Notes
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Cet article a bénéficié d’une subvention du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) octroyée au premier auteur.
1 Au cours des dernières années, un nouveau terme s’est immiscé dans le discours organisationnel, ainsi que dans la littérature en science de gestion. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un phénomène moderne, le présentéisme n’a été que récemment porté à notre attention en fonction de l’importance de son occurrence en milieu organisationnel ; importance particulièrement associée à la croissance des problèmes psychologiques se développant lors des activités de travail. Simplement, et faisant écho aux récents écrits sur le sujet (Johns, 2010), le présentéisme caractérise le comportement du travailleur qui, malgré des problèmes de santé physique et/ou psychologique nécessitant de s’absenter, persiste à se présenter au travail.
2 L’enjeu organisationnel sous-jacent au présentéisme est que le travailleur adoptant ce comportement n’est pas dans la possibilité d’offrir son rendement habituel eu égard à ses problèmes de santé. Ainsi, les symptômes associés à son état de santé limitent sa capacité productive et le contraint à offrir une performance au travail en deçà de ses capacités. Certains auteurs affirment, en ce sens, que les travailleurs « présentéistes » seraient moins productifs de 30 % et plus, considérant le travail accompli en temps normal (Hemp, 2004). Il s’agit ici d’une indication générale, la baisse de rendement fluctuant au gré des problématiques de santé affligeant les travailleurs ainsi que de la nature spécifique du travail effectué. En contrepartie, le présentéisme implique aussi des enjeux individuels. Entre autres, le travailleur ne pouvant pas, ou ne se permettant pas de s’absenter lors d’épisodes de problème de santé, peut d’autant retarder sa convalescence, voire aggraver son état initial (Aronsson et Gustafsson, 2005). Quelques jours d’absence au travail pour des raisons de santé peuvent parfois être salutaires et prévenir des absences de plus longues durées pour ces mêmes motifs. Le présentéisme implique donc, dans un premier temps, la possibilité de pouvoir s’absenter ainsi que, dans un second temps, le jugement d’évaluer quand l’absence est nécessaire lorsque ce droit est accordé.
3 L’objectif de cet article est de présenter de façon simple et clair les paramètres du présentéisme. En sa qualité de concept en émergence, le présentéisme suscite beaucoup de questionnements, et représente une alternative de recherche prometteuse pour renouveler les conceptions traditionnelles de l’absentéisme (Ashby et Mahdon, 2010). Plus particulièrement cet article tente de : a) circonscrire et définir le présentéisme, b) développer un cadre d’analyse du phénomène, c) proposer des pistes d’interventions ainsi qu’un agenda de recherche. Globalement, ce texte permet de sensibiliser les gestionnaires et les travailleurs au phénomène du présentéisme en outillant les premiers afin de le contrer et en mettant en garde les seconds contre les relents délétères d’un excès de présentéisme. De plus, cette synthèse se veut un constat des connaissances scientifiques jusqu’à maintenant acquises, constat qui permettra d’entrevoir les défis que les chercheurs devront prioritairement relever.
1. Qu’est-ce que le présentéisme ?
4 L’arrivée d’un nouveau terme dans le jargon organisationnel n’est pas sans créer une certaine confusion. On essaie ainsi de circonscrire la nouvelle notion en l’associant ou en la dissociant de réalités plus familières afin d’en comprendre tant l’essence que les particularités. Cela est d’autant plus vrai dans le cas du présentéisme au-dessus duquel flotte déjà une certaine ambiguïté puisqu’on lui accole des significations diverses (Johns, 2010). Or, force est de constater qu’en plus de simplement définir le phénomène, il faut clarifier l’historicité de l’utilisation du concept.
5 Initialement, et dans sa logique la plus rudimentaire, le présentéisme n’était que le fait de se présenter au travail. S’opposant ainsi à la notion d’absentéisme, le présentéisme était alors simplement l’antidote à l’absentéisme et la situation organisationnelle désirée afin de restreindre les coûts directs et indirects occasionnés par les travailleurs absents. Cette conception initiale du présentéisme, qui avait cours dans les années 1970, considérait que ce dernier représentait l’inverse naturel du taux d’absentéisme, la somme des deux se devant d’être 100 %. Dans cette perspective, les programmes d’assiduité au travail ainsi que les primes et les encouragements pouvant y être associés, était l’apanage des organisations recherchant une croissance du présentéisme pour lutter contre l’absentéisme.
6 Par la suite, lors de ses premières occurrences dans la documentation scientifique au tournant des années 1990, le terme présentéisme référait davantage à une spécificité particulière de la présence au travail. Ainsi, ce présentéisme (competitive presenteeism) était alors associé à un surinvestissement professionnel allant de paire avec un très grand engagement professionnel amenant le travailleur à prioriser son activité de travail au détriment des autres sphères de la vie (Lowe, 2002). Selon cette perspective, le présentéisme était lié au comportement de se présenter au travail au-delà des attentes habituelles et se voulait, en quelque sorte, un mécanisme de valorisation personnelle ou encore, une réponse à une insécurité professionnelle. Dans ce contexte, le travailleur fera preuve d’un zèle extrême en ce qui concerne l’exécution de ses tâches en effectuant, entre autres, un nombre d’heures exagérément élevé au travail. Cette conduite au travail aura possiblement comme conséquence de miner la santé physique et psychologique du travailleur et de favoriser l’apparition d’une symptomatologie variée. Cette particularité de l’utilisation du terme présentéisme est initialement issue des travaux de Cary Cooper, et peut aisément être associée au concept de surengagement au travail (overcommitment) ou à ce que d’aucuns nomment l’ergomanie (workalism). Chacun de ces concepts décrivant une facette commune d’un schème comportemental menant potentiellement à un état de santé fragilisé du travailleur. Cette dernière définition du présentéisme n’aura cependant que peu de retentissement dans la littérature et sera rapidement supplantée par une conception renouvelée du présentéisme.
7 Ancrée initialement dans les travaux d’Aronsson et al. (2000), et motivée par une volonté des entreprises ; colmater toutes fuites de productivité, cette nouvelle représentation du présentéisme (sickness presenteeism) permet de circonscrire un phénomène unique qui s’inscrit dans les préoccupations organisationnelles et psycho-sociales contemporaines. Dès lors, on n’associe plus le présentéisme à un processus menant à des problèmes de santé, mais comme un comportement ayant comme assise une affection particulière. En ce sens, le présentéisme est dès lors strictement associé au comportement de se présenter au travail alors que l’état de santé physique ou psychologique limite la capacité productive. Ce nouvel emploi de la notion de présentéisme est celui qui semble s’installer et qui éclipse les conceptions antérieures. Il ne semble donc plus pertinent de considérer que le présentéisme est le simple antonyme de l’absentéisme ou encore qu’il s’agit d’un processus de surprésence au travail étant nocif pour la santé du travailleur. Les écrits scientifiques des quinze dernières années considèrent que le présentéisme constitue un comportement de présence au travail amenant une baisse de productivité causée par des problèmes de santé ; c’est d’ailleurs à cette conception que nous souscrivons.
8 Ceci étant dit, il s’avère inadéquat d’associer le présentéisme à des concepts tels que la démotivation, la paresse ouvrière ou encore la délinquance professionnelle. Il importe de comprendre que la réduction de la productivité émanant du présentéisme est relativement indépendante de la volonté du travailleur. Ce sont les divers symptômes (exemples : problème d’attention, difficultés motrices, troubles cognitivo-intellectuels) qui limitent la productivité (exemples : lenteur dans l’exécution des tâches, pauses prolongées, retard sur les échéanciers) et qui occasionnent la baisse du rendement.
9 Le présentéiste ne peut donc pas faire autrement qu’être moins productif. Bien que l’observateur inattentif puisse supposer que le rendement moindre du présentéiste relève d’une démotivation, d’une éthique douteuse de travail ou encore d’un manque de professionnalisme, ce n’est pas le cas (Brun et Biron, 2006). Ainsi, le travailleur qui flâne au travail, qui surfe sur le web pendant les heures de travail ou qui omet d’effectuer certaines tâches demandées peut rarement être taxé de présentéisme. Bien sûr, ces comportements auront un impact négatif sur sa productivité, mais s’ils ne sont pas liés à des limitations physiques ou psychologiques et ils relèvent d’autres phénomènes organisationnels que le présentéisme. En ce sens, le présentéisme n’est pas la cause élémentaire d’une baisse du rendement, mais bien un élément parmi plusieurs à considérer pour expliquer un fléchissement de la performance.
2. Quelle est l’ampleur du présentéisme ?
10 Bien qu’il représente un phénomène récent, certaines estimations des coûts, de la prévalence ou encore de l’improductivité relative au présentéisme sont disponibles dans la littérature (Ashby et Mahdon, 2010). On comprendra qu’il puisse être complexe, eu égard aux connaissances actuelles, de quantifier précisément l’incidence pécuniaire du présentéisme. À ce stade, toute évaluation se veut fort approximative et se forge sur des extrapolations risquées. De plus, la mesure du présentéisme est encore un sujet de débat (Sanderson et al., 2007), commandant d’emblée une certaine réserve quant à la validité des estimations. Cependant, malgré leur portée limitée et souvent restreinte à certaines populations particulières ou affections précises, les évaluations jusqu’à maintenant fournies sur le présentéisme justifient l’intérêt croissant pour le sujet ; intérêt soutenu, entre autres, par les entreprises et leur quête de réduction des coûts de l’improductivité au travail.
11 En ce qui concerne les coûts du présentéisme, selon des études américaines ces derniers s’élèveraient annuellement à 180 miliards de dollars (Levin-Epstein, 2005). Ces estimations permettent de considérer que le présentéisme est un phénomène aussi important, sinon plus important, que l’absentéisme (Schultz et Edington, 2007). À titre d’exemple, Caverley et al. (2007) observent que les travailleurs adoptent davantage de comportements de présentéisme (3,9 jours/an) que d’absentéisme (2,9 jours/an). Ces résultats sont corroborés par Brun et Biron (2006) qui constatent chez des employés du secteur public 9,9 jours de présentéisme par année contre 7,1 jours d’absentéisme.
12 De plus, les cas de présentéisme ne se limitent pas à un groupe spécifique, mais touche une large proportion de travailleurs (Dew et al., 2005). La prévalence du présentéisme est donc généralement élevée dans les entreprises. En ce sens, une étude de Hansen et Anderson (2008) constate que 70 % des travailleurs adoptent au moins un comportement de présentéisme par année. Cette prévalence atteint jusqu’à 80 %, et cela auprès d’un échantillon de médecins (Rosvold et Bjertness, 2001). Lorsqu’on limite la mesure du présentéisme à l’occurrence d’au moins deux comportements sur une base annuelle, 37 % des personnes affirment avoir adopté ce type de comportement (Aronsson et al., 2000).
13 Par-delà ces statistiques, un des enjeux actuel de la recherche et un questionnement important pour les organisations est d’évaluer l’improductivité relative occasionnée par le présentéisme. Ainsi, contrairement à l’absentéisme qui résulte en une improductivité totale du travailleur, le comportement de présentéisme entraîne une improductivité partielle qui est grandement relative à la nature particulière du problème de santé (Middaugh, 2007). À titre d’exemple, quatre jours de présentéisme amenant une baisse de productivité de 25 % du travailleur équivaut à une seule journée d’improductivité. Ceci étant dit, il appert que parmi les multiples causes potentielles de présentéisme, les plus coûteuses en termes d’improductivité relative seraient les migraines, les problèmes respiratoires ainsi que les problèmes d’ordre psychologique, notamment les états dépressifs. Les résultats de Goetzel et al. (2004) confirment que les travailleurs souffrant de ces maladies présenteraient une improductivité relative de 20 % pour les migraines, de 17,5 % pour les problèmes respiratoires et de 15 % en ce qui concerne la dépression. Outre ces éléments de santé, d’autres études ont scruté l’incidence de plusieurs problèmes de santé sur la productivité. Pour n’en nommer que quelques-uns, mentionnons les allergies, l’arthrite, les problèmes musculo-squeletiques, la douleur chronique et le diabète.
14 Il demeure que plusieurs recherches s’orientent actuellement sur l’incidence particulière des difficultés psychologiques qui seraient responsables de la majorité des coûts associés au présentéisme (Collins et al., 2005). Ceci est particulièrement justifié par les observations de Sanderson et al. (2007) qui affirment qu’il y a deux fois plus de présentéisme chez les travailleurs ayant des symptômes dépressifs que chez les autres travailleurs. Cela pourrait, entre autres, trouver son explication dans la stigmatisation liée aux problèmes de santé mentale (Haslam et al., 2005). D’ailleurs, Gilmour et Patten (2007) notent que 40 % des travailleurs qui avaient souffert d’un épisode dépressif au cours de la dernière année n’avaient utilisé aucune journée d’absence pour cette raison. Sachant qu’un épisode dépressif occasionne en moyenne 32 jours d’absence, il y a lieu de s’interroger sur le rendement de ce 40 % de travailleurs, et cela malgré leur assiduité exemplaire au travail.
3. Pourquoi travailler lorsqu’on est malade ?
15 Il peut sembler déraisonnable, ou à tout le moins paradoxal, de se présenter au travail alors que notre état de santé ne nous le permet pas, ou ne nous permet pas d’effectuer efficacement nos tâches usuelles. Naturellement, il demeure que la plupart des travailleurs malades ne se présenteront pas au travail en cette occasion, néanmoins un nombre croissant d’employés ne se soumet plus à cette règle logique d’où l’importance de comprendre le présentéisme. Mais qu’est-ce qui peut justifier une telle conduite ? Quelles sont les conditions sous-jacentes à ces comportements ?
16 De prime abord, il importe de mentionner qu’il existe peu d’explications des motifs justifiant le présentéisme (Hansen et Andersen, 2008) et que les éléments jusqu’à maintenant identifiés demeurent disparates, exception faite des modèles de Johansson et Lundberg (2004), d’Aronson et Gustafsson (2005), de Hansen et Andersen (2008) et de Johns (2010). Dans ce contexte, il faut comprendre que le présentéisme est un phénomène complexe qui est déterminé par l’interaction d’un ensemble pluriel de conditions individuelles et organisationnelles. Ainsi, toute représentation ou classification des raisons motivant ce comportement est nécessairement réductionniste, bien qu’incontournable afin de mieux saisir les tenants et aboutissants de cette réalité. Dans cet esprit, il convient de distinguer trois niveaux de conditions déterminant le présentéisme chez les individus, soit les natures, les causes et les manifestations du phénomène. Ces trois conditions combinées dans une structure triaxiale permettent d’identifier divers types particuliers de présentéisme. Nous discutons successivement des trois éléments de base de cette configuration cubique (voir figure 1).
Les natures du présentéisme
17 Force est de reconnaître que l’origine ultime du présentéisme est un problème de santé particulier minant la capacité productive du travailleur. Bien que cette condition soit la source ultime, elle demeure nécessaire, mais non suffisante afin d’engendrer un comportement de présentéisme ; puisqu’elle n’explique pas le comportement de présence au travail malgré cet état. On peut ainsi, dans cette optique, distinguer deux natures au présentéisme, celle reliée aux problèmes de santé physiques et celle reliée aux atteintes psychologiques. Bien qu’elles puissent avoir des répercussions aussi importantes l’une que l’autre sur le rendement, ces deux natures possèdent néanmoins un modus operendi particulier. Ainsi, bien que nous ne souscrivons pas à une exclusivité en cette matière, les atteintes physiques (exemples : troubles musculo-squelettiques, problèmes respiratoires, maladies cardio-vasculaires) amèneront habituellement davantage de limites fonctionnelles et des symptômes secondaires inhabilitants (exemples : fièvre, nausée, étourdissement). En contrepartie, les atteintes psychologiques (exemples : dépression, épuisement professionnel, anxiété) affecteront la productivité individuelle par le truchement du fonctionnement cognitivo-intellectuel (exemples : concentration, jugement, attention).
18 Par-delà les particularités distinctives des natures du présentéisme, certains considèrent que l’affection du travailleur aurait une incidence sur la fréquence ou la propension de ce dernier à se comporter ainsi. En ce sens, les problèmes musculo-squelletiques (Aronsson et al., 2000), ainsi que les désordres dépressifs et anxieux (Sanderson et al., 2007), seraient les problèmes de santé ayant la plus grande incidence sur la fréquence du présentéisme. Ceci étant dit, d’autres maladies, telles que celles mentionnées précédemment, sont aussi identifiées dans la documentation comme des sources prépondérantes de présentéisme. À titre d’exemple, mentionnons les allergies, l’asthme, les céphalées, les problèmes digestifs et l’épuisement professionnel.
Cube du présentéisme
Cube du présentéisme
Les causes du présentéisme
19 Les causes du présentéisme regroupent les divers motifs invoqués par les travailleurs afin de justifier leur présence au travail malgré un état de santé altéré. Hormis le peu de recherche sur le sujet (Dew et al., 2005), une classification des causes connues du présentéisme permet de dresser deux axes explicatifs concernant les motifs pouvant être associés au présentéisme involontaire et ceux se rattachant davantage au présentéisme volontaire. Le présentéisme involontaire est caractérisé par des motifs sous-jacents à l’impossibilité pour l’employé de s’absenter ou par le coût démesurément élevé pour ce dernier de le faire. Dans ces circonstances, le travailleur demeure à son poste de travail même s’il évalue que sa condition nécessiterait une absence. Ainsi, le travailleur à la situation économique précaire (Hansen et Andersen, 2008), qui ne dispose pas ou plus de congé de maladie, qui craint des conséquences négatives (exemple : stigmatisation/insécurité d’emploi ; Johns, 2007) suite à son absence, qui se trouve dans l’impossibilité d’être remplacé (Aronsson et Gustafsson, 2005) ou qui devra assumer une surcharge de travail lors de son retour (Hansen et Andersen, 2008), aura tendance à ne pas s’absenter, donc à faire du présentéisme involontaire. Force est de reconnaître que cette forme du présentéisme est la plus fréquente et représenterait 54,4 % des comportements de présentéisme selon Brun et Biron (2006).
20 Le présentéisme volontaire, pour sa part, est directement tributaire d’une décision personnelle de l’employé de se présenter au travail nonobstant son état de santé. Ainsi, le sens de l’engagement envers le travail (Hansen et Andersen, 2008), le professionnalisme ou encore, l’intérêt intrinsèque pour les tâches à accomplir seraient les principales justifications à l’origine de cette forme de présentéisme. Donc, malgré une certaine diminution de sa capacité productive issue de ses problèmes de santé, le travailleur estime qu’il demeure préférable, tant pour lui que pour l’organisation, qu’il se présente au travail.
21 Par-delà ces justifications, il importe de mentionner que le présentéisme peut trouver son explication tant dans des facteurs individuels qu’organisationnels. Du côté individuel, les femmes (Aronsson et Gustafsson, 2005), les travailleurs plus âgés (Bellaby, 1999) ou d’âge moyen (Aronsson et Gustafsson, 2005) et les personnes avec enfants seraient plus sujets au présentéisme (Aronsson et al., 2000). De plus, mentionnons que la satisfaction au travail (Caverley et al., 2007), le stress psychologique (MacGregor et al., 2008) et la dynamique familiale (Hansen et Andersen, 2008) sont au nombre des facteurs individuels associés au comportement de présentéisme.
22 Dans une perspective plus organisationnelle, l’insécurité d’emploi (Hansen et Andersen, 2008), les horaires de travail (Böckerman et Laukkanen, 2008), la charge de travail (Aronsson et Gustafsson, 2005), le soutien du superviseur (Caverley et al., 2007), le contrôle sur le travail (Aronsson et Gustafsson, 2005), la cohésion de groupe (Hansen et Andersen, 2008), la culture de l’entreprise (Johansson et Lundberg, 2004), le style de leadership (Nyberg et al., 2008) et le type d’emploi (Aronsson et Gustafsson, 2005) ou le secteur d’activités (exemple : domaine de la relation d’aide ; Aronsson et al., 2000) peuvent être considérés comme des déterminants de la propension au présentéisme.
Les manifestations du présentéisme
23 Les manifestations du présentéisme se résument simplement à l’étalement temporel de l’occurrence de ce comportement chez un travailleur. Nous pouvons ainsi identifier deux manifestations au présentéisme, l’une se voulant épisodique et l’autre davantage chronique. Ainsi un travailleur dont le rendement est limité occasionnellement par des problèmes de santé présentera un présentéisme de nature épisodique. Les migraines, les grippes, les maux de dos ou les cafards passagers pourront être à l’origine d’un tel présentéisme. En contrepartie, le présentéisme répété à de multiples reprises pendant une certaine période de temps ou encore répétitif à périodes relativement fixes sera chronique. Certaines maladies demandant une convalescence (exemples : problème cardiaque, dépression) ou des malaises récurrents (exemples : allergie, arthrite) seront à l’origine de ces schèmes comportementaux.
24 La distinction entre ces manifestations, même si elle est essentielle, demeure néanmoins difficile à établir. De fait, certains problèmes répétitifs (exemple : allergies) pourront être à l’origine d’un présentéisme épisodique alors qu’à l’inverse, le présentéisme chronique peut être causé par des affections sporadiques, mais se regroupant temporellement (exemple : maux de dos). À cela s’ajoute la notion de gravité illustrant l’importance de l’improductivité lors du présentéisme. À ce titre, aucune norme ne permet encore de lier la nature du présentéisme à un niveau d’improductivité précis. Donc, il y a bien théoriquement deux manifestations potentielles au présentéisme, mais l’incidence de ces dernières sur le vécu organisationnel demeure incertaine. Néanmoins, qu’il soit épisodique ou chronique, et malgré le niveau de gravité pouvant varier, tout comportement de présentéisme se doit d’être considéré comme tel. Il ne faut donc pas banaliser certains types de présentéisme, même si ces derniers semblent normaux, voire inévitables.
25 S’inspirant des travaux dans le domaine de l’absentéisme, les principales hypothèses cherchant à démystifier le présentéisme s’enracinent dans la dynamique décisionnelle amenant une personne à choisir de se présenter au travail malgré une incapacité. Les études d’Aronsson et Gustafsson (2005) ainsi que de Hansen et Andersen (2008) modélisent ainsi le présentéisme, en campant le présentéisme et l’absentéisme comme deux comportements compétiteurs déterminés par divers champs de forces (cf. facteurs individuels et organisationnels). Il est ainsi possible de schématiser l’influence des divers déterminants du présentéisme dans la dynamique du processus décisionnel de se présenter ou de s’absenter ainsi que de l’incidence de ces comportements sur le rendement au travail (voir figure 2).
Modèle du présentéisme
Modèle du présentéisme
4. Que faire ?
26 La question demeure entière puisque les connaissances sont largement incomplètes et que les initiatives organisationnelles en matière de présentéisme n’en sont encore, dans la plupart des cas, qu’au stade de la réflexion, faute de moyens concrets connus. Néanmoins, un agenda de recherche doit être dressé et des balises d’interventions ou de pratiques organisationnelles novatrices peuvent être identifiées afin de limiter l’influence du présentéisme sur le vécu des entreprises et des travailleurs.
27 Dans l’axe de la compréhension du phénomène, moult avenues demeurent à emprunter. Bien que certains sentiers aient déjà été foulés, les études s’étant intéressées au sujet au cours des quinze dernières années n’ont réussi qu’à camper les pourtours de cette réalité. Le débroussaillage conceptuel étant fait, il reste maintenant à parfaire et à structurer les explications du présentéisme tant dans la perspective de ses tenants que dans celle de ses aboutissants. Les prochains efforts de recherche seront d’une grande importance afin d’asseoir ce concept et de mettre à jour les modes de prévention organisationnelle du présentéisme. Sans cela, la pérennité scientifique de ce concept risque d’être compromise et les organisations laissées à elles-mêmes pour faire face à cette situation.
28 Nous nous permettons ici de mettre en lumière quatre éléments qui sont essentiels à la poursuite des travaux sur le présentéisme ; éléments qui constituent les principaux axes d’un agenda de recherche sur le sujet.
- Il importe d’améliorer la compréhension des déterminants de cette réalité en conceptualisant le phénomène autour du processus cognitif menant le présentéiste à se comporter ainsi. Bien que divers déterminants aient déjà été identifiés dans la documentation, l’heure est maintenant à la théorisation afin d’identifier le rôle de chaque catégorie d’indicateurs conduisant à ce comportement (Baker-McClearn et al., 2010). Afin de mener à bien cet effort, il convient de considérer que le présentéisme et l’absentéisme, comme le propose d’ailleurs Johns (2010), sont davantage des phénomènes complémentaires qu’indépendants. Cette perspective est d’autant plus intéressante qu’elle pourrait permettre, en raison d’une meilleure connaissance des ramifications entre ces réalités, de documenter l’hypothèse que le présentéisme puisse être un symptôme annonciateur d’un absentéisme futur.
- Le présentéisme n’est pas un phénomène monolithique. Ainsi, plusieurs types de présentéisme cohabitent quotidiennement dans l’organisation et ces comportements n’ont pas la même nocivité pour le bon fonctionnement de l’entreprise. Certains types de présentéisme sont probablement inévitables, d’autres tolérables alors que certains types sont sûrement toxiques pour l’entreprise. La majorité des études se sont jusqu’à maintenant contentées d’une appréciation générale du présentéisme, il faut maintenant fragmenter cette réalité et ne plus la voir comme un tout indissociable. Ainsi, des efforts de recherches se doivent d’être consentis afin de dresser des typologies afin d’outiller les organisations pour distinguer le présentéisme fonctionnel de celui pouvant être corrigé. À ce titre. La configuration cubique du présentéisme représente un pas dans cette direction
- La mesure est la clé de voûte de tout concept. Force est de constater que la mesure du présentéisme demeure encore un enjeu important. En fait, ce n’est pas la disponibilité des échelles qui fait défaut (pour une énumération des échelles voir Schultz et Edington, 2007), mais le fait qu’aucune d’entre elles ne fait encore consensus. De plus, nombre d’études se limitent à une mesure unidimensionnelle du présentéisme en utilisant qu’une seule question générique pour apprécier la fréquence de ce comportement. Il faut donc poursuivre la vérification des propriétés psychométriques des échelles existantes et investir des efforts afin de construire des métriques répondant à la multidimensionalité du phénomène.
- Il appert que l’intérêt pour le présentéisme repose actuellement davantage sur son incidence sur la productivité individuelle et il serait erroné, à notre avis, de limiter le concept à cette seule conséquence. En ce sens, bien que l’évaluation de l’improductivité liée au présentéisme demeure prioritaire, il importe maintenant d’entrevoir les impacts collatéraux de ce phénomène. Ainsi, d’autres conséquences se doivent d’être explorées et particulièrement celles qui pourraient s’avérer positives pour le travailleur et pour l’organisation. À titre d’exemple, Dew et al. (2005) considèrent que l’environnement de travail peut, en certaines occasions, offrir du soutien au présentéiste et ainsi être une stratégie d’adaptation (coping) bénéfique pour l’individu. Il est nécessaire de documenter scientifiquement cette possibilité.
30 Comme on le constate, beaucoup reste à faire afin de bien circonscrire la réalité plurielle qu’est le présentéisme. Cependant, cet état de fait ne peut justifier une inertie de la part des entreprises. Les savoirs jusqu’à maintenant acquis nous laissent entrevoir les initiatives organisationnelles permettant de contrer les effets pervers de ce phénomène. À titre d’exemples, nous répertorions ici quelques initiatives organisationnelles qui vont en ce sens.
- Il est impérieux de diagnostiquer le présentéisme dans les organisations afin d’en connaître son incidence, mais aussi sa nature particulière. Cela passe inévitablement par une mesure du présentéisme et par une évaluation contextuelle du phénomène puisqu’on ne peut plus maintenant considérer que la présence au travail est garante de la performance.
- Un regard nouveau se doit d’être porté aux programmes et politiques organisationnels cherchant à contrer l’absentéisme au travail. Selon certains (exemple : John, 2009), une trop grande efficacité des incitatifs et des encouragements à la présence au travail pourrait être une des sources du présentéisme. Le présentéisme serait ainsi un effet secondaire des efforts consentis afin de minimiser l’absentéisme. En ce sens, une révision des programmes et un redressement des valeurs organisationnelles pourraient être des éléments de solutions.
- Le fer de lance des interventions en matière de présentéisme est inévitablement la promotion et l’amélioration de la santé des travailleurs. L’organisation se doit ainsi de prioritairement minimiser l’incidence négative de l’organisation du travail sur la santé, et ensuite, chercher à promouvoir de saines habitudes de vie chez ses travailleurs. Pour ce faire, le développement de programme de santé au travail permettra, bien sûr, de réduire l’absentéisme, mais tout autant de limiter le présentéisme. Dans cette perspective, une attention particulière doit être portée à la santé psychologique puisque cette dernière génère plus de présentéisme que d’absentéisme.
32 Somme toute, malgré les incertitudes conceptuelles qui recouvrent encore la notion de présentéisme, il convient de reconnaître que cette réalité se doit dès maintenant de trouver sa place dans les préoccupations des gestionnaires. Entre autres, il n’y a plus lieu de considérer que de faibles taux d’absentéisme sont représentatifs d’une saine gestion et de travailleurs en bonne santé. Le présentéisme nous indique que la maladie se vit autant dans l’organisation qu’à l’extérieur de celle-ci et que cela génère des coûts importants limitant d’autant l’efficience organisationnelle.
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Date de mise en ligne : 19/04/2011
Notes
-
[1]
Cet article a bénéficié d’une subvention du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) octroyée au premier auteur.