Couverture de RFG_204

Article de revue

Stratégies de développement durable

Combiner les parties prenantes et les ressources et compétences de l'entreprise

Pages 141 à 153

1 Bien plus qu’un phénomène de mode, le développement durable constitue désormais un défi stratégique majeur pour les entreprises. De nombreux travaux se sont intéressés à l’apport de l’approche des parties prenantes au concept de développement durable. Bien que fondatrice, cette approche ne permet pas, à elle seule, d’expliquer l’intégration du développement durable au sein de la stratégie d’entreprise. En effet, c’est au cœur de la théorie des ressources et compétences que réside l’explication de la construction d’un avantage concurrentiel par la prise en compte des variables de développement durable. Cet article propose la lecture croisée de la théorie des ressources et compétences et de l’approche des parties prenantes. Cette combinaison permet d’appréhender les potentialités d’intégration des différentes dimensions du développement durable à la stratégie d’entreprise.

2 Le développement durable est défini en 1987 par Madame Gro Harlem Brundtland dans son rapport « Our Common Future » comme « un mode de développement économique qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (CMED, 1988, p. 51). Difficilement opérationnalisable, cette première définition au caractère polysémique et elliptique, a pourtant été immédiatement adoptée. Sa mise en œuvre favorise l’idée d’une convergence entre l’efficacité économique, l’équité sociale et le respect de l’environnement naturel. Pour l’entreprise, l’enjeu majeur réside dans l’intégration de ces trois principes au sein de sa stratégie. Pour traiter cet enjeu, nous voyons tout d’abord comment le développement durable est pris en compte par la théorie des ressources et compétences. Puis, nous nous interrogeons sur la possible intégration de l’approche des parties prenantes au sein de la théorie des ressources et compétences. Enfin, nous discutons l’intérêt de la mobilisation conjointe de ces deux champs théoriques pour analyser le niveau d’intégration du développement durable dans la stratégie d’entreprise.

I – PRISE EN COMPTE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE PAR LA THÉORIE DES RESSOURCES ET COMPÉTENCES

3 La théorie des ressources et compétences constitue un point d’entrée privilégié afin d’analyser l’intégration du développement durable dans la stratégie d’entreprise.

1. Les trois principales clés de la théorie des ressources et compétences

4 Ressources, compétences et capacités dynamiques constituent les trois pierres angulaires de ce champ théorique. En effet, les chercheurs en théorie des ressources et compétences ont tout d’abord mis en évidence le rôle stratégique des ressources et des compétences de l’entreprise, dans la construction d’un avantage concurrentiel solide. Par la suite, les chercheurs en capacités dynamiques, ont mis en évidence la manière dont les organisations pouvaient détecter et saisir de nouvelles opportunités afin de modifier l’environnement concurrentiel dans lequel elles évoluent.

Identification de ressources

5 La théorie des ressources et compétences met en évidence l’importance de l’identification et de la bonne utilisation des ressources pour construire un avantage concurrentiel solide. Wernerfelt (1984, p. 72) envisage les ressources comme « les actifs tangibles et intangibles qui sont attachés de manière semi-permanente à une entreprise ». Puis, Barney (1991, p. 101) propose la définition suivante : « tous les actifs, capacités, processus organisationnels, attributs de la firme, informations, savoirs, etc., contrôlés par une firme, qui lui permettent de concevoir et de mettre en œuvre des stratégies susceptibles d’accroître son efficacité et son efficience ». Cette définition établit un lien avec les notions d’efficacité et d’efficience. Cependant, elle présente le défaut d’être générale, donc sujette à critiques, peu utile et opérationnalisable. Plus récemment, Helfat et Peteraf (2003, p. 999) considèrent que le concept de ressource « fait référence à un actif ou matière première (tangible ou intangible) qu’une organisation possède, contrôle, ou auquel elle a accès de façon quasi permanente ». Dans une perspective stratégique, les spécialistes sont parvenus à une définition convergente où les ressources sont envisagées comme les actifs tangibles et intangibles que la firme utilise, pour concevoir et mettre en œuvre sa stratégie. Après s’être interrogés sur la définition du concept de ressources, les auteurs se sont intéressés aux caractéristiques devant être possédées par les ressources afin d’être stratégiques. En 1991, Barney identifie quatre caractéristiques principales : la valeur, la rareté, l’imitabilité imparfaite et la non-substituabilité. Cette première étape d’identification permet de réaliser un diagnostic des ressources de l’entreprise.

Exploitation de compétences

6 Par la suite, le lien entre ressources et compétences est établi. La notion de compétence apparaît dès 1957 chez Selznick, sous le thème de compétence distinctive, dans le domaine où l’entreprise excelle. Pourtant, ce n’est qu’en 1978 qu’Hofer et Schendel envisagent la compétence comme une combinaison opportune de ressources. Ce lien est repris par la suite par Grant, afin de définir le terme de compétence comme « le résultat d’équipes de ressources travaillant ensemble » (Grant, 1991, p.120). On retrouve l’existence de ce lien entre les ressources et les compétences puisque « la compétence fait référence à la capacité d’accomplissement en ayant recours à des ressources tangibles (équipement, machines, mailing liste) et des ressources intangibles (savoir-faire, compréhension des besoins clients) » (Danneels, 2002, p. 1102). Ainsi, la compétence réside dans le savoir-faire de l’entreprise pour combiner les ressources, tangibles et intangibles, et elle est spécifique à l’entreprise (Barney, 1991 ; Grant, 1991). Elle permet de créer de nouvelles ressources, de faciliter leur développement et leur accumulation.

7 Tout comme pour le terme de ressource, après avoir défini celui de compétence, il convient de le caractériser. Dans la lignée des grecs anciens, et des travaux en sciences de l’éducation, Durand (2000) caractérise la compétence par l’intermédiaire de trois dimensions : les connaissances et l’information (savoir), les pratiques et les facteurs résultant de processus d’apprentissage (savoir-faire) et enfin, les attitudes (savoir-être). De par ses caractéristiques intrinsèques, la compétence est associée à l’idée de performance et d’avantage concurrentiel : « la compétence est une combinaison intentionnelle d’actifs ou de ressources spécifiques qui permettent à l’entreprise d’accomplir une tâche donnée » (McGrath et al., 1995, p. 254). Helfat et Peteraf (2003, p. 999) mettent en avant l’idée de réalisation d’objectifs : « la compétence organisationnelle fait référence à la capacité d’une organisation à réaliser un ensemble coordonné de tâches, utilisant des ressources organisationnelles, dans le but d’atteindre un résultat particulier ». La compétence permet d’assembler et de valoriser les ressources, afin de générer une performance supérieure à celle des concurrents et de bénéficier d’un avantage concurrentiel.

Exploration de capacités dynamiques

8 Le troisième élément clé, aux côtés des ressources et des compétences, est celui des capacités dynamiques. La capacité dynamique, mise en évidence par Teece et al., (1997, p. 516) « est l’aptitude de l’entreprise à intégrer, construire et recombiner des compétences internes et externes afin de répondre rapidement aux environnements changeants ». Dans le prolongement de cette définition, Helfat et al. (2007) considèrent une capacité dynamique comme la capacité de l’entreprise à déployer, créer ou modifier, de manière déterminée, son stock de ressources. Dernièrement, Augier et Teece (2009, p. 412) définissent la capacité dynamique comme la « capacité à détecter et à saisir de nouvelles opportunités, à reconfigurer et à protéger les ressources et compétences de l’entreprise, avec l’objectif d’acquérir un avantage concurrentiel ». Ces définitions sont toutes cohérentes entre elles, car elles mettent en évidence la capacité de l’entreprise à détecter, saisir et transformer les ressources et compétences internes et externes, afin de répondre aux conditions de l’environnement concurrentiel, et d’être en mesure de les modifier en sa faveur.

9 Les capacités dynamiques sont donc plus complexes que les ressources et les compétences, car elles requièrent le développement dynamique, l’adaptation et l’exploration d’autres types de ressources (Teece et al., 1997). Les ressources et les compétences doivent évoluer, et c’est grâce aux capacités dynamiques que cela est possible. Ainsi, le développement de l’entreprise à long terme est assuré, car ce sont « des capacités de l’entreprise pour renouveler, augmenter et adapter ses compétences stratégiques » (Arrègle, 1996, p. 27). Si l’entreprise possède des ressources et compétences, mais ne détient pas de capacités dynamiques, elle rencontrera des difficultés pour maintenir son avantage concurrentiel sur le long terme. Elle pourra bénéficier de rentes ricardiennes, mais de telles rentes disparaîtront en cas de changements de l’environnement organisationnel. De même, en l’absence de capacités dynamiques, l’entreprise ne sera pas en mesure de bénéficier de rentes schumpétériennes, car elle ne disposera pas de la capacité d’innovation continue. Enfin, en l’absence de capacités dynamiques, l’entreprise ne sera pas en mesure de profiter de rentes de monopole, car elle ne sera pas en mesure de maintenir dans le temps un tel positionnement stratégique. Par conséquent, la possession de capacités dynamiques, permet à l’entreprise de générer des rentes supérieures sur le long terme (Augier et Teece, 2009).

10 De plus, les capacités dynamiques posent la question du mode de développement des ressources et des compétences afin de lutter contre les attaques des concurrents. S’agit-il, pour la firme, d’exploiter une combinaison de ressources et compétences existantes ? Ou bien d’explorer, par l’intermédiaire de capacités dynamiques, de nouvelles ressources et compétences ? L’exploitation et l’exploration coexistent dans la construction de l’avantage concurrentiel (Meschi et Cremer, 1999 ; Danneels, 2002). Tandis que l’exploitation des compétences de l’entreprise permet d’assurer la solidité de l’avantage concurrentiel, l’exploration confère une situation de rupture qui entraîne une modification des règles du jeu concurrentiel.

11 Par conséquent, l’approche par les ressources (Resource-Based View) permet à l’entreprise d’identifier ses ressources et de réaliser un diagnostic. L’approche par les compétences (Competence-Based View or Management) favorise l’exploitation des ressources. Enfin, l’approche par les capacités dynamiques (Dynamic Capability View) favorise l’exploration de nouvelles ressources et compétences. La logique sous-jacente à ces trois approches converge en un corpus plus ou moins unifié où « l’entreprise mobilise des actifs et les combine au service de son offre et de ses clients, en faisant appel à des connaissances et des processus organisationnels qui lui sont propres » (Durand, 2000, p. 86).

2. Une théorie des ressources et compétences en relation avec l’environnement naturel ?

12 La théorie des ressources et compétences stipule que leur émergence est favorisée par un contexte turbulent ainsi que par des changements organisationnels (Wernerfelt, 1984). En effet, selon cette approche théorique, l’évolution des ressources et compétences de l’entreprise dépend des changements des conditions externes. Nous sommes alors en mesure de nous demander si les variables de développement durable constituent ou non des changements organisationnels caractéristiques d’un environnement turbulent, qui favoriseraient le développement de ressources, compétences et capacités dynamiques.

13 D’un point de vue historique, la théorie du management a utilisé les dimensions politiques, économique, sociale et technologique de l’environnement (Shrivastava et Hart, 1992). La dimension naturelle de l’environnement a traditionnellement été omise de l’analyse. Or, la prise en compte de la dimension naturelle de l’environnement offre de nouvelles perspectives de développement pour l’entreprise. Il faut attendre l’article de Hart (1995) pour que la dimension naturelle soit intégrée à la théorie des ressources et compétences. En effet, l’auteur propose un modèle fondé sur les ressources naturelles de l’entreprise, où l’avantage compétitif réside dans la nature de ses relations avec l’environnement naturel. En étendant la théorie des ressources et compétences à la prise en compte d’opportunités relatives à la dimension naturelle de l’environnement, il apporte une réelle contribution au débat sur le développement durable. L’auteur met en évidence trois stratégies environnementales : la prévention des pollutions, l’éco-conception et le développement durable. Une stratégie de prévention des pollutions correspond à une minimisation des émissions, des effluents et des rejets dans l’environnement naturel. Elle se caractérise par l’amélioration continue de la qualité environnementale et donne lieu à une stratégie de domination par les coûts. La stratégie d’éco-conception donne lieu à une minimisation des impacts environnementaux tout au long du cycle de vie du produit. Elle se caractérise par la prise en compte des parties prenantes de l’entreprise et conduit à une anticipation sur la concurrence. Enfin, une stratégie de développement durable donne lieu à la minimisation de l’empreinte environnementale de l’entreprise. Elle se caractérise par une vision partagée du développement durable et par une projection de la position de l’entreprise dans le futur.

14 Ce modèle a été repris, puis prolongé par plusieurs auteurs tels que Christman (2000), Russo et Fouts (1997), Sharma et Vredenburg (1998), Buysse et Verbeke (2003), Bowen et Sharma (2005), Fowler et Hope (2007). Le prolongement et l’enrichissement de ce modèle par ces auteurs mettent en évidence un avantage concurrentiel qui se compose alors de quatre stratégies environnementales : le traitement en bout de chaîne, la prévention de la pollution, l’éco-conception et le développement durable. Le traitement en bout de chaîne, seule stratégie qui n’est pas proposée par Hart (1995), présente une approche curative et des solutions de dépollution ex post. La prévention des pollutions, l’éco-conception et le développement durable correspondent aux trois stratégies préalablement identifiées par Hart (1995).

15 Par conséquent, ces quatre stratégies environnementales s’inscrivent sur un continuum allant de la menace jusqu’à l’opportunité de développement (Hart, 1995 ; Russo et Fouts, 1997). Dans le premier cas, l’entreprise est confrontée à la gestion de contraintes associées au développement durable. Dans le second cas, elle se positionne volontairement en faveur d’un mode de développement durable, en saisissant les opportunités apportées par les changements technologiques, réglementaires et liés au marché. Dans cette situation, les variables sociétales sont considérées comme des opportunités permettant de générer des rentes basées sur les ressources et compétences. Ces rentes sont créées par l’ambiguïté causale existant entre les moyens et les résultats obtenus dans le domaine du développement durable (Bansal, 2005).

II – UNE POSSIBLE INTÉGRATION DE L’APPROCHE DES PARTIES PRENANTES AU SEIN DE LA THÉORIE DES RESSOURCES ET COMPÉTENCES NATURELLES ?

16 La théorie des ressources et compétences constitue une contribution essentielle au champ du management stratégique. Elle permet de diagnostiquer, d’exploiter et d’explorer les ressources, compétences et capacités dynamiques en relation avec l’environnement naturel. Son principal apport réside dans la mise en relation des principes économique et environnemental du développement durable. Cependant, son caractère intrinsèque privilégiant les facteurs internes, elle rencontre des limites pour mettre en en relation les principes économique et social du développement durable. L’approche des parties prenantes permet, quant à elle, de relier les principes économique et social du développement durable.

1. L’approche des parties prenantes

17 Si la finalité économique de l’entreprise n’est pas remise en cause, la quête de durabilité suppose, quant à elle, une reconnaissance, de la part de l’entreprise, d’un certain nombre de responsabilités à l’égard de la société. L’approche des parties prenantes est considérée comme une référence en matière de responsabilité sociétale des entreprises bien que sa complexité et son caractère multidimensionnel offrent matière à débattre. Depuis la publication de l’ouvrage de Freeman en 1984 intitulés Strategic Management : A Stakeholder Approach, de nombreux articles sont venus enrichir ce champ de recherche. Au sein de cette littérature, la multiplicité des niveaux d’analyse et des différents sens qui leur sont accordés, génèrent une certaine confusion conceptuelle. Ces différentes interprétations donnent lieu à trois composantes de l’approche des parties prenantes : prescriptive, prédictive et descriptive. Ces trois aspects de la théorie, sont successivement abordés.

Un courant prescriptif

18 L’approche prescriptive, ou normative, est directement issue des recherches sur la responsabilité (Dodd, 1932 ; Carroll, 1979). Elle porte son attention sur les intérêts légitimes des parties prenantes, que l’entreprise doit, par obligation morale, prendre en compte. Cette approche prescriptive cherche à comprendre le rôle de l’entreprise dans la société, et apporte des éléments de réponse au sujet de ses devoirs vis-à-vis de l’ensemble des parties prenantes. Les parties prenantes sont des individus, ou des groupes d’individus, ayant un intérêt légitime dans les processus ou les activités de l’entreprise. Les intérêts des parties prenantes ont tous une valeur intrinsèque : chaque groupe mérite donc de la considération de la part de l’entreprise. Cette approche normative insiste sur la nature de la responsabilité de l’entreprise, ses missions et obligations morales vis-à-vis de toutes les parties prenantes (Goodpaster, 1991 ; Clarkson, 1995). La satisfaction des attentes de ces parties prenantes (autres que les actionnaires) ne doit pas être considérée comme un levier d’atteinte des objectifs économiques, mais comme une finalité. En analysant les relations nouées entre l’entreprise et son environnement sous l’angle éthique et moral, cette approche est devenue l’une des références dominantes de la littérature normative de la responsabilité sociale.

Un courant prédictif

19 D’un point de vue stratégique, la prise en compte des parties prenantes ne se justifie que s’il est prouvé qu’elle génère un accroissement de la performance économique. Ici, l’adhésion aux principes des parties prenantes permet de réaliser les objectifs de performance de l’entreprise. Cette approche instrumentale est prédictive car elle appréhende les parties prenantes en tant que leviers d’accroissement de la performance de l’entreprise (Donaldson et Preston, 1995). Contrairement à l’approche normative, l’approche stratégique rejette le caractère universel de la responsabilité, et lui préfère une certaine contingence. Cette contingence s’exerce en fonction des parties prenantes identifiées comme importantes par l’entreprise. Les critères de pouvoir, de légitimité et d’urgence facilitent la hiérarchisation des parties prenantes (Mitchell et al., 1997). Le pouvoir d’une partie prenante fait référence à sa capacité d’influence sur les décisions actuelles ou futures de l’entreprise. La légitimité d’une partie prenante correspond à sa reconnaissance par la société en vertu d’un contrat, d’un droit moral ou d’un risque supporté du fait de l’activité de l’entreprise. L’urgence caractérise les parties prenantes qui requièrent une attention immédiate de la part de l’entreprise. L’identification des parties prenantes pertinentes par cette hiérarchisation à trois attributs positionne « des noms et des visages » en face de l’idée de responsabilité (Carroll, 1979). Les parties prenantes sont appréhendées comme des leviers permettant à l’entreprise de tenir ses objectifs et aux dirigeants de satisfaire leurs obligations envers les actionnaires. De par son essence pragmatique, cette approche prédictive apporte un renouveau à l’approche prescriptive en intégrant les questions de développement durable. Pourtant, cette approche utilitariste est réfutée par de nombreux auteurs qui critiquent le fait d’établir une hiérarchie des parties prenantes en fonction de leur légitimité, pouvoir et degré d’urgence.

Un courant descriptif

20 L’approche descriptive appréhende l’entreprise comme une constellation d’intérêts coopératifs, concurrents, et pris en compte dans le management de l’entreprise. Les travaux portent généralement sur la performance, la nature et la valeur des parties prenantes afin d’étudier les comportements managériaux et organisationnels. Il s’agit de comprendre et rendre compte des pratiques des entreprises et des conditions de mobilisation des parties prenantes. Cette approche est utilisée pour décrire la nature de l’entreprise et son comportement (Berman et al., 1999). Compte tenu de la diversité des fondements théoriques mobilisés pour justifier l’existence du concept de partie prenante, les chercheurs ne conviennent pas d’un consensus qui permettrait de dépasser les clivages inhérents à ces trois approches. En effet, les paradigmes auxquels elles font référence divergent. La vision économique s’avère difficilement compatible avec la prise en compte d’une dimension éthique, puisque la théorie économique se construit très largement en s’en émancipant, en prenant en considération l’intérêt comme principale motivation du comportement des acteurs.

2. Quelle stratégie de développement durable pour l’entreprise ?

21 Après avoir successivement présenté la théorie des ressources et des compétences, puis l’approche des parties prenantes, nous nous posons à présent la question de leur complémentarité, voire de leur intégration. À première vue, l’approche des parties prenantes et la théorie des ressources et compétences ne semblent pas convergentes dans un contexte de développement durable. En effet, si l’on cherche à rapprocher l’approche normative des parties prenantes et la théorie des ressources et compétences, on rencontre un certain nombre de limites. La première limite réside dans le fait que les principes de développement durable sont considérés comme un objectif dans l’approche des parties prenantes, et comme un moyen dans la théorie des ressources et compétences. Cette première différence de taille empêche d’envisager l’approche des parties prenantes dans une perspective stratégique et oppose très nettement ces deux approches. Une autre divergence entre ces deux approches tient au fait que l’approche des parties prenantes entend une responsabilité universelle, à l’égard de toutes les parties prenantes de l’entreprise. Or, sur ce point, la théorie des ressources et compétences repose sur l’idée de contingence, de spécificité et de rationalité limitée, qui empêche une prise en considération de l’ensemble de la société. Enfin, les principes de morale et d’éthique contenus dans l’approche normative des parties prenantes s’opposent à l’objectif de performance de la théorie des ressources et compétences. Par conséquent, ces deux approches présentent des impasses qui rendent improbable leur convergence.

22 Cependant, la théorie des ressources et compétences et les approches stratégique et descriptive des parties prenantes sont convergentes : leur objectif commun est la performance de l’entreprise. Dans la théorie des ressources et compétences, les principes de développement durable constituent des leviers d’accroissement de la performance de l’entreprise qui permettent de générer un avantage concurrentiel solide. Dans l’approche stratégique des parties prenantes, la satisfaction des attentes des parties prenantes permet à l’entreprise d’être plus performante. La notion de maximisation présente dans la théorie des ressources et compétences trouve un écho dans celle de satisfaction présente dans l’approche des parties prenantes. La satisfaction des attentes des parties prenantes permet la maximisation des rentes et de la performance de l’entreprise. Ce point de convergence est essentiel car il permet aux deux approches d’être considérées conjointement pour l’analyse des principes de développement durable dans une perspective stratégique.

23 En plus de ce point de convergence, ces approches peuvent être considérées comme complémentaires, chacune compensant les limites de l’autre. Par exemple, la théorie des ressources et compétences est essentiellement focalisée sur les aspects internes de l’entreprise. C’est d’ailleurs là que réside sa principale limite. Au contraire, les approches stratégique et descriptive des parties prenantes privilégient une dimension externe. En effet, elles sont axées sur l’analyse de la relation ou de l’absence de relation entre le management des parties prenantes et la performance organisationnelle. Elles rencontrent donc comme limite de ne pas pouvoir analyser, à l’intérieur de l’entreprise, les éléments qui permettent de prendre en compte les attentes des parties prenantes et de générer un accroissement de la performance. Ainsi, là où une approche bloque, l’autre permet de dépasser ces points de blocage, et la combinaison des deux approches permet d’obtenir une vision complète. Par conséquent, là où la théorie des ressources et compétences fait apparaître les forces/faiblesses de l’entreprise dans la prise en compte des principes de développement durable, l’approche des parties prenantes dresse les opportunités/ menaces en relation avec les principes du développement durable.

24 De plus, le principe de responsabilité contingente contenu dans les approches stratégique et descriptive des parties prenantes rejoint les caractéristiques liées aux ressources et compétences de l’entreprise. En effet, le principe de responsabilité contingente stipule que l’entreprise a effectivement un certain nombre de responsabilités, mais seulement à l’égard de certaines parties prenantes. Toutes ne sont donc pas aussi importantes les unes que les autres pour développer des stratégies environnementales, et cette importance est susceptible d’évoluer dans le temps. Leur identification varie donc en fonction du niveau d’intégration du développement durable dans la stratégie d’entreprise. Cela implique une identification et une hiérarchisation des parties prenantes pertinentes auxquelles l’entreprise doit rendre des comptes, en fonction du niveau de proactivité de la stratégie environnementale mise en œuvre. De même, la théorie des ressources et compétences stipule que toutes les ressources ne sont pas à l’origine d’un accroissement de la performance et donc de la création d’un avantage concurrentiel solide. Il s’agit d’identifier les ressources, les compétences et les capacités dynamiques qui permettent à l’entreprise d’adopter une stratégie environnementale proactive. Ces deux approches théoriques se révèlent ainsi complémentaires. L’approche des parties prenantes permet de réaliser un diagnostic externe qui aboutit à la hiérarchisation des parties prenantes à prendre en compte. La théorie des ressources et compétences en relation avec l’environnement naturel permet de réaliser un diagnostic interne des ressources, compétences et capacités dynamiques à mobiliser afin de satisfaire les attentes des parties prenantes pertinentes, identifiées préalablement par la hiérarchisation. L’entreprise est alors en mesure de construire un avantage concurrentiel solide. Par conséquent, la combinaison des approches stratégique et descriptive des parties prenantes avec la théorie des ressources et compétences fait apparaître un cadre intégrateur du management stratégique dans une perspective de développement durable (voir tableau 1).

Tableau 1

Quatre types de stratégies environnementales

Type de
stratégie
environnementale
Réactive Défensive Accommodante Proactive
Réponse aux
attentes des
parties prenantes
Très partielle Partielle Large Complète
Anticipation des
attentes des
parties prenantes
Non Non Partielle Oui
Statut de la
responsabilité
Déni Admission
mais la combat
Acceptation Anticipation
Place
des variables
sociétales
Externes :
menaces ou
contraintes
Internes :
réduction
des coûts
Internes : réduction
des coûts
différenciation
Opportunités
de développement
par l’innovation
Type d’actions
mises en œuvre :
– proactivité
environnementale
– technologie
– fréquence
Bout de chaîne
Faible
Additive
Ponctuelle
Milieu de chaîne
Assez faible
Additive
Fréquente
Début de chaîne
Forte
Intégrée
Très fréquente
Intégré
tout au long
des process
Très forte
Intégrée
Continue
Performance
environnementale
Fait moins que
ce qui est requis
Fait le minimum
requis
Fait tout ce
qui est requis
Fait plus que ce
qui est requis
Comportement
environnemental
Réactif Préventif Éco-conception Durable
Modèle
stratégique
Adaptation Positionnement Ressources et
compétences
Intention
stratégique
Types de
ressources
Ressources Ressources et
Compétences
Ressources,
compétences
et capacités
dynamiques
Ressources,
compétences et
capacités
dynamiques
Mode de
développement
Exploitation Exploitation Recombinaison Exploration
Horizon
stratégique
Court terme Moyen terme Long terme Long terme, voire
très long terme
figure im1

Quatre types de stratégies environnementales

25 Le tableau 1, issu de l’intégration de l’approche des parties prenantes au sein de la théorie des ressources et compétences naturelles, reprend les quatre stratégies environnementales (réactive, défensive, accommodante et proactive) admises dans la théorie des ressources et compétences naturelles. Pour chaque type de stratégie, est adjoint le comportement de l’entreprise face à la responsabilité et aux parties prenantes. Ces éléments proviennent de l’analyse de l’approche des parties prenantes. Une stratégie réactive se caractérise par un déni de la responsabilité, où l’entreprise fait moins que ce qui est requis par la réglementation. Ici, les variables sociétales sont exogènes et constituent une menace au développement de l’entreprise. Cette dernière met en place des solutions de traitement ex post des pollutions, qui ne nécessitent pas la mobilisation de nouvelles compétences. Les parties prenantes de l’entreprise ne sont pas identifiées, et encore moins hiérarchisées. Dans une stratégie défensive, l’entreprise reconnaît sa responsabilité, mais la combat. Elle adopte donc un comportement défensif, en se positionnant sur une stratégie de domination par les coûts. Ici, les attentes des parties prenantes sont hiérarchisées et très partiellement entendues par l’entreprise. Dans une stratégie accommodante, les variables de développement durable sont internalisées et contribuent au développement de ressources et compétences spécifiques. Dans ce cas de figure, l’entreprise accepte le principe de responsabilité et fait tout ce qui est requis par la réglementation. Elle identifie ses parties prenantes, les hiérarchise et répond à leurs attentes. Enfin, une stratégie proactive caractérise un comportement fortement axé sur le développement durable, et par le développement de nouvelles ressources et compétences dynamiques. Les attentes des parties prenantes sont totalement intégrées et même anticipées.

CONCLUSION

26 L’objectif de cet article est de mettre en perspective la mobilisation conjointe d’un double cadre théorique afin d’analyser l’intégration des principes de développement dans la stratégie d’entreprise. Les menaces ou opportunités associées au développement durable sont portées par les parties prenantes à travers la notion de responsabilité. L’approche des parties prenantes met en évidence deux conceptions de la notion de responsabilité de l’entreprise à l’égard de ses parties prenantes. L’une, normative, où la satisfaction des attentes des parties prenantes est un objectif à atteindre pour l’entreprise. L’autre, stratégique, où la satisfaction des attentes des parties prenantes est un moyen pour atteindre les objectifs de performance de l’entreprise. La combinaison de la dimension normative de l’approche des parties prenantes avec la théorie des ressources et compétences rencontre un certain nombre de limites. À l’inverse, de l’association de dimension stratégique de l’approche des parties prenantes avec la théorie des ressources et compétences, naît une réelle convergence. L’approche des parties prenantes permet à l’entreprise de réaliser un diagnostic externe : les parties prenantes peuvent être perçues comme une source soit de menaces, soit d’opportunités pour l’entreprise. Ce diagnostic externe est complété par un diagnostic interne des ressources et compétences en relation avec l’environnement naturel donc dispose l’entreprise.

27 Ce double cadre théorique fournit un cadre intégrateur au management stratégique dans une perspective de développement durable. Il met en évidence quatre stratégies environnementales : réactive, défensive, accommodante et proactive. Ce cadre théorique soulève deux principales interrogations : quelles sont les parties prenantes en jeu pour l’intégration du développement durable dans la stratégie d’entreprise ? Quels types de ressources et compétences jouent un rôle clé en fonction de la stratégie environnementale ? Ces deux questions constituent des pistes de recherche pour évaluer l’intégration du développement durable dans la stratégie d’entreprise.

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Mise en ligne 23/07/2010

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