Notes
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[1]
La rationalité est une problématique fondamentale de la sociologie wébérienne. Dans sa réflexion sur les origines et motivations de l’action humaine, Weber distingue ainsi l’action rationnelle en finalité (Zweckrationalität), qui désigne une action menée en fonction du but poursuivi, de l’action rationnelle en valeur (Wertrationaität), qui définit une action accomplie en vertu d’une obligation morale. Ces deux rationalités (traduites respectivement par rationalité instrumentale et axiologique) constituent toutefois des idéaux types : dans la réalité sociale, les actions humaines sont généralement soumises aux effets conjugués des deux rationalités (Weber, 1995 [1956]).
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[2]
Selon les articles L. 1233-34/35 et L. 2325-35/37.
1 Dans le champ économique, la notion de restructuration désigne une transformation de l’organisation d’une entreprise entraînant le plus souvent des suppressions d’emplois. En France, un processus de restructuration impliquant une réduction d’effectifs passe généralement, en cas de licenciements, par l’élaboration d’un document appelé plan de sauvegarde de l’emploi. En raison de ses conséquences sociales, l’ensemble du processus est fortement encadré sur le plan juridique. Les licenciements envisagés doivent, d’une part, être qualifiés juridiquement de « licenciements économiques ». D’autre part, la validité de la démarche dépend du respect de quatre obligations : une obligation de consultation du comité d’entreprise sur le projet de plan de sauvegarde de l’emploi, une information des services de l’État, une énonciation des mesures d’accompagnement telles que des actions en vue du reclassement interne ou du reclassement externe, enfin une définition des critères de l’ordre des licenciements (Duras et al., 2006).
2 L’ensemble des règles de droit constitue donc une contrainte juridique forte pesant sur tout processus de réduction d’effectifs. Toutefois, aussi précis soit-il, un texte de droit demeure, par nature, incomplet. Les normes législatives et jurisprudentielles françaises, relatives à la relation d’emploi et à sa rupture, demeurent ainsi liées à d’autres normes, notamment celles relevant d’un contexte social, historiquement et localement situé. Dans cette optique, la relation entre salariés et employeurs, peut être appréhendée comme une relation qui déborde le cadre strictement économique fondé sur une équivalence calculée entre temps de travail et rémunération, et devient un échange social, inscrit dans la durée et générant des « obligations futures diffuses » (Blau, 1964, p. 93), y compris lorsque cet échange prend fin.
3 Le présent article approfondit cette approche en mobilisant la théorie de l’échange social (Blau, 1964) et la théorie du don (Mauss, 2007, [1925]). Il vise en particulier à éclairer la logique d’actions collectives des salariés dans un contexte de restructuration, où la relation d’emploi est transformée, voire disparaît. Dans cette perspective, cet article s’intéresse aux stratégies collectives de contestation développées par les salariés lors de l’annonce d’un plan de sauvegarde de l’emploi. En s’appuyant principalement sur quatre monographies d’entreprises ayant mis en œuvre un plan de sauvegarde de l’emploi, il met en exergue des invariants dans ces stratégies et explore leurs effets.
4 Ainsi, après avoir, dans une première partie, précisé les concepts de relation d’emploi et de restructuration à l’aide des théories de l’échange social et du don, il présente, dans une seconde partie, les résultats de l’étude empirique, et propose un cadre d’analyse visant à rendre intelligible, dans un contexte de restructuration organisationnelle, tant les modes d’actions entreprises par les salariés, que les possibilités de compromis.
I – RELATION D’EMPLOI ET RESTRUCTURATION
5 Comme tout contrat, le contrat de travail est par nature incomplet (Simon, 1951) : il ne peut prévoir l’ensemble des actes à accomplir dans les situations que le salarié est appelé à connaître. Cette incomplétude offre au contrat de travail une certaine flexibilité, mais cette flexibilité a comme contrepartie la persistance d’une incertitude irréductible, pour le salarié comme pour l’employeur, quant à la qualité et à l’intensité du travail. D’un point de vue analytique, l’appréhension de la relation d’emploi nécessite donc de dépasser la dimension formelle de la contractualisation pour la définir comme relevant fondamentalement de l’échange social, c’est-à-dire inscrite dans une logique de don contre-don. Cette logique se révèle bénéfique à l’entreprise en favorisant le développement de pratiques coopératives entre salariés. Elle se retrouve toutefois altérée lors d’une restructuration impliquant une réduction d’effectifs, notamment parce que l’employeur replace alors la relation d’emploi dans un registre strictement économique, et la réduit ainsi à sa dimension instrumentale.
1. La relation d’emploi comme échange social
6 Dans une première approche, l’entreprise peut être définie comme une organisation composée d’acteurs qui apportent chacun leur contribution à sa pérennité en échange d’une rétribution (Barnard, 1938 ; Desreumaux, 1998) : les actionnaires apportent ainsi des capitaux en échange d’une rémunération versée sous forme de dividendes, les employés effectuent un travail en contrepartie d’un salaire… Cette approche, bien que réductrice, présente l’intérêt de mettre en exergue les questions organisationnelles relatives à l’entreprise, en particulier celles concernant la contribution et l’implication des salariés. Or, de nombreuses recherches menées en économie et en sciences de gestion ont montré que la relation d’emploi s’étend au-delà de l’équivalence travail versus salaire : Akerlof (1982) explique ainsi que la relation entre employeurs et employés repose sur une logique de don contre-don. Cette dernière, mise en exergue par Mauss (2007, [1925]), définit un ensemble de pratiques qui, sous couvert d’échanges de cadeaux, renvoie en fait à la triple obligation de donner, recevoir, et rendre, afin de permettre la circulation des ressources et la création de liens sociaux. Appliquée à la relation entre employeurs et employés, cette logique fait alors référence à une logique de comportements qui relève davantage de l’échange social (Blau, 1964) que de l’échange économique. L’échange social se définit en effet comme une relation visant fondamentalement à créer et à maintenir des liens sociaux : il est continu dans le temps, fondé sur le principe de réciprocité et d’endettement mutuel (Cordonnier, 1997). Il se distingue en cela de l’échange économique caractérisé par l’instantanéité et la discontinuité dans le temps, et privilégiant un principe d’équivalence dans l’échange. Le tableau 1 résume les différences entre les deux types d’échange. La distinction entre échange social et échange économique est toutefois plus analytique qu’empirique : dans une relation d’emploi, l’échange social intègre et recouvre la dimension économique, plus qu’il ne l’exclut. La coordination des activités au sein d’une entreprise, les ajustements mutuels entre salariés (sous forme d’échanges de services, d’informations, de conseils, etc.), la détermination des normes d’effort au travail dans le cadre de la relation entre employeurs et employés, reposent ainsi en grande partie et de façon informelle, sur la logique du don contre-don.
Comparaison des types d’échanges
Échange économique | Échange social | |
Temporalité | Ponctuelle, discrète | Continue |
Principe sous-jacent | Équivalence | Endettement mutuel |
Valeur | Calculée | Imprécise, symbolique |
Finalité | Répondre à un besoin | Créer, maintenir un lien social |
Comparaison des types d’échanges
7 La logique du don contre-don permet de ce fait d’articuler, au sein de l’entreprise, rationalité instrumentale et rationalité axiologique, c’est-à-dire de mettre en adéquation des logiques d’actions conformes respectivement à des objectifs et des valeurs collectives prédéfinis [1] (Weber, 1995 [1956]).
8 L’articulation de ces deux rationalités, et plus fondamentalement la logique sous-jacente du don contre-don, sont toutefois mises à mal lors de la décision par l’employeur d’une restructuration impliquant des suppressions d’emplois.
2. Une légitimation des restructurations fondée sur une rationalité instrumentale
9 L’annonce d’une restructuration se traduisant par des licenciements économiques dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi, transforme la régulation sociale à l’œuvre dans l’entreprise en privilégiant une rationalité instrumentale. Selon de nombreuses recherches (Beaujolin, 1999 ; Boyer, 2005), trois types d’arguments sont en effet systématiquement mobilisés par les dirigeants d’entreprises lors de la présentation d’un plan de sauvegarde de l’emploi ; ils sont liés à la productivité, à l’évolution temporairement défavorable des marchés, et à la compétitivité.
10 Plus précisément, la réduction d’effectifs est généralement présentée comme la résultante de difficultés financières générées par une activité réduite (Servais, 1997), qui conduit à définir un effectif restreint. Il s’agit alors, en diminuant l’effectif salarié, de rattraper des niveaux de productivité compétitifs. Pour appuyer ces arguments, quelques indicateurs et ratios récurrents sont mobilisés : chiffre d’affaires, résultat d’exploitation, résultat net et masse salariale/chiffre d’affaires ou effectif/chiffre d’affaires (Beaujolin, 1999). On ne trouve, en revanche, aucune référence aux possibles pressions des marchés financiers ni aux éventuelles erreurs de gestion commises par les dirigeants (Servais, 1997). Comme la restructuration découle de causes exogènes et objectives, les réductions d’effectifs apparaissent comme la seule décision rationnelle possible.
11 La consultation du comité d’entreprise ne peut donc que se résumer à l’explication des « causes rationnelles » de la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Cette consultation sert également à marquer la première étape de la procédure prévue par la loi ; procédure qui a pour rôle, d’une part, de permettre la discussion entre dirigeants et représentants des salariés, et, d’autre part, de véhiculer une information à la fois en interne en direction des salariés, et en externe vis-à-vis notamment des services de l’État (inspection du travail).
12 L’inscription de la relation d’emploi dans une logique d’échange social s’oppose toutefois à sa réduction à une dimension purement économique. En l’absence de légitimations autres qu’économiques, les salariés vont donc chercher à mobiliser des ressources pour créer un rapport de force susceptible, sinon de bloquer la démarche, du moins d’entraîner des modifications substantielles des modalités du plan de sauvegarde de l’emploi (Colin et Rouyer, 1996), incluant la reconnaissance de l’existence d’un préjudice extra-économique. Or, d’un point de vue académique, si plusieurs recherches ont exploré le processus de restructuration mis en œuvre par les directions d’entreprise, seuls quelques rares travaux (Palpacuer et Balas, 2009) se sont intéressés aux stratégies développées par les salariés dans ce processus. Il convient donc de préciser la nature des ressources utilisées, et les conséquences qui résultent du rapport de force ainsi créé.
II – ANALYSE EMPIRIQUE DES STRATÉGIES DE CONTESTATION D’UN PLAN DE SAUVEGARDE DE L’EMPLOI
13 Pour éclairer le processus de restructuration, notamment en termes de ressources mobilisées par les salariés, cette recherche a privilégié une méthodologie qualitative qui s’appuie principalement sur quatre monographies. Leur analyse transversale met au jour des invariants dans les stratégies des salariés, et montre que ces stratégies tendent à influer sur les modalités du plan de sauvegarde de l’emploi. Un cadre d’analyse est alors élaboré pour rendre intelligible ces différents résultats empiriques.
1. Registre d’argumentations et registre d’actions dans les stratégies salariales de contestation des restructurations
14 L’ensemble des données collectées sur les ressources mobilisées par les représentants des salariés lors de la négociation d’un plan de sauvegarde de l’emploi a mis en exergue deux éléments récurrents : la construction d’un registre d’argumentations pour porter la contestation du plan de sauvegarde de l’emploi devant la justice, et le lancement d’actions visant l’obtention de soutiens auprès des pouvoirs publics et des élus locaux.
L’élaboration du registre d’argumentations et le recours au contentieux juridique
15 Les arguments mobilisés par les directions pour justifier la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi relèvent toujours d’une rhétorique fondée sur une rationalité instrumentale. Ils sont à la fois légaux, puisqu’ils s’inscrivent dans les contraintes posées par le législateur, et légitimes parce qu’ils s’appuient sur un intérêt supérieur – la survie de l’entreprise, qui apparaît menacée en absence de réduction d’effectif.
MÉTHODOLOGIE
Les quatre monographies sont constituées de quatre cas d’entreprises (Grenier, Mag, Tuyaux, Vetys) dont trois appartiennent au secteur industriel, et une au domaine de l’information (presse). Leur restructuration respective est, à cet égard, caractéristique des mutations qui affectent les entreprises situées dans ces secteurs, où les produits commercialisés sont standardisés, les avantages technologiques amoindris, et donc où l’avantage concurrentiel repose sur une compétitivité-prix. Le contexte dans lequel s’inscrit l’annonce de ces restructurations est brièvement résumé dans le tableau 2 :
Pseudonyme | Secteur d’activité |
Effectif total de l’entreprise |
Effectif de la restructuration |
Grenier | Industrie alimentaire | 125 | 50 |
Mag | Services d’information et communication | 800 | 150 |
Tuyaux | Métallurgie et travail des métaux | 150 | 140 |
Vetys | Industrie textile et habillement | 1300 | 526 |
Une retranscription des entretiens a ensuite eu lieu, rendant possible un codage thématique (Miles et Huberman, 2003). Afin de vérifier sa validité, une procédure de double-codage a été mise en œuvre (le taux d’accord inter-codeurs a dépassé 90 %). Au moment de l’analyse, la saturation des données a été atteinte dès lors que le codage des entretiens n’apportait plus d’éléments nouveaux pour expliquer les résultats.
Afin de compléter la réalisation de la « triangulation » de la production des données, outre les entretiens menés, un matériel plus vaste a été sollicité : la presse locale a permis de retracer les éléments contextuels qui ont jalonné les négociations ; les comptes rendus de comité d’entreprise ont précisé les négociations entre dirigeants et représentants des salariés ; les multiples versions des plans de sauvegarde de l’emploi ont fourni une confirmation de l’évolution des bénéfices obtenus par les représentants des salariés.
Dans un second temps, douze entretiens obtenus auprès de responsables d’entreprise ont permis de confirmer les invariants dans les registres d’argumentations et d’actions des salariés. Les entreprises choisies étaient porteuses de caractéristiques similaires à celles étudiées dans le cadre des monographies (cf. tableau 3).
Pseudonyme | Secteur d’activité |
Effectif total de l’entreprise |
Effectif de la restructuration |
Boucha | Industrie alimentaire | 600 | 98 |
Electro | Fabrication d’équipement électrique | 400 | 80 |
Ferrov | Fabrication de matériel de transport | 8200 | 273 |
Fil | Industrie textile et habillement | 80 | 45 |
Labo | Industrie chimique | 1350 | 40 |
Lait | Industrie alimentaire | 1100 | 55 |
Paula | Industrie textile et habillement | 95 | 40 |
Pull | Industrie textile et habillement | 800 | 150 |
Remir | Industrie textile et habillement | 240 | 120 |
Rhodi | Industrie du papier et du carton | 770 | 87 |
Sidéral | Métallurgie et travail des métaux | 5000 | 120 |
Trans | Fabrication de machine d’équipement | 780 | 100 |
16 À ce stade du processus, l’objectif des représentants du personnel est alors de contester le bien-fondé de l’argumentaire économique et par là même, la validité du plan de sauvegarde de l’emploi. Pour cela, dans toutes les restructurations étudiées, ils transforment le comité d’entreprise en espace de discussion contradictoire (Froehlicher et al., 2006, p. 8). Pour nourrir leur argumentaire, ils font appel (dans les trois quarts des cas étudiés), comme le droit le leur permet, à un expert juridique ou comptable.
17 Récuser ou amender l’argumentaire managérial selon lequel la réduction des effectifs s’impose comme la seule solution économiquement envisageable est en effet une démarche qui requiert des compétences que détiennent rarement les élus du personnel. Comme l’explique la secrétaire du comité d’entreprise de Grenier : « ça nous tombait sur le dos alors qu’on n’avait pas eu de formation adéquate ». C’est pourquoi, le code du travail français [2] autorise le comité d’entreprise à recourir aux services d’un expert. Leur statut d’expert-comptable leur confère deux ressources : l’obligation pour la direction de leur fournir toutes les pièces qu’ils estiment utiles à l’exercice de leur mission, palliant ainsi l’insuffisance d’information que rencontre le comité d’entreprise ; la compétence pour apprécier la situation économique de l’entreprise. Le bénéfice de leur intervention, pour les représentants du personnel, est double : il réside d’abord dans la remise en cause de l’argumentaire économique de la direction ; il repose ensuite sur la démonstration qu’il peut exister d’autres solutions.
18 Cet appui d’un expert permet, pour les représentants du personnel, de gagner en crédibilité. Les réactions des directions à la réception de ce document sont hétérogènes. Sur les seize cas étudiés, quatre dirigeants sont franchement hostiles aux experts et à leurs rapports : « ce sont des gens qui nous font perdre notre temps et notre argent » (directeur administratif de Mag). Le sérieux du document est reconnu dans les douze autres cas, même s’il bénéficie rarement d’une considération suffisante pour que les propositions économiques formulées soient réellement retenues. Parmi les douze autres dirigeants rencontrés, trois reconnaissent ainsi l’importance d’un tel rapport qui véhicule un discours légitime aux yeux des syndicats, discours qui mentionne certaines difficultés économiques et admet l’exigence de réduire partiellement les effectifs : « nous avons eu affaire à des interlocuteurs (…) qui ont joué un rôle très très pédagogique auprès des partenaires sociaux (…) et qui ont essayé de convaincre nos partenaires sociaux en disant qu’il y avait effectivement la nécessité de faire quelque chose » (directeur de Ferrov). Les arguments alternatifs peuvent ainsi permettre de relancer la négociation. À défaut, ils offrent deux principaux registres d’argumentation aux représentants du personnel pour déposer un recours en justice. Le premier réside dans la démonstration que la décision a été prise pour améliorer la situation financière de l’entreprise et rassurer les actionnaires. « La réalité n’est pas que Sidéral perd de l’argent mais que Sidéral n’en gagne pas suffisamment aux yeux des dirigeants et des actionnaires. » (CE de Sidéral), est ainsi un exemple d’une rhétorique que l’on retrouve dans les trois quarts des discours ou des tracts émis par les membres des comités d’entreprises étudiées. En mettant en lumière que la compétitivité de l’entreprise n’est pas menacée, cette argumentation menace la validité juridique de la démarche de restructuration. En effet, un plan de sauvegarde de l’emploi destiné à améliorer la rentabilité financière peine à trouver un cadre juridique stable, la volonté d’améliorer la rentabilité ou encore de valoriser le cours des actions ne constituant pas des motifs de licenciement économique (Duras et al., 2006).
19 Le second argument, utilisé par la moitié des organisations observées, vise à montrer que les difficultés économiques évoquées dans l’argumentaire économique du plan de sauvegarde de l’emploi ont été créées intentionnellement. Cette voie de recours a d’autant plus de pertinence lorsque l’entreprise concernée est la filiale d’un groupe qui, en tant que donneur d’ordres, a toute latitude pour diminuer l’activité confiée à cette entité. Il devient alors possible de démontrer que le raisonnement reposant sur l’existence de causes exogènes entraînant mécaniquement des réductions d’effectifs n’est pas fondé et que des solutions alternatives sont envisageables.
Un registre d’actions caractérisé par l’extension du conflit à l’espace public
20 Le recours au contentieux juridique permet également, comme d’autres types de mouvement de protestation, de médiatiser l’action et d’obtenir des soutiens externes. Les représentants du personnel ont compris l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de la sensibilisation des acteurs extérieurs à l’entreprise. Les mouvements sociaux créent l’actualité et intéressent la sphère médiatique. Par ailleurs, l’administration du travail, porte – selon plusieurs acteurs interrogés – un regard d’autant plus attentif à l’affaire en question qu’une importante publicité l’entoure.
21 La médiatisation des conflits contribue à alerter les élus locaux, nationaux et les préfets dans de nombreux cas. Ces personnalités, apparemment dépourvues de pouvoirs formels, ont une capacité d’intervention par le réseau d’influence que leur fonction et leur notoriété leur apportent. Une première finalité de l’appel à ces acteurs tient à la pression qu’ils peuvent exercer sur la direction pour que cette dernière accepte la négociation ou fasse preuve d’ouverture aux revendications (Rhodi, Electro, Labo et Lait). Une seconde finalité réside dans l’obtention par les pouvoirs publics de moyens exceptionnels pour l’aide à la poursuite de l’activité (Ferrov) ou pour le plan de sauvegarde de l’emploi. Quatre entreprises (Mag, Paula, Sideral et Vetys) ont, pour leur part, bénéficié de mesures dérogatoires.
22 L’implication d’élus ou de hauts fonctionnaires répond également à une préoccupation de maintien de l’ordre public. En effet, les conflits qui se traduisent par de simples grèves et manifestations (par exemple : Electro, Rhodi) ont tendance à se doubler d’opérations plus violentes et souvent illégales : elles prennent, par exemple, la forme de la destruction de l’outil de travail (Paula, Remir), de la séquestration de l’équipe dirigeante (Tuyaux, Vetys) ou encore de la constitution « d’un trésor de guerre » à partir des stocks (Rhodi, Vetys).
23 Les actions de protestation permettent aux salariés de bénéficier d’améliorations de la prise en charge de leur évolution professionnelle. Les observations empiriques ont montré que ces évolutions sont de plusieurs ordres : la limitation du nombre de licenciements secs au profit de préretraites pour les plus âgés, dispositifs parfois fortement pris en charge par l’employeur (Ferrov, Mag, Sideral, Vetys), l’élargissement des mesures de reclassement interne (Pull, Trans, Labo), la bonification des primes de licenciements (Mag, Tuyaux, Sideral, Vetys)…
2. Un cadre d’intelligibilité pour les stratégies de contestation des salariés
24 L’intensité de la confrontation entre employeurs et salariés lors de la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi devient intelligible grâce à la théorie du don contre-don. Comme cela a été indiqué dans la première partie, la relation d’emploi renvoie, dans ce cadre théorique, à un fait social total (Mauss, 2007, [1925]), recouvrant des dimensions économiques, identitaires, symboliques, affectives, etc. Pour pouvoir être acceptée, une décision de restructuration et ses modalités doivent donc être perçues comme légitimes, c’est-à-dire fondées à la fois en droit et en principe. Or, dans l’ensemble des cas étudiés comme dans de nombreuses recherches antérieures, la justification de la restructuration apportée par la direction minore la dimension axiologique, voire la réfute en réduisant la relation d’emploi à sa dimension économique.
25 Cette position explique la réaction des salariés : à la rationalité instrumentale de la direction, ils opposent une rationalité axiologique, partie intégrante – selon eux – de la relation d’emploi. S’appuyant sur les principes de réciprocité et d’équité, qui sous-tendent cette rationalité axiologique, les salariés développent une rhétorique mettant en exergue la nécessité d’un effort partagé entre employeurs et employés face aux éventuelles difficultés de l’entreprise. Dans cette perspective, le recours quasi systématique au contentieux juridique poursuit plusieurs finalités. D’une part, il vise à délégitimer la décision de réduction d’effectif, y compris d’un point de vue instrumental. La rationalité instrumentale renvoie en effet à une définition de mesures permettant d’atteindre au mieux un objectif prédéfini, mais ne permet pas de porter un jugement éthique sur cet objectif. Celui-ci ne tire sa légitimité dans un contexte organisationnel que par rapport aux buts de l’organisation et à la pérennité de celle-ci. Favoriser les intérêts d’une partie prenante de l’entreprise (les actionnaires) au détriment des salariés apparaît ainsi illégitime. D’autre part, le recours au contentieux tend à déplacer le débat dans le domaine des valeurs, et permet d’enrichir une rhétorique destinée à sensibiliser, voire à mobiliser, les salariés les moins enclins à entrer en conflit avec la direction.
26 De même, lors des phases de développement du conflit, à la légalité (au sens du droit positif) de la restructuration mise en avant par la direction, les salariés opposent la légitimité de leurs actions de protestation en s’appuyant sur le droit naturel (droit à la résistance, droit à la justice, etc.). La mise en exergue d’un droit naturel, qui transcende le droit positif (Strauss, 1999) permet plus fondamentalement de comprendre le recours par les salariés à des actions parfois illégales au regard de la législation, et la relative compréhension ou tolérance dont ces actions bénéficient de la part des pouvoirs publics ou de l’opinion. Le tableau 4 ci-après résume les logiques d’actions en présence lors d’une restructuration.
27 Ces deux logiques d’action doivent cependant s’appréhender comme des idéaux types (Weber, 1995), définis à partir des éléments prégnants dans la rhétorique respective des dirigeants d’entreprise et des représentants des salariés. Empiriquement, elles sont présentes toutes deux dans les stratégies de chacun des acteurs. La rationalité instrumentale mise en exergue par l’employeur occulte en effet l’importance (voire le primat) accordée à la valeur actionnariale (et au-delà, au droit de propriété). Inversement, les stratégies de contestation des salariés sont également motivées par une rationalité instrumentale, comme en témoigne l’âpreté des négociations relatives au versement et au montant de primes supralégales.
28 Si les deux rationalités (instrumentales et axiologiques) sont donc constamment présentes dans les stratégies des acteurs (direction et salariés), leur importance relative demeure variable. Cette importance dépend du contexte qui structure le rapport de force, et définit les ressources. Elle dépend également du processus de négociation lui-même, les représentations des différentes parties prenantes pouvant en effet évoluer au gré des interactions et des confrontations (Zartman, 2004). D’une façon générale, comme l’ont montré les théories de la négociation (Rojot, 2006), plus le processus est conflictuel, plus les positions et discours tendent à se radicaliser et plus il est difficile d’aboutir à un accord. Cependant, le conflit lié à une restructuration possède une dynamique propre qui peut se révéler constructive. Dans le contexte français (Reynaud, 1997), le conflit conserve une dimension symbolique forte. Il permet d’une part, aux représentants des salariés de réaffirmer leurs rôles et leurs valeurs. Il constitue d’autre part, fréquemment, un détour nécessaire pour favoriser l’évolution des représentations des acteurs, et in fine leur convergence. Enfin, un éventuel accord sur le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi trouve souvent sa garantie et sa légitimité dans l’intensité du conflit, et dans la rationalité axiologique des salariés dont il porte l’empreinte.
Comparaison des logiques d’action lors d’une restructuration
Logique d’actions de l’employeur |
Logique d’actions des salariés | |
Relation d’emploi | Échange économique | Échange social |
Rationalité | Instrumentale | Axiologique |
Fondement de l’action | Légalité | Légitimité |
Droit de référence | Droit positif | Droit naturel |
Comparaison des logiques d’action lors d’une restructuration
29 L’annonce d’une augmentation du financement des mesures du plan de sauvegarde de l’emploi, et plus particulièrement du versement de primes supralégales marque la fin du conflit. Cette décision de la direction de l’entreprise peut s’interpréter comme se rapprochant de la logique du don, rendant ainsi commensurable les deux logiques d’actions a priori incommensurables. En effet, alors que les primes légales couvrent le préjudice économique de la rupture du contrat de travail, le versement de primes supralégales, ou a minima l’augmentation du financement de plan de sauvegarde de l’emploi, peut s’interpréter comme la compensation du préjudice causé par la disparition des dimensions extra-économiques de la relation d’emploi. Indirectement, il correspond également à la reconnaissance du principe d’endettement mutuel qui était en vigueur entre salariés et entreprise.
CONCLUSION
30 Ainsi, l’analyse de la relation d’emploi et de son évolution dans le cadre d’une restructuration, à l’aide des théories du don et de l’échange social présente un double intérêt heuristique : elle permet de saisir les stratégies collectives développées par les salariés. Elle permet également de réintégrer dans l’analyse le rôle des valeurs parmi les motivations de l’action, dimension qui est souvent occultée dans une analyse de type « stratégique » qui se focalise sur les questions de pouvoir.
31 La portée de ces résultats doit certes être relativisée. D’une part, il convient de préciser que seuls les licenciements collectifs pour motif économique entrent dans le champ de cette étude, excluant ainsi les licenciements individuels pour motif économique mais aussi les licenciements individuels déclarés comme relevant de motifs personnels alors qu’ils déguisent mal une cause économique (Palpacuer et al., 2007) ; d’autre part, cette étude n’inclut pas les cas de réductions des effectifs réalisées par l’externalisation d’une activité éloignée du cœur de métier de la firme concernée.
32 Enfin, les évolutions récentes des modalités de gestion des réductions d’effectifs par les entreprises pourraient contribuer à faire reculer la logique de l’échange social dans les firmes. Depuis la crise économique de 2008, nombre d’entreprises tendent à éviter les contraintes juridiques associées au plan de sauvegarde de l’emploi et préfèrent user des ruptures conventionnelles et des plans de départs volontaires pour se séparer d’une partie de leur main-d’œuvre. D’une part, ces nouvelles modalités de rupture de la relation d’emploi pourraient affaiblir le bien-fondé d’une réponse collective des salariés car le caractère non contraint (ou présenté comme tel) de la rupture ne ferait plus grief et ne concernerait que les salariés s’engageant de leur plein gré dans ce dispositif. D’autre part, la négociation individualisée des indemnités de départ pourrait permettre d’éteindre la dette morale contractée par l’entreprise auprès de chacun à la signature du contrat de travail.
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- Simon H. (1951). “A Formal Theory of the Employment Relationship”, Econometrica, vol. 19, n° 3, p. 293-305.
- Strauss L. (1999). Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion.
- Weber M. (1995). Économie et société, Paris, Plon, [édition originale : 1956].
- Zartman W. (2004). « Concevoir la théorie de la négociation en tant qu’approche de résolution de conflits économiques », Revue française de gestion, vol. 29, n° 153, p. 15-27.
Date de mise en ligne : 19/04/2012
Notes
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[1]
La rationalité est une problématique fondamentale de la sociologie wébérienne. Dans sa réflexion sur les origines et motivations de l’action humaine, Weber distingue ainsi l’action rationnelle en finalité (Zweckrationalität), qui désigne une action menée en fonction du but poursuivi, de l’action rationnelle en valeur (Wertrationaität), qui définit une action accomplie en vertu d’une obligation morale. Ces deux rationalités (traduites respectivement par rationalité instrumentale et axiologique) constituent toutefois des idéaux types : dans la réalité sociale, les actions humaines sont généralement soumises aux effets conjugués des deux rationalités (Weber, 1995 [1956]).
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[2]
Selon les articles L. 1233-34/35 et L. 2325-35/37.