Couverture de RFG_206

Article de revue

Innovation et politiques d'influence

Un essai de typologie

Pages 31 à 47

Notes

  • [1]
    Le mot lobbying a deux acceptions principales. Une acception restreinte qui désigne les contacts que les groupes d’intérêts ont avec les décideurs publics pour exprimer leurs demandes et leur fournir de l’information. C’est la définition souvent utilisée dans la présentation que font de leur métier les lobbyistes professionnels. La définition du lobbying au sens large désigne toute action d’influence, directe ou indirecte, par laquelle un groupe d’intérêt cherche à obtenir des décisions publiques conformes à ses intérêts. C’est cette définition, généralement admise en science politique, que nous utilisons, sauf quand nous mentionnons « lobbying au sens restreint ». La recherche en management stratégique a adopté l’expression « stratégie politique » pour désigner le lobbying des entreprises, mais aussi les actions d’influence visant d’autres acteurs sociaux que les décideurs politiques (ONG, organisations de consommateurs, système éducatif, etc.).
  • [2]
    Le terme de configuration traduit le fait que les situations réelles sont plus complexes que ce qui est présenté ici. Les situations réelles empruntent en fait à plusieurs de ces cas typiques, avec toutefois en général une dominante sur chacun de ces deux axes, permettant de les rapprocher de ces situations-types. C’est bien sûr le cas des exemples évoqués ci-dessous.
  • [3]
    Le terme « discriminant » s’entend ici au niveau des acteurs du marché.
  • [4]
    Lucien Pfeiffer est considéré comme l’inventeur du crédit bail en France. Voir son ouvrage : La fin du capitalisme… et après ?, Éditions Yves Michel, 2006.
  • [5]
    Pour une analyse des différences entre États-Unis et Europe de ce point de vue, voir Gabriel (2004).
  • [6]
    Cette technologie, qui a émergé en Californie au début des années 1970, permet de réduire les émissions en CO2 des moteurs à combustion.

1 En quoi les décisions publiques peuvent-elles être utiles, voire indispensables, à la réussite des stratégies d’innovation des entreprises ? Les « politiques d’innovation » des autorités publiques, visant à favoriser le progrès technique et le développement d’activités nouvelles, font l’objet de multiples analyses quant à leur efficacité. Mais notre propos n’est pas celui-là. Il est à la fois plus spécifique et plus général. D’une part, il est plus spécifique, en ce sens que nous nous interrogeons sur l’effet des politiques publiques sur la réussite d’une innovation particulière, et non pas sur leurs effets sur l’ensemble statistique des innovations. De plus, nous adoptons ici le point de vue de l’entreprise innovante. Nous nous focalisons donc plus particulièrement sur ses capacités d’influence sur son environnement institutionnel. D’autre part, notre propos est plus général, en ce que nous posons la question des effets sur la réussite d’une innovation de l’ensemble des politiques publiques, qui peuvent la freiner ou la soutenir, ce qui inclut les politiques d’innovation, mais les dépasse largement.

2 Notre point de départ est à la fois une proposition logique et un fait d’observation, basé sur des cas historiques et des témoignages d’innovateurs : l’innovation se trouve confrontée, par nature, à un environnement qui n’est pas fait pour elle. Dans ces conditions, comment se fait l’ajustement entre le nouveau concept et l’ancien contexte ? L’entreprise est généralement reconnue comme responsable de la modification du contexte technologique et de marché (montrer la pertinence de sa technologie, faire connaître son produit, éduquer le consommateur, etc.). Mais qu’en est-il du contexte institutionnel ? L’entreprise innovatrice est-elle « condamnée » à influencer les décisions publiques pour favoriser sa propre stratégie d’innovation ? Comment peut-elle le faire et à quelles conditions ? Ce sont là quelques questions à l’origine de la réflexion exploratoire développée dans la présente contribution.

3 L’innovation est bien sûr un thème central du management stratégique des entreprises. L’innovation comme source d’avantages concurrentiels, l’innovation comme principe de stratégies de développement, ou encore la gestion de l’innovation restent des thématiques fréquemment abordées dans la littérature en sciences de gestion. Par ailleurs, les stratégies d’influence des décisions publiques mises en œuvre par les entreprises – le lobbying d’entreprise [1] – sont de plus en plus analysées dans la littérature managériale (Bonardi et al., 2005 ; Mahon, 2002 ; Schuler, 2002). Toutefois, il existe, à notre connaissance, peu de travaux faisant le lien entre ces deux problématiques managériales : l’activité d’influence des décisions publiques par l’entreprise au service de sa stratégie d’innovation. Pourtant, l’analyse de nombreux cas historiques montre que l’innovation, et en particulier l’innovation radicale, se trouve le plus souvent en décalage avec l’environnement institutionnel et juridique existant. Elle exige souvent, pour réussir ou tout simplement pour exister, que cet environnement soit modifié, adapté, voire remis en cause. Obtenir la modification des cadres réglementaires publics existants ou la production de nouvelles règles, qui permettent la réussite sur le marché, apparaît donc comme une nécessité pour l’innovateur. Nous nous intéressons ainsi aux actions initiées et/ou mises en œuvre par les entreprises pour influencer les décisions publiques dans le but de favoriser leurs stratégies fondées sur l’innovation.

4 Cette contribution est structurée en deux parties. Dans un premier temps, nous présentons le cadre général de notre analyse sous forme d’une proposition de configurations types intégrant la double logique du contexte institutionnel et de la stratégie d’innovation. Nous relions dans un deuxième temps ces configurations aux actions d’influence développées par les entreprises, en terminant par la formulation de propositions qui constitueront autant de pistes à explorer dans de futures recherches.

I – POURQUOI L’INNOVATEUR EST-IL POUSSÉ À DEVENIR UN « ENTREPRENEUR POLITIQUE » ? : UN CADRE D’ANALYSE

5 Il est nécessaire dans un premier temps d’explorer la nature de l’interaction entre la décision publique et l’innovation d’entreprise. Dans quelle mesure un cadre réglementaire donné favorise-t-il le processus d’innovation ou, au contraire, constitue-t-il un obstacle à l’innovation ou à sa diffusion ? Comment les entreprises innovantes peuvent-elles l’influencer ? Nous commençons par montrer que les stratégies d’influence ne se pensent pas seulement défensivement mais sont aussi susceptibles d’être sources d’avantage concurrentiel. Nous proposons ensuite un cadre d’analyse propre à la situation de l’innovateur.

1. L’entreprise face au contexte des politiques publiques : la recherche d’un avantage concurrentiel par l’action hors marché

6 La littérature anglo-saxonne sur les stratégies des entreprises face aux autorités publiques a deux traits notables. D’une part, elle place généralement l’entreprise dans une posture défensive. La question est de savoir comment celle-ci va défendre ses intérêts face au développement des interventions de l’État. Notre objectif est de combler cette lacune en mettant en scène les stratégies proactives d’innovateurs qui prennent l’initiative de modifier l’environnement institutionnel. D’autre part, elle est centrée sur l’intervention réglementaire, ce qui semble être réducteur, car les modalités d’action des pouvoirs publics – en particulier dans le domaine de l’innovation – utilisent nécessairement le droit, mais font appel à d’autres instruments.

7 Le contexte de politiques publiques constitue, à tout moment, un ensemble d’opportunités et de freins pour les activités de l’entreprise. Une politique publique incitative (subventions publiques, infrastructures de type pôle technologique, etc.) crée un contexte favorable pour l’innovation et encourage de telles politiques d’entreprise. A contrario, des politiques publiques restrictives peuvent ralentir, orienter, voire bloquer une stratégie d’innovation privée. Lors du lancement d’une innovation, l’entrepreneur est donc amené à évaluer ces opportunités et menaces que représente le contexte propre à son innovation et le cas échéant envisager des actions :

8

  • pour permettre de créer les conditions juridiques de la nouvelle activité et/ou de rendre possible la diffusion de l’innovation : autorisation de produits, de process, conditions de commercialisation, etc. ;
  • pour modifier les règles du jeu concurrentiel : de telles mesures (par exemple, les règles communautaires de la protection juridiques des logiciels) peuvent changer les conditions économiques ou juridiques d’émergence ou de diffusion d’une innovation ;
  • pour permettre l’accès à des ressources privilégiées : ressources humaines (par exemple, les conditions d’embauche de jeunes apprentis ou de cadres étrangers), ressources technologiques (par exemple l’accès à des fréquences hertziennes pour les opérateurs de la télévision numérique), infrastructures (par exemple l’accès à des réseaux de télécommunication pour les opérateurs de téléphonie), etc. ;
  • pour réduire les coûts : bénéficier de subventions publiques, de mesures fiscales, etc. ;
  • pour accéder à des marchés spécifiques : l’accès à des marchés publics ou à des marchés réglementés peut constituer des opportunités favorables à une politique d’innovation (comme par exemple dans l’industrie aéronautique ou la R&D pour des produits destinés aux marchés militaires bénéficie aux autres produits sur des marchés plus concurrentiels).

9 La nature stratégique de ces enjeux justifie, pour l’entreprise, la mise en œuvre d’actions d’influence politiques ad hoc, que ce soit dans une perspective défensive pour éviter de subir un contexte de politiques publiques défavorable à ses innovations, ou dans une perspective plus offensive pour exploiter opportunément ces décisions publiques à son propre bénéfice (Marcus, 1984). Dans les deux cas, il s’agit d’influer sur les décisions publiques, de modeler l’environnement institutionnel politique, dans le but d’en tirer des bénéfices sur le plan économique. Les actions politiques de l’entreprise ont ainsi pour finalité la production de règles institutionnelles favorables à ses intérêts (Baron, 1995 ; Epstein, 1969 ; Keim et Zeithaml, 1986 ; Getz, 1997). Plus précisément, dans le cas qui nous intéresse, il s’agit pour l’entreprise de façonner un contexte réglementaire qui soit le plus favorable possible à ses innovations et/ou à ses projets d’innovations. Plusieurs auteurs ont étudié l’interaction entre la stratégie d’action de l’entreprise dans son champ économique et technico-économique – sa politique « marché », dont sa politique d’innovation – et sa stratégie d’action dans le champ politique ou sa stratégie « hors marché » (Baron, 1995). Sous certaines conditions, les bénéfices tirés d’une décision publique peuvent ainsi constituer la source d’un avantage concurrentiel (Yoffie, 1988).

10 Une des situations les plus connues d’acquisition d’un avantage concurrentiel « hors marché » est celle qu’a théorisée Stigler (1971) sous le nom de « capture réglementaire ». Si une entreprise, ou un groupe d’entreprises, a réussi à instituer un rapport d’influence en sa faveur avec les administrations chargées de la régulation du secteur, cette entreprise, ou ce groupe, va bénéficier d’arbitrages favorables. Un avantage concurrentiel se constitue donc à partir d’une capacité hors marché : influencer les décideurs publics et donner un caractère d’intérêt général à des intérêts privés. Les entreprises disposant des ressources politiques nécessaires, peuvent ainsi « capter » à leur avantage certaines décisions publiques et bénéficier ainsi d’avantages différentiels : rente de situation, subventions, protection par l’instauration de barrières à l’entrée, bénéfice de marchés publics, etc. Si la capture réglementaire n’est pas la seule tactique d’influence politique, elle illustre bien la nature des enjeux qu’il convient d’examiner dans le contexte spécifique de l’innovation.

2. L’analyse de la dynamique « décision publique/innovation »

11 Pour pouvoir analyser les liens entre décisions publiques et stratégie d’innovation, il est nécessaire de mieux appréhender la nature de ces liens. Il est vraisemblable qu’il existe différents types de liens appelant des actions stratégiques différentes. En confrontant une première série d’exemples de situations d’innovation avec des cadres théoriques éprouvés, nous avons pu construire une première typologie des relations entre, d’une part, le contexte de politiques publiques propre à une innovation et, d’autre part, l’impact de l’innovation sur la situation concurrentielle des entreprises concernées. Cette typologie a été construite par tâtonnements successifs en confrontant des variables jouant un rôle particulièrement important dans les théories de l’innovation à une série d’études de cas menées par les auteurs sur la base de documents secondaires. Nous ne pouvons dans l’espace dévolu à cet article développer chacune de ces études de cas. Elles permettent toutefois de servir notre argumentation tout au long de l’article.

12 Notre cadre d’analyse est ainsi fondé sur deux dimensions : l’impact de la décision publique sur le processus d’innovation et le caractère discriminant ou non de l’innovation concernée au niveau concurrentiel. Nous commençons par en justifier la pertinence théorique.

13 Ces deux dimensions jouent en effet un rôle particulièrement important dans la littérature sur l’innovation. Comme le souligne justement Martinet (2003), l’un des piliers historiques de ce champ est la problématique de l’avantage du pionnier. Celle-ci met en relation le moment d’entrée sur un marché (dimension temporelle) et l’impact concurrentiel, longtemps jugé positif, avant que des analyses (Liberman et Montgomery, 1988) et études (Golder et Tellis, 1993) n’aboutissent à des conclusions différentes. De même, les études sur les facteurs permettant de s’approprier les bénéfices des innovations comparent souvent des facteurs de nature temporelle (lead time) et d’autres moyens d’asseoir sa domination (par exemple des produits complémentaires), dont certains ont d’ailleurs pour but de retarder l’arrivée des concurrents (brevet, secret) (voir par exemple Cohen et al., 2002). Reprenons chacune de ces deux dimensions.

1re dimension d’analyse : l’impact de la décision publique sur le processus d’innovation

14 Depuis Schumpeter (1935, 1951), au moins, il est convenu de séparer l’invention de l’innovation. La première désigne un processus de nature technique, l’autre de nature économique. Cette analyse, cohérente avec nos exemples, propose donc un premier point de séparation dans l’analyse des effets de la réglementation et des décisions publiques sur l’innovation : ceux-ci peuvent se faire sentir avant le lancement du produit ou du service, au niveau de la mise au point de l’innovation, ou après. Une réglementation peut ainsi empêcher la recherche même dans un domaine (par exemple, expérimentation animale, utilisation de fœtus humains, etc.).

15 La vision linéaire du processus d’innovation sous jacente à ce type d’approche a été remise en cause par certains travaux. Le Duff et Maïsseu (1988) avaient ainsi contesté la distinction entre invention et innovation en proposant le concept « d’innovention », recouvrant l’ensemble du processus intégré d’innovation, dans ses dimensions techniques et économiques. Akrich et al. (1988) avaient pour leur part souligné la nécessité d’impliquer les acteurs clés du processus externes à l’entreprise (clients, pouvoirs publics, etc.) avant que les caractéristiques techniques d’un nouveau produit ou procédé ne soient complètement fixées. Il en résulte un processus « tourbillonnaire » où ces caractéristiques se définissent progressivement à partir des interactions entre les différentes parties prenantes au projet.

16 Sans nier cette porosité entre les processus de mise au point et de diffusion des innovations, nous pensons utile de conserver une distinction entre les cas où la réglementation est susceptible d’empêcher ou de favoriser la mise au point de l’innovation et le cas où l’impact direct ne se fait sentir qu’au niveau de la diffusion.

17 Dans ce dernier cas, l’analyse d’une première série d’exemples nous a montré qu’il convenait d’opérer une deuxième distinction concernant les effets sur la diffusion des innovations. Cette distinction est davantage liée au caractère plus ou moins entravant de l’action (ou de l’absence d’action) des pouvoirs publics, plus que du processus d’innovation lui-même. Des modifications réglementaires ou l’appui des pouvoirs publics peuvent ainsi être soit indispensables à la diffusion de l’innovation, soit simplement utiles à cette même diffusion.

2e dimension d’analyse : l’impact concurrentiel de l’innovation

18 La seconde dimension de notre typologie est l’existence ou non d’asymétries concurrentielles générées par une innovation. Dans certains cas, une innovation est susceptible d’être adoptée à un rythme comparable par les principaux acteurs d’une industrie. L’innovation crée alors de la valeur globalement pour les acteurs de l’industrie, sans bouleverser en profondeur les positions des différents concurrents. Dans d’autres cas, l’innovation va clairement bénéficier à un nombre limité d’acteurs.

19 Comme pour la structuration de la première dimension, les frontières ne sont pas étanches. D’un point de vue théorique, l’approche par les ressources et compétences peut constituer un appui solide pour analyser les différences entre les deux cas. Des asymétries concurrentielles significatives apparaîtront lorsque l’innovation nécessitera la mise en œuvre de ressources ou de compétences rares, difficiles à imiter ou à acquérir sur un marché et non substituables ou lorsqu’elle modifie la valeur créée par certaines de ces ressources (Barney, 1991). De fait, Tushman et Anderson (1986) ont montré que les innovations (technologiques dans leur étude) pouvaient soit renforcer les compétences existantes, soit les détruire (en les rendant inutiles). Dans ces deux cas, l’innovation peut aboutir à une modification substantielle des positions concurrentielles. Cette distinction est importante dans le cas qui nous intéresse dans la mesure où, dans le cas d’innovations susceptibles d’être appliquées assez facilement par tous les acteurs, on peut s’attendre à des actions collectives, contrairement à celui où seuls un ou quelques acteurs sont susceptibles d’en bénéficier au détriment des autres.

20 Il existe toutefois de multiples situations où l’émergence d’une technologie favorise non pas un seul acteur ou l’ensemble de la filière mais un groupe d’acteurs, soit parce qu’ils ont un portefeuille de ressources comportant des similarités, les conduisant à être sensibles aux mêmes facteurs de compétitivité (on rejoint alors la logique de l’approche par les ressources exposée ci-dessus), soit parce qu’ils ont su développer un ensemble de relations elles-mêmes génératrices d’avantage concurrentiel (Dyer et Singh, 1998), soit encore dans le cas particulier des batailles entre deux ou plusieurs standards technologiques, qui prennent souvent la forme de compétitions entre blocs d’alliés (Vanhaverbeke et Noorderhaven, 2001).

21 Le croisement des deux dimensions présentées ci-avant nous permet d’identifier six situations types (tableau 1). Chaque situation – ou configuration [2] – renvoie à des enjeux d’entreprises spécifiques et donc appelle des actions politiques d’influence spécifiques.

Tableau 1

Essai de typologie des liens décisions publiques/innovation

La diffusion de l’innovation ne modifie pas les positions
concurrentielles
(bénéfices généralisés)
La diffusion de l’innovation
est source d’avantage
concurrentiel
(bénéfices différenciés)
Une modification
des politiques publiques
est indispensable
à la mise au point
de l’innovation
Type I :
L’avant-innovation non discriminante [3]
Type II :
L’avant-innovation
discriminante
Une modification
des politiques publiques
est indispensable
à la diffusion
de l’innovation
Type III :
L’innovation non discriminante
sous conditions
Type IV :
L’innovation discriminante
sous conditions
Une modification
des politiques publiques
est utile pour améliorer les conditions de diffusion
de l’innovation
Type V :
L’appui à la diffusion d’une innovation non discriminante
Type VI :
L’appui à la diffusion d’une
innovation discriminante
figure im1

Essai de typologie des liens décisions publiques/innovation

22 Nous reprenons dans ce qui suit chacune des configurations en l’illustrant des exemples qui nous ont aidés à élaborer cette typologie.

3. Les six configurations « décision publique/innovation »

L’avant innovation non discriminante (type I)

23 Ce type de configuration recouvre les situations où une modification de la réglementation existante ou une décision des pouvoirs publics est indispensable pour permettre la poursuite d’un programme de R&D ou pour développer de nouveaux produits. Dans cette configuration, de nombreux acteurs sont susceptibles de mener à bien ces développements. Le cas du clonage humain à des fins thérapeutiques illustre bien cette situation : les enjeux se situent ici sur la possibilité ou non de mener des recherches dans ce domaine, avant même d’envisager la commercialisation d’une « innovation » liée.

L’avant innovation discriminante (type II)

24 Nous sommes toujours dans le cas où une modification de la réglementation est nécessaire pour simplement effectuer des activités de R&D. Toutefois, dans cette configuration, la décision publique favorise de facto une ou quelques entreprises, introduisant par là même un biais concurrentiel. L’action de l’État dans le développement du nucléaire en France depuis la création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 1945 illustre ce type de situation (voir par exemple Morsel, 1996).

L’innovation non discriminante sous conditions (type III)

25 Une innovation peut être adaptée sur le plan technique et ne pas pouvoir être lancée sur le marché. Nous nous intéressons ici au cas où la diffusion de cette innovation ne modifie pas a priori les règles du jeu concurrentiel. Les efforts de Lucien Pfeiffer [4] menés en France pour permettre le développement du leasing, y compris dans des établissements concurrents, illustre bien une telle configuration. Les organismes génétiquement modifiés (OGM) constituent un autre cas typique d’innovation dont la commercialisation effective dépend de la réglementation [5].

L’innovation discriminante sous condition (type IV)

26 Cette configuration concerne les situations où la diffusion d’une innovation, pouvant potentiellement avoir un impact concurrentiel significatif, est conditionnée par un changement de réglementation ou l’adoption d’une nouvelle réglementation. Le partage entre les tenants (France Télévisions, entrants potentiels) et les opposants (TF1, M6) dans le cadre du déploiement de la télévision numérique terrestre en France illustre ce type de situation (Attarça et Saïd, 2005).

L’appui à la diffusion d’une innovation non discriminante (type V)

27 Nous abordons ici la manière dont les entreprises peuvent utiliser la réglementation pour favoriser ou non la diffusion d’une innovation susceptible de bénéficier à l’ensemble d’une industrie. Ainsi, la diffusion de la carte bancaire en France a-t-il été favorisée par la création du groupement « Carte Bleue » qui a dû développer des stratégies d’influence d’envergure face aux soupçons de pratiques anticoncurrentielles parvenues au niveau européen.

L’appui à la diffusion d’une innovation discriminante (type VI)

28 Comme dans le cas précédent, l’action ou la décision des pouvoirs publics n’est pas un obstacle définitif à l’innovation mais peut favoriser, ou au contraire ralentir, la diffusion d’une innovation. Dans cette configuration, l’innovation modifie les conditions de concurrence sur le marché. L’introduction du pot catalytique [6] en Europe illustre parfaitement cette configuration. L’action de lobbying d’industriels allemands (Bosch, Audi-VW, Mercedes, BMW) auprès de la Commission européenne a permis d’obtenir la généralisation de l’adoption de cette technologie. Cette généralisation présentait l’avantage de pénaliser les constructeurs européens de petites et moyennes cylindrées (Renault, Fiat, PSA) pour lesquels le pot catalytique représentait un surcoût relatif beaucoup plus important (par rapport au prix moyen de leurs véhicules).

II – LES STRATÉGIES D’INFLUENCE POLITIQUE DES ENTREPRISES DANS UNE PERSPECTIVE D’INNOVATION

29 Quelles stratégies d’influence doivent ou peuvent mettre en œuvre une entreprise pour favoriser sa propre politique d’innovation ? Nous répondons à cette question en deux temps : d’abord en présentant les différentes formes d’actions politiques possibles ; ensuite en formulant des hypothèses sur le comportement politique des entreprises dans une perspective d’innovation.

1. Les stratégies d’influence des entreprises innovantes

30 Les politiques d’innovation se traduisent, dans certains cas, par des affrontements entre concurrents ou au sein d’une filière, impliquant parfois des acteurs des secteurs complémentaires (bataille de normes par exemple). La mise en œuvre d’actions politiques renvoie aussi aux logiques de pouvoir qui peuvent découler de ces confrontations (constitution d’alliances ad hoc, noyautage de comités d’experts, pouvoir au sein des institutions de normalisation, etc.). Plus généralement, l’influence d’une décision publique renvoie à la formulation d’une véritable stratégie d’actions politiques (Hillman et Hitt, 1999), c’est-à-dire un ensemble d’actions cohérentes dirigées vers les décideurs publics mais aussi vers les différentes parties prenantes de la décision publique (entreprises concurrentes ou partenaires, alliés politiques potentiels, médias, opinion publique, etc.). Formuler une stratégie d’influence consiste ainsi à répondre à des questions telles que : faut-il agir individuellement ou collectivement ? Faut-il engager une action directement dirigée vers les pouvoirs publics ou faut-il privilégier une action indirecte ? Comment planifier ou agencer dans le temps les différentes actions politiques ? Ces différents choix tactiques ne sont pas nécessairement exclusifs et peuvent évoluer dans le temps. Hillman et Hitt (1999) ont proposé une typologie des stratégies politiques des entreprises en privilégiant deux dimensions : d’une part, la logique temporelle de la stratégie politique (stratégie transactionnelle ou actions politiques ponctuelles versus stratégie « relationnelle » ou actions politiques dans une perspective de long terme) et, d’autre part, la logique individuelle ou collective de l’action politique.

31 Pour rendre compte des stratégies d’influence liées aux politiques d’innovation, nous inscrivons l’action des entreprises dans des logiques proactives : l’entreprise cherche à promouvoir certaines orientations de la décision publique (adoption d’une nouvelle réglementation, ou encore amendement ou suppression d’une réglementation déjà existante) pour créer des conditions favorables à sa politique d’innovation. La stratégie politique d’influence proactive peut ainsi être caractérisée par quatre dimensions.

La nature individuelle ou collective de l’action politique

32 L’action politique de l’entreprise peut être menée de façon individuelle et autonome, ou de façon collective (par exemple à travers une organisation professionnelle ou une coalition ad hoc). Lenway et Rehbein (1991) montrent que le choix d’adopter une stratégie politique individuelle ou collective s’explique essentiellement par des considérations propres à l’entreprise, comme la disponibilité des ressources nécessaires à l’action politique (ressources excédentaires), l’expérience de l’action politique, ou l’importance des enjeux pour l’entreprise. L’adoption d’une stratégie collective peut aussi relever d’un choix tactique : par exemple, associer d’autres entreprises à l’action politique pour légitimer les intérêts défendus. Dans ce cas, l’entreprise joue un rôle de leader ou d’entrepreneur politique. Il faut noter que les deux types de démarches, individuelle et collective, ne sont pas exclusifs et peuvent être conjugués pour des raisons tactiques.

L’intensité de l’engagement politique de l’entreprise

33 L’intensité mesure le degré d’implication d’une entreprise dans un processus d’influence politique. Yoffie (1987) distingue plusieurs degrés d’implications. La stratégie de leader ou d’entrepreneur politique est adoptée par les entreprises disposant des ressources nécessaires et/ou pour lesquelles l’enjeu de la décision publique est important voire vital. Cette stratégie se traduit par un activisme politique soutenu : mobilisation politique (salariés, médias, opinion publique, etc.), organisation de coalitions politiques (par exemple avec des concurrents), etc. À l’opposé, la stratégie de « passager clandestin » – ou free rider – consiste à ne pas agir politiquement tout en espérant profiter de l’action politique des entreprises leaders. Une stratégie d’influence intermédiaire est la stratégie de suiveur politique : l’entreprise s’engage dans une action collective mais sans en assumer le leadership. Cette stratégie correspond par exemple aux entreprises pour lesquelles les enjeux de la décision publique sont importants mais qui ne disposent pas des ressources nécessaires ou qui ne souhaitent pas les mobiliser.

La nature des modes d’influence utilisés

34 Bourgeois et Nizet (1995) ont théorisé deux stratégies types présentes dans les actions d’influence, qui s’avèrent pertinentes pour analyser les stratégies d’influence des entreprises vis-à-vis des pouvoirs publics. La stratégie de pression est fondée sur la défiance, le recours à la menace, la mobilisation politique ou la médiatisation. La stratégie de légitimation est basée sur l’information, l’argumentation et une volonté de convaincre les décideurs de la pertinence et de la légitimité des positions de l’entreprise. Nous pouvons compléter cette typologie par une stratégie intermédiaire que l’on peut qualifier de stratégie d’échange ou de « donnant-donnant » : cette stratégie est basée sur la promesse d’avantages économiques, sociaux ou politiques faite aux décideurs en contrepartie d’une décision favorable aux intérêts de l’entreprise. Par exemple, il peut s’agir de la promesse d’une localisation ou d’une relocalisation de la fonction R&D en France en contrepartie d’une mesure favorable aux innovations de l’entreprise (subventions, marchés publics, protection juridique, etc.). Ces trois modes d’influence ne sont pas exclusifs. L’entreprise peut recourir simultanément ou de manière séquentielle à la légitimation, la pression ou l’échange.

La conduite de l’action politique

35 L’objet de la stratégie d’influence est la décision publique. Les conceptualisations classiques des processus de décision publique (Jones, 1970) identifient quatre phases principales : l’émergence de la problématique appelant une décision publique, la recherche de solutions à la problématique (mise sur l’agenda public de la problématique et préparation de la décision), prise de décision et choix d’une solution, mise en œuvre de la décision adoptée. Lord (2000) montre, de manière empirique, que l’efficacité des actions politiques d’influence des entreprises varie selon les étapes du processus de décision publique (de nature législative dans le cas traité par l’auteur) : la mobilisation politique est, par exemple, l’activité la plus efficace pour la mise sur agenda public d’une problématique (émergence d’une décision publique) tandis que le lobbying au sens étroit est l’activité la plus adéquate pour influer sur le contenu même de la décision (préparation de la décision publique). De même, Shaffer (1995) montre qu’une stratégie d’influence collective (constitution de coalitions) est plus propice en phase d’émergence et de formulation de la problématique publique, tandis qu’une stratégie d’influence individuelle est plus adéquate en phase de recherche de solutions (apparition d’opportunités pour certaines entreprises au détriment des autres).

36 C’est à partir de ces quatre grandes variables que nous allons tenter de formaliser une série de propositions reliant les configurations d’interaction réglementation/innovations identifiées dans la première partie de cet article et les politiques d’influence susceptibles d’être mises en œuvre.

2. Propositions de recherche sur les stratégies politiques des innovateurs

37 Nous cherchons, dans cette dernière partie, à faire ressortir du cadre d’analyse présenté dans cet article une série de propositions reliant configurations d’innovation et stratégies d’influence. Évidemment, la nature même des données empiriques dont elles sont issues (des mini-études de cas sur la base de documents secondaires pour l’essentiel) nous conduit à être extrêmement prudents sur leur statut. Il s’agit bien de propositions exploratoires, destinées à être transformées en hypothèses testables dans des recherches à venir.

La nature individuelle ou collective de l’activité politique

38 L’action politique ne relève pas des compétences « naturelles » de l’entreprise. Nous avons souligné précédemment que la stratégie politique était un moyen – parmi d’autres – pour l’entreprise au service de sa stratégie économique. La mise en œuvre de la stratégie politique nécessite des ressources particulières : ressources relationnelles, ressources organisationnelles, expertise politique, etc. (Attarça, 2002). Par ailleurs, certains risques sont attachés à l’action politique : risque d’échec bien sûr mais aussi risque en terme d’image auprès des pouvoirs publics ou encore risques de contre-attaque de la part des concurrents ou des adversaires politiques. Pour ces raisons, l’entreprise peut parfaitement apporter une réponse qui ne soit pas de nature politique à ses enjeux d’innovation mais une réponse de nature concurrentielle ou organisationnelle. Naturellement, le niveau de ressources à engager et les risques associés seront réduits si l’entreprise ne s’engage pas seule. Une action collective augmente la probabilité du succès d’une action, du moins d’un point de vue rationnel. Le pouvoir de légitimation d’un ensemble d’entreprises est a priori plus élevé que celui d’une seule. Ses possibilités en matière de pression ou d’échange (« donnant-donnant ») également. Cela ne signifie pas une implication uniforme de tous les acteurs. En effet, c’est dans ce cadre qu’apparaissent des configurations du type leaders/suiveurs/passagers clandestins.

39 Le cas du déploiement de la TNT illustre parfaitement cette logique. Les entreprises favorables à la TNT ont constitué un groupement ad hoc pour promouvoir cette nouvelle technologie, sur le plan technique (mise au point des tests) comme sur le plan commercial (promotion auprès du public), et la légitimer auprès des pouvoirs publics. La constitution des coalitions ad hoc politiques (Pijnenburg, 1997) est conditionnée par la configuration concurrentielle au sein d’un secteur d’activité mais aussi par la nature de l’impact concurrentiel de l’innovation. Il est évidemment difficile, pour une entreprise, d’obtenir le soutien de concurrents si la réglementation va devenir un handicap pour eux et/ou si l’impact réglementaire est différencié. Dans le cas du pot catalytique, nous avons assisté à une bataille entre blocs d’alliés : d’un côté, les constructeurs allemands haut de gamme (Mercedes et BMW) et de l’autre, les constructeurs généralistes (Renault, Fiat ou Peugeot-Citroën). On aurait pu, dans ce cas, voir ces trois constructeurs s’allier pour tenter d’imposer un plafonnement de la consommation de carburant d’une gamme, ce qui aurait alors handicapé les constructeurs de voitures puissantes.

40 Notons que les frontières des coalitions politiques peuvent dépasser le cadre concurrentiel et toucher d’autres parties prenantes économiques telles que des clients, des fournisseurs ou « complémenteurs », c’est-à-dire des entreprises avec lesquelles l’entreprise étudiée n’est pas en relation directe, mais qui créent de la valeur pour elle en vendant d’autres produits aux mêmes consommateurs ou en achetant des produits complémentaires aux mêmes fournisseurs (Nalebuff et Brandenburger, 1995). De telles alliances sont parfois nécessaires (ce fut le cas des promoteurs de la TNT) voire indispensables. Sinon, l’entreprise risque d’être isolée, à l’image d’Edison dans sa guerre contre le courant alternatif à la fin du XIXe (Corbel, 2005 ; Jonnes, 2003). Nous pouvons ainsi synthétiser notre première proposition :

41 Proposition 1a. Lorsque la diffusion d’une innovation n’implique pas a priori de modifications des positions concurrentielles (types I, III et V), l’entreprise privilégie des actions politiques collectives.

42 Proposition 1b. Lorsque la diffusion d’une innovation implique une modification potentielle des positions concurrentielles (types II, IV et VI), l’entreprise qui en bénéficie le plus privilégie une action politique exclusivement individuelle et/ou une politique d’entrepreneur politique leader.

43 L’autre dimension de notre typologie peut également jouer un rôle. En effet, même lorsqu’une innovation est susceptible d’aboutir à ses asymétries sur le plan concurrentiel, plus le terme de la diffusion est éloigné (dans le cas d’une situation de type I), moins ces effets sont faciles à évaluer. Dès lors, il existe une probabilité plus forte de voir plusieurs entreprises s’engager simultanément dans une action d’influence. Proposition 2. En cas d’asymétrie prévisible des conséquences concurrentielles, les innovations dont le terme est le plus éloigné ont une probabilité plus forte d’aboutir à une action collective.

L’intensité de l’engagement politique de l’entreprise

44 La question posée ici est celle du niveau de ressources dédié par une entreprise à ses actions politiques au bénéfice d’une innovation donnée. On peut logiquement s’attendre à ce que le niveau des ressources engagées soit d’autant plus élevé que l’impact concurrentiel attendu est élevé, et que le soutien ou l’obstacle potentiel à la diffusion est important. En cas d’action collective, cela déterminera en partie la position de l’entreprise en tant que leader ou suiveur. Évidemment, ces propositions s’entendent « toutes choses égales par ailleurs », le niveau des ressources disponibles au sein de l’entreprise jouant par exemple le rôle de variable modératrice.

45 Proposition 3. Plus l’impact concurrentiel attendu est important, plus l’engagement politique sera fort.

46 Proposition 4. L’engagement sera plus fort si une modification réglementaire est indispensable pour la mise au point de l’innovation ou sa diffusion (types I à IV).

47 L’intensité de l’engagement politique de l’entreprise dépendra également de l’incertitude (ou de la perception cette incertitude) quant à l’issue du processus de décision publique.

48 Sera-t-il possible ou non d’obtenir les décisions publiques nécessaires à la réussite de l’opération ? Cette incertitude est encore moins accessible aux techniques de réduction de l’incertitude (calcul économique, estimation du comportement du consommateur, benchmarking, mécanismes de répartition des risques, assurance, etc.) que l’incertitude technique et commerciale. Elle ne résulte pas d’un jeu à deux (l’entreprise et le consommateur) mais d’un jeu à joueurs multiples, parfois inconnus, dont les forces et les réactions sont difficiles à anticiper. On peut donc supposer qu’elle sera généralement vue très négativement par les soutiens que sollicite l’innovateur (business angels, capital-risqueurs, banques, etc.), sauf si celui-ci s’adresse spécifiquement à des partenaires dont les ressources politiques sont fortes, ou du moins adaptées au problème qu’il doit résoudre. On voit là une des pistes stratégiques pour l’innovateur dans son rôle d’entrepreneur politique : créer, dès le départ de sa démarche, un tour de table de partenaires ayant les ressources politiques qui lui sont nécessaires, ainsi que le suggère la théorie de la dépendance envers les ressources (Pfeffer et Salancik, 1978).

49 Proposition 5. Dans la conception de son projet, l’innovateur va chercher l’appui d’acteurs dont les ressources politiques sont fortes et/ou complémentaires par rapport aux siennes.

La nature des modes d’influence utilisés

50 Quelle logique d’intervention l’innovateur va-t-il privilégier ? Bien entendu, cela dépendra du projet d’innovation et de ses enjeux pour l’entreprise. Mais il est probable que la logique globale de la démarche de lobbying va plutôt privilégier la « légitimation », c’est-à-dire la construction d’une posture et d’un discours tendant à convaincre du bien fondé (économique et social) de la démarche d’innovation. Une posture de type « pression », qui repose sur la menace de conséquences négatives (économiques, sociales ou électorales) si la décision souhaitée n’est pas prise, sera plutôt une logique d’action utilisée par les adversaires de l’innovation, ceux dont elle remet en cause les intérêts. En effet, à l’exception peut-être de la localisation d’activités de R&D (argument utilisé de manière à peine voilée par les promoteurs des OGM ou des cellules-souches humaines à des fins thérapeutiques), l’innovation ne génère pas ou génère encore peu d’activités économiques. Dès lors, il s’agit plutôt, d’une part de légitimer l’action (promesses thérapeutiques sur des thérapies incurables à ce jour pour les cellules-souches) et d’autre part, de faire miroiter aux pouvoirs publics une forte activité économique potentielle (exemple des entreprises vendant des semences OGM aux États-Unis). Ceci sera d’autant plus vrai que l’innovation se trouve encore en phase d’études. En phase de diffusion, l’impact économique potentiel est nettement plus élevé.

51 Proposition 6a. Les stratégies d’influence dans une perspective d’innovation privilégient les modes d’influence fondées sur la légitimation ou l’échange.

52 Proposition 6b. Cela est d’autant plus vrai quand l’innovation est encore en phase de mise au point (types I et II).

La conduite de l’action politique

53 Deux facteurs militent en faveur d’une action politique fermée quand il s’agit d’innovation :

54

  • quand l’action se situe en amont du processus, en particulier avant le lancement de l’innovation, à un moment où le contenu du projet d’innovation reste mal maîtrisé par l’opinion publique et peut donc être sujet à polémique ;
  • quand il s’agit d’une innovation ayant un impact concurrentiel significatif, pour des raisons de confidentialité.

55 Proposition 7a. Dans les configurations d’avant-innovation, les stratégies d’influence privilégient les actions politiques fermées.

56 Proposition 7b. Dans les configurations où la diffusion de l’innovation est source d’avantage concurrentiel significatif, les stratégies d’influence privilégient les actions politiques fermées.

57 Il peut naturellement y avoir des exceptions à cette proposition : Monsanto avait par exemple essayé de promouvoir les OGM à travers une campagne publicitaire destinée au grand public. La médiatisation d’un dossier politique trouve sa justification dans l’impact que peut avoir, par exemple, la position de l’opinion publique, des médias ou des leaders d’opinion dans l’issue de la décision publique. Le cas des OGM est particulièrement éclairant. Face à l’activisme des organisations écologistes et d’une partie de la communauté scientifique, Monsanto a espéré légitimer sa stratégie et rallier l’opinion publique à ses propres positions par l’information et la « pédagogie ». Il s’agissait bien de tenter de couvrir le bruit médiatique des opposants aux OGM par un autre bruit médiatique, favorable celui-là aux OGM.

58 Le recours à des actions ouvertes, en particulier les actions de communication politique, demeure toutefois conditionné par la culture politique et les pratiques de l’environnement institutionnel dans lequel sont mises en œuvre ces actions. En France, la culture républicaine et le rapport historique au lobbying, tendent à privilégier les actions politiques discrètes, voire souterraines (Eugène, 2002).

CONCLUSION

59 Nous avons souligné la rareté des travaux sur l’innovation mettant l’accent sur l’action que peut avoir l’innovateur sur le contexte de politiques publiques qui conditionne le succès de son projet. Elle n’a d’égal que la rareté des travaux sur les stratégies politiques des entreprises envisageant le cas spécifique du lobbying proactif par lequel une entreprise cherche à modifier son environnement institutionnel pour créer les conditions d’une stratégie novatrice. L’articulation de ces deux champs permet d’entrevoir un enrichissement mutuel. Une meilleure compréhension du volet institutionnel des stratégies d’innovation devrait conduire à des leçons utiles aux innovateurs et à leurs partenaires. L’analyse de ce type de situation fait apparaître un aspect du lobbying ayant une dimension positive par rapport à l’image dominante du lobbying de préservation des intérêts. En effet l’innovateur se trouve dans la situation de « l’entrepreneur politique » de la théorie des politiques publiques, celui qui est porteur d’une réforme et qui contribue à la mettre à l’agenda politique. Il se trouve en quelque sorte dans le rôle de « modernisateur », au sens sociologique du terme, l’acteur qui porte la réconciliation entre le droit, toujours en retard sur la société, et la forme émergente de celle-ci.

60 C’est pourquoi il nous paraît important que les chercheurs en management stratégique s’intéressent à ce problème. Cet article se veut simplement une première exploration des relations entre des situations spécifiques d’innovation et des stratégies d’influence adaptées. Son but est davantage de baliser les contours d’une première réflexion sur ce sujet que d’apporter des réponses définitives. La variété des exemples présentés montre d’ailleurs que s’il est probable que nous soyons capables de détecter quelques lignes de régularité dans le comportement des entreprises face à ce type de problème, chaque problème restera unique et se satisfera difficilement de « recettes » simples. C’est pratiquement toujours le cas des problèmes de management. Il serait difficile d’imaginer qu’il en soit autrement pour un sujet qui combine la complexité de l’innovation à celle des processus d’élaboration des politiques publiques.

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Mise en ligne 09/11/2010

Notes

  • [1]
    Le mot lobbying a deux acceptions principales. Une acception restreinte qui désigne les contacts que les groupes d’intérêts ont avec les décideurs publics pour exprimer leurs demandes et leur fournir de l’information. C’est la définition souvent utilisée dans la présentation que font de leur métier les lobbyistes professionnels. La définition du lobbying au sens large désigne toute action d’influence, directe ou indirecte, par laquelle un groupe d’intérêt cherche à obtenir des décisions publiques conformes à ses intérêts. C’est cette définition, généralement admise en science politique, que nous utilisons, sauf quand nous mentionnons « lobbying au sens restreint ». La recherche en management stratégique a adopté l’expression « stratégie politique » pour désigner le lobbying des entreprises, mais aussi les actions d’influence visant d’autres acteurs sociaux que les décideurs politiques (ONG, organisations de consommateurs, système éducatif, etc.).
  • [2]
    Le terme de configuration traduit le fait que les situations réelles sont plus complexes que ce qui est présenté ici. Les situations réelles empruntent en fait à plusieurs de ces cas typiques, avec toutefois en général une dominante sur chacun de ces deux axes, permettant de les rapprocher de ces situations-types. C’est bien sûr le cas des exemples évoqués ci-dessous.
  • [3]
    Le terme « discriminant » s’entend ici au niveau des acteurs du marché.
  • [4]
    Lucien Pfeiffer est considéré comme l’inventeur du crédit bail en France. Voir son ouvrage : La fin du capitalisme… et après ?, Éditions Yves Michel, 2006.
  • [5]
    Pour une analyse des différences entre États-Unis et Europe de ce point de vue, voir Gabriel (2004).
  • [6]
    Cette technologie, qui a émergé en Californie au début des années 1970, permet de réduire les émissions en CO2 des moteurs à combustion.
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