Notes
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[1]
Assistance publique des hôpitaux de Paris.
1La recherche sur la gestion des crises est cruciale compte tenu de la répétition de désastres de grande envergure : explosion chimique à Bhopal en 1984, attentats du 11 septembre 2001 ou encore le cyclone Katrina à la Nouvelle Orléans en 2005. Au cœur de ces désastres, les organisations chargées de la réponse font souvent face à des situations qualifiées de crise. Au-delà de l’ampleur des dégâts et des pertes humaines, la crise remet en question le bon déroulement des activités fondamentales des organisations qui doivent malgré tout répondre au désastre (Hermann, 1963). Dans ces situations, l’incertitude concernant l’accès aux ressources et l’issue des actions entreprises conduit les organisations à improviser. Ainsi l’improvisation commune des pompiers et services de police a permis de rétablir l’alimentation électrique autour du World Trade Center le 11 septembre 2001 pour assurer les premiers secours (Mendonça, 2007).
2L’improvisation possède quatre caractéristiques majeures identifiables dans la littérature. Elle correspond à 1) un processus d’adaptation (Preston, 1991, cité par Vera et Crossan, 2005) 2) au cours duquel les individus doivent « faire avec » les ressources disponibles (Cunha et al., 1999), 3) afin de les combiner de manière innovante (Rerup, 2001) 4) dans une quasi simultanéité de la décision et de l’action (Moorman et Miner, 1998a). Comme le suggère cette définition l’improvisation est souvent associée au concept de bricolage. Comme lui, elle se nourrit d’intuition, de créativité et d’originalité (Ciborra, 1996 ; Ryle, 1979 ; Simon, 1987) et implique une combinaison nouvelle de ressources disponibles. Elle en diffère néanmoins par un délai très réduit entre décision et action.
3L’improvisation révèle l’incertitude à laquelle se confrontent les organisations modernes (Hatch, 1999). C’est pourquoi elle suscite d’importantes réflexions dans des domaines tels que la stratégie, la gestion de projet, l’innovation produit. Deux paradigmes majeurs se distinguent. Pour certains l’improvisation est une déviance par rapport au fonctionnement routinier de l’organisation (Clegg et al., 2002). Pour d’autres l’improvisation est inhérente à l’action (Ciborra, 1996 ; Weick, 1993). Dans le domaine médical par exemple, l’action se nourrit quotidiennement des protocoles et de l’improvisation (Kirmayer, 1994). Dans l’organisation, les routines évoluent au fil de l’improvisation (Feldman et Pentland, 2003).
4Si la notion d’improvisation enrichit la réflexion en sciences de gestion, nous ignorons toutefois une grande partie des processus qui la composent, en particulier ceux qui assurent sa cohérence, à savoir une absence de contradiction dans l’enchaînement des activités. Si plusieurs personnes improvisent ensemble, comment font-elles pour s’ajuster les unes aux autres ? Comment agir ensemble de façon cohérente sans plan prédéterminé ?
5Cet article propose d’analyser les interactions interindividuelles qui composent l’improvisation organisationnelle à partir d’un cas de réponse improvisée à une crise de large échelle. Pendant la canicule de 2003, les structures hospitalières d’Île-de-France ont fait face à un engorgement des services d’urgence. Selon le rapport de l’Assemblée Nationale (Lalande et al., 2003), leur réponse a été exemplaire en dépit d’un stress considérable, d’un personnel en sous effectif et d’un manque de moyens humains et matériels.
I – L’IMPROVISATION ORGANISATIONNELLE EN TEMPS DE CRISE
6Nous définissons la crise comme une situation qui menace le fonctionnement, les objectifs et les valeurs d’une organisation (Hermann, 1963 ; Weick, 2001) et qui appelle à la formulation de nouvelles pratiques (Milburn et al., 1983b ; Quarantelli, 1988 ; Shrivastava, 1988). Même si l’improvisation n’apparaît pas automatiquement en situation de crise (Roux-Dufort et Vidaillet, 2003) elle est souvent associée à un contexte turbulent (Chédotel, 2005). En effet l’improvisation permet de répondre à l’incertitude et à la pression temporelle fortes (Figure 1) qui caractérisent une situation de crise (Crossan et al., 2005 ; Joffreet al., 2006).
7D’une part, le caractère exceptionnel de la crise implique une incertitude forte sur ses causes, son déroulement et ses solutions (Milburn et al., 1983a). Or l’improvisation, parfois préférable à un suivi aveugle de procédures inadéquates (Quarantelli, 1988 ; Waugh et Streib, 2006), permet de faire avec cette incertitude par une utilisation innovante des ressources. D’autre part, l’improvisation se caractérise par une rapidité d’exécution dans la mesure où le temps écoulé entre la décision et l’action est réduit, ce qui correspond aux exigences d’action rapide en situation de crise (Crossan et al., 2005).
8En ce sens, l’improvisation peut devenir une dimension essentielle de la réponse à la crise. Mais elle peut aussi être synonyme de difficultés. En effet, si elle permet de répondre à l’incertitude du « Que faire ? » (Crossan et al., 2005 ; Cunha et al., 1999), elle crée de la complexité (Chédotel, 2005). Ne maîtrisant pas les conséquences de leur improvisation, les acteurs sont soumis à de plus fortes pressions émotionnelles (Chédotel, 2005) rendant la communication plus sensible (Dawes et al., 2004). De plus,l’improvisation, une fois enclenchée, n’aboutit pas forcément à une action collective cohérente (Chédotel, 2005 ; Roux-Dufort et Vidaillet, 2003). Même si elle peut sembler une réponse adéquate a posteriori dans des cas de succès, la question du « Comment improviser ensemble ? » au moment de la crise reste posée.
Caractérisation de l’improvisation en situation de crise
Caractérisation de l’improvisation en situation de crise
9Plus précisément, comment improvise-t-on à l’échelle d’une organisation ? Pour Moorman et Miner (1998a, 1998b), l’improvisation devient organisationnelle lorsqu’elle résulte de la coordination d’un ensemble d’acteurs, ce qui la distingue de la somme des improvisations individuelles. Mais la question de savoir comment les individus se coordonnent les uns aux autres pour maintenir la cohérence de l’action collective reste posée.
10Ceci nous amène donc à examiner comment les individus interagissent pour improviser lors d’une crise. Dans ces situations de forte incertitude, la capacité à agir – a fortiori à improviser – de façon cohérente dépendrait en partie des interactions entre individus. En décrivant l’improvisation dans un jazz-band, Weick (1998) montre que les interactions sont fondamentales car chaque musicien doit signifier les changements harmoniques ou mélodiques aux autres et comprendre leurs initiatives impromptues. Ciborra (1996), dans son analyse du désastre de Mann Gulch, présente l’interaction comme un écueil potentiel : durant le désastre, l’improvisation collective a été un échec à partir du moment où les pompiers n’ont pas réussi à se comprendre mutuellement. Bien que fondamentales, les interactions révèlent des difficultés majeures en termes de compréhension mutuelle (Kapucu, 2006), de partage de connaissance (Beamish, 2002) et de coordination (Weick, 2001), compromettant ainsi la cohérence de l’improvisation organisationnelle.
MÉTHODOLOGIE
Cette étude de cas rétrospective est réalisée par le biais 1) de treize entretiens semi-directifs centrés avec des acteurs ayant participé à la réponse des hôpitaux lors de la canicule et 2) de l’analyse de sources documentaires telles que rapports officiels, articles de presse et rapports scientifiques. Conscients des biais que peuvent représenter les études rétrospectives, nous utilisons la triangulation entre individus ainsi qu’entre les entretiens et les sources documentaires pour asseoir nos propos.
L’analyse des données est réalisée selon les principes de la théorie enracinée telle que définie par Corbin et Strauss (2008). Les résultats présentés ont ainsi émergé des trois codages successifs visant à identifier les éléments importants dans les données (codage ouvert), à relier ces données entre elles par des liens logiques (codage axial) puis à sélectionner les analyses les plus pertinentes (codage sélectif). Grâce à ces analyses, nous avons identifié trois types d’interactions fondamentales pour l’improvisation organisationnelle.
11Au-delà de ce constat, les managers manquent de recommandations pour composer dans un contexte de forte incertitude. Cette étude vise donc à expliciter les interactions interindividuelles dans une organisation qui improvise en situation de crise : la réponse du réseau sanitaire d’Île-de-France à la canicule de 2003, dont le succès est évalué au regard de la cohérence de l’improvisation organisationnelle.
II – IDENTIFICATION DES INTERACTIONS DURANT LA RÉPONSE A LA CANICULE DE 2003
12Lors de la réponse à la crise de 2003, trois types d’interactions – interactions discursives, interactions de traduction et interactions fondées sur l’expérience – composent l’improvisation organisationnelle cohérente. Nous présentons tout d’abord cette improvisation, puis les trois types d’interactions.
1. L’improvisation organisationnelle lors de la canicule chez les équipes soignantes
13À partir du 4 août 2003, certains hôpitaux signalent une surmortalité inquiétante (286 décès selon Letard et al., 2004). À ce moment les températures sont en nette progression et au-dessus des normales saisonnières (Letard et al., 2004). Les services d’urgence accueillent alors en surnombre des patients aux symptômes allant de la déshydratation au coma. Les premiers traitements anti-infectieux s’avèrent inefficaces. Parallèlement, le personnel commence à être en sous-effectif, à manquer d’eau fraîche, de matériel médical, de climatiseurs et de lits. Les institutions sont contactées par les hôpitaux qui signalent de difficiles conditions de travail. Le 8 août, un médecin, retrouve des témoignages de l’épisode caniculaire de Chicago de 1995 et en déduit que les problèmes des patients résulteraient de la chaleur. D’autres médecins de la région marseillaise transmettent également des pratiques inspirées de la canicule qui a eu lieu en 1983 dans le sud de la France. L’information est diffusée au sein des services hospitaliers français, qui peuvent dès lors traiter les patients pour hyperthermie. Parallèlement, l’AP-HP [1]envoie un communiqué à de nombreuses structures, signalant un épisode caniculaire susceptible de peser sur les activités.
14Pendant ce temps l’afflux de patients croît et atteint son pic entre le 8 et le 12 août. Le nombre de morts dépasse les capacités d’accueil des chambres mortuaires. Les services d’urgence (hôpitaux, Samu, Sapeurs-Pompiers, etc.) sont débordés, d’autant que le nombre de lits ouverts est insuffisant. L’administration organise des réunions d’urgence entre la DDASS, les hôpitaux et l’AP-HP le 11 août. Le 13 août les températures décroissent. Le « Plan Blanc »,composé de procédures d’urgence, est déclenché dans l’après-midi.
15Pendant ce temps, l’aide entre personnels ne se fait pas attendre. L’ensemble des acteurs s’adapte à l’unisson à la situation en utilisant de façon spontanée et innovante les ressources à disposition. Par exemple, certaines unités reconvertissent des crochets de cadres muraux pour suspendre les solutés utilisés pour l’hydratation. D’autres parviennent à installer des climatiseurs sur roulettes et à humidifier puis suspendre des draps à proximité des ventilateurs pour soulager un maximum de patients. Un infirmier nous relate ainsi :
16« On n’avait pas de pied à perfusion, on s’est retrouvé à bricoler des choses. On a en fait récupéré des crochets de cadres pour accrocher au mur, au-dessus du lit… Mais on a pointé ces crochets pour accrocher des poches de perfusion pour pouvoir hydrater les patients de cette manière ! Donc voilà, c’était une solution de fortune. »
17Un autre nous explique l’humidification des chambres :
18« L’urgence, c’était ça, c’était de ventiler, d’avoir des draps pour les mouiller. […] Donc on n’arrêtait pas de tremper des draps et de les suspendre sur les baies pour créer l’humidité nécessaire… Des moyens simples et peu coûteux finalement et qui ont suffi pour hydrater les personnes. »
19Les managers quant à eux mettent en place de nouveaux canaux d’approvisionnement d’eau face aux dysfonctionnements du circuit de distribution habituel. En quelques heures certains cadres décident d’aller acheter de l’eau, contournant instinctivement les protocoles établis. Un cadre hospitalier témoigne :
20« Parce qu’on avait un problème de rupture d’eau, on n’avait plus d’eau qui venait du magasin du centre du siège. Donc on a pris notre voiture et on est allés au Carrefour du coin et on a acheté de l’eau. […] On faisait les navettes pour que les patients puissent être réhydratés… »
21Il décrit comment l’ensemble des acteurs s’organise pour devenir le seul et même auteur de l’improvisation, ce qui implique une multitude d’interactions :
22« Les cadres des différents types de soins et les responsables [des] différents secteurs ont vraiment créé des liens bien plus étroits pour voir ensemble comment on pouvait s’organiser au mieux face aux différents problèmes qui pouvaient se poser. Les admissions, la pharmacie, les dispositifs médicaux, tout ce qui est magasin hôtelier, c’est-à-dire le linge, les brumisateurs, la cuisine pour les bouteilles d’eau, voilà. Le responsable de la chambre mortuaire aussi… Il a fallu qu’on s’organise. Et puis donc ensemble on travaillait sur les solutions en interne qu’on pouvait trouver. »
23La suite de notre analyse propose d’examiner plus en détail ces interactions qui ont composé l’improvisation organisationnelle.
2. Des interactions discursives entre acteurs : une source de développement de nouvelles pratiques
24Nous qualifions d’interactions discursives les conversations qui incluent des digressions sur le contexte ou les événements présents. Les acteurs dialoguent et à l’occasion mentionnent des informations qui permettent l’émergence et la généralisation de nouvelles pratiques.
25Par le biais de ces interactions, l’improvisation se répand. Beaucoup d’acteurs hospitaliers se croisent, souvent à la recherche de matériel ou d’information, et discutent de la situation et de leurs difficultés. Au détourd’une conversation ils s’informent des besoins des uns et des autres ou expliquent leurs pratiques. Ils échangent alors des conseils. Un cadre nous raconte sa rencontre inattendue avec un collègue dans un ascenseur. De simples conversations telles que celle relatée ci-dessous ont permis à l’improvisation de se diffuser :
26« – Qu’est ce qu’on fait ?
27– Ben vous avez des draps ?
28– Oui…
29– Ben alors vous mouillez des draps vous les mettez sur les gens, vous les rafraîchissez, vous passez un coup de brumisateur. Pour ceux qui sont en fonction, vous laissez le brumisateur… Vous leur donnez un verre d’eau toutes les demi-heures. »
30Les interactions discursives s’accompagnent de l’expression spontanée de besoins, qui fait naturellement émerger des prises de responsabilités et donc de nouvelles pratiques chez certains acteurs. Par exemple, l’appel téléphonique d’un médecin pour faire part de ses besoins à un cadre infirmier débouche sur l’émergence de nouvelles pratiques de régulation des flux de patients. Bien que ce genre de pratiques ne soit pas de son ressort, la discussion inopinée suscite chez l’infirmier une nouvelle prise de responsabilité :
31« Un jour, le chef des urgences […] je ne sais pas pour quelle raison, je l’ai en direct au téléphone, je ne sais pas pour qui il m’a pris, mais je suis devenu l’interlocuteur de ce médecin. Il me demandait à moi de prendre des patients, donc j’avais un peu un boulot de régulation, d’intermédiaire entre les urgences et le département de médecine pour laisser la place à des cas plus graves. Mon boulot c’était d’essayer d’organiser des possibles prises en charge, et donc, entre guillemets, de passer des patients qui allaient mieux. »
32Cet exemple nous montre que les individus développent une adaptation concertée, quoique non planifiée, de l’organisation à la situation de forte incertitude. Il illustre également l’émergence d’interactions de traduction, que nous présentons dans le paragraphe suivant.
3. Les interactions de traduction contribuent à un référentiel commun de pratiques
33L’interaction de traduction se définit par une mise en relation des besoins et attentes de différents groupes d’acteurs par le biais d’une tierce partie. Notre étude montre que l’improvisation organisationnelle se compose d’interactions de traduction de service à service. Nous présentons ici les interactions de traduction et leur rôle dans la gestion improvisée des lits et des patients durant la canicule.
34La fermeture estivale des lits est habituelle en France. En août 2003, pourtant, elle provoque une pénurie de lits, gérée de manière émergente par des régulateurs qui évaluent les besoins et les contraintes des hôpitaux voisins pour en déduire les flux de patients entre sites. En traduisant les besoins des uns en tâches pour les autres, les régulateurs que nous appelons agents d’interface alignent les différents acteurs sur un nouveau référentiel. Un cadre infirmier nous décrit comment la mise en place inattendue de ces systèmes de régulation permet de centraliser les besoins et de coordonner les actions : « Il y avait une personne qui avait été désignée comme régulateur. Je crois que c’était la responsable des services sociaux qui avait été un petit peu nommée comme régulateur comme ça des mouvements de patients, et donc c’était cette personne-référent qu’on devait contacter […] et qu’onappelait plusieurs fois dans la journée. Tout au moins, il y avait plusieurs appels dans la journée, mais [toujours] à cette personne-référent, de façon à ne pas se dispatcher en fonction des secteurs. Et après on annonçait le nombre de places vacantes qu’on avait et puis, de cette manière, cette personne qui faisait la régulation ben après elle avait des contacts sur différents secteurs et donc elle voyait quels patients nous adresser. »
35Récupérer tout lit qui se libère et le notifier auprès de l’agent d’interface devient alors une priorité. Certains services en gériatrie annulent les rites de deuil et modifient leurs horaires habituels d’admission. Ils s’alignent ainsi sur le référentiel établi par les agents d’interface. Un cadre-infirmier d’un service de gériatrie explique cette situation : « En gériatrie on avait pour habitude de planifier les entrées. Par exemple en soins de longue durée, comme ce sont des patients qui sont en longue durée, quand il y a un décès on ne reprend pas un patient immédiatement dans le lit, il y a un travail de deuil avec l’équipe. [Pendant la canicule] on ne laisse pas le lit vide ! Ou tout au [plus] une journée. […] Il y avait un lit vacant, d’emblée, la journée même on signalait le lit et on prenait des patients des hôpitaux avoisinants. De la même manière, les admissions, on les a faites. On a eu des admissions de patients qui sont rentrés tard le soir et comme ça toute la semaine. Le week-end, en fait il y avait le 15 août et c’était un jour férié. Mais là, le 15 août on a fait des admissions et après le 15 août encore. Ça implique tout le monde dans le sens où là, par contre, le centre des admissions est resté ouvert pour faire face à ces arrivées de patients plus importantes et sur des jours et des heures inhabituels pour nous. »
36Un référentiel et des règles permettant aux acteurs de s’ajuster les uns aux autres émergent avec la mise en place de l’agent d’interface. Les interactions de traduction entre services assurent ainsi la coordination nécessaire à l’improvisation organisationnelle.
4. Des interactions fondées sur l’expérience légitiment de nouvelles pratiques
37Certaines interactions se nourrissent de l’expérience de professionnels et aboutissent à une sélection de pratiques. C’est ce que nous appelons des interactions fondées sur l’expérience. En fédérant les acteurs autour d’un ensemble restreint de pratiques perçues comme légitimes, ces interactions limitent la dispersion des acteurs et assurent la cohérence de l’improvisation organisationnelle. Ce type d’interactions s’exprime entre des acteurs des structures hospitalières et les institutions, et au sein même des structures hospitalières. Par exemple, la mise en place de pratiques de réhydratation résulte d’interactions entre l’AP-HP et des membres du corps hospitalier qui font part de leurs connaissances sur les canicules. Comme l’explique un cadre dirigeant, les pratiques sélectionnées sont extraites des expériences des canicules de Chicago de 1995 et de Marseille en 1993 :
38« Un beau jour, y a un toubib qui regarde la littérature en disant que c’est à cause de la canicule, donc on fait “tilt”. D’ailleurs c’est l’expérience de Marseille qui les a aidés beaucoup. Et donc pour nous prémunir d’une situation qui serait difficile à gérer pour les patients, dès le 8 août, on a lancé une petite lettre d’alerte qui disait : attention, il y a des conséquences sanitaires de la canicule qui sont en train de monter en charge. »
39Ce n’est pas un hasard si les acteurs choisissent de suivre les recommandations de l’AP de Marseille. En effet ces dernières sont transmises par téléphone et par fax :
40« Pour les hydratations des personnes âgées, il y a de nouveaux protocoles qui ont été mis en place et le centre de référence c’était les hôpitaux de Marseille, l’AP de Marseille. Parce que dans le Sud il fait plus chaud que dans le Nord donc ils ont déjà ce genre de pratiques et puis aussi les gens du Sud ont des pratiques que les gens du Nord n’ont pas. […]. C’est l’AP-HP qui s’est mise en relation avec les sites de Marseille. On a reçu les protocoles via l’AP-HP. »
41On observe donc que ce n’est pas le statut d’un acteur qui légitime les pratiques, mais plutôt le fait que celui-ci, dans cette situation particulière, détient une expérience sur les précédentes canicules.
42Les acteurs s’alignent également sur des pratiques « de bon sens » auxquelles ils n’avaient pas pensé, mais qui leur semblent naturelles et donc légitimes. Comme nous l’explique un cadre :
43« Quand je suis passée dans les services il y avait déjà des draps qui étaient mouillés sur les corps des gens pour les rafraîchir. Ce sont des pratiques de parents, de mère de famille, quand un gosse a chaud, on lui met un linge frais sur le visage pour le mouiller. Mais ces pratiques, ces réflexes dits de bon sens, tout le monde ne les avait pas. Tout le monde ne les connaissait pas. »
44Durant les réunions journalières qui se tiennent dans les hôpitaux, les problèmes font l’objet de réflexions collectives laissant une part non négligeable à l’expression de l’expérience de chacun. Ceci permet aux détenteurs d’expérience de proposer ou de recadrer des pratiques afin de résoudre les problèmes. En ce sens, les interactions fondées sur l’expérience légitiment les pratiques participant à l’improvisation organisationnelle.
II – IMPLICATIONS THÉORIQUES ET MANAGÉRIALES DE L’IMPROVISATION LORS DE LA CANICULE DE 2003
45L’étude de la réponse à la crise de la canicule de 2003 par le réseau sanitaire d’Île-de-France enrichit nos connaissances sur l’improvisation organisationnelle en situation de forte incertitude. Nous discutons ici quelques implications théoriques et managériales à la lumière de ce cas qui incarne une improvisation organisationnelle cohérente.
1. Repenser l’improvisation organisationnelle à l’aune des interactions
46L’improvisation s’avère nécessaire pour gérer l’incertitude forte en situation de crise. Toutefois son accomplissement à l’échelle organisationnelle reste fragile du fait des difficultés que peuvent représenter les interactions. Étant plus nombreuses et plus chargées émotionnellement, elles peuvent entraver la compréhension entre les individus (Kapucu, 2006), troubler l’interprétation des acteurs (Ciborra, 1996) et leur coordination (Weick, 2001). Enfin, la peur des sanctions peut compromettre le déroulement des interactions favorisant le partage de connaissance (Beamish, 2002).
47Notre étude présente les interactions non pas comme des difficultés potentielles mais plutôt comme des moteurs d’intercompréhension, de partage de connaissance et de coordination. Par leur impact sur les pratiques, les interactions identifiées ont en effet permis une improvisation organisationnelle cohérente. Les interactions discursives entre les acteurs leur ont permis de mieux comprendre la situation ainsi que les besoins des uns et des autres. En assurant une intercompréhension et un partage de connaissances, elles ont permis l’émergence et la diffusion d’un ensemble articulé de pratiques. Les interactions de traduction, quant à elles, ont permis aux acteurs de se coordonner autour d’un référentiel commun organisé par l’agent d’interface. Enfin, les interactions fondées sur l’expérience ont permis d’échanger les connaissances, de légitimer et sélectionner certaines pratiques. La combinaison de ces trois types d’interactions aboutit donc à l’émergence d’un champ de pratiques restreint, uniformisé et légitime.
48Ceci nous amène à considérer les interactions comme des enjeux de l’improvisation organisationnelle lors de la réponse à la crise. Le tableau 1 récapitule les enjeux que représentent chaque type d’interactions et leurs impacts sur l’improvisation organisationnelle.
49Enfin, notre étude enrichit la réflexion actuelle sur le rôle des interactions de traduction en situation de crise. Le boundary spanner (Kapucu, 2006 ; Tushman et Scanlan, 1981), qui correspond à l’agent d’interface, désigne un objet ou un individu qui transmet et traduit des termes et des concepts entre des parties de l’organisation aux vocabulaires et référentiels différents. Dans notre étude l’agent d’interface a connaissance des deux référentiels et harmonise les pratiques entre groupes. De cette façon, il contribue à la cohérence entre les parties de l’organisation, améliorant ainsi l’improvisation en situation de forte incertitude. Notre recherche précise donc le rôle du boundary spanner durant l’improvisation en temps de crise.
2. Gérer l’improvisation organisationnelle
50Par son caractère spontané, l’improvisation semble difficile à gérer. Nous enrichissons les recommandations précédentes (Chédotel, 2005 ; Kamoche et Cunha, 2001) en proposant ici quelques réflexions sur les moyens mis à disposition des managers pour faire émerger les interactions sources d’improvisation organisationnelle. Dans le cas présenté, trois espaces de liberté favorisent l’improvisation : 1) la latitude laissée auxacteurs d’échanger de manière informelle, 2) l’émergence d’un agent d’interface, 3) la possibilité des acteurs d’évoquer diverses expériences passées pour les discuter et enrichir la réflexion sur la situation présente. Une telle liberté permet selon nous d’éviter l’application aveugle de procédures (Quarantelli, 1988 ; Waugh et Streib, 2006) ou l’analogie simpliste entre passé et présent (Crossan, 1998).
Interactions et impact sur les pratiques d’improvisation
Interactions | Enjeux | Impacts |
Interactions discursives | Compréhension des individus, partage de connaissance | Émergence de nouvelles pratiques de coordination |
Diffusion des nouvelles pratiques | ||
Interactions de traduction | Coordination | Alignement des pratiques sur un nouveau référentiel commun |
Interactions fondées sur l’expérience | Partage des connaissances | Sélection des pratiques |
Interactions et impact sur les pratiques d’improvisation
51La liberté laissée aux individus s’accompagne d’un cadrage via le référentiel commun 1) des interactions de traduction et 2) de la sélection des pratiques. La divergence des idées et des pratiques nécessite la mise en place de dispositifs d’encadrement simples mais nécessaires, tels que la tenue de réunions fréquentes au cours desquelles les individus échangent et s’ajustent les uns aux autres, ou la communication de règles élémentaires mais strictement respectées par l’ensemble des acteurs. Dès lors, les acteurs disposent à la fois d’un cadre d’action et d’une marge de manœuvre nécessaire à l’improvisation organisationnelle.
52De plus, l’isolement des individus ou des départements devrait être évité dans les situations de crise. En effet les contacts favorisés par la proximité géographique assurent le développement d’interactions discursives. L’utilisation des TIC comme espace d’échange peut remédier en partie au manque de proximité géographique. Dans les deux cas, l’habitude d’échanger entre les acteurs permettrait l’émergence d’interactions discursives.
53Aussi, les interactions de traduction par les agents d’interface nécessitent de connaître le fonctionnement des différents services et de s’approprier les contraintes de chacun. Cela nécessite alors une proximité cognitive de certains acteurs avec divers groupes. En amont de la crise, la mobilité interservice, ainsi que les échanges d’informations par le biais de réunions plénières ou de comptes rendus d’activité, rendrait certaines personnes plus à même de gérer les différents référentiels des groupes d’individus.
54Enfin, les interactions fondées sur l’expérience peuvent être favorisées par l’intégration d’acteurs ayant vécu des expériences différentes. L’appel d’experts issus d’autres horizons géographiques est envisageable, de même que la participation à des réunions de brainstorming de professionnels de domaines connexes à celui où la crise sévit. La sélection de pratiques s’établit ainsi sur une base plus large, permettant le transfert potentiel de pratiques déjà éprouvées dans d’autres services ou d’autres lieux.
CONCLUSION
55Cette étude s’intéresse aux facteurs de cohérence de l’improvisation organisationnelle en situation de crise. Comment répondre à l’incertitude du « que faire ? » et du « comment faire ? » lors d’une crise ? Notre étude révèle que dans ces situations l’improvisation permet de répondre à l’incertitude. C’est pourquoi la tâche du manager consiste moins à formaliser une réponse qu’à générer des interactions fructueuses entre les acteurs. En encadrant les interactions, il rend les individus plus à même de générer collectivement des réponses à l’incertitude. Il doit ainsi veiller à encadrer au moins trois types d’interactions – discursives, de traduction et fondées sur l’expérience – qui structurent l’improvisation organisationnelle.
56Le contexte ici étudié ne permet pas de généraliser nos propos à l’ensemble des cas d’improvisation. Les interactions ici identifiées se retrouvent-elles dans des cas d’improvisation où l’incertitude est moindre ? Ces interactions recouvrent-elles les mêmes enjeux et engendrent-elles les mêmes conséquences lorsque l’improvisation ne vise pas à répondre à une crise ? Notre étude représente du moins un premier pas vers la compréhension des processus d’improvisation en situation de forte incertitude.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
-
[1]
Assistance publique des hôpitaux de Paris.