Notes
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[1]
Kaplan et Norton (1996) estiment toutefois prudemment qu’« aucun théorème mathématique [ne permet d’] affirmer que [les quatre axes] sont à la fois nécessaires et suffisants » (1998, traduction française, p. 48).
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[2]
Une recherche sur les bases de données bibliographiques UMI-Proquest, ScienceDirect et EBSCO Source Premier montre qu’en moyenne seuls 7 % des résumés des articles abordant la notion de « Balanced Scorecard » contiennent le terme « échec » (et non « succès ») contre 88 % avec le terme « succès » (et non « échec »). Les 5 % d’articles restants utilisent à la fois les termes de « succès » et « échec ».
-
[3]
Parmi les différents objectifs stratégiques retenus par la Mutuelle, on peut noter : « réaliser une croissance profitable », « optimiser l’utilisation des actifs », « améliorer la structure des coûts », « séduire de nouveaux adhérents », « satisfaire nos adhérents », « fidéliser nos adhérents », « fournir des produits et services attendus par les clients », « rendre l’organisation efficace », « développer les compétences stratégiques », « respecter la réglementation ».
-
[4]
Toutes les données n’ont pas, en effet, dans un tableau de bord prospectif, la même fréquence de mise à jour, de telle sorte qu’un dirigeant peut rester dans l’expectative en étant dans l’incapacité d’observer les variations et interactions simultanées de plusieurs indicateurs.
-
[5]
Témoignage de consultants suite à une présentation effectuée auprès de hauts fonctionnaires français ayant manifesté ouvertement leur désintérêt pour une approche américaine.
-
[6]
Témoignage des cadres territoriaux des services techniques municipaux et du directeur général des services interrogés dans le cadre d’un audit stratégique.
-
[7]
Comme le remarquent Andon et al. (2005), le tableau de bord prospectif est trop souvent considéré en fonction de son contenu, selon une approche structuraliste, alors qu’il faudrait l’envisager plus globalement dans ses aspects sociologiques, au travers des interactions humaines qu’il entraîne (Naro, 1998).
1 Le « Balanced Scorecard », ou tableau de bord équilibré ou prospectif, apparaît presque trivial tant son idée de départ est simple. Toutefois, comme le relèvent avec justesse Lawrie et Cobbold (2004), Kaplan et Norton n’en ont pas fourni de définition claire. Kaplan et Norton (1992) ont juste proposé dans leur article initial de compléter la vision traditionnelle de la performance financière de l’entreprise par trois perspectives supplémentaires, à savoir l’innovation et l’apprentissage, les processus internes et l’attention apportée aux clients. Cependant, une telle description ne suffit pas à épuiser la variété des concepts sous-jacents à un tel outil, et à en décrire pleinement les subtilités. Si l’on s’en tient cependant à ce premier niveau de lecture, on voit immédiatement que le « Balanced Scorecard » relève d’une démarche de management d’essence principalement normative, avec une grille de lecture organisationnelle en quatre axes [1]. L’objectif est d’obtenir une meilleure performance financière, avec un postulat de départ : « on ne gère bien que ce que l’on mesure ». Mais comme le soulignent à juste titre Mooraj et al. (1999, p. 488-489) ou Berland (2008), « ce qui ne peut être mesuré n’est pas forcément sans pertinence ». Il n’est pas non plus certain que le découpage et l’ordonnancement des perspectives, tels qu’ils sont proposés par Kaplan et Norton, soient toujours réalistes et pertinents. Du reste, comme cela a été souligné par Brignall (2002), l’intégration des problématiques de développement durable dans ce cadre paraît problématique. Certains considèrent même le « Balanced Scorecard » comme un simple moment de l’histoire de la pensée managériale, relevant d’un discours ethnocentré, avec de fortes connotations idéologiques (Bourguignon et al., 2002). Pour Hoppe (2005), il s’agit d’un outil de facture « anglo-saxonne », qui ne peut être aussi facilement et immédiatement transposé dans le contexte européen. À cela s’ajouterait peut-être un quiproquo qui consisterait à ranger abusivement le « Balanced Scorecard » dans la boîte à outils du contrôleur de gestion, alors que selon les dires de Kaplan et Norton, il « doit être conçu comme un outil de communication, d’information et d’apprentissage organisationnel, [et] pas comme un moyen de contrôle » (1998, p. 38). Pourtant, Kaplan et Norton (2001, p. 377) ont eux-mêmes rattaché leurs préconisations au cadre conceptuel plus général des leviers de contrôle, élaboré par Simons (1995). Ainsi, le tableau de bord prospectif aurait non seulement les vertus d’un système de mesure régulière des variables clés de performance (système diagnostic), mais également les avantages de fournir l’occasion de conduire une réflexion stratégique et de résoudre une série de problèmes non anticipés (système interactif). Cette dernière caractérisation de l’outil tend à l’auto-immuniser, de facto, vis-à-vis de toute critique, puisqu’au fond l’échec de sa mise en œuvre peut être attribué soit à un mauvais choix des indicateurs, soit à une mauvaise animation des débats internes. Peut-être est-ce là, d’ailleurs, la raison pour laquelle on compte si peu d’articles décrivant ou relatant un échec du « Balanced Scorecard » [2]. Or, comme cela a été souligné par les rédacteurs invités en charge de ce dossier de la Revue française de gestion (Naro et Travaillé, 2011), nos connaissances demeurent encore très limitées au sujet des applications effectuées dans l’environnement institutionnel français.
2 Compte tenu de ce constat de départ, deux axes principaux de questionnement sont donc retenus dans le cadre de cet article. Le premier consiste à essayer de comprendre le relativisme et la subjectivité de la notion même de réussite et d’échec du « Balanced Scorecard ». Le second vise à étudier les facteurs de non-utilisation et d’échec d’un « Balanced Scorecard ».
I – LE « BALANCED SCORECARD » : UN PARADIGME EN RECHERCHE PERMANENTE DE NOUVELLES DÉFENSES ?
3 Le schéma épistémologique de Lakatos (1976), selon lequel tout programme de recherche reposerait sur un « noyau dur » difficilement remis en question, tout en étant défendu avec acharnement, grâce à l’édification de « ceintures protectrices » formées d’hypothèses ad hoc et de nouveaux arguments rhétoriques, s’applique particulièrement bien au cas du « Balanced Scorecard ». Celui-ci apparaît, en premier lieu, comme un concept en constante évolution et qui a partiellement échappé à ses concepteurs. Sa mise à l’épreuve des faits est, en second lieu, souvent délicate, à tel point que pour certains auteurs les conséquences du « Balanced Scorecard » sont tellement variables et immatérielles que seule une approche par étude de cas paraît possible (Mooraj et al., 1999, p. 489).
MÉTHODOLOGIE DES ÉTUDES DE CAS
1. Évolutions et nouvelles formes du « Balanced Scorecard »
4 En cohérence avec les prédictions de Lakatos concernant tout paradigme, on peut observer que les fondateurs de la démarche du « Balanced Scorecard » ont progressivement cherché à élaborer un schéma beaucoup plus théorique de leur approche (Kaplan et Norton, 2004), fondé des notions plus légitimes telles que le « capital humain », le « capital informationnel » ou le « capital organisationnel ». Finalement, dans leur dernier article en date (Kaplan et al., 2010), l’approche est étendue au suivi de projets multi-entreprises. L’ensemble de ces transformations successives sont retranscrites dans l’encadré ci-dessous.
5 D’autres auteurs ont aussi ouvert de nouvelles perspectives d’application et de réforme de l’outil, ce dernier échappant par là même à ses créateurs. Figge et al. (2002) proposent ainsi explicitement un tableau de bord « durable » avec la création d’une nouvelle perspective orientée selon une logique hors marché, portant sur des sujets éthiques tels que le non-recours au travail des enfants. Maltz et al. (2003) proposent une nouvelle perspective, intitulée « préparer le futur », afin d’intégrer l’adoption de nouvelles technologies, les logiques d’innovation, les projets d’alliances et la recherche de nouveaux marchés. Pour leur part, Van der Woerd et Van den Brink (2004) appellent de leurs vœux un rééquilibrage des finalités de l’organisation en souhaitant placer sur un même plan les profits avec le respect de la planète et le maintien des équilibres écologiques. Pour Sureshchandar et Leisten (2005), il faudrait plutôt passer à un tableau de bord « holistique », en ajoutant aux quatre axes classiques, une perspective de responsabilité sociétale (entreprise citoyenne), et une perspective de gestion du capital intellectuel (capital humain et capital organisationnel). Selon Calandro et Lane (2006) on pourrait aussi mieux appréhender la thématique transversale des risques au niveau des finances (endettement, solvabilité, fiscalité), de la gestion des clients (pertes de réputation, plaintes, nouveaux entrants, clients insolvables), des processus internes (pertes de données, d’employés, mauvais audits internes, assurances) ou encore de l’apprentissage (synergies non réalisées, rythme des changements espérés). Rampersad (2008) propose, quant à lui, une déclinaison du « Balanced Scorecard » à l’échelon individuel, ce qui devrait conduire chaque employé à s’interroger sur son système de valeurs, ses facteurs personnels de succès, ses performances, sa contribution à la réussite de son organisation, et ses actions d’amélioration personnelle. Finalement, à cette série de nouvelles propositions s’ajoute l’apport récent de Tsai et al. (2009). Ces auteurs proposent d’utiliser le tableau de bord prospectif non plus à des fins de diagnostic interne, mais d’analyse stratégique, selon une posture d’évaluation externe des entreprises. Au total, il semble assez difficile de positionner ces nouvelles propositions. On pourra y voir à la fois des critiques et/ou des améliorations du « Balanced Scorecard ».
ÉVOLUTIONS SUCCESSIVES DU « BALANCED SCORECARD » 1990-2010
2. Le « Balanced Scorecard » à l’épreuve des faits
6 Le cas de Fannie Mae, mis en avant par Kaplan et Norton (2001, p. 128) apparaît particulièrement intéressant. En relisant le contenu de la carte stratégique de cette société financière, on comprend mieux a posteriori pourquoi un tel organisme n’aurait pas manqué de faire faillite lors de la crise des « subprimes », s’il n’avait pas bénéficié du soutien financier de l’État américain. La notion de risque y est totalement absente. De fait, en retenant une représentation purement interne de la stratégie, les décideurs sont amenés à occulter toute une série de facteurs exogènes, tels que la politique des taux directeurs ou la surveillance du taux de surendettement des ménages. Or, lorsque nous avions présenté la logique de Kaplan et Norton au directeur du contrôle financier d’un grand organisme bancaire français en 2005, ce dernier avait été extrêmement surpris. Il avait en effet relevé immédiatement la difficulté d’apprécier avec un tel outil la performance des opérationnels, puisque celle-ci peut être fortement affectée par des incidents indépendants de leur volonté. Un axe vertical a donc été ajouté afin de suivre un ensemble de facteurs de risque pouvant venir perturber l’enchaînement idéal conçu par Kaplan et Norton. Les mouvements de grève, les pannes informatiques, l’apparition de nouvelles législations plus contraignantes, les offres de la concurrence sont autant d’événements introduisant des effets de discontinuité et de rupture dans les résultats économiques. Ce second cas montre par contraste que les dirigeants de Fannie Mae ont certainement manqué de discernement et d’esprit critique lors de la conception de leur propre « Balanced Scorecard ». C’est là un cas de figure assurément courant, qui peut être à nouveau illustré à partir du cas d’une grande mutuelle de santé française. La carte stratégique conçue pour cette mutuelle est composée d’un ensemble de dix-huit objectifs stratégiques répartis en cinq axes (finances, adhérents, création de valeur, management et support et finalement, environnement externe ou instances). Là encore, la notion de risque est absente. On peut noter, de plus, une très grande proximité des objectifs stratégiques retenus avec les notions présentes dans la carte type conçue par Kaplan et Norton (2004) [3]. En d’autres termes, le schéma de Kaplan et Norton a été repris sans une réflexion réellement approfondie et critique.
7 Le cas d’une grande entreprise française du secteur des transports et de la logistique, employant près de 2000 salariés, permet également de mieux comprendre l’importance d’une analyse en profondeur des modalités pratiques d’utilisation d’un « Balanced Scorecard ». À l’issue de l’entretien réalisé avec le dirigeant de cette entreprise, nous avons eu l’impression que le tableau de bord prospectif avait été abandonné, du fait de « la difficulté d’alimenter certaines données en temps réel et de disposer d’un ensemble d’indicateurs mesurés avec une fréquence identique ». L’outil ne permettait donc pas selon les dires de son dirigeant d’obtenir une réactivité suffisante [4]. Lors de notre rencontre, six mois plus tard, avec le directeur financier, le discours tenu était radicalement différent. Pour ce dernier, l’outil avait « rendu de grands services à l’équipe de direction » ; il était « utilisé régulièrement en réunion de direction, et servait de base à l’élaboration d’une série de plans d’action ». Comment ces deux discours aussi diamétralement opposés pouvaient-ils coexister ? Après analyse, il est apparu que la personne à l’origine de l’implantation du « Balanced Scorecard » n’était pas le dirigeant, mais le directeur financier. Le premier n’y était donc pas attaché affectivement, alors que le second y voyait une contribution personnelle. On voit ici que le degré de satisfaction associé au « Balanced Scorecard » peut fortement varier d’un responsable à un autre, en fonction de son degré d’implication initiale dans la conception de l’outil.
8 En analysant la structuration du « Balanced Scorecard » qui avait été développée pour cette société logistique, il est apparu qu’il s’agissait d’un tableau de bord prospectif de première génération, c’est-à-dire sans formulation d’objectifs stratégiques, et sans explicitation des relations de cause à effet entre les indicateurs. De plus, les axes retenus l’ont été selon une approche différente de celle préconisée par Kaplan et Norton. C’est la notion de capital immatériel qui a servi de schéma directeur, de telle sorte que l’on retrouve quatre capitaux centraux faisant office d’axes, à savoir le « capital organisationnel », le « capital financier », le « capital humain » et le « capital relationnel avec les clients ». Ce dernier est placé tout en haut du tableau de bord, qualifié de « navigateur », en référence à l’expérience conduite au sein de l’assureur suédois Skandia. L’absence de prise en compte d’un « capital naturel » et de mise en évidence de finalité actionnariale de la création de valeur peut ici être interprétée comme une manifestation des spécificités culturelles françaises, où les considérations sociales apparaissent comme dominantes. Il importe aussi de souligner que le « Balanced Scorecard » utilisé n’est pas non plus l’exact reflet de la stratégie du dirigeant, contrairement à ce que l’on pourrait espérer. En écoutant le dirigeant et en analysant le contenu du « navigateur », on constate un découplage entre le discours stratégique et le contenu de l’outil de pilotage. Les convictions écologiques du dirigeant se traduisent bien dans les faits, puisque des véhicules peu émetteurs de CO2 ont bien été achetés, des chauffeurs ont été formés à l’éco-conduite, et un nouveau bâtiment aux nouvelles normes de basse consommation énergétique est en cours construction. Le « Balanced Scorecard » n’intègre pas, en revanche, des indicateurs liés à ces actions. Le caractère familial de l’entreprise n’a pas non plus incité à envisager une diffusion du contenu du « navigateur » à l’ensemble des salariés. De l’avis du directeur financier, « on ne peut pas diffuser à l’ensemble des salariés des chiffres qui nécessiteraient une discussion, des analyses approfondies et des commentaires ». Par ailleurs, l’outil est maintenu à partir d’un tableur (Excel Microsoft), ce qui réduit considérablement son caractère à la fois partagé et interactif. L’opinion des salariés, pourtant mesurée par une enquête de satisfaction, n’est pas non plus considérée en tant qu’indicateur pertinent. L’outil n’est donc pas très novateur dans sa conception, puisqu’il n’arrive pas à intégrer les dimensions cognitives et psychologiques des collaborateurs, qui représentent pour certains auteurs académiques les vrais leviers de la performance (Hansson, 1998). En résumé, l’outil est resté un tableau de bord de direction, extrêmement statique et peu novateur, non décliné à l’échelon individuel, ce qui empêche tout usage de celui-ci en tant qu’outil de communication.
9 Comme nous avons pu le voir dans le cadre de cette première partie, la remise en question du tableau de bord prospectif demeure délicate tant les paramètres de conception d’un « Balanced Scorecard » apparaissent variés et diversement pris en compte.
II – QUELQUES CAS ET CAUSES D’ÉCHEC DU « BALANCED SCORECARD » OBSERVÉS EN FRANCE
10 Nous proposons à présent d’étudier des cas d’échec du « Balanced Scorecard ». Trois situations seront distinguées. La première correspond au cas d’organisations apparemment hermétiques au concept. Le thème même du « Balanced Scorecard » n’évoque aucun intérêt. Dans la seconde configuration, un début de réflexion a été engagé, avec la création d’une maquette qui pourrait préfigurer ce que serait une cartographie crédible de la stratégie et de ses indicateurs associés. Toutefois, une fois passé ce premier stade, aucune suite n’est donnée. Enfin, dans un troisième cas de figure, on constate un début d’utilisation effective de l’outil, puis son abandon. Nous présentons des cas correspondant à ces trois situations de rejet, avant d’envisager une série de facteurs d’échec qui pourraient être liés aux caractéristiques de l’environnement socio-politique français.
1. Exemples d’échec du « Balanced Scorecard » en France
11 Si l’approche « Balanced Scorecard » semble souvent séduire, elle peut dans certains cas conduire en France à des réactions d’opposition quasi épidermiques, au prétexte qu’il s’agit d’une méthode d’origine américaine [5]. Lorsque la mise en place est envisagée, elle peut aussi entrer immédiatement en conflit avec des modes de gestion bien établis.
12 Une première illustration peut être trouvée dans le cadre des collectivités territoriales, et plus précisément dans le cas des mairies. À l’issue d’une action de sensibilisation conduite en collaboration avec le CNFPT (Centre national de fonction publique territoriale), en Aquitaine, auprès des directeurs généraux de services, plusieurs tentatives d’expérimentations ont été engagées sur la période 2007-2009. En définitive, le « Balanced Scorecard » n’a trouvé un écho favorable que dans une seule mairie. Dans le cas d’une première ville, la formulation d’une stratégie semblait inenvisageable pour le maire, le flou entretenu autour du projet de mandature permettant d’opérer des changements de dernière minute et d’éviter des critiques de l’opposition [6]. Dans le cas d’une autre mairie, nous avons trouvé d’autres forces opposées. L’idée prévalait tout d’abord que la mairie était bien gérée, avec plusieurs directeurs sortis de l’Ena (École nationale d’administration). Parallèlement, la tentative d’application de la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) tenait lieu de cadre unificateur, en proposant une décomposition alternative à celle d’un « Balanced Scorecard » selon les trois axes suivants : le contribuable, l’usager et le citoyen. Enfin, un directeur général des services d’une autre mairie, apparemment ouvert à une expérimentation a finalement perçu cet outil comme trop structuré, et potentiellement dangereux. Il était effectivement de nature à lui retirer du pouvoir dans son rôle d’interface entre les élus et les services.
13 Un exercice de réflexion poussé a été conduit avec le contrôleur de gestion de la branche européenne d’un groupe international appartenant au secteur de l’électronique. Là encore, plusieurs démarches concurrentes existaient. L’entreprise avait identifié une série d’indicateurs clés de gestion (approche dite KPI, Key Performance Indicators), et pilotait sa production à partir d’une démarche d’inspiration japonaise (Lean Management), visant à réduire toutes les sources de gaspillages. En constituant la maquette du tableau de bord prospectif, il est rapidement apparu que l’entreprise ne disposait d’aucun indicateur d’apprentissage permettant d’apprécier le « capital humain » ou le « capital organisationnel ». L’outil n’a finalement pas été mis en place pour au moins deux raisons. L’entreprise subissait, tout d’abord, des pertes financières importantes, de telle sorte que toute logique prospective devenait secondaire. Il s’agissait, par ailleurs, d’une filiale, dotée de peu d’autonomie de gestion. Il paraissait donc difficile de lancer une démarche qui n’avait pas été initiée par les dirigeants du groupe, et qui ne correspondait pas aux reportings attendus par le siège.
14 Le cas de la structure régionale d’un grand établissement bancaire français apparaît également extrêmement intéressant. Nous avons pu obtenir les témoignages directs d’un consultant externe et du responsable de projet en interne. Un cabinet de conseil a été dans ce cas mandaté pour consulter l’ensemble des services, réunir les indicateurs disponibles et finalement proposer une première solution. Les analyses ont abouti à l’identification de six axes principaux :
- les résultats financiers,
- les clients et le fonds de commerce (gestion de portefeuille, banque en ligne),
- les risques,
- les ressources humaines,
- la qualité, et
- les chantiers de modernisation.
16 Cependant, l’intervention d’un cabinet extérieur a généré d’importantes tensions et certains directeurs de services ont peu apprécié que l’on vienne empiéter sur leurs prérogatives. Si les services ressources humaines et marketing avaient le sentiment de prendre de l’importance en étant représenté dans le projet de tableau de bord de la direction générale, le service contrôle de gestion y a vu un danger de perte de son influence et de son expertise. Nous retrouvons là une situation assez proche de celle décrite par Papalexandris et al. (2004) qui décrivait les conflits internes déclenchés par la mise en œuvre d’un « Balanced Scorecard ». Finalement, la focalisation sur la notion d’indicateurs de performance a entraîné des réflexes de résistance et de rétention d’information. Le « Balanced Scorecard » a été envisagé dans une pure logique de reporting et non de management. Au bout du compte, le projet a échoué pour plusieurs raisons. Le service contrôle de gestion a refusé de collaborer afin d’automatiser certains retraitements de données commerciales qui devaient permettre de construire une cascade de tableaux de bord allant jusqu’au suivi des agences bancaires. Cette posture de résistance était d’autant plus tenable qu’il s’agissait d’un projet pionnier à l’échelon national, autrement dit il n’existait pas encore d’autre structure dotée d’un « Balanced Scorecard ». Par ailleurs, chaque participant au groupe de travail n’était absolument pas incité financièrement à la réussite du tableau de bord. Finalement, le bouleversement organisationnel induit par une opération de fusion de plusieurs caisses a mis un terme définitif au projet, les préoccupations et l’ordre des priorités des dirigeants ayant été subitement modifiés.
17 Plus rares sont les cas de « Balanced Scorecard » ayant commencé à être utilisés pour être finalement abandonnés. Dans cette catégorie, nous avons pu trouver le cas d’un EHPAD (établissement d’hébergement de personnes âgées dépendantes). Après avoir constitué un groupe de réflexion réunissant les responsables, une première carte stratégique a été produite et validée par l’équipe de direction. Le travail a consisté à reclasser l’ensemble des informations disponibles dans le système d’information en fonction de quatre axes (rentabilité et suivi de la trésorerie et des budgets pour l’axe finance, taux de satisfaction, départs volontaires et contrôles sanitaires pour l’axe résidents, qualité des soins pour l’axe processus, et absentéisme, formation, rotation du personnel, et respect de la législation pour l’axe apprentissage). Toutefois, l’activité n’étant pas assez rentable, la carte stratégique élaborée n’a pas pu servir à redresser l’affaire et l’outil a été abandonné après le départ du contrôleur, puis la démission du dirigeant du groupe. Ce dernier a été remplacé par son prédécesseur (actionnaire principal). Le nouveau dirigeant ne souhaitait pas se fier à des systèmes de contrôle qui n’avaient pas, à son sens, donné satisfaction. L’EHPAD a finalement été cédé, afin que le groupe se recentre sur des activités de commerce de matériel médical. Dans ce contexte, l’horizon du dirigeant ne pouvait être que de court terme, ceci étant d’ailleurs pour Chan (2004) l’un des principaux facteurs d’échec du « Balanced Scorecard ».
2. Quelques autres facteurs défavorables à l’essor du « Balanced Scorecard » en France
18 Le fait qu’une grande partie de la littérature consacrée au « Balanced Scorecard » soit en langue anglaise peut représenter un frein significatif à son développement. Nous rencontrons encore de nombreux cadres dont la capacité à comprendre un texte en anglais demeure limitée.
19 Un autre facteur, souvent sous-estimé dans la littérature académique, se situe au niveau de l’informatisation de la technique du « Balanced Scorecard ». Au cours de ces dernières années, le « Balanced Scorecard » est passé en effet du stade de simple concept à celui d’une méthode totalement informatisée. Or, comme on le sait, la France accuse un important retard par rapport aux États-Unis en termes de développement des nouvelles technologies. Ce faisant, de nombreux responsables français pensent saisir l’essence du « Balanced Scorecard », en pouvant faire l’économie d’un outil informatique spécialisé. Ils oublient alors les gains de coordination obtenus à partir des solutions collaboratives. Les décideurs ont souvent tendance à considérer l’informatique comme un coût, alors que l’on pourrait certainement appliquer d’autres raisonnements économiques plus fondés sur une logique de valeur actuelle nette. Ainsi, pour un budget informatique de 90000 euros amorti sur 5 ans, avec un effectif de vingt à cinquante responsables, on aboutit à un coût moyen par utilisateur de 30 à 75 euros par mois. Ces montants sont donc à peu près équivalents au coût d’une heure de travail d’un cadre supérieur. Il s’agirait donc de savoir avec plus de précision dans quelle mesure l’application informatisée d’un « Balanced Scorecard » permet d’obtenir une meilleure compréhension de la situation de l’organisation, un meilleur alignement stratégique, et un gain de temps substantiel dans les prises de décision. Compte tenu de l’absence d’études scientifiques réellement consacrées à ces questions, l’investissement dans de tels systèmes repose sur un acte de foi des dirigeants. On pressent cependant assez facilement que l’absence de mobilisation des fonctionnalités offertes par les technologies web cantonne de facto le « Balanced Scorecard » à des usages rudimentaires et dépassés.
20 Un autre facteur pouvant jouer un rôle important dans le contexte français est le degré d’individualisme plus faible en moyenne qu’aux États-Unis (Hofstede, 1983). Il est à ce titre révélateur que la notion de « Balanced Scorecard » personnel (Kaplan et Norton, 2007 ; Rampersad, 2008) ait finalement peu de succès en France. Ainsi, dans un pays comme les États-Unis, le « Balanced Scorecard » répond à un besoin plus fort de créer une cohésion collective, puisque le degré d’individualisme y est plus élevé. En même temps, la déclinaison de l’approche au niveau le plus fin, par employé, correspond parfaitement aux habitudes et attitudes individualistes. En revanche, la notion « Balanced Scorecard » répond moins à une attente sociale en France, puisque nous sommes en présence d’un degré d’individualisme moins fort, et que la nécessité d’obtenir une représentation de la stratégie collective est en conséquence nettement plus faible.
CONCLUSION
21 Par cet article, nous avons souhaité mettre en évidence à la fois la complexité du « Balanced Scorecard » en tant qu’objet de recherche, et les limites de son application dans le contexte français [7]. Même si le « Balanced Scorecard » reste encore perfectible, il nous semble que l’usage qui en est fait, en France, est souvent inadapté. Il n’est pas toujours conçu avec suffisamment de recul critique, utilisé en tant qu’outil de communication, et décliné à un échelon individuel. On a peut-être aussi trop largement sous-estimé la question des modalités d’informatisation du tableau de bord prospectif, et ce, en amont de la méthodologie à suivre pour l’implanter avec succès. La mise en place d’un tel tableau de bord peut aussi engendrer des luttes et des conflits interservices. Les conditions de réussite d’un « Balanced Scorecard » sont donc beaucoup plus subtiles que les vingt-deux facteurs identifiés par Assiri et al. (2006), qui listaient à la fois certaines conditions en termes de contenu telles que la définition préalable de la mission, des valeurs et de la vision, et de finalités telles que l’explicitation des relations de cause à effet, la communication de la stratégie, le souhait de transformer la culture interne. À la lumière des développements qui précèdent, force est de constater qu’il reste encore un long chemin à parcourir avant d’être en mesure d’établir une théorie formelle à propos des conditions d’échec et de réussite du « Balanced Scorecard », en prenant pleinement en considération l’ensemble des paramètres ayant présidé à sa conception, et en se gardant d’omettre l’impact des cultures nationales.
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- Norreklit H., “The Balance of the Balanced Scorecard – A Critical Analysis of some of its assumptions”, Management Accounting Research, vol. 11, n° 1, 2000, p. 65-88.
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Mise en ligne 19/04/2011
Notes
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[1]
Kaplan et Norton (1996) estiment toutefois prudemment qu’« aucun théorème mathématique [ne permet d’] affirmer que [les quatre axes] sont à la fois nécessaires et suffisants » (1998, traduction française, p. 48).
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[2]
Une recherche sur les bases de données bibliographiques UMI-Proquest, ScienceDirect et EBSCO Source Premier montre qu’en moyenne seuls 7 % des résumés des articles abordant la notion de « Balanced Scorecard » contiennent le terme « échec » (et non « succès ») contre 88 % avec le terme « succès » (et non « échec »). Les 5 % d’articles restants utilisent à la fois les termes de « succès » et « échec ».
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[3]
Parmi les différents objectifs stratégiques retenus par la Mutuelle, on peut noter : « réaliser une croissance profitable », « optimiser l’utilisation des actifs », « améliorer la structure des coûts », « séduire de nouveaux adhérents », « satisfaire nos adhérents », « fidéliser nos adhérents », « fournir des produits et services attendus par les clients », « rendre l’organisation efficace », « développer les compétences stratégiques », « respecter la réglementation ».
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[4]
Toutes les données n’ont pas, en effet, dans un tableau de bord prospectif, la même fréquence de mise à jour, de telle sorte qu’un dirigeant peut rester dans l’expectative en étant dans l’incapacité d’observer les variations et interactions simultanées de plusieurs indicateurs.
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[5]
Témoignage de consultants suite à une présentation effectuée auprès de hauts fonctionnaires français ayant manifesté ouvertement leur désintérêt pour une approche américaine.
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[6]
Témoignage des cadres territoriaux des services techniques municipaux et du directeur général des services interrogés dans le cadre d’un audit stratégique.
-
[7]
Comme le remarquent Andon et al. (2005), le tableau de bord prospectif est trop souvent considéré en fonction de son contenu, selon une approche structuraliste, alors qu’il faudrait l’envisager plus globalement dans ses aspects sociologiques, au travers des interactions humaines qu’il entraîne (Naro, 1998).