Notes
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Cette recherche a bénéficié du soutien de la chaire HEC Social Business/Entreprises et pauvreté financée par Danone, Schneider Electric et la direction générale à la cohésion sociale (ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale) et de la Fondation HEC.
1 De la science politique à l’économie, en passant par la sociologie, l’étude de la pauvreté occupe une place centrale pour de nombreuses disciplines. Ainsi, Bronislaw Geremek démarre son ouvrage classique La Potence ou la Pitié : L’Europe et les pauvres du Moyen-Âge à nos jours par la phrase suivante : « Le problème de la pauvreté, de ses causes et des moyens de la supprimer s’est trouvé au centre d’intérêt des sciences sociales dès le début de leur évolution et ne cesse désormais d’être objet d’études empiriques et de controverses idéologiques. » (Geremek, 1978 [1987], p. 5). Paradoxalement, les sciences de gestion s’y sont pourtant peu intéressées. Une toute récente étude menée dans les meilleurs journaux anglo-saxons déplore que l’on ne puisse recenser que onze articles académiques parus sur le sujet en l’espace de 22 ans (Bruton, 2010). Ce phénomène semble ne pas épargner la France : une recherche rapide montre qu’aucun article ne comportant le mot « pauvreté » dans le titre ou le résumé n’a été publié depuis cinq ans dans cette présente revue. Ces résultats contrastent avec l’abondante littérature disponible sur le sujet général de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Le constat s’impose : englobées dans la littérature sur la RSE, les populations pauvres sont restées dans un angle quasiment mort de notre discipline.
2 La relation « entreprises-pauvreté » s’est pourtant profondément transformée ces dernières années ; la plus grande prégnance du problème que représente la pauvreté dans le monde semble avoir comme écho naturel la montée sans précédent du pouvoir économique privé représenté par les entreprises. Si le nombre de personnes en situation de pauvreté absolue dans les pays du Sud a décliné (le pourcentage de personnes disposant de moins de 1,25 dollar par jour (PPA) est passé selon le PNUD de 45 % en 1990 à 25 % en 2005), il n’en reste pas moins que leur nombre dépasse aujourd’hui 1,3 milliard de personnes, et que plus de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 2,50 dollars par jour (Banque mondiale, 2008). Malgré la mobilisation de la communauté internationale et l’importance des mécanismes d’aide publique (Lodge et Wilson, 2006 ; Easterly, 2006), les résultats restent mitigés : à titre d’indicateur, les bilans intermédiaires des Objectifs du Millénaire réalisés depuis 2000 ne sont guère optimistes. Parallèlement, dans les pays développés, apparaît une nouvelle pauvreté, plus jeune, plus féminine, plus urbaine, et dans laquelle la part des travailleurs pauvres devient de plus en plus importante (Damon, 2009). Ce bilan invite clairement à repenser les politiques et les outils de lutte contre la pauvreté, traditionnellement définis par les autorités publiques locales et nationales, les agences internationales et les associations humanitaires.
3 Face à l’ampleur du problème, l’entreprise apparaît comme un Janus dont un visage, serein, affiche les traits radieux du « doux commerce » et de la contribution au développement – en un mot : la solution contre la pauvreté dans le monde, et dont l’autre, grimaçant, est marqué par l’exploitation, le pouvoir sans limite et la marchandisation du monde. Ces deux visions nous paraissent à la fois clairement exagérées et politiquement dangereuses ; il paraît opportun d’analyser les liens d’une manière plus fine pour faire le point sur la contribution réelle que peut avoir l’entreprise dans la lutte contre la pauvreté. Peut-être faudra-t-il reconnaître à ses deux visages une relation intime et accepter l’incohérence de toute approche que l’entreprise pourrait mener en matière de lutte contre la pauvreté.
4 Cette nouvelle prise en compte de la pauvreté par les sciences de gestion paraît séduisante, et ses avantages sont nombreux. C’est d’abord un regard neuf : la « feuille blanche » pour laquelle milite un C.K. Prahalad en matière de lutte contre la pauvreté est une source indéniable d’inspiration et de créativité (Prahalad, 2004). Le rôle de mobilisation est ensuite considérable. La recherche du profit libère des énergies individuelles et collectives insoupçonnées – et, pour paraphraser le titre du livre de Daniel Cohen, le vice (la recherche du profit individuel) permet d’entrevoir la prospérité (Cohen, 2009). En termes de recherche, le développement de nouvelles approches comme « la théorie des parties prenantes » (Freeman, 1984) ou le « marché du bas de la pyramide » (Prahalad et Hart, 2002) donne un nouvel élan et permet de fédérer au sein des sciences de gestion des champs de recherche très dispersés. Enfin, des concepts comme « l’entreprise socialement responsable » ou le « social business » sont capables de désigner des initiatives très diverses, et permettent de mobiliser le monde des affaires sur les questions de pauvreté, aussi bien dans les pays développés que dans les pays pauvres et émergents.
5 Il est néanmoins essentiel de prêter la plus grande attention à certaines dérives que cette nouveauté ne manque pas d’induire. Il y a le d’abord le risque, pour privilégier la feuille blanche, de justement négliger l’apport considérable des autres champs des sciences sociales et de ne pas capitaliser sur ce que nous apprennent l’économie du développement, la sociologie, et la philosophie politique sur la question de la lutte contre la pauvreté. Alain Charles Martinet, Marielle A. Payaud (ce numéro) nous rappellent les liens existants entre ces différents domaines.
6 Il y a un danger plus grave : la naïveté. Il ne faudrait pas que la recherche se transforme en vecteur de publicité pour les entreprises, souvent accusées de « social washing » dans leur judicieuse mise en scène des initiatives de lutte contre la pauvreté. Ce soupçon est d’autant plus fort qu’un courant de pensée vise à établir que, loin de contribuer à lutte contre la pauvreté, ces stratégies constitueraient pour l’entreprise des opportunités de créer au mieux des paravents visant à maintenir l’ordre établi (Boltanski et Chiapello, 1999), au pire d’accélérer la marchandisation du monde imposant à ceux qui vivent encore dans une économie traditionnelle les valeurs et les repères de l’économie mondialisée (Klein, 2000).
7 En nous attachant à éviter les écueils que nous venons de mentionner, notre objectif dans cet article est de faire le point sur la contribution des entreprises à la résolution du problème de pauvreté, au-delà de ses apports traditionnels et essentiels de créateur de richesses, distributeur de salaires et contributeur aux budgets des États et collectivités publiques. Chemin faisant, nous indiquons où se situent, selon nous, les principales contributions des articles contenus dans ce numéro spécial de la Revue française de gestion « Entreprises et Pauvretés ». Nous proposons d’articuler notre réflexion sur le rôle de l’entreprise en matière de lutte contre la pauvreté autour de quatre thèmes. Le premier est celui de la légitimité de l’intervention de l’entreprise dans la lutte contre la pauvreté. Nous nous attachons à examiner quels sont les bien-fondés moraux, sociétaux et économiques de l’entreprise à s’intéresser à la question de la pauvreté. Dans un second temps, nous étudions l’intérêt des entreprises à agir contre la pauvreté. Au-delà des bonnes intentions, il est en effet indispensable d’analyser rigoureusement les mécanismes potentiellement créateurs de valeur pour l’entreprise. Ensuite, nous examinons les différentes modalités d’action pour l’entreprise, et faisons le point sur l’apport de la recherche dans ce domaine. Enfin, nous étudions la question de l’efficacité de l’action des entreprises, qui doit se poser à la fois pour les populations concernées, pour l’entreprise et pour l’ensemble de ses parties prenantes.
I – QUELLE LÉGITIMITÉ POUR QUELLE ENTREPRISE ?
8 Le développement des entreprises dans les économies, et en particulier celui des multinationales, est tout à fait remarquable. Tout au long du XXe siècle, les entreprises ont connu une croissance sans précédent pour des organisations privées et sont désormais considérées comme étant les principaux facteurs de création de richesses dans le monde. Pour ne parler que des plus grandes d’entre elles, il existerait aujourd’hui plus de 63 000 multinationales dans le monde – soit neuf fois plus qu’il y a 30 ans (Gabel et Bruner, 2003), et certaines ont atteint des dimensions que ce soit en termes de chiffre d’affaires, d’investissements ou de personnel jamais atteint – et possiblement non-concevable – auparavant. Cette expansion s’accompagne d’une extension de leur influence, et éventuellement de leur légitimité, entendue ici comme perception générale que leurs actions sont désirables et appropriées (Suchman, 1995).
9 L’analyse de la légitimité de l’entreprise en matière de lutte contre la pauvreté soulève des réactions d’autant plus passionnelles que les principaux acteurs du débat se prévalent des mêmes valeurs pour tenir des positions paradoxalement opposées. La rationalité économique traditionnelle est en effet invoquée aussi bien pour récuser que pour justifier la légitimité de l’entreprise. De la même manière, la RSE est pour les uns une source de légitimité et pour les autres un outil de manipulation. Un autre débat s’ajoute et se superpose à ces questions : celui de savoir si toutes les entreprises ont la même légitimité dans la lutte contre la pauvreté ?
1. Lutte contre la pauvreté et rationalité économique classique
10 La question de la légitimité de l’entreprise dans la lutte contre la pauvreté s’inscrit en premier lieu dans le cadre du débat plus ancien relatif aux objectifs de l’entreprise. D’un côté, la conception classique de la rationalité économique vise à circonscrire l’objectif de l’entreprise à la maximisation de la valeur pour les actionnaires (Friedman, 1970 ; Jensen, 2002). À cette conception stricte, s’oppose une analyse plus large de l’entreprise, selon laquelle celle-ci se doit d’être socialement encastrée et de poursuivre des objectifs de création de valeur pour un nombre plus large de parties prenantes (Freeman, 1984). Dans le balancier qui oppose les deux « camps », Sundaram et Inkpen (2004) distinguent trois périodes successives au cours du XXe siècle. La balance aurait d’abord penché du côté « actionnaire » pendant les trois premières décennies, puis, à la suite de la dépression des années trente, du côté « parties prenantes » pendant les quatre décennies suivantes, pour revenir ensuite à une période « pro-actionnaire », grâce notamment aux avancées de la théorie de l’agence. Implicitement les auteurs reconnaissent que le balancier pourrait à nouveau bouger, devant les scandales boursiers du début des années 2000 et le développement de la théorie des parties prenantes.
11 Loin de l’évacuer, la rationalité économique classique a toujours mis en avant l’impact de l’entreprise sur le bien-être social. C’est sans doute là une de ses grandes forces. Cependant, selon cette perspective, l’association entre progrès économique et progrès social ne saurait être gérée de façon volontariste au niveau de l’entreprise ou même de la communauté (pour reprendre le terme de Hayek : le « micro-cosmos ») : elle intervient d’une façon automatique et généralisée – au niveau du « macrocosmos » (Hayek, 1988 p. 18). Dans cette perspective, la prise en compte de préoccupations sociales spécifiques comme la lutte contre la pauvreté détournerait non seulement l’entreprise de son seul objectif légitime de maximisation de sa valeur de marché à long-terme, lui faisant ainsi courir un risque, mais retarderait in fine aussi le progrès social (Jensen, 2002 ; Sundaram et Inkpen, 2004).
12 Là réside tout l’intérêt de la démarche « Base of the Pyramid » (BoP) proposée par Prahalad et Hart (2002), qui réconcilie l’argument de la rationalité économique classique avec la lutte contre la pauvreté. Il exhorte les entreprises à prendre en compte dans leur propre intérêt (maximisation de la valeur pour les actionnaires) « la fortune » qui existerait au bas de la pyramide. Le BoP s’inscrit dans une logique de recherche de nouvelles opportunités économiques et Prahalad et Hart renouent avec les idées d’Adam Smith en les appliquant aux bidonvilles des pays pauvres. De leur propre intérêt les entreprises doivent développer des stratégies spécifiques sur les marchés émergents – en particulier les BRIC, et chemin faisant, elles contribueront à lutter contre la pauvreté.
13 Prahalad vise aussi à souligner l’importance que recouvrent les stratégies de marché pour favoriser l’estime de soi des personnes pauvres. Reconnaître aux populations pauvres le statut de consommateur ou d’emprunteur et non « d’assistés » est une marque de dignité. Cette tradition éthique liée au marché s’inscrit dans une histoire longue. Laurence Fontaine a montré ainsi que dès le Moyen-Âge, au moment où l’intérêt est interdit, certains religieux cherchent à promouvoir le prêt à intérêt comme source de dignité pour les plus pauvres. « Dans les débats de la fin du Moyen-Âge, Antonin de Florence et Bernardin de Sienne […] ont été au cœur d’un courant qui fit prôner l’institution de formes honnêtes de crédit aux pauvres qui soient distinctes du don. Le prêt s’est vu parer d’un double avantage sur l’aumône : il est moralement plus conforme à la dignité de l’homme, car il l’aide à se relever. » (Fontaine, 2009, p. 194)
14 La théorie BoP va faire l’objet de virulentes critiques. Deux arguments convergent à cet égard pour récuser la légitimité économique de l’entreprise en matière de pauvreté : l’absence de facto d’opportunités économiques, d’une part et l’absence de lien entre opportunités économiques et lutte contre la pauvreté, d’autre part.
15 Dans un premier temps, le marché BoP ne saurait conduire à la « fortune » pour les entreprises et leurs actionnaires, mais correspondrait plutôt à un « mirage » (Karnani, 2007a) : le marché ne concernerait en fait que le milieu de la pyramide (la classe moyenne émergente) et non pas les plus pauvres, et gagner de l’argent sur ces marchés serait une gageure quand on regarde les prix pratiqués localement. Pire, les tenants du BoP procéderaient à une « romantisation » (Karnani, 2009) des populations pauvres pour asseoir la légitimité des solutions qu’ils proposent. Les figures du consommateur « contraint » (l’article de Cholez et al. dans ce numéro le souligne) et « avisé » (Karnani, 2009), celle du micro-entrepreneur dynamique ne correspondent pas à la réalité des populations les plus pauvres. Esther Duflo explique ainsi « 50 % des pauvres dans les pays en développement sont en réalité déjà des auto ou des micro-entrepreneurs et c’est bien leur problème. […] J’ai posé cette question à des milliers de personnes de par le monde : quel est votre espoir pour vos enfants, que souhaitez-vous qu’ils deviennent ? De manière surprenante, la réponse qui domine, en particulier parmi ces entrepreneurs, c’est qu’ils veulent que leurs enfants deviennent fonctionnaires, ou tout du moins salariés. Nous avons donc affaire à un entrepreneuriat subi. Donc l’entrepreneuriat n’est pas la solution à tout. » (Duflo, 2010c).
16 C’est d’autre part le lien entre opportunités économiques et lutte contre la pauvreté qui est remis en question. Lorsque la « fortune » est au rendez-vous, c’est l’effet sur la pauvreté qui est contesté (Karnani, 2007b). De nombreuses critiques ont ainsi porté sur l’utilité réelle des produits que les multinationales cherchaient à vendre aux populations pauvres. Ces stratégies sont parfaitement légitimes d’un point de vue business mais ne sauraient pour autant être revêtues du discours positif lié à la lutte contre la pauvreté. Ce débat renvoie à la liberté de choix du consommateur pauvre et à sa rationalité (Duflo, 2003). Si la pauvreté n’influe pas sur la rationalité économique pour certains (Schultz, 1964), elle est pour d’autres une réelle limitation (Karnani, 2007b). En l’absence de conclusion définitive, il faut accepter à ce stade que la réussite sur le marché ne peut s’imposer comme une condition suffisante de légitimité.
17 Au final, certains auteurs refusent aux stratégies BoP la légitimité économique qu’elles prétendent incarner et ne voient derrière ce discours « légitimiste » qu’au mieux une réalité philanthropique, des opportunités économiques largement surestimées (Garrette et Karnani, 2009), au pire un discours dangereux ne faisant que retarder la prise des décisions nécessaires (Karnani, 2007a).
2. Responsabilité ou manipulation sociale de l’entreprise ?
18 On l’a vu, les arguments de la rationalité économique classique ne manquent pas de poids. Pourtant, le courant traitant de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) semble s’être affirmé au fil du temps, au moins depuis l’articulation de la théorie des parties prenantes (« stakeholder theory ») par Freeman en 1984. Elle est devenue une alternative que ses adversaires reconnaissent comme crédible (Sundaram et Inkpen, 2004). Selon cette dernière, l’entreprise ne peut rester aveugle aux problèmes sociaux, tant pour des raisons d’efficacité – la lutte contre la pauvreté demandant la mobilisation de tous les acteurs, publics comme privés – que de légitimité sociale, l’entreprise ne sera considérée comme légitime par des opinions publiques de plus en plus exigeantes qu’à travers la démonstration de sa capacité à contribuer à résoudre les problèmes sociaux et environnementaux les plus urgents. Ainsi revêtue d’une responsabilité « sociale » – qui peut prendre empiriquement de nombreuses formes (Wartick et Cochran ; 1985 ; Martinet et Payaud, 2008), l’entreprise s’impose comme un interlocuteur privilégié en matière de lutte contre la pauvreté.
19 Le courant de littérature RSE n’a pas que des partisans, loin s’en faut. Il est en fait comme « pris en tenaille » entre les partisans de la rationalité économique classique, d’une part et les activistes et théoriciens de la gouvernance et de l’éthique, d’autre part. Les seconds récusent le discours RSE derrière lequel ils perçoivent une volonté « impérialiste » de l’entreprise. C’est en s’appuyant sur l’évaluation du rôle des entreprises dans la société au sens large que s’est développée la contestation la plus virulente de la légitimité de l’entreprise à lutter contre la pauvreté. Ce courant préfère en effet voir l’entreprise se limiter à son objectif économique tant les stratégies de responsabilité sociale, notamment en matière de lutte contre la pauvreté, lui semble relever de la simple mise en scène communicante (« window dressing ou social washing »). La RSE ne serait destinée qu’à détourner la critique et permettre ainsi aux entreprises de continuer à croître et de maximiser le profit des actionnaires (Klein, 2000 ; Banerjee, 2007). De plus, la théorie des parties prenantes est critiquée car elle s’inscrit fondamentalement dans un rapport de force entre les différents acteurs, qui ne bénéficie guère aux plus faibles telles les populations locales (Banerjee, 2007).
20 Une critique plus fondamentale encore consiste à penser que l’enjeu pour les entreprises est de profiter de la globalisation pour remettre en question le partage des pouvoirs entre gouvernance publique et gouvernance privée (Scherer et al., 2009 ; Van Oosterhout 2010). Laisser l’entreprise jouer une action significative dans la réduction de la pauvreté, c’est légitimer l’existence d’une « matrice de gouvernance globale » (Van Oosterhout, 2010, p. 257) dans laquelle les entreprises jouent un rôle croissant au détriment des populations représentées par les États. Selon Scherer et al. (2009), c’est risquer de retomber au temps des « barons voleurs », expression utilisée par Josephson (1934) pour désigner l’attitude des barons d’entreprise aux États-Unis comme Rockefeller et Vanderbilt dont la puissance semblait les autoriser à prendre des libertés avec les lois de l’époque.
21 Les stratégies BoP sont présentées dans ce cadre comme tout à fait irresponsables : loin du souci affiché de développement, elles relèveraient davantage du cynisme qui consisterait à chercher à capter le peu de revenu disponible des consommateurs pauvres. Ces stratégies seraient d’autant plus dangereuses que les consommateurs pauvres seraient particulièrement vulnérables aux stratégies de marketing et de communication développées par des multinationales, peu régulées dans les pays émergents (Karnani, 2009). Plus largement, c’est un mode de consommation de masse qui est mis en cause. Faut-il, disent en substance les critiques, importer un modèle de société de consommation occidental qui déséquilibrerait profondément des communautés vivant souvent encore sur le mode traditionnel ?
22 Le questionnement public de dirigeants impliqués dans de telles stratégies (notre entretien avec Emmanuel Faber, dans ce numéro) et les nouveaux développements de la théorie BoP (Simanis et Hart, 2008 ; London et Hart, 2010) tentent de répondre, au moins partiellement, à cette critique. Il s’agirait pour les entreprises de s’inscrire dans le cadre des valeurs locales et des mécanismes locaux d’échanges afin de devenir in fine « indigènes » et de cocréer des solutions avec les communautés locales. Le BoP protocol conceptualise notamment cette approche (Simanis et Hart, 2008). Si séduisante soit-elle, cette idée pose néanmoins d’évidents problèmes pratiques. L’évidente contradiction entre d’une part, la « cocréation » et d’autre part, la nécessité pour les multinationales de pouvoir dupliquer des projets pilotes pour atteindre une rentabilité économique a conduit certains auteurs à s’interroger sur la capacité réelle des multinationales à opérer efficacement sur le marché BoP. Selon eux, l’entreprise nationale est sans doute plus à même de réussir que la multinationale occidentale (London et Hart, 2004).
3. Quelles sont les entreprises légitimes : l’économie sociale est-elle soluble dans l’entreprise multinationale ?
23 Ce débat nous incite à reformuler la question initiale de la légitimité pour cerner si certaines formes d’entreprises auraient une légitimité supérieure à d’autres. Un courant de littérature vient en effet légitimer le rôle de l’entreprise à travers la promotion plus large de la dynamique entrepreneuriale et du marché sans pour autant accepter les logiques traditionnelles de l’entreprise classique. Cette tradition est celle de l’économie sociale et solidaire dont les racines remontent au XIXe siècle (Gide, 1900) et de l’entrepreneuriat social qui visent à promouvoir des formes différentes d’entreprises – coopératives, mutuelles mais aussi pour certaines entreprises d’insertion. Bernard Leca, Luis Emilio Cuenca Botey, Philippe Naccache (ce numéro) rappellent la spécificité des mécanismes coopératifs de création de valeur.
24 Le social business promu par Muhammad Yunus (Yunus, 2007, 2010) s’inscrit dans ce cadre : en proposant des formes d’entreprises fonctionnant sur le principe « ni perte, ni dividende », Yunus s’inscrit à la fois dans la continuité du discours BoP – la dynamique entrepreneuriale est considérée comme une source d’efficacité – et en profonde rupture – la recherche de profit pour les actionnaires n’est pas l’objectif (Menascé et Dalsace, 2011).
25 Ce concept de « social business » pourrait à terme fédérer une myriade d’initiatives issues le plus souvent du monde associatif ou du secteur philanthropique qui vise à concilier efficacité des mécanismes de marché et démarche de désintéressement propre au secteur du non-profit.
26 Ce champ est large et manque d’unité, comme le montre une récente revue de littérature qui répertorie 37 définitions différentes de la notion d’entrepreneuriat social (Dacin et al., 2010). Ce manque d’unité provient en partie de ce qu’il transcende les disciplines académiques traditionnelles. L’intérêt de l’article de Tatiana Thieme et de Justin De Koszmovszky dans ce numéro est de montrer les différentes formes possibles d’approches de marché pour résoudre un problème social, en l’occurrence l’assainissement.
27 Trois débats émergent de cette discussion. Tout d’abord, celui sur la hiérarchie ou les formes d’entreprise les plus légitimes : ces formes d’entreprise sociale, au sens large, sont-elles les seules légitimes pour lutter contre la pauvreté ? L’entreprise classique a-t-elle sa place ? En va-t-il de même pour les multinationales ? Ensuite, celui sur la concurrence ou le risque pour la pérennité de l’économie sociale : la sphère de l’économie sociale et solidaire et celle de l’entrepreneuriat social peuvent se retrouver en concurrence frontale avec des entreprises classiques souhaitant s’investir en matière de lutte contre la pauvreté. L’article de Laurence Stervinou dans ce numéro analyse judicieusement les conséquences de cette concurrence pour les acteurs traditionnels de l’économie sociale. Enfin, le débat porte aussi sur les risques d’instrumentalisation : les nouvelles alliances entre le secteur de l’économie sociale et des multinationales font craindre à certains une forme d’instrumentalisation de l’économie sociale. Martin Hirsch revient sur ces questions et sur les conditions à poser pour un juste partenariat (ce numéro).
28 À ce stade, un point de vue pragmatique sur la légitimité des entreprises nous paraît le plus intéressant (Suchman, 1995). Il doit en premier lieu relever d’une analyse contextualisée comme le souligne Emmanuel Faber (ce numéro), prenant en compte la culture et les valeurs locales. L’analyse des motivations de l’entreprise (l’intérêt), de sa manière d’agir (modalité), et de son impact final doit permettre de trancher la question au cas par cas.
II – INTÉRÊT : CRÉATION DE VALEUR OU CHANGEMENT DE PARADIGME ?
29 Comprendre l’intérêt de l’entreprise à participer à la lutte contre la pauvreté, c’est – pour partie au moins – appréhender le processus de légitimation de l’entreprise vis-à-vis de son environnement (Suchman, 1995). Comme on l’a vu dans la section précédente, cette tâche est délicate, car l’entreprise fait simultanément face à au moins deux types d’interlocuteurs. Vis-à-vis de la communauté économique classique, l’entreprise doit veiller à justifier que les décisions prises et investissements réalisés dans le cadre de sa participation à la lutte conte la pauvreté vont dans l’intérêt des actionnaires ; il s’agit alors de développer une vision instrumentale de cette implication, et de mettre en avant les différents mécanismes de création de valeur actionnariale qui sont mobilisés. Cependant, les autres parties prenantes peuvent traduire cette mise en avant instrumentale comme étant une « confiscation » par les actionnaires de la valeur ainsi créée. L’entreprise doit donc accompagner le discours instrumental par une réflexion plus globale sur l’implication de l’entreprise dans la société.
1. Mécanismes de création de valeur
30 Comment l’entreprise peut-elle allier performance économique et participation à la lutte contre la pauvreté ? Les mécanismes potentiels sont nombreux et interconnectés, mais on peut schématiquement en distinguer cinq : l’accès aux ressources (ou « licence d’opérer »), la croissance des revenus, l’innovation, l’impact sur les salariés et la constitution d’un capital moral.
L’accès aux ressources ou la licence d’opérer
31 La contribution à la lutte contre la pauvreté s’inscrit pour de nombreuses entreprises dans une démarche de licence d’opérer. Il s’agit à la fois de gérer les impacts sociaux potentiellement négatifs de leur activité et de favoriser l’adhésion des populations locales aux différents projets de l’entreprise à travers des programmes dédiés. Une meilleure intégration au sein des territoires serait d’autant plus nécessaire que l’entreprise multinationale fait aujourd’hui l’objet d’une méfiance tenace de la part des opinions publiques, convaincues d’une divergence croissante entre l’intérêt collectif et l’intérêt des entreprises (Lodge et Wilson, 2006). L’entreprise, pour continuer à opérer sur des marchés, doit agir en meilleure interaction avec son environnement et doit mieux prendre en compte les grandes questions sociales et sociétales locales, notamment la pauvreté. La démonstration de sa contribution au développement et à la lutte contre la pauvreté permet à ce titre aux multinationales de mieux asseoir leur légitimité sociale et politique.
L’accroissement des ventes
32 L’accroissement des ventes est sans conteste l’une des raisons finales de l’implication des entreprises dans la lutte contre la pauvreté. Ce fut l’un des grands apports de CK Prahalad et de Stuart Hart d’oser dire que les populations pauvres pouvaient représenter une importante source d’opportunités commerciales pour les entreprises, même s’il a été aidé par les analyses objectives des évolutions de la population et de l’économie mondiales dans le monde, opposant le dynamisme démographique du Sud au vieillissement du Nord, et la croissance du PIB dans les BRIC à sa stagnation dans les pays développés.
33 Pour inciter les entreprises à s’intéresser au marché du bas de la pyramide, Prahalad estima initialement sa taille globale à 12,5 trillions de dollars (Prahalad, 2004), mais il admettra plus tard que cette estimation était « directionnelle » (Prahalad, 2006). Le World Resources Institute propose une estimation plus conservatrice autour de 5 trillions de dollars (Hammond et al., 2004), un chiffre contesté par Karnani qui estime le marché à seulement 0,3 trillion (Karnani, 2007a).
34 Aujourd’hui, les multinationales comme L’Oréal, Nestlé ou Pernod-Ricard rivalisent dans leurs annonces d’objectifs du nombre de leurs nouveaux clients provenant des pays émergents : cet objectif est d’un milliard pour Nestlé sur 10 ans (Meyer, 2010), il est le même pour l’Oréal, qui veut faire passer ses ventes dans ces pays de 33 % en 2010 à 50 % en 2020 de son chiffre d’affaires total (le pourcentage correspondant était de 8 % en 1990). Pernod-Ricard a quant à lui fait passer ses ventes dans cette zone de 19 à 32 % en 6 ans (Investir.fr 2010), et de nombreuses grandes entreprises affichent des chiffres analogues. Si une partie de cet accroissement provient de la vente de produits existants aux classes moyennes et favorisées, l’objectif affiché est de vendre jusqu’au « bas de la pyramide ». On note au passage que si les entreprises sont volontaristes dans leurs objectifs de croissance des ventes dans les pays émergents, elles restent discrètes sur l’impact de ces ventes sur leurs profits.
35 Plus récemment, la recherche en marketing a aussi montré l’apport de l’implication sociétale de l’entreprise sur les ventes dans les marchés développés, là où les entreprises réalisent la majorité de leurs ventes. Brown et Dacin (1997) ont suggéré que les consommateurs utilisent la réputation de l’entreprise (en termes de compétences et de responsabilité sociale) comme moyen d’évaluation des nouveaux produits. Dans une série d’expérimentations, Sen et Bhattacharya (2001) ont montré que, toutes choses étant égales par ailleurs, les consommateurs sont plus enclins à acheter aux entreprises qui s’engagent dans des actions sociétales, et que cet effet est d’autant plus important que ces actions s’intègrent à la stratégie de l’entreprise d’une façon cohérente (Du et al., 2007). Notons cependant que les méthodes de recherche employées dans ces articles (expérimentations en laboratoire) peuvent artificiellement grossir le lien de causalité : les recherches menées sur le terrain indiquent que l’effet réel est sans doute plus modeste, ne serait-ce que parce que les consommateurs montrent une faible capacité à attribuer correctement les activités sociétales des entreprises (Sen et al., 2006).
Le développement de l’innovation
36 Dès le départ, le potentiel d’innovation fait partie intégrante de l’attrait des marchés du bas de la pyramide. À titre anecdotique, le titre initial du livre de Prahalad n’était pas « la fortune » mais « L’innovation » au bas de la pyramide. Prahalad (2004) consacre plusieurs chapitres à l’innovation, dont une série de 12 principes d’innovation BoP, qui ont fait depuis l’objet d’une validation empirique – au moins partielle (Prasad et Ganvir, 2005). Comment peut-il en être autrement d’ailleurs quand il s’agit de vendre à des consommateurs qui n’ont que quelques dollars à dépenser par jour ? Garrette et Karnani parlent du « piège de l’adaptation » (2009, p. 38), qui consiste à partir des produits et services existants et d’essayer de les adapter aux populations pauvres. Les stratégies de marché nécessitent de véritables innovations de rupture sur l’ensemble des activités de l’entreprise, que ce soit en termes de produits ou de processus de production. Une question essentielle est ici la capacité des entreprises traditionnelles, notamment multinationales, à mener des innovations de rupture à orientation marché – par opposition aux innovations de rupture à orientation technologique ; Christensen et Bower (1996) ; Benner et Tushman (2003).
37 Étudiant l’exemple de l’implication de Danone au Bangladesh, Bénédicte Faivre-Tavignot, Laurence Lehmann-Ortega et Bertrand Moingeon (ce numéro) parlent de la mise en place d’un véritable « laboratoire d’apprentissage » permettant tout à la fois la remise en cause de la logique dominante, l’apprentissage de modèles d’activité ouverts, la valorisation de la logique expérimentale et le développement de l’orientation marché (Ardoin et al., 2010).
38 Ces innovations ne s’arrêtent pas au seuil de l’entreprise mais nécessitent au contraire la mise en place d’un écosystème, allant des approvisionnements à la distribution ; en particulier, la réussite semble bien souvent dépendre de la capacité des entreprises à développer des modèles d’activités ouverts (Chesbrough, 2003) qui tissent de nouveaux liens avec des opérateurs non traditionnels, comme les ONG ou les autorités locales (Yaziji et Doh, 2009).
39 De la même façon que le développement des ventes ne concerne pas uniquement les pays émergents ou pauvres, l’innovation ne se résume pas à une innovation spécifique pour ces pays. Au contraire, il est permis de penser que l’innovation BoP permettra d’irriguer l’ensemble des pays dans lesquels les entreprises sont présentes (Immelt et al., 2009). Ce nouveau type d’innovation dit inversé (« reverse innovation ») consiste à se servir des pays émergents comme de laboratoires d’innovation à l’échelle globale. Cette innovation va ainsi à contre-sens du mode d’innovation traditionnel, qui exporte en adaptant et localisant l’innovation des pays riches vers les pays pauvres (« glocalisation »). Il permet de se mesurer à la concurrence locale des pays émergents qui pourraient bien devenir demain les concurrents les plus dangereux pour les multinationales existantes. Jeff Immelt, le patron de General Electric, l’explique ainsi : « J’ai le plus grand respect pour mes concurrents traditionnels mais nous savons comment les concurrencer. Ils ne pourront jamais détruire General Electric. Ce n’est pas le cas des entreprises émergentes aujourd’hui qui pourraient complètement modifier le marché dans les pays développés également. » (Immelt et al., 2010). Si la recherche sur les possibilités offertes par un tel modèle en est clairement à ses débuts, la logique semble séduisante, et les premiers échos prometteurs.
L’impact sur les salariés
40 L’engagement de l’entreprise dans la lutte contre la pauvreté peut ensuite avoir un impact significatif sur une catégorie précise des parties prenantes de l’entreprise : ses salariés. Plusieurs études ont mis en avant l’influence positive que pouvait avoir l’implication sociale de l’entreprise en général sur ses ressources humaines : Turban et Greening semblent démontrer que l’engagement sociétal d’une entreprise lui permettrait de développer un avantage concurrentiel en attirant de meilleurs candidats (Turban et Greening, 1997 ; Greening et Turban, 2000). Bhattacharya et al. (2008) font écho à ce résultat et proposent un processus en cinq étapes pour gérer au mieux cet avantage.
41 L’impact ne se réduit pas au recrutement : les recherches menées indiquent que les salariés se sentiraient plus motivés en travaillant dans une entreprise socialement engagée (Waddock et Graves, 1997 ; McGuire, et al., 1988) et que leur moral serait plus élevé (Turban et Greening, 1997), ils développeraient par conséquent des liens plus étroits avec les clients (Korshun et al., 2009).
42 À notre connaissance, aucune étude n’a porté sur l’impact que peut avoir l’engagement spécifique de l’entreprise à lutter contre la pauvreté. Néanmoins, il semble raisonnable de penser que les liens démontrés dans le cas de l’engagement sociétal d’une façon générale puissent exister a priori dans ce cas précis.
La constitution d’un capital moral
43 En premier lieu, l’engagement sociétal (là aussi d’une façon générale) permet à l’entreprise de construire un capital intangible de réputation (Bhattacharia et Sen, 2004 ; Gardberg et Fombrun, 2006). Ce capital peut contribuer à améliorer l’image de l’entreprise, et à augmenter la valeur de sa marque (Fombrun et Shanley, 1990).
44 La recherche a montré qu’il peut surtout être utile en cas de problèmes ou de difficultés imprévues rencontrés par l’entreprise : ce capital moral joue le rôle de « réservoir de réputation », ou d’assurance, auquel l’entreprise peut avoir recours en cas de problème, comme une pollution accidentelle, une explosion ou un problème de qualité (Godfrey, 2005 ; Peloza, 2006). D’un même événement, les observateurs – qu’ils soient journalistes, hommes politiques locaux, citoyens, consommateurs… – peuvent inférer des attributions très différentes sur l’entreprise, selon la réputation de cette dernière. Ce qui passera pour de la « malveillance coupable » (négligence caractérisée d’une entreprise connue pour s’en tenir au minimum légal dans le meilleur des cas) peut ainsi se transformer en « maladresse » ou « manque de chance » (erreur humaine ou concours de circonstances d’une entreprise réputée pour avoir toujours eu une politique équilibrée entre ses différentes parties prenantes). Cet effet serait d’autant plus important que l’activité sociale de l’entreprise est large et non directement liée à l’activité de l’entreprise (Godfrey et al., 2009).
2. Un intérêt au-delà d’une réflexion instrumentale ?
45 Nous le voyons, l’entreprise ne semble pas manquer de raisons de vouloir prendre part à la lutte contre la pauvreté. Néanmoins la question de l’efficacité de ces mécanismes à créer de la valeur pour l’entreprise se pose in fine : la participation à la lutte contre la pauvreté permet-elle à l’entreprise d’augmenter sa performance économique et financière ?
46 Nous ne connaissons pas d’étude qui examine l’impact spécifique de l’engagement dans la lutte contre la pauvreté sur la performance de l’entreprise, et, conscients de la limitation d’une telle approche, nous devrons ainsi nous contenter d’examiner les très nombreuses études empiriques qui essayent d’établir un lien entre performance sociétale en général et performance financière.
47 Si les premiers résultats des études empiriques se sont montrés peu conclusifs, deux méta-analyses réalisées à ce sujet (Margolis et Walsh, 2003 ; Orlitzkty et al., 2003) laissent entrevoir une conclusion plus optimiste sur l’existence effective d’un lien de causalité entre performance sociétale et performance économique. Cependant, le débat est loin d’être tranché définitivement. De nombreuses études continuent d’apporter une contribution sur les connaissances dans ce domaine, à la fois sur des questions empiriques posées par les modèles utilisés, et sur l’approfondissement des mécanismes de causalité qui les sous-tendent. Lev et al. (2010) fournissent un bon exemple du premier aspect en prenant explicitement en compte dans leur modélisation la possibilité de l’existence d’une causalité inverse : la bonne performance financière ne serait-elle pas le véritable point de départ, car elle autorise l’entreprise à faire preuve de largesses sur le plan sociétal ? Les auteurs nous rassurent sur ce point puisqu’ils montrent qu’une croissance de l’activité philanthropique de l’entreprise est accompagnée d’une croissance subséquente des revenus. Les avancées sur la compréhension des mécanismes de causalité peuvent être illustrées par deux études récentes. Surrocan et al. (2010) proposent un modèle où les mécanismes dont nous avons parlé (innovation, ressources humaines, réputation, etc.) jouent le rôle de variable médiatrice entre performance sociétale et performance financière. Si leurs résultats remettent en question le lien direct entre performance sociétale et performance financière, ils clarifient la chaîne causale entre ces deux variables. De leur côté, Harrison et al. (2010) explicitent comment la prise en considération de l’ensemble des parties prenantes induit confiance, échange d’information et meilleur connaissance des fonctions d’utilité de chacun, ce qui in fine se traduit pour l’entreprise en avantage concurrentiel.
48 La recherche progresse donc, et si ces résultats restent valides dans le cas spécifique de la lutte contre la pauvreté, il semble possible d’envisager une validation empirique de l’implication de l’entreprise. Cette vision instrumentale et positiviste ne doit cependant pas occulter un débat plus large et plus ambitieux, qui reboucle avec le sujet de la légitimité de l’entreprise. S’appuyant sur les travaux sur la démocratie délibérative de Habermas (1998), plusieurs auteurs remettent en cause la conception libérale de la société qui ne soumet pas l’entreprise à la légitimité démocratique et éclipse le processus au profit du résultat obtenu (Scherer et Palazzo, 2007 ; Beck, 2003). Ils voient par exemple dans des instances multipartites comme le Forest Stewardship Council la mise en place d’un nouveau système de gouvernance où l’entreprise accepte librement d’entrer dans un processus démocratique de négociation avec les ONG pour gérer la ressource forestière au niveau global (Scherer et Palazzo, 2007). Dans un monde où les entreprises jouent un rôle grandissant et où l’interdépendance est à la fois utile (créatrice de richesse : les externalités de réseau) et nécessaire (pour éviter des processus d’appauvrissement collectif de type « tragédie des communs »), il est peut-être de l’intérêt des entreprises de participer à lutter contre la pauvreté – quel qu’en soit le retour sur investissement à court ou moyen terme.
III – MODALITÉS : LES DIFFÉRENTS NIVEAUX D’INTÉGRATION À L’ACTIVITÉ DE L’ENTREPRISE
49 Comment agir pour participer à lutter contre la pauvreté ? Plus exactement, comment agir au-delà des contributions les plus évidentes de l’entreprise : le versement des salaires à l’ensemble de ses employés et des différents impôts aux autorités publiques ? Une revue de la littérature existante permet de distinguer trois modalités d’action, en fonction de la distance de l’action pour lutter contre la pauvreté vis-à-vis de l’activité économique traditionnelle de l’entreprise : l’inclusion, l’inscription et la contribution.
1. L’inclusion : la lutte contre la pauvreté intégrée au sein de la chaîne de valeur de l’entreprise
50 Les stratégies d’inclusion visent les relations de l’entreprise avec les parties prenantes liées à son activité ; elles visent à mieux intégrer les populations pauvres au sein de la chaîne de valeur de l’entreprise et concernent les clients pauvres, les salariés vulnérables et les fournisseurs.
Proposer des offres adaptées aux populations pauvres
La nécessité de créer le marché dans les pays pauvres
51 De nombreux articles de ce numéro insistent sur le constat fait auparavant par Garrette et Karnani (2009) : il n’existe pas de marché BoP en tant que tel. Il n’y a pas aujourd’hui d’opportunités économiques pré-existantes qu’il s’agirait de savoir saisir intelligemment (Simanis, 2009 ; London et Hart, 2010). Dans ces conditions, les stratégies dans les pays pauvres relèvent le plus souvent de la création de marché (article de François Perrot dans ce numéro). Créer un marché consiste au mieux à rendre ses conditions d’existence possible, et passe par de nombreuses étapes : concevoir une offre spécifiquement adaptée aux populations pauvres, réussir à la fabriquer dans des conditions économiquement viables, générer parfois ex nihilo une chaîne de fournisseurs et de distributeurs, et créer les conditions dans lesquelles une demande pourra progressivement émerger.
52 Cette liste permet de mettre en évidence la grande complexité auxquelles sont confrontées les entreprises des pays développés pour réussir dans les pays pauvres, et ce d’autant plus que, depuis plus de vingt ans, la plupart d’entre elles n’ont eu de cesse de se spécialiser sur un nombre restreint d’activités. En effet, l’un des enjeux clés pour les entreprises depuis les années 1990 a été d’identifier le petit nombre de compétences clés qui permettent de créer de la valeur d’une façon durable face à la compétition, de focaliser ses ressources sur ces compétences et d’externaliser progressivement l’ensemble des autres activités (Prahalad et Hamel, 1990). Au fil des ans on a ainsi vu naître des entreprises industrielles sans usines, des laboratoires pharmaceutiques sans véritable R&D ou des entreprises de service sans force de vente. Cette spécialisation ne pose pas de problème dans les pays développés car elle est compensée par une interdépendance accrue avec d’autres entreprises elles-mêmes focalisées sur des savoir-faire clés complémentaires. Elle peut cependant devenir problématique pour développer une activité dans les pays pauvres qui, on l’a vu, nécessite une palette de compétences plus étendue.
53 Ainsi, pour réussir à développer des activités de type BoP, l’entreprise doit souvent avoir recours à deux types d’action – non exclusives l’une de l’autre : la réintégration de compétences (par exemple : génération d’énergie, maintenance de machines, création d’un réseau de distribution, formation et management de forces de vente, etc.) et/ou la collaboration avec d’autres organisations (entreprises du secteur concurrentiel, travail avec les autorités locales ou ONG).
54 Permettons-nous de conclure cette section en remarquant que ce n’est pas le moindre paradoxe que de constater que les deux concepts qui ont ainsi tendance à s’opposer, « compétences clés » et « marché BoP » aient été développés successivement par la même personne, C.K. Prahalad, disparu prématurément en 2010 et à qui nous voulons rendre hommage aujourd’hui.
Minimiser le risque de cannibalisation dans les pays riches
55 La problématique dans les pays riches est bien entendu différente. Il ne s’agit plus de créer un marché, mais d’en permettre l’accès aux personnes pauvres. À supposer qu’elles en aient la motivation, les difficultés rencontrées par les entreprises pour proposer une offre spécifique aux populations pauvres sont de deux ordres : développer un modèle d’activité qui permette a minima à l’entreprise de ne pas perdre d’argent sur l’offre spécifique et différencier le produit/service afin de minimiser le risque de cannibalisation du modèle d’activité existant. La différentiation nécessaire peut être une différentiation produit (offre « low-cost »), une différentiation au niveau de la marque (« marque discount ») et/ou du réseau de distribution.
56 Le travail d’analyse mené en comparant les expérimentations de plusieurs entreprises voulant mettre en place un social business en France a permis d’explorer les multiples possibilités existantes pour « réserver » l’offre à certains clients selon des critères objectifs, subjectifs ou un mélange des deux, de manière à éviter effet d’aubaine et cannibalisation. Ce travail souligne par ailleurs l’extraordinaire difficulté de la tâche des managers qui doivent bousculer les modèles d’activités existants, et met en évidence tout l’intérêt de la coopération avec les ONG (Menascé, 2010).
La distribution et la problématique du dernier kilomètre
57 La distribution est au cœur des problématiques du marché BoP (Svachani, Smith, 2007). Plusieurs pistes existent pour créer des modèles de distribution efficaces. De nombreux espoirs ont été placés dans l’utilisation de réseaux de microcrédit comme circuits de distribution. En effet, l’actif principal de ces réseaux ne serait pas tant le montant des prêts accordés que les relations de confiance progressivement établies qui permettent de mettre en place de nouvelles activités, dont celle de la distribution des produits (Counts 2008 ; Lalwani et Kubzansky, 2009). La récente crise du secteur de la microfinance en Inde avec l’arrivée des banques commerciales et d’organismes dont les intentions ne sont pas toujours de lutter contre la pauvreté appelle néanmoins à nuancer ces espérances.
58 La promotion de la microfranchise constitue ensuite un autre levier de distribution pour atteindre les consommateurs finaux (Lehr, 2008 ; Christensen et al., 2009). Enfin, les systèmes de distribution multi-produits/ multi-entreprises testés par certaines associations semblent aujourd’hui parmi les plus prometteurs, à l’image du système Aparajita développé au Bangladesh par l’ONG Care (Dolan et Scott, 2009).
Intégrer les salariés vulnérables
59 Si les salariés figurent systématiquement dans la liste « officielle » des parties prenantes, leur relatif manque de pouvoir en fait au mieux des parties prenantes dépendantes, voire de facto exclues (Yu, 2009). Sans pouvoir dans le cadre de cet article faire le tour de cette question, il nous paraît important de mentionner le rôle que peuvent pourtant jouer les entreprises vis-à-vis des personnes les plus vulnérables. La définition de la vulnérabilité est une question qui reste largement débattue et étroitement dépendante du contexte historique, culturel et réglementaire de chaque pays (Davidson et Earnshaw, 1991), mais les chercheurs semblent converger sur la notion du risque de traitement défavorable de la personne en question et de sa faible capacité à se défendre. Ces deux caractéristiques augmentent le risque pour ces personnes de se retrouver régulièrement en situation de pauvreté. Une étude menée au Canada montre par exemple que les employés qui ont les salaires les plus bas bénéficient le moins de formation sur le terrain (Zeytinoglu et al., 2008)
60 Dans les pays développés, les personnes handicapées sont particulièrement concernées, et leur accueil au sein des entreprises permet de les sortir d’une situation d’isolement et de pauvreté. En France, la loi de février 2005 oblige les entreprises de plus de 20 personnes à embaucher un quota minium de 6 % de personnes handicapées, mais de nombreuses entreprises préfèrent s’acquitter d’une amende financière, plutôt que de faire cet effort d’intégration. Une étude menée dans les grandes surfaces de bricolage montre qu’une politique volontariste permet pourtant d’augmenter significativement le nombre des handicapés dans les effectifs, y compris dans un secteur réputé a priori difficile d’accès (Everaere, 2010). Le Roy-Hatala (2009) distingue deux axes pour montrer les différents leviers qui peuvent être mobilisés vis-à-vis du handicap : l’axe du mode de gestion (traitement médico-social vs. R.H.) et celui du niveau de formalisme (culture d’entreprise vs. traitement centralisé et réglementé). Tous les chercheurs mettent en avant la nécessité de coordonner les efforts en nommant un responsable dédié à cette mobilisation.
Associer les fournisseurs
61 Enfin, les entreprises peuvent mobiliser la chaîne industrielle au sein de laquelle elles s’insèrent, pour permettre ainsi une diffusion de leur engagement social, y compris à l’international. C’est ce processus de diffusion au sein des chaînes industrielles qui a permis le développement des normes de qualité ISO 9000, tout d’abord au sein des entreprises européennes, puis de leurs fournisseurs où qu’ils se trouvent, et enfin leur adoption par de très nombreuses entreprises dans le monde entier (Corbett, 2006). Logiquement, un processus analogue devrait avoir lieu pour la toute nouvelle norme ISO 26000 traitant de la responsabilité sociétale de l’entreprise (AFNOR, 2010). En particulier, trois leviers peuvent être utilisés vis-à-vis des fournisseurs : le pilotage de l’engagement social des fournisseurs, la pratique des achats locaux dans les pays pauvres et le soutien direct à l’économie sociale et solidaire dans les pays développés.
Le pilotage de l’engagement social des fournisseurs
62 Un grand nombre d’entreprises des pays développés et la plupart des entreprises multinationales ont formulé elles-mêmes ou au sein d’organisations professionnelles (fédération industrielle, chambre de commerce, etc.) des « codes de conduite » ou « codes éthiques » qui permettent de faire appliquer dans des pays tiers des standards minimaux sur des points tels que la durée du travail, l’âge ou les salaires, et de sanctionner un fournisseur qui n’appliquerait pas ces standards. Ainsi, une étude menée sur l’entreprise Ikea montre que 17 % des fournisseurs écartés entre 2000 et 2005 l’ont été au moins en partie pour des raisons de non-conformité avec IWAY, le code de conduite de l’entreprise (Pedersen et Andersen, 2006). Pour une entreprise, ces codes de conduite sont des outils particulièrement intéressants pour piloter l’engagement social des fournisseurs, et avoir un impact qui va au-delà de ses frontières, tant du point de vue légal que géographique.
63 La recherche empirique montre cependant que ce « pilotage » ne va pas de soi. Si l’effet de contagion est démontré (European Commission, 2002), les entreprises fournisseurs sont des entités juridiques différentes, qui opèrent dans des pays qui peuvent avoir une histoire, des cultures, un niveau de développement et des mécanismes de gouvernance très différents. Elles peuvent être insensibles, voire hostiles à ce qui est ressenti comme une tentative de pression manifeste. L’impact n’est réellement significatif que si l’entreprise pèse sur les ventes de son fournisseur (Pedersen et Andersen, 2006). De plus, l’effet de contagion semble plus important pour les aspects environnementaux que pour les aspects sociaux, et, par un effet de « réactance psychologique » (Brehm, 1966), il peut transformer ce qui était une motivation intrinsèque du fournisseur en une pression externe contre-productive (Baden et al., 2009).
Le développement des achats locaux
64 Au fil des années, de nombreux pays – du Sud comme du Nord – ont utilisé l’achat local (« Local Content Requirements », LCR) comme barrière non tarifaire pour protéger les concurrents nationaux ou aider le tissu local amont. De fait, demander aux entreprises d’augmenter les achats locaux permet aux pays hôtes de capter une part de la valeur ajoutée plus importante et ainsi de contribuer au développement économique du pays. Pour une entreprise, développer une politique volontariste d’achat local au-delà des exigences légales peut devenir une manière de participer activement au développement économique d’une région ou d’un pays et de lutter ainsi contre la pauvreté.
65 Les résultats des recherches menées sur le sujet sont contrastés cependant, et les études empiriques sont rares. La plupart des modélisations économiques conduisent à la conclusion que cette politique peut réduire le bien-être collectif, parce qu’elle crée des distorsions de concurrence (Lahiri et Ono, 2003 ; Veloso, 2006). Cependant ces modélisations sont très sensibles aux hypothèses de départ. Ainsi, en modifiant l’hypothèse selon laquelle les produits seraient fabriqués non pas en zone rurale mais en zone urbaine, Gu et Yabuuchi (2003) transforment les effets négatifs sur la production de biens intermédiaires et sur la richesse nationale en effets positifs, tout en conservant l’impact positif sur le chômage.
L’achat aux entreprises de l’économie sociale et solidaire
66 Une troisième voie pour intégrer les populations pauvres au niveau des achats est de développer les liens avec des entreprises du secteur social et solidaire, qui accueillent les populations les plus fragiles, handicapées et personnes éloignées du monde du travail. Au sens large, c’est-à-dire en comptant les coopératives et les mutuelles, ce secteur regroupe près de 7 % de l’emploi au niveau européen (Chaves et Monzon, 2007), mais il est vrai que beaucoup de coopératives et mutuelles se sont rapprochées des entreprises traditionnelles en faisant évoluer leurs valeurs, systèmes de management et leurs statuts. En revanche, les structures d’insertion par l’activité économique (IAE : entreprises d’insertion, ateliers et chantiers d’insertion, associations intermédiaires, etc.) restent focalisées sur leur mission d’aide au retour à l’emploi de personnes en situation difficile, et les structures des entreprises adaptées (ESAT) gardent leur positionnement d’aide aux personnes handicapées.
67 En devenant donneur d’ordre vis-à-vis de ces deux types de structures, les entreprises traditionnelles peuvent jouer un rôle important vis-à-vis de leurs salariés, et en France certaines entreprises comme Schneider Electric ou la SNCF mènent des politiques actives dans ce domaine. Les collaborations avec les entreprises rencontrent pourtant au moins deux types de problèmes. D’une part, ces structures souffrent en général d’absence de taille critique pour faire face à des appels d’offres de grande ampleur, ce qui oblige les grandes entreprises à développer des accords au niveau de chaque site. D’autre part, la collaboration pose directement la question du partage de la valeur. L’entreprise qui fait appel au secteur de l’IAE peut être tentée d’utiliser sa position de force pour imposer des conditions peu favorables au chantier ou à l’entreprise d’insertion ou à l’ESAT. Les discussions autour de la structuration de la filière des déchets D3E (équipements électriques et électroniques) témoignent de la tension qui peut régner autour de tels sujets.
2. L’inscription : la relation de l’entreprise sur les territoires
68 L’inscription concerne l’activité de l’entreprise sur les territoires dans lesquels elle est impliquée, vis-à-vis de ses parties prenantes « non business ». La lutte contre la pauvreté vise alors à faciliter l’adhésion des populations locales aux différents projets de l’entreprise et à favoriser le maintien des activités de l’entreprise sur le territoire (dans la perspective par exemple de renouvellement de contrats ou de nouveaux appels d’offres). L’inscription est une modalité d’action particulièrement importante pour les industries qui impliquent l’extraction de matières premières et dont les opérations ne participent pas directement au développement local. C’est par exemple le cas pour l’activité d’exploration de l’industrie pétrolière dans les pays producteurs. La notion de « Paradox of Plenty » popularisée par Karl (1997) selon lequel la richesse en ressources naturelles, notamment pétrolières et gazières, est paradoxalement une source d’aggravation de la pauvreté et du mal-développement a imposé aux grandes entreprises extractives une réflexion sur leur rôle sociétal. Bien que le premier type de contribution de l’entreprise réside dans les investissements réalisés, les emplois induits et les taxes locales, l’entreprise peut – et bien souvent doit (dans le cadre de sa licence d’opérer) – aller au-delà pour avoir un impact plus large sur les collectivités, en particulier en direction des personnes les plus pauvres.
69 Le cas du delta du Niger est sans doute emblématique de la complexité de la situation. 70 % des 140 millions de Nigérians vivent avec moins de 1 dollar par jour PPA dans un climat de violence important alors que la manne pétrolière depuis les années 1960 est estimée à 600 milliards de dollars (Simon, 2009). Les entreprises pétrolières occidentales ont été mises en accusation, notamment dans un rapport d’Amnesty International de 2009 intitulé « Pétrole, pollution et pauvreté dans le delta du Niger ». Une des façons de réagir a été de changer leur mode de présence et de passer d’un modèle basé sur la négligence environnementale, l’achat de la paix sociale et l’assistanat, à un modèle partenarial, plus soucieux de l’environnement et impliquant les populations dans des projets de développement local et de lutte contre la pauvreté, souvent via des ONG (Renouard, 2009). Le comptage des communiqués de presse publiés par Shell Nigeria (la principale compagnie pétrolière présente dans la région) pendant les années 2008-2010 donne une bonne indication de l’activisme de la multinationale pour essayer de s’inscrire en tant qu’agent de développement du delta du Niger : sur 55communiqués de presse, 30 avaient trait à ses actions de développement local, contre 17 communiqués économiques et financiers, et 8 relatifs aux problèmes de sécurité (source : www.shell.com.ng).
70 On assiste actuellement à une professionnalisation des programmes sociétaux menés par les grands groupes, notamment dans le secteur extractif (BSR, 2007). La plupart des entreprises internationales minières et pétrolières ont développé des méthodologies « sociétales » et ce métier se développe de manière croissante. L’intérêt de l’article de Gaël Giraud et Cécile Renouard consacré aux programmes sociétaux que mène le groupe Total dans le delta du Niger (ce numéro) est de proposer une méthodologie pour analyser précisément l’efficacité de ces programmes.
3. La contribution : du mécénat d’entreprise à la « nouvelle philanthropie »
71 La dernière modalité d’action de l’entreprise vis-à-vis de la pauvreté réside dans ses activités philanthropiques. Si ce que nous appelons ici « contribution » constitue sans-doute l’une des plus vieilles modalités d’aide des entreprises, la philanthropie a connu ces dernières années de profondes évolutions. La philanthropie traditionnelle a été critiquée pour être saupoudrée parmi une quantité importante d’organisations charitables et déconnectée du reste de l’entreprise (Porter et Kramer, 2002). Elle revenait à laisser des fonds discrétionnaires aux dirigeants pour financer les causes qu’ils trouvaient personnellement dignes d’intérêt et leur permettre ainsi d’apparaître comme des mécènes – quand il ne s’agissait pas tout simplement de masquer leurs activités illégales (Koehn et Ueng, 2010). La philanthropie traditionnelle a aussi été accusée de masquer les impacts négatifs des activités de l’entreprise ; le don par Philip Morris de 75 millions de dollars à des œuvres de charité en 1999 accompagnée d’une campagne coûtant 100 millions de dollars pour en faire la publicité en est sans doute l’une des plus belles illustrations (Porter et Kramer, 2002). Ce que l’on appelle parfois la « nouvelle philanthropie » ou « mécénat stratégique » consiste à rapprocher l’activité philanthropique de la mission économique de l’entreprise. Ce rapprochement revêt plusieurs avantages. Il rend d’abord possible une meilleure lisibilité de l’activité philanthropique, et améliore ainsi l’image de l’entreprise. Il permet aussi une plus grande implication des salariés et participe à leur engagement au travail. La professionnalisation passe par l’application des méthodes de management traditionnelles, parfois proches des financements de start-up, d’où le nom parfois utilisé de « venture philanthropy » (Kosminsky, 1997). Bill Gates exprime cette nécessité de professionnalisation avec force quand il déclare « Je crois à l’apport de la discipline du business dans l’art de donner, ce qui veut dire en faire le plus possible avec chaque dollar. » (Gates, 1999). Plusieurs chercheurs proposent ainsi des processus de décision balisés pour repenser la philanthropie d’entreprise et maximiser ainsi son impact (Porter et Kramer, 2002 ; Bruch et Walter, 2005).
72 Bien que l’inclusion et l’inscription semblent être devenues les modalités les plus prisées par les entreprises, Klaus Leisinger, le président de la Fondation Novartis, met en garde les entreprises de ne pas oublier la contribution philanthropique, notamment parce que seule cette modalité est d’après lui capable de toucher les personnes en situation d’extrême pauvreté, qui ne peuvent devenir des consommateurs ou des salariés (Leisinger, 2007). Pour augmenter les donations servant à répondre aux besoins spécifiques de ces personnes, il suggère que les organisations bénéficiaires reconnaissent d’une façon plus ouverte la contribution des entreprises à leur fonctionnement, et partagent leur capital de réputation.
IV – L’EFFICACITÉ : LES DIFFÉRENTES MESURES DE LA PERFORMANCE
73 La mesure de l’efficacité des politiques menées par l’entreprise en matière de lutte contre la pauvreté s’impose enfin comme une question fondamentale à plusieurs titres. Il s’agit de distinguer les objectifs au regard desquels on mesure l’efficacité des politiques menées. Nous retenons ici trois types de mesure, que nous relions indirectement aux questions de méthode (évaluation d’impact), d’intérêt (évaluation de performance sociétale) et de légitimité (évaluation d’empreinte pauvreté) vues dans les parties précédentes.
1. L’évaluation d’impact : une mesure indispensable pour les populations pauvres
74 La première évaluation est celle de l’impact des stratégies menées sur la situation des populations elles-mêmes. C’est le champ de l’évaluation de l’impact social qui consiste à mesurer l’ensemble des effets sur les bénéficiaires d’une action de développement qui sont strictement attribuables à cette action.
75 Sans évaluation, le risque est grand que l’économie du développement en général et la lutte contre la pauvreté en particulier ne consistent en une succession d’effets de mode, une nouvelle solution miracle remplaçant l’autre (Deaton, 2009). De nombreuses institutions, notamment la Banque mondiale (Kusek et Rist, 2004) ont souhaité développer le champ de l’évaluation pour capitaliser sur les expériences menées et identifier des bonnes pratiques. Depuis une vingtaine d’années, ce champ de l’évaluation d’impact connaît un essor considérable (Leeuw et Furubo, 2008). Il a été encore renouvelé depuis quelques années avec le succès croissant des évaluations aléatoires menées notamment par le laboratoire JPAL (Duflo et Kremer, 2005), appliquant aux questions de développement les méthodologies scientifiques propres aux essais cliniques. Ces évaluations ont connu un grand succès – y compris auprès du grand public (Duflo, 2010a, 2010b), même si elles peuvent susciter des critiques. L’éthique de l’évaluation aléatoire peut être mise en question (Ravallion, 2009), certains programmes, pourtant essentiels en termes de développement, sont impossibles à évaluer de manière aléatoire (les gros programmes d’infrastructures par exemple). Enfin, les expériences aléatoires peuvent isoler les effets spécifiques d’une politique sans prendre en compte les possibles interactions entre les différentes politiques (Deaton, 2009, Ravallion, 2009 ; Labrousse, 2010).
76 Parmi les nombreux débats structurant le champ de l’évaluation sociale, nous retenons ici trois questions importantes pour l’entreprise, concernant les techniques utilisées, le passage à l’échelle et la question de l’efficience. Tout d’abord, le débat sur la technique de la méthode d’évaluation à utiliser reste d’actualité. Une littérature importante existe sur ce sujet, émanent à la fois des institutions internationales, de cabinets de conseil ou de chercheurs académiques. Si aucune méthode ne peut se prévaloir du rang de méthode de référence (McKenzie, 2010), deux critères nous semblent clés : la rigueur scientifique et la praticité de la démarche d’évaluation sur le terrain. L’utilisation conjointe de ces deux critères permet d’établir une « frontière efficiente », qui identifie les méthodes les plus pertinentes pour un niveau de contrainte opérationnelle donné. Nous appelons de nos vœux la réalisation et validation d’une telle cartographie.
77 Le deuxième débat porte sur la question du passage à l’échelle. Les évaluations d’impact doivent aller au-delà de l’évaluation des programmes eux-mêmes, pour renseigner sur les comportements des personnes pauvres d’une façon plus générale, et amener in fine à une meilleure compréhension des mécanismes efficaces de sortie de la pauvreté (Duflo, 2003). Les chercheurs se trouvent confrontés ici au classique problème de la validité externe de leurs conclusions.
78 Enfin, il paraît important de passer de l’évaluation d’impact à la notion d’efficience du programme de lutte contre la pauvreté, rejoignant ainsi la préoccupation de mesurer la création de valeur sociale pour chaque dollar investi (Brest et al., 2009). Plusieurs méthodes de mesure de l’efficience existent (Tuan, 2008), mais il reste à trouver et à généraliser des indicateurs communs.
2. La performance sociétale : une mesure indispensable pour l’entreprise
79 La seconde évaluation doit servir d’instrument de pilotage pour les entreprises elles-mêmes. Il s’agit de mesurer les résultats obtenus au regard des différents mécanismes (réputation, motivation RH, acceptabilité locale, innovation et ventes) qui permettent à l’entreprise de créer de la valeur tout en contribuant à la lutte contre la pauvreté. En ce sens, ce que nous pourrions appeler la « performance de l’implication sociétale » de l’entreprise mesurerait la contribution de l’activité sociétale à l’atteinte des indicateurs business et financiers de l’entreprise. Cette mesure globale de l’entreprise appelle aussi à une mesure de la contribution de ses managers à la réalisation de son programme sociétal, et donc à des indicateurs de mesure de performance sociétale des individus. L’article de Florent Pestre (ce numéro) met en lumière les enjeux organisationnels de l’implication sociétale. En résumé, il s’agit de mettre en place à tous les niveaux une culture de l’évaluation sociétale (Bollecker, Mathieu, 2008).
3. « L’empreinte pauvreté » : une mesure nécessaire pour l’ensemble des parties prenantes
80 La performance de l’implication sociétale ne permet pas – loin s’en faut – de pouvoir porter un jugement d’ensemble sur la relation qu’une entreprise entretient avec les populations fragiles. Nous proposons de retenir le terme « d’empreinte pauvreté » développé par Oxfam (Oxfam, 2009) pour désigner la mesure des effets généraux de l’activité d’une entreprise sur les populations pauvres, en incluant naturellement les conséquences particulières de sa stratégie sociétale. Il s’agit, à l’image du « bilan pauvreté » que Martin Hirsch appelle de ces vœux (ce numéro), de mesurer l’ensemble des impacts positifs comme négatifs d’une entreprise en matière de pauvreté.
81 Si elle ne répond pas à toutes les questions, la méthodologie de Poverty Footprint (Oxfam, 2009) est un excellent point de départ. Des études ont été réalisées pour disposer d’une vue d’ensemble des contributions d’une entreprise sur des territoires donnés (Clay, 2005 ; Kapstein, 2009). Ces évaluations permettent de lutter contre le « social washing » en évitant de se focaliser sur des initiatives au final anecdotiques au regard des activités globales d’une entreprise. Seules des évaluations d’impact indépendantes et crédibles peuvent permettre de rendre vertueux un système où les gains en réputation viendraient compenser l’insuffisance des incitations de marché (Duflo, 2009).
82 Notons en conclusion que ces trois mesures – impact sociétal, performance sociétale, empreinte sociétale – répondent à trois enjeux différents et peuvent être largement contradictoires. On peut par exemple supposer un programme d’une entreprise très bien construit et très efficace localement mais dont les résultats servent peu à l’entreprise (pas d’effet RH, images, ventes ou innovations) et dont l’ampleur est anecdotique au regard des autres impacts de cette entreprise.
V – CONCLUSION : ACCEPTER L’INCOHÉRENCE DES ENTREPRISES ?
83 Notre conviction est que la question de la contribution de l’entreprise à la lutte contre la pauvreté ne fait que commencer.
84 Qu’elle le veuille ou le non, l’entreprise est aujourd’hui au cœur de cette thématique et cette tendance ne fera que s’accentuer.
85 En effet, si la pauvreté absolue diminue, les « Objectifs du Millénaire » ne seront sans doute pas atteints et, compte tenu de la sensibilité croissante des opinions publiques interpellées par les ONG, la pauvreté s’imposera comme un thème saillant du débat public relatif au rôle des entreprises dans la Cité. Ce rôle sera d’autant plus important que la globalisation réduit les marges de manœuvre des autorités publiques, traditionnellement en charge des populations pauvres et suscite des exigences à l’égard des entreprises.
86 En outre, compte tenu de l’évolution des pays émergents et du déclin relatif des pays développés les populations pauvres constituent un potentiel de croissance considérable. La compétition mondiale se jouera sur ces marchés.
87 Cet article vise à cet égard à structurer ce débat inévitable autour des quatre thèmes qui nous paraissent les plus déterminants : la légitimité de l’entreprise à agir sur ces questions, son intérêt, ses modalités d’action et enfin l’efficacité de son intervention. Ces quatre thèmes renvoient eux-mêmes à de nombreux débats et nous avons conscience que de très nombreuses questions restent en suspens.
88 Un élément transverse apparaît en filigrane : l’intégration croissante des questions de pauvreté dans le cœur de métier de l’entreprise. Très schématiquement, les actions de mécénat décidées hier selon le bon vouloir des dirigeants s’effacent progressivement devant des modèles d’activité s’inscrivant dans la stratégie économique de l’entreprise.
89 Cette intégration est génératrice d’incohérence : les projets pilotes que l’entreprise peut mettre en place entrent nécessairement en dissonance avec les activités traditionnelles de l’entreprise, dans lesquelles la question de la pauvreté n’était pas prise en compte, et qui pouvaient indirectement générer de la pauvreté. Il nous semble qu’à l’heure où l’entreprise cherche à trouver de nouveaux leviers de croissance, les tensions créées par la prise en compte, nécessairement incomplète, des problèmes de pauvreté, sont une féconde source de renouvellement. À ce titre, le sujet entreprises-pauvreté pourrait bien devenir un thème central des sciences de gestion, au niveau de la recherche comme de l’enseignement.
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Date de mise en ligne : 01/03/2011.
Notes
-
[1]
Cette recherche a bénéficié du soutien de la chaire HEC Social Business/Entreprises et pauvreté financée par Danone, Schneider Electric et la direction générale à la cohésion sociale (ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale) et de la Fondation HEC.