1 Depuis le début des années 2000, et l’agenda de Lisbonne, la politique européenne d’innovation mobilise des ressources financières croissantes afin de favoriser l’émergence de l’économie du savoir et de l’innovation. En contexte d’économie mondialisée et concurrentielle, l’innovation apparaît aux dirigeants politiques comme le meilleur moyen d’assurer la pérennité et le développement des entreprises de ce continent. Dans les économies émergentes, l’innovation a également été considérée cette dernière décennie comme un facteur majeur de développement au regard des moyens très importants mobilisés en capitaux et en ressources humaines, moyens qui aujourd’hui sont en passe de devenir supérieurs à ceux investis par les Européens. En effet, à ce jour un million de chercheurs sont présents en Chine avec un objectif de quatre millions, et 700 000 en Inde avec un objectif de trois millions (cf. Le Monde, 2 avril 2012).
2 Toutefois, si l’innovation semble bien être un impératif pour la performance des entreprises, la durée de vie des innovations est constamment raccourcie du fait de l’évolution technologique et scientifique. Or, dans la sphère des décideurs publics ou privés, l’innovation a longtemps été réduite à sa dimension technologique (produits, procédés). Les fonds publics destinés à la promotion de l’innovation s’adressent majoritairement à cette catégorie d’innovation, alors que, par exemple, 48 % des innovations réalisées en France n’ont pas de composantes technologiques (cf. rapport Morand, 2010).
3 De même, dans le domaine de la recherche académique, nous retrouvons cette prédominance de l’intérêt pour l’innovation technologique comme illustré dans Jaouen et Le Roy (2013). Pourtant de plus en plus d’auteurs comme Hamel (2006), Damanpour (1984, 2009), Birkinshaw et al. (2008), s’interrogent sur la capacité des innovations produits ou procédés à créer un avantage compétitif durable dans un monde où la circulation des idées, des techniques et des capitaux s’accélère. Hamel va même jusqu’à soutenir l’idée que « l’innovation managériale peut fournir un puissant avantage et produire une révolution dans le leadership d’un secteur industriel. Les innovations technologiques et produits en comparaison ne tendent qu’à délivrer un avantage concurrentiel secondaire » (Hamel, 2007, p. 74). Dans un article plus récent, Birkinshaw et Mol (2009) reprennent cette perspective en considérant que « l’innovation managériale est l’introduction de pratiques de management nouvelles pour l’entreprise dans l’objectif d’augmenter sa performance ».
4 Force est de constater que l’innovation produit, sauf en de rares cas, est vite imitée et, de ce fait, ne garantit au mieux qu’un avantage compétitif de courte durée. Il suffit d’évoquer la réussite de l’iPad d’Apple, aujourd’hui concurrencée de toute part par des produits similaires fabriqués par Samsung ou Toshiba pour ne citer qu’eux. En ce qui concerne l’avantage concurrentiel issu de l’innovation procédée, il apparaît également avoir une durée limitée, car cette innovation est également, la plupart du temps, facile à identifier. Quant aux innovations stratégiques ou aux innovations dans les « business models », si elles permettent souvent de conquérir rapidement des parts de marchés importantes, la réaction des concurrents en général ne se fait pas attendre, notamment sous forme de stratégies mimétiques qui réduisent les efforts réalisés à peu de chose. Les exemples du « low-cost » dans l’aérien ou les offres discounts des fournisseurs d’accès à internet illustrent de manière exemplaire ce phénomène.
5 C’est pourquoi un certain nombre d’auteurs tels que Damanpour, puis Birkinshaw et al. se sont plus particulièrement intéressés à l’innovation managériale. Ces recherches ont trouvé une expression dans la sphère francophone sous la plume d’auteurs comme David (1996) ou Encaoua et al. (2001) et Hatchuel et Weil (1992) dans la théorie des organisations ou Alcouffe et al. (2003), Godowski (2003) et Méric (2003) dans le champ de la comptabilité, du contrôle et de l’audit. Toutefois, malgré ce récent regain d’intérêt, ce type d’innovation reste encore trop peu étudié au niveau national comme international (Jaouen et Le Roy, 2013). Par conséquent, des études complémentaires semblent nécessaires afin de mieux appréhender l’importance de l’innovation managériale au regard des autres types d’innovations.
6 L’objectif de ce dossier est d’inciter l’ensemble des sciences de gestion à s’intéresser à l’innovation managériale. Il s’agit notamment de s’interroger sur l’idée avancée par Hamel selon laquelle cette innovation doit bien être considérée comme l’innovation majeure, et de déterminer les conséquences qu’elle peut avoir au sein des diverses fonctions de l’entreprise. Les articles présentés ici ont vocation à permettre une meilleure compréhension des conditions de l’émergence de l’innovation managériale, de son processus d’implantation au sein des entreprises, et de son impact sur la performance. Dans cette perspective, le premier article de Frédéric Le Roy, Marc Robert et Philippe Giuliani, propose une réflexion sur la généalogie, les défis et perspectives de l’innovation managériale. Ils étudient de façon détaillée la genèse de l’innovation managériale, des origines jusqu’aux années 1990 et montrent notamment que les innovations organisationnelle et administrative sont les prédécesseurs du concept. Dans une deuxième partie, l’article met en avant le renouveau de l’innovation managériale dans les années 2000 sous l’impulsion de Hamel, Mol et Birkinshaw au sein du Managerial Innovation Lab de la London Business School. La partie suivante est consacrée à l’identification des innovations managériales majeures dans l’histoire. Puis une définition de l’innovation managériale est proposée. L’article conclut sur l’énoncé de quelques pistes de recherche dans le domaine.
7 Dans un deuxième article, Albert David s’intéresse au rôle que peut avoir le chercheur académique dans le processus d’innovation managériale, donc dans la conception des innovations de management. Il s’attache à répondre à cette question en analysant le thème plus générale des rapports entre science et innovation. Puis il emprunte à l’histoire de la pensée et des pratiques de management pour étudier concrètement cinq exemples emblématiques et pionniers d’innovation managériale. Albert David analyse en particulier les statuts et les rôles des différents acteurs de ces innovations. Enfin, il évalue les implications des quatre grands types de situations pour les chercheurs académiques dans le processus. Il conclut sur la nécessite d’une restauration par le monde académique du statut de l’invention dans les recherches en management.
8 Thierry Nobre adopte dans son article une approche plus sectorielle pour analyser l’innovation managériale dans le domaine des hôpitaux. L’hôpital est soumis à de profondes mutations qui contraignent à innover constamment, notamment sur le plan managérial. Thierry Nobre identifie neuf cas à partir d’une investigation réalisée auprès des établissements publics de santé. Une première analyse descriptive conduit à identifier trois modalités principales d’innovations managériales dans les hôpitaux. Puis, une étape analytique permet de déterminer comment ces innovations managériales observées dans les établissements de santé interrogent les principes généraux du management retenus par Hamel, et comment également elles conduisent à relever les défis de l’innovation managériale identifiés par Hamel.
9 Sandra Dubouloz et Rachel Bocquet, dans leur article, analysent les antécédents de l’innovation organisationnelle (IO) dans une perspective d’innovation ouverte. Les résultats du test empirique basé sur un échantillon de 4 319 entreprises industrielles françaises montrent que cette perspective est applicable à l’adoption d’une IO à deux nuances près. Si les sources externes de connaissance ont un effet positif sur l’IO, cet effet devient négatif au-delà d’un certain seuil. Les résultats indiquent également un effet de substitution entre le degré d’ouverture des entreprises et leur capacité d’absorption.
10 Le cinquième article, rédigé par Denis Chabault, s’intéresse au contexte des clusters pour montrer de quelle manière les innovations managériales émergent dans de nouveaux designs organisationnels. L’article décrit, à partir d’une approche qualitative centrée sur deux pôles de compétitivité, les différentes innovations managériales introduites par les acteurs ainsi que les facteurs qui ont contribué à leur émergence. Elle permet de souligner le découplage entre l’intention stratégique et la mise en œuvre de l’innovation managériale.
11 Enfin, le dernier article, rédigé conjointement par Abir Besbes, Boualem Aliouat et Jamel-Eddine Gharbi, étudie certains déterminants et conséquences de l’innovation managériale. Les auteurs observent que deux variables, l’orientation marché et l’apprentissage organisationnel, généralement considérées dans la littérature comme sources de performance, constituent aussi des sources d’innovation managériale. Cet article, en cherchant à spécifier et à quantifier le degré d’influence de ces deux variables, tente aussi de mesurer l’impact de l’innovation managériale sur l’avantage compétitif et la performance de l’organisation.
12 Les six articles qui constituent ce dossier apportent un certain nombre de connaissances nouvelles sur l’innovation managériale. Il faut le considérer comme fondé sur une volonté de renouveau en France des recherches sur l’innovation managériale. Ces recherches ont débuté dans l’espace francophone à l’École de Paris (David, 1996 ; Hatchuel et Weill, 1992 ; Encaoua et al., 2001) ainsi que dans le domaine de la comptabilité du contrôle et de l’audit (Alcouffe et al., 2003 ; Godowski, 2003 et Méric 2003). Au-delà des résultats obtenus ici, les articles de ce dossier montrent que l’innovation managériale concerne des domaines très variés. La problématique de l’innovation managériale est présente aussi bien dans les réformes en cours dans les hôpitaux, les clusters, etc. Cette innovation managériale peut être appréhendée tout autant de façon interne que dans la perspective de l’innovation ouverte. Elle peut être analysée à un niveau très micro ou à un niveau très macro. Il faut donc considérer que ce dossier n’est qu’un point de départ, ou qu’un des points de départ, de recherches futures sur l’innovation managériale, qui concerneront l’ensemble des sciences de gestion et du management.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- Damanpour F. et Evan W. (1984). “Organizational innovation and performance : the Problem of “organizational lag”, Administrative Science Quarterly, vol. 29, n° 3, p. 392-409.
- Damanpour F. et Aravid D. (2012). “Managerial innovation : conceptions, processes, and antecedents”, Management and Organization Review, vol. 8, n° 2, p. 423-454.
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- Godowski C. (2003). « Essai sur la dynamique d’assimilation des innovations managériales : le cas des approches par activités », Comptabilité-contrôle-Audit, numéro spécial, p. 71-86.
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- Hamel G. et Breen B. (2007). The future of management, Harvard Business School Press, Boston, version française : Éditions Vuibert, Paris, 2008.
- Hatchuel A. et Weil B. (1992). L’expert et le système, Economica, Paris.
- Jaouen A. et Le Roy F. (2013). L’innovation Managériale, Dunod, Paris.
- Méric J. (2003). « L’émergence d’un discours de l’innovation managériale », Comptabilité-contrôle-Audit, numéro spécial, mai, p. 129-145.
- Mol M. et Birkinshaw J. (2009). “The sources of management innovation : when firms introduce new management practices”, Journal of Business Research, vol. 62, n° 12, p. 1269-1280.