Notes
-
[1]
Cette notion peut se retrouver dans les recherches portant sur les processus de gestion. Mais, dans ce cas de figure, la notion de situation est souvent comprise comme centrée sur « l’objet de recherche » négligeant l’acteur lui-même. En effet, cette approche par les situations consiste à analyser l’action elle-même et ses composantes en la séparant de la personne en situation. Il s’agit d’une réflexion sur l’action alors que nous proposons, dans la perspective des sciences de l’artificiel, une réflexion dans l’action.
-
[2]
Rappelons la définition du « satisficing » : « méthodes de décision visant à générer des solutions tenues pour bonnes ou pour satisfaisantes bien que non optimales. » (Simon, 2004).
-
[3]
Nous préférons cette expression à celle utilisée par Simon (2004) « d’espace de problème ». En effet, cette dernière ne permet pas de différencier correctement les deux aspects d’un problème (Fabre 1999) : la problématisation et la résolution de problème. Cet espace de problématisation renvoie aussi aux travaux d’Heidegger (1964) à la métaphore du Spielraum – de l’allemand : espace pour manœuvrer. Le Spielraum réfère au champ d’action, au champ opérationnel effectif d’une personne en situation, appelé aussi le champ des possibles.
-
[4]
Selon David (2000), la recherche intervention a pour objectif de comprendre en profondeur le fonctionnement d’un système, de l’aider à définir des trajectoires possibles d’évolution, de l’aider à en choisir une, à la réaliser et à en évaluer le résultat. La production de connaissances se fait dans l’interaction avec le terrain.
1 Si le concept de situation de gestion a fait l’objet de nombreux développements dans différents domaines en sciences sociales (de Fornel et Quéré, 1999) comme la sociologie, la linguistique, l’anthropologie, etc. les travaux mobilisant celui-ci en management sont rares. Pourtant, les situations de gestion semblent receler des leviers pour l’activité managériale dans le cadre de situations ambiguës et incertaines (Journé et Raulet-Croset, 2008). La notion de situation de gestion apparaît en management notamment à travers les travaux de Girin (1990). Mais, recourir à la notion de situation de gestion n’est pas neutre pour la recherche portant sur les organisations (Schmitt, 2009). Elle renvoie à des questionnements paradigmatiques autour des interactions des acteurs et de leur proximité amenant à s’affranchir de l’individualisme méthodologique des recherches en gestion et des questionnements méthodologiques sur la façon d’aborder une réalité organisationnelle.
2 Cet article, cherche à montrer en quoi le recours au concept de situation de gestion peut faciliter le changement dans les organisations. Il propose et illustre un point d’entrée encore peu mobilisé en sciences de gestion : les situations de gestion à travers la proximité cognitive des acteurs.
3 Dans une première partie, nous souhaitons caractériser la situation de gestion en tant que facilitateur du changement dans les organisations. En revenant à la définition de la situation de gestion en management, nous mettons en évidence l’importance des représentations des acteurs et nous posons la question de la construction d’un sens commun de la situation. Dans ce cadre, nous montrons que la problématisation est un élément central de cette construction, dans une perspective de proximité cognitive des acteurs. Nous proposons alors, dans une deuxième partie, d’illustrer le concept de situation de gestion en tant que facilitateur du changement, par le cas d’une administration publique luxembourgeoise.
I – CARACTÉRISATION DE LA SITUATION DE GESTION EN TANT QUE FACILITATEUR DU CHANGEMENT DANS LES ORGANISATIONS
4 Le recours au concept de situation de gestion a des conséquences sur l’objet de la recherche même. En effet, une situation de gestion constitue un artefact, explicite ou non, construit par des individus impliqués. Cela suppose que la représentation de la situation peut largement varier d’un individu à l’autre. Ce faisant, la situation de gestion apparaît comme co-construite par les acteurs des organisations, influencés par leurs propres représentations. Considérant que chaque acteur se fait sa propre représentation de la réalité, se pose alors le problème de la proximité cognitive des acteurs. En revenant à la définition de la situation de gestion en management, cela nous amène donc à travailler sur les représentations des acteurs et à poser le problème de la construction d’un sens commun de la situation de gestion.
1. De l’importance des représentations des acteurs dans les situations de gestion
Le concept de situation de gestion en management
5 En se construisant, soit autour de l’acteur, soit autour de ses actions, la recherche en management a longtemps négligé d’envisager les situations de gestion [1]. Girin (1990) a introduit ce concept au niveau de la recherche francophone en gestion. Cet auteur définit une situation de gestion « lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe » (Girin, 1990). Cette définition intéressante demande néanmoins à être précisée et complétée.
6 En effet, elle renvoie avant tout à la problématique qui a longtemps prévalu en sciences sociales autour de l’idée de « définition de la situation » (de Fornel et Quéré, 1999) : pour agir efficacement, un acteur doit sélectionner et analyser les conditions de son action. Cette définition s’inscrit dans une rationalité et une optimisation de l’action. La définition proposée combine une inspiration kantienne (présupposition d’un sujet tenu pour source du sens et origines de ses actes) et une inspiration pragmatiste (la validité des idées et des propositions est évaluée en fonction de leurs conséquences). Une des difficultés provient de la volonté d’abstraire l’action de ses circonstances. De façon générale, comme le souligne Suchman (1987), « mieux vaut étudier comment [les gestionnaires] utilisent leurs circonstances pour effectuer une action intelligente ».
7 Il convient donc d’introduire, avec le concept de situation de gestion, la notion d’action « située » pour évoquer la prise en compte de circonstances liées aux situations. En ce sens, le comportement des agents ne découle plus directement de l’agent mais de l’interaction avec son environnement. Cela sous-entend que chaque acteur de la situation de gestion interagit avec son environnement et donc que des représentations différentes vont interagirent dans la situation de gestion. De plus, les avancées dans le domaine de la théorie des situations (Béguin et Clot, 2004) montrent que les problématiques traditionnelles ne permettent pas de rendre compte de la logique effective (Schmitt, 2009), donc de ce que fait l’acteur en situation, ni des formes de contrôle qu’elle exerce sur l’expérience. Comme Journé et Raulet-Croset (2008), nous soutenons que le concept de situation permet de rendre compte du fait que la pensée managériale se construit dans l’action. Le point suivant permet de montrer l’importance des représentations au niveau des situations de gestion.
La notion de représentation des acteurs dans les situations de gestion
8 Pour les tenants de la théorie des situations, une situation se produit dès que deux ou plusieurs individus se trouvent liés de façon mutuelle et immédiate. Les pratiques de gestion amènent l’acteur à être en présence d’individus (usagers, collègues, partenaires, famille, financeurs, etc.). Toutefois, si la situation nécessite des individus, une situation n’est pas pour autant « ce dont un individu est conscient à un moment donné » (de Fornel et Quéré, 1999). Comme le précise Goffman (1991), « si toute situation demande à être définie, en règle générale, cette définition n’est pas inventée par ceux qui sont impliqués ». Cette définition peut ne pas passer par une réponse explicite, mais être incarnée dans l’action. L’acteur construit et participe à des situations de gestion sans toutefois en avoir une conscience de façon claire et exhaustive.
9 Il est possible de qualifier les situations de gestion comme complexes, c’est-à-dire qu’elles se caractérisent par la proximité qu’elles engendrent entre les acteurs à travers un grand nombre d’interactions et d’incertitudes par rapport à ces interactions et à leur évolution, nécessitant un travail de représentation. Il n’est donc pas possible de prendre en compte tous les éléments liés à la situation de gestion. Se met alors en place un travail d’intelligibilité de ces situations par l’acteur, l’amenant à se construire sa représentation de la situation. Bien souvent, l’acteur se contente d’estimer ce que la situation devrait être pour lui et d’agir en conséquence, en faisant appel le plus souvent à du bon sens. Il s’agit de s’orienter vers des représentations et des actions satisfaisantes – au sens du « satisficing » [2].
10 La compréhension de soi et de sa relation avec les autres constitue une dimension cruciale de l’acte de gestion. Au travers de cette relation, l’acteur se construit, construit des artefacts, construit du sens et participe à la construction d’autrui en relation avec la situation. Cette relation à autrui est une notion importante dans la littérature en matière de situations (Suchman, 1987). Comme toute personne, l’acteur ne peut se dissocier lui-même, ni de la situation, ni de son action en situation. La situation de gestion peut s’entrevoir sous l’angle de principes qui permettent une représentation de « l’agir situé et finalisé ». Elle fait émerger à la fois le sujet et la situation par une centration sur la représentation de l’agir de l’acteur par adaptation de ses intentions et actions à ses différents environnements (Crozier et Friedberg, 1977). Le sens n’est donc pas déjà dans les situations ; il est introduit par des actes de représentation qui éventuellement exerceront une influence sur les choix de situations qui contribuent de façon plus marquée au sens. L’acteur construit du sens dans et par les représentations de situations en interaction avec son environnement dans une logique de proximité cognitive (Bouba-Olga et Grossetti, 2008). Ainsi, le sens donné par l’acteur à une situation de gestion n’est autre qu’une représentation de la situation qui, dans une approche phénoménologique, permet de devenir une réalité à partager, consciente ou non dans cette proximité cognitive évoquée précédemment. L’acteur ne se contente pas d’analyser la situation dans laquelle il se trouve ; il la constitue véritablement, il la refaçonne, il la crée en quelque sorte. La représentation d’une situation de gestion peut être considérée « comme la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par nos expériences » (Glasersfled, 1988). Émerge alors la question de la construction des situations de gestion, dans une perspective de proximité cognitive des acteurs.
2. La construction des situations de gestion dans une perspective de proximité cognitive des acteurs
Favoriser la proximité des acteurs dans la construction des situations de gestion
11 Si la situation de gestion suppose l’interaction de plusieurs acteurs, cela soulève également le problème de construction d’une proximité cognitive à partir d’un sens commun de la situation de gestion. Boltanski et Thévenot (1991) mettent en exergue l’idée d’un « principe supérieur commun » qui permettrait de dépasser les particularités des individus, pour évoluer vers une convergence des représentations de ces derniers, en d’autres termes, un accord. Pour aboutir à cet accord, les individus vont « se mesurer » en établissant des équivalences et des ordres entre eux, sur la base de leur raison et des ordres définis dans les philosophies politiques. Ce principe supérieur commun est proche de l’aboutissement des actions collectives dans les situations de gestion, tel que l’entend Girin (1990). Les actions collectives sont en effet l’aboutissement non pas forcément d’un consensus mais d’un compromis entre les participants.
12 Pour Boltanski et Thévenot (1991) le compromis, pour être acceptable, s’appuie sur la poursuite d’un bien commun qui dépasse les mondes particuliers. L’idée de compromis, pour les auteurs, renvoie à un accord durable dans le temps, à la différence de l’arrangement local rendant la situation plus éphémère dans le temps. La stabilité du compromis provient essentiellement de la faculté des individus à dépasser leurs représentations et à utiliser des éléments de leur propre monde pour construire quelque chose de commun. Le compromis suggère donc de rendre compatibles des jugements relevant de représentations différentes.
13 La recherche d’un compromis, tout comme de la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par nos expériences évoquées précédemment, participe à la construction des situations de gestion. Il s’agit, au niveau de l’acteur, de construire du sens dans une proximité cognitive par rapport aux autres acteurs. La situation de gestion apparaît comme un processus néguentropique, qui consiste à chercher, à organiser les choses, par rapport à du désordre ou des problèmes ressentis, et à leur donner du sens. Au travers de la situation de gestion, l’individu cherche à donner du sens à son présent par la projection d’un futur possible. Présent et futur peuvent être envisagés comme étant indissociables, de façon dialogique au sens de Morin (1977). En reprenant les propos d’Avenier (1996), il est possible d’avancer que la construction des situations de gestion est « orientée vers des fins (potentiellement évolutives) établies dans une dialectique permanente fins-moyens, ces fins et ces moyens étant rapportés aux contextes (évolutifs) dans lesquels les fins s’appliqueront et les moyens seront mis en œuvre » (Avenier, 1996).
La problématisation comme élément central dans la construction des situations de gestion
14 À ce stade de la réflexion, une question émerge : comment favoriser la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par nos expériences dans une dialogique fins-moyens au sein des situations de gestion ? Là encore la littérature dans le domaine des situations en sciences sociales est éclairante. Les situations de gestion se construisent à partir « d’un espace de problématisation » [3].
15 En effet, les situations de gestion doivent s’envisager comme un problème dit ouvert, c’est-à-dire ne comportant pas de solution prédéterminée. Cet espace de problématisation ne constitue qu’un ensemble de règles d’action, qui guident la recherche de solutions. Cet espace de problématisation va largement conditionner la délimitation de la représentation de la situation de gestion en tant que telle, mais aussi la vision que les autres acteurs vont en avoir et va participer à la recherche d’un compromis entre les différents acteurs dans une perspective de proximité cognitive. Nous proposons ainsi dans la figure 1 de mettre en exergue la place de l’espace de problématisation dans la situation de gestion.
16 Dans cette première partie, nous avons cherché à caractériser la situation de gestion en tant que facilitateur du changement dans les organisations. En revenant à la définition de la situation de gestion en management, nous avons mis en exergue l’importance des représentations des acteurs dans la situation de gestion. Cette dernière est en effet délimitée par les représentations des acteurs dans leurs interactions. Nous avons alors posé la question de la construction d’un sens commun de la situation de gestion, c’est-à-dire d’une proximité cognitive des acteurs dans la situation de gestion. Nous avons ainsi montré que la problématisation est un élément central de la définition de la situation de gestion et qu’elle favorise cette proximité. La proximité cognitive donne l’impression d’une proximité physique des acteurs ou proximité interactionnelle de ces derniers, dans la situation de gestion. Nous pensons ainsi que le recours au concept de situation de gestion peut faciliter le changement dans les organisations. C’est ce que nous cherchons à illustrer dans la deuxième partie de cet article, à travers le cas d’une administration publique luxembourgeoise.
La place de la problématisation dans la situation gestion
La place de la problématisation dans la situation gestion
II – LE RECOURSAU CONCEPT DE SITUATION DE GESTION COMME FACILITATEUR DU CHANGEMENT : ILLUSTRATION PAR UN CAS
17 L’illustration que nous proposons concerne une administration publique qui doit faire face à une problématique de changement. Les acteurs de l’organisation se trouvent liés de façon mutuelle et immédiate dans la production de ce changement. C’est dans ce cadre que nous proposons de recourir au concept de situation de gestion. Après avoir présenté le contexte et les données de l’étude de cas, nous mettons en exergue la place des représentations des acteurs de l’administration publique dans la situation de gestion. Nous montrons que l’introduction d’une méthode permettant de construire la situation de gestion en problématisant, favorise la proximité cognitive des acteurs de l’administration publique.
1. Contexte et données de l’étude de cas
18 L’étude de cas produite est issue d’une recherche intervention au sens de David (2000) [4]. L’administration publique étudiée s’inscrit en effet dans un programme d’amélioration continue, initié par le ministère de la Fonction publique et de la Réforme administrative du Luxembourg. Ce programme a pour finalités de sensibiliser les administrations publiques aux démarches d’amélioration continue, puis de les accompagner dans le déploiement de ces dernières, dans une perspective de changement. Dans le cadre de ce programme, notre positionnement en tant que chercheur est celui de facilitateur (Caillé, 1991) du changement.
19 Le cas étudié possède le statut d’illustration. Au sens de David (2004), il sert à illustrer une théorie, pour vérifier qu’elle s’applique, sans valeur démonstrative. Il s’agit en effet d’illustrer le concept de situation de gestion à travers la proximité cognitive des acteurs et de vérifier que le recours au concept de situation de gestion comme facilitateur du changement dans les organisations, s’applique. L’encadré page suivante fournit l’ensemble des informations relatives à la méthodologie de recherche déployée.
20 L’administration publique étudiée délivre des services aux citoyens et usagers. Au moment où elle intègre le programme amélioration continue, elle doit faire face à une pression grandissante à réduire ses délais de traitement, venant des usagers mais également du monde politique, alors en période législative. Dès lors, les acteurs de l’organisation se trouvent liés de façon mutuelle et immédiate pour répondre à cette demande de changement.
21 Dans le cas présenté, l’objectif de l’action collective est d’éliminer les retards de traitement, tout en assurant un travail de qualité, sans pour autant démotiver le personnel, et cela dans un court laps de temps. Le résultat du changement ainsi mis en œuvre, est soumis au jugement (externe) du ministre et des citoyens et usagers (par le biais d’enquêtes de satisfaction notamment). Les participants engagés dans la production de ce résultatsont le personnel en contact direct avec les usagers, des chefs de service et la direction de l’administration. Les agents ainsi réunis dans la situation interagissent, chacun, avec des environnements différents. Il est donc possible de parler de construction d’une situation de gestion. Ils appréhendent donc chacun le changement à produire, avec des représentations différentes. Dans le paragraphe suivant, nous mettons en exergue ces représentations.
2. La place des représentations des acteurs de l’administration publique dans la situation de gestion
22 Au début de l’intervention il est intéressant de constater que les représentations des acteurs sont très éloignées les unes des autres. En effet, chacun des acteurs en présence appréhende le résultat à produire, à la lumière des difficultés qu’il rencontre dans son activité : insatisfactions du terrain pour le personnel en contact direct avec les usagers, difficultés à déployer une organisation plus efficace pour les chefs de services et exigences d’ordre politique pour la direction. Le tableau 1 rend compte de la diversité de ces représentations.
Les représentations des acteurs de l’administration publique sur le changement à produire
Personnel en contact direct avec les usagers | Chefs de service | Direction de l’administration |
– Réduire les délais de
traitement – Satisfaire les clients de l’administration – Contribuer à garantir des conditions de travail décentes – Délivrer les aides aux usagers |
– Être vu comme une
organisation cohérente – Informer nos clients sur leurs droits et les aider – Traiter tous les dossiers des clients – Traiter les usagers de manière égale – Travailler de manière efficiente |
– Respecter les attributions de
la loi – Remplir les missions imposées par la loi – Informer le gouvernement sur la déficience de la législation – Être en accord avec les décisions politiques |
Les représentations des acteurs de l’administration publique sur le changement à produire
MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
Personnel en contact direct avec les usagers, chefs de service et direction d’une administration publique luxembourgeoise délivrant des services aux citoyens et usagers.
Objet de l’investigation
Le recours à la situation de gestion à travers la proximité cognitive des acteurs, comme facilitateur du changement dans les organisations.
Méthode d’investigation
Recherche intervention, ayant pour objectif de comprendre en profondeur le fonctionnement d’un système, de l’aider à définir des trajectoires possibles d’évolution, de l’aider à en choisir une, à la réaliser et à en évaluer le résultat. La production de connaissances se fait dans l’interaction avec le terrain (David, 2000).
Collecte des données
Observation participante d’un groupe de travail représentatif de l’organisation de 8 à 12 personnes, avec pour objectif une construction mentale de la réalitéLe chercheur joue le rôle de facilitateur au sens de Caillé (1991).
Thèmes traités : changement à produire, actions pour l’atteindre et obstacles qui limitent son atteinte.
Analyse des données
Étude de cas illustrative servant à illustrer une théorie, pour vérifier qu’elle s’applique, sans valeur démonstrative (David, 2004).
Mode de raisonnement de type inductif qui permet de mettre à jour les théories mobilisées.
Terrain de l’étude
L’administration publique.
23 La mise en exergue de plusieurs représentations du changement à produire dans l’administration publique étudiée fait émerger le problème de la construction d’une proximité cognitive des acteurs à partir d’un sens commun de la situation de gestion. La dernière partie de notre réflexion a pour but d’illustrer la construction de cette proximité, en évoquant l’introduction d’une méthode permettant la problématisation de la situation de gestion.
3. La construction d’un sens commun de la situation de gestion par les acteurs de l’administration publique
L’introduction d’une méthode permettant la problématisation…
24 Pour accompagner l’administration vers le changement souhaité, nous avons mobilisé une méthode qui se base sur l’animation d’un groupe de travail représentatif de l’administration, en utilisant un processus de pensée logique et de communication inspirée du Thinking Process, lui-même issu de la « théorie des contraintes » de Goldratt (Scheinkopf, 1999). Le groupe de travail réunit les acteurs cités préalablement, à savoir : le personnel en contact direct avec les usagers, des chefs de service et la direction de l’administration. En travaillant sur les représentations de ces acteurs, la méthode constitue un élément central de la construction de la situation de gestion.
Elle contribue à ce que les acteurs donnent du sens à leur présent
25 Un premier groupe de travail est constitué du personnel et des chefs de services. Dans une première étape, le directeur de l’administration n’est pas présent. Notre expérience a montré que dans le cadre des administrations publiques, sa présence dès le début du déploiement de la méthode limite le reste du personnel dans la recherche de compromis sur les changements à produire. Le directeur de l’administration intègre ensuite le groupe pour apporter sa représentation. Il s’agit alors d’accompagner l’ensemble des acteurs dans la recherche d’une vision commune du résultat à atteindre dans l’action collective.
… par la projection d’un futur possible tout en tenant compte de la dialectique fins/moyens
26 Dans ce cadre, le groupe au complet est invité à construire une représentation commune sur la manière de mener cette action collective pour atteindre le résultat, tout en identifiant les obstacles qui peuvent bloquer l’atteinte du but.
27 Dans le paragraphe suivant, nous montrons en quoi l’introduction de cette méthode favorise la proximité cognitive des acteurs de l’administration publique.
… favorisant la proximité cognitive des acteurs de l’administration publique
28 Dans un premier temps, l’introduction de la méthode permet aux acteurs, qui ont chacun des représentations différentes du changement à produire (tableau 1), de converger vers une vision commune de ce dernier. Une première tentative de dégager un compromis fait émerger deux propositions : « notre but est de délivrer les aides aux usagers de manière égalitaire dans les plus brefs délais » et « notre but est de réaliser nos missions au plus faible coût dans les plus brefs délais à partir de la demande initiale ». Cependant, ces compromis ne semblent pas acceptables, dans la mesure où ils ne renvoient pas à un accord durable dans le temps (Boltanski et Thévenot, 1991). Dépassant leurs représentations et utilisant les éléments de leur propre monde pour construire un sens commun de la situation de gestion, les acteurs retiennent alors la définition suivante : « le but de l’administration est d’assurer la délivrance des aides aux usagers aujourd’hui et demain » et pour atteindre ce résultat il existe trois conditions nécessaires à l’action collective : « réaliser les prestations dans les meilleurs délais, avec une égalité dans le traitement des prestations, de manière efficiente ».
29 Nous voyons bien que la construction de la situation de gestion n’est pas linéaire mais progresse par capillarité (Journé et Raulet-Croset, 2008). Dans un second temps, la méthode conduit le groupe à définir des actions permettant d’atteindre le résultat visé.
30 Initialement, le personnel en contact avec les usagers pour le traitement de leurs dossiers, travaille de manière cloisonnée. Ceci implique des retards dès qu’un agent est absent. De plus, le dossier d’un usager passe entre les mains de plusieurs agents, sans que quiconque ne soit informé. Avec ce mode de fonctionnement, les agents ne peuvent donc répondre correctement et directement aux questions des usagers, puisqu’ils n’ont pas connaissance de la totalité de leur dossier. Pour la même raison, ils ne peuvent pas non plus fournir de délais pour le traitement des dossiers. De ce fait, les usagers qui ne reçoivent que peu d’informations sur l’état de traitement de leur dossier et qui n’ont pas d’interlocuteur privilégié, se déplacent aux guichets de l’administration. Ceci a pour conséquence d’encombrer inutilement les guichets qui ne disposent pas de l’information souhaitée et d’augmenter ainsi l’insatisfaction des usagers.
31 Lors de l’animation, en échangeant et en communiquant, les acteurs du groupe de travail prennent conscience des obstacles qui bloquent l’atteinte du résultat souhaité. Ils conviennent ainsi d’une nouvelle approche : créer des équipes de travail multidisciplinaires. Les acteurs constituant les équipes de travail multidisciplinaires sont ainsi amenés à coopérer pour traiter les dossiers des usagers dans leur entièreté. Ainsi, il devient possible de contacter l’usager (par e-mail, courrier ou téléphone) pour traiter directement avec lui les difficultés liées à son dossier. La charge de travail est uniformément répartie sur l’équipe. De même, l’absence d’un agent ne ralentit plus le dossier et les pertes de dossiers entre services disparaissent. L’approche permet également de réduire les files d’attentes au guichet.
32 Le fonctionnement en équipe multidisciplinaire permet l’entre aide des acteurs la constituant : ils coopèrent donc sur la base d’un cadre organisationnel aux finalités partagées. La proximité cognitive produite conduit alors à une proximité physique des acteurs ou proximité interactionnel, dans l’action. En cela, il nous semble que le recours au concept de situation de gestion, tel que nous l’avons caractérisé dans la première partie de l’article a facilité le changement visé dans cette administration publique.
CONCLUSION
33 Dans cet article, nous avons cherché à proposer et illustrer un point d’entrée encore peu mobilisé dans les recherches en sciences de gestion : les situations de gestion à travers la proximité cognitive des acteurs. Largement mobilisée en sciences humaines (de Fornel et Quéré, 1999), cette notion n’est pourtant peu, voire pas utilisée dans les sciences de gestion en général, et dans les recherches portant sur le management public en particulier.
34 Dans une première partie, nous avons cherché à caractériser la situation de gestion en tant que facilitateur du changement dans les organisations. En revenant à la définition de la situation de gestion en management, nous avons mis en exergue l’importance des représentations des acteurs dans la situation de gestion. Cette dernière est en effet délimitée par les représentations des acteurs dans leurs interactions. Nous avons alors posé la question de la construction d’un sens commun de la situation de gestion, c’est-à-dire d’une proximité cognitive des acteurs dans la situation de gestion. Nous avons ainsi montré que la problématisation est un élément central de la définition de la situation de gestion et qu’elle favorise cette proximité.
35 Dans une deuxième partie, nous avons illustré le concept de situation de gestion à travers la proximité cognitive des acteurs et nous avons ainsi vérifié que le recours au concept de situation de gestion en tant que facilitateur du changement dans les organisations, s’applique.
36 Les situations de gestion ne peuvent plus être qu’un simple postulat de recherche. Elles constituent en effet un point d’entrée intéressant pour aborder les organisations et améliorer ainsi la pertinence des actions d’accompagnement vers ces dernières. En effet, la complexité des situations à gérer est une réalité incontournable des organisations. Dans cette perspective, les apports de notre recherche s’articulent autour de deux points :
- le développement de nouvelles connaissances en proposant de déployer de nouvelles grilles d’analyse pour aborder ces organisations. Les situations de gestion renvoient à ce que nous avons appelé la problématisation qui participe à la construction d’une représentation commune des situations de gestion et où la dialectique fin/moyen joue un rôle important dans la délimitation des situations de gestions. L’intérêt est donc de prendre en considération les situations de gestion dans l’analyse des organisations pour en favoriser la proximité cognitive des acteurs et ainsi le changement.
- la proposition d’une démarche afin de rendre intelligible les situations de gestion dans les organisations pour en favoriser le changement. L’originalité de notre proposition repose sur le fait que nous proposons un cadre d’intervention axé sur l’articulation entre situations de gestion, problématisation et dialectique fin/moyen. La démarche mobilisée permet de recadrer la situation, c’est-à-dire de changer le niveau de regard des acteurs par rapport à une situation donnée. Ce qui implique que « l’acteur doit faire preuve de cette forme d’intelligence qui consiste moins en la résolution d’un problème qu’en la mise en forme d’un monde partageable » (Martinet, 1993).
38 L’illustration présentée dans cet article, confirme que la démarche utilisée va dans le sens d’une meilleure connaissance des situations de gestion dans les organisations. Il apparaît donc important de continuer à mettre en place des méthodes permettant la construction de ces situations et une meilleure représentation de celles-ci, comme le rappelle Delorme (1999).
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Date de mise en ligne : 17/06/2011
Notes
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[1]
Cette notion peut se retrouver dans les recherches portant sur les processus de gestion. Mais, dans ce cas de figure, la notion de situation est souvent comprise comme centrée sur « l’objet de recherche » négligeant l’acteur lui-même. En effet, cette approche par les situations consiste à analyser l’action elle-même et ses composantes en la séparant de la personne en situation. Il s’agit d’une réflexion sur l’action alors que nous proposons, dans la perspective des sciences de l’artificiel, une réflexion dans l’action.
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[2]
Rappelons la définition du « satisficing » : « méthodes de décision visant à générer des solutions tenues pour bonnes ou pour satisfaisantes bien que non optimales. » (Simon, 2004).
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[3]
Nous préférons cette expression à celle utilisée par Simon (2004) « d’espace de problème ». En effet, cette dernière ne permet pas de différencier correctement les deux aspects d’un problème (Fabre 1999) : la problématisation et la résolution de problème. Cet espace de problématisation renvoie aussi aux travaux d’Heidegger (1964) à la métaphore du Spielraum – de l’allemand : espace pour manœuvrer. Le Spielraum réfère au champ d’action, au champ opérationnel effectif d’une personne en situation, appelé aussi le champ des possibles.
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[4]
Selon David (2000), la recherche intervention a pour objectif de comprendre en profondeur le fonctionnement d’un système, de l’aider à définir des trajectoires possibles d’évolution, de l’aider à en choisir une, à la réaliser et à en évaluer le résultat. La production de connaissances se fait dans l’interaction avec le terrain.