisionnels. C’est à cette condition qu’une évaluation hybride sera au service de l’efficacité d’une organisation hybride.

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