Couverture de RFG_202

Article de revue

Représentations sur le genre et réseaux d'affaires chez les femmes entrepreneures

Pages 127 à 143

Notes

  • [1]
    Voir le répertoire publié par Amazone à l’occasion de la journée Talents en réseaux, le 11 décembre 2008, à Bruxelles et le dossier du Bizz d’avril 2007, qui recensent plus de 20 réseaux féminins belges.

1 Depuis quelques années, on assiste à la création et au développement de réseaux d’affaires par et pour les femmes entrepreneures. En Belgique, les réseaux Diane, Femmes Chefs d’Entreprises, Affaires de Femmes-Femmes d’Affaires, Jump, Markant, FAR, WINC ou Women In Leadership ne sont que quelques exemples [1]. La tendance semble être identique au niveau international. Cependant, dans la littérature, l’utilisation et la construction de réseaux sont souvent pointées comme explication possible des difficultés vécues par les femmes dans le monde des affaires (Aldrich, 1989 ; Manolova et al., 2006, 2007 ; Moore, 1990 ; Ruef et al., 2003). Les réseaux investis par les femmes entrepreneures impliqueraient moins d’innovation et moins de contacts externes notamment avec les financeurs et preneurs de décisions, limitant l’accès au financement (Aldrich, 1989 ; Manolova et al., 2006 ; Moore, 1990 ; Ruef et al., 2003) et entraînant des difficultés accrues pour la création, la survie et le développement de leurs entreprises (Manolova et al., 2006, 2007 ; Weiler et Bernasek, 2001).

2 Partant de l’idée que les représentations des femmes entrepreneures sur le genre constituent une voie pertinente pour expliquer ces phénomènes, nous analysons leurs discours en termes de genre. Ces représentations comprennent leurs stéréotypes et représentations sexués sur les hommes et femmes entrepreneur-e-s et plus généralement sur les rôles des femmes et des hommes dans la société, ainsi que leur propre positionnement en tant que femmes en lien avec la perception de leur secteur d’activités comme masculin ou féminin. Notre contribution est double. En ce qui concerne la littérature sur les réseaux sociaux, nous identifions des facteurs participant à la construction de ces réseaux, en amont, avec un focus sur les représentations individuelles. En ce qui concerne la littérature sur l’entrepreneuriat féminin, nous mettons en avant les représentations des femmes entrepreneures sur le genre comme explication possible des freins en matière de réseautage et contribuons ainsi à une explication « par les réseaux » des difficultés vécues par certaines femmes dans le monde des affaires.

3 Après avoir mis en lumière les difficultés des femmes entrepreneures en matière de réseautage et les pistes d’explication avancées dans la littérature, nous formulons nos questions de recherche autour du rôle des représentations sur le genre comme voie d’explication à ces phénomènes et décrivons notre méthodologie de recherche qualitative. Nos résultats montrent ensuite que le secteur d’activités, perçu comme masculin ou féminin, en lien avec le positionnement personnel des femmes entrepreneures, ont un impact sur les attitudes par rapport au réseautage, sur la construction des réseaux et sur les difficultés ressenties. Nous discutons nos résultats et proposons des pistes débouchant sur des initiatives publiques ou privées.

I – REVUE DE LITTÉRATURE

1. Les difficultés des femmes entrepreneures en matière de réseautage

4 Plusieurs études insistent sur l’importance des réseaux pour l’activité entrepreneuriale, au niveau de la création, de la survie et de la croissance des entreprises (Manolova et al., 2006, 2007). Cependant, malgré les avantages perçus, les femmes restent peu présentes dans les réseaux d’affaires traditionnels (Aldrich, 1989 ; Blisson et Rana, 2001 ; Hamouda et al., 2003 ; Manolova et al., 2006) et présentent des niveaux de réseautage plus bas que leurs homologues masculins (Aldrich, 1989 ; St-Cyr, 2002).

5 Des recherches révèlent notamment que les femmes se retrouvent souvent exclues des old boy’s networks influents, historiquement construits par et pour des hommes (Aldrich, 1989 ; Blisson et Rana, 2001 ; Hamouda et al., 2003 ; Manolova et al., 2006). Les freins identifiés sont le manque de temps lié aux responsabilités familiales (Aldrich, 1989 ; Blisson et Rana, 2001 ; Hamouda et al., 2003), le manque de crédibilité (Blisson et Rana, 2001), le coût financier, la distance géographique et le manque d’information (Blisson et Rana, 2001 ; Hamouda et al., 2003). Des facteurs individuels peuvent accentuer ces difficultés, notamment l’âge, l’origine ethnique (Aldrich, 1989 ; Blisson et Rana, 2001), l’éducation et l’expérience professionnelle antérieure. En effet, le statut d’emploi salarié des femmes et leur sous-représentation à des postes de direction limiteraient par la suite leur accès aux réseaux d’affaires et aux réseaux sociaux d’entrepreneur-e-s (Aldrich, 1989 ; Katz et Williams, 1997).

2. Explications avancées dans la littérature

6 Des pistes d’explication sont proposées dans la littérature ayant trait à la composition des réseaux et aux attitudes par rapport au réseautage. Ces recherches se basent en partie sur les travaux fondateurs de Granovetter en 1973, puis ceux de Burt en 1992. Granovetter met en évidence l’importance du type de relations caractérisant un réseau. Il expose les avantages des « liens faibles », définis par peu de proximité émotionnelle et peu de temps consacré à une relation, qui permettent une non-redondance des informations dans un réseau. Burt met en lumière le rôle des trous structuraux, caractérisés par l’absence de liens entre des personnes constituant le réseau d’un individu, donnant ainsi une position clé à ce dernier.

7 Concernant la composition des réseaux, certaines recherches montrent que les réseaux investis par les femmes seraient composés d’une majorité de femmes (Aldrich, 1989 ; Manolova et al., 2006 ; Ruef et al., 2003). Des études mettent aussi en évidence la propension des femmes entrepreneures à se reposer principalement sur des membres de la famille ou des amis proches plutôt que sur des conseillers externes, et la plus grande homogénéité de leurs réseaux (Aldrich, 1989 ; Moore, 1990 ; Renzulli et al., 2000 ; Ruef et al., 2003). Cela renvoie à la notion de liens forts, apportant des ressources limitées par rapport au temps investi (Carter et al., 2003 ; Granovetter, 1973). Ainsi, des réseaux plus hétérogènes avec d’avantage de liens faibles amélioreraient la richesse des informations obtenues grâce à la non-redondance (Renzulli et al., 2000 ; Ventolini, 2007), procureraient des ressources instrumentales supplémentaires (Carter et al., 2003) et favoriseraient l’obtention de capital financier externe (Manolova et al., 2006).

8 En ce qui concerne les attitudes de réseautage, des travaux récents soulignent le rôle de certaines caractéristiques individuelles des entrepreneur-e-s, notamment leur personnalité (Geraudel, 2008), leurs motivations et leurs objectifs (Manolova et al., 2007). D’après certaines études, les femmes et les hommes entrepreneur-e-s n’auraient pas les mêmes objectifs ou priorités dans le cadre des activités de réseautage, les femmes ayant des motivations plus « relationnelles » tandis que les hommes verraient leur participation dans des réseaux de façon plus « pragmatique » ou « instrumentale », privilégiant le gain personnel et l’efficacité à l’affectif (Aldrich, 1989 ; Moore, 1990). Parallèlement, d’autres recherches ne montrent pas de différences dans la perception et l’utilisation des réseaux par les hommes et les femmes entrepreneur-e-s (Katz et Williams, 1997). Ces dernières se montreraient aussi agressives et efficaces que les hommes pour trouver de l’information et du support dans les réseaux (Aldrich, 1989 ; Blisson et Rana, 2001 ; Hamouda et al., 2003).

II – LES REPRÉSENTATIONS SUR LE GENRE : UNE VOIE D’EXPLICATION POSSIBLE ?

9 Nous supposons que les représentations des femmes entrepreneures sur le genre constituent une voie pertinente pour expliquer ces phénomènes et posons la question de l’impact qu’elles peuvent avoir sur leurs attitudes par rapport au réseautage, la construction de leurs réseaux (notamment l’adhésion ou le rejet des réseaux d’affaires féminins) et les difficultés ressenties en matière de réseautage. Notre objet de recherche est représenté dans la figure 1.

10 Nous mobilisons la théorie du genre développée, entre autres, dans les travaux d’Ahl (2006), de Bruin et al. (2007), ou encore d’Ely et Padavic (2007). Notre conception du genre se base sur l’idée que les réalités des femmes et des hommes sont façonnées différemment par la société, au travers des processus de séparation (ce qui est considéré comme masculin ou féminin) et de hiérarchisation (la valorisation du masculin considéré comme la norme). Nous ne considérons pas les femmes entrepreneures comme un groupe homogène, mais prenons en compte les différences contextuelles entre différents groupes.

Figure 1

Objet de recherche

figure im1

Objet de recherche

MÉTHODOLOGIE

Notre méthodologie qualitative est basée sur un corpus de vingt-cinq entretiens individuels réalisés avec des femmes entrepreneures dans le cadre d’un projet sur l’entrepreneuriat féminin en Belgique. Nous optons pour une définition large de l’entrepreneure, incluant toute personne ayant une activité d’indépendante, en personne physique ou morale, quels que soient l’étape du cycle de vie de l’entreprise et le nombre d’employés. Nous avons constitué un échantillon boule de neige, avec l’aide de réseaux féminins et d’organismes d’aide à l’entrepreneuriat, et avons abouti à une diversité des cas sur la base de diverses caractéristiques individuelles et organisationnelles. La population d’enquête est présentée dans le tableau 1. Chaque entretien, d’une durée comprise entre 1h30 et 2h30, a été enregistré et intégralement retranscrit. Les données ont été encodées et triées manuellement selon une technique d’analyse qualitative thématique verticale (pour chaque cas, analyse des actions et réactions, des perceptions et représentations, avec une attention portée au contexte) et horizontale (comparaison des cas, similarités et différences entre les femmes ou groupes de femmes). Cette méthodologie qualitative vise à identifier et comprendre les effets de genre, sans ambition de généralisation statistique ou de comparaison entre hommes et femmes.

III – RÉSULTATS

1. Représentations sexuées des femmes et des hommes entrepreneur-e-s

11 L’analyse du discours des femmes entrepreneures de notre échantillon révèle l’existence de stéréotypes et de représentations sexués par rapport à l’entrepreneuriat des femmes et des hommes. Nous présentons une vue synoptique de ces éléments de discours dans le tableau 2.

12 Toutes les femmes de notre échantillon font montre dans une plus ou moins grande mesure de ces représentations sexuées sur les femmes et les hommes entrepreneur-e-s, mais sans influence directe sur l’utilisation et la construction de leurs réseaux, ni sur les difficultés ressenties en matière de réseautage.

2. Représentations sexuées de soi et de son secteur d’activités

13 Notre analyse met en évidence l’impact de la manière de se positionner en tant que femme entrepreneure en lien avec la perception de son milieu d’affaires comme masculin ou féminin. Nous identifions quatre catégories de femmes entrepreneures s’inscrivant dans différentes logiques, menant à des situations différenciées en termes d’attitudes par rapport au réseautage, de composition des réseaux et de difficultés ressenties. Notons que les discours de cinq femmes (Anne, Pascale, Laure, Lisa et Carole) n’ont pas pu faire l’objet de cette analyse, car elles ne participaient à aucun réseau d’affaires, estimant ne pas en avoir besoin.

Tableau 1

Caractéristiques principales de la population d’enquête

Âge Formation Secteur
d’activités
Création/
Reprise
Nombre
employés
Contexte
Anne 34 HEC, puis décoration Décoration d’intérieur (commerce) 10 ans Seule Création
Béatrice 59 Comptabilité Métallurgie, ponts roulants (industrie) 8 ans 18 Création
Caroline 47 Beaux-arts Joaillerie (artisanat) 7 ans Seule Création
Danielle 45 Traduction Traduction (services) +/– 5 ans Seule Création
Émilie 43 Études secondaires Construction (industrie) 22 ans 20 Succession
familiale
Sabine 52 Infirmière Infirmière (Profession libérale) 16 ans Seule Création
Gaby 59 Beaux-arts Peinture (artisanat) 5 ans 2 Création
Hélène 41 Ingénieur civil Conseil aux PME (services) 2 ans < 10 Création
Isabelle 38 Architecte d’intérieur Architecture d’intérieur (industrie) 15 ans < 10 Création
Jeanne 44 Études secondaires Concessionnaire (commerce) 10 ans 18 Succession
familiale
Liliane 34 Régendat langues École de langues (services) 7 ans 10 Création
Marie 37 Master en gestion Secrétariat social (services) 3 ans < 50 Création
Nicole 50 Anatomie-Pathologie Pathologiste (profession libérale) +/– 10 ans 2 Création
Odile 60 Ingénieur Construction électricité (industrie) +/– 38 ans 300 Succession
familiale
Pascale 38 Dessin, bâtiment,
industrie
Menuiserie (artisanat) 16 ans 70 Succession
familiale
Sophie 44 Psychologie Conseil en entreprise (services) 3 ans Seule Création
Valérie 50 Assistante sociale Aide/Soins à domicile (services) 18 ans 100 Reprise
entreprise
Agnès 48 Infirmière Homes (services) +/– 10 ans < 50 Création
Aude 24 Optique Optique (commerce) 3 ans < 50 Succession
familiale
Laure 37 Pharmacie Pharmacie (commerce) 9 ans < 10 Succession
familiale
Patricia 35 Études secondaires Bricolage (commerce) +/– 14 ans +/– 35 Succession
familiale
Lisa 52 Comptabilité et dessin Menuiserie/Meubles (services) +/– 20 ans < 10 Création
Célia 26 Graduat marketing,
puis EIE
Travaux publics (industrie) +/– 3 ans 80 Succession
familiale
Denise 25 Comptabilité,
puis EIE
Travaux publics (industrie) +/– 2 ans 50-100 Succession
familiale
Carole 45 Histoire de l’art Décoration d’intérieur (services) +/– 20 ans < 10 Succession
familiale
figure im2

Caractéristiques principales de la population d’enquête

Logique d’« assimilation »

14 Dans certains cas (Béatrice, Hélène, Isabelle, Odile, Sophie, Agnès, Aude et Denise), les femmes entrepreneures perçoivent leur milieu d’affaires comme masculin, qu’elles se trouvent dans un secteur d’activités dit masculin, où qu’elles évoluent essentiellement dans un monde d’hommes au niveau de leurs clients, fournisseurs et/ou partenaires d’affaires. Elles évoquent certaines difficultés liées au genre, notamment un manque de crédibilité a priori. Pour se faire leur place, elles doivent prouver leurs capacités et faire leur métier « comme un homme ». Cela est particulièrement visible dans un contexte de succession familiale, où les filles sont amenées à endosser le rôle du père. Notre analyse montre que ces femmes vont adopter les comportements dominants et reproduire les stéréotypes sexués en vigueur, se différenciant des « autres femmes » qui, selon elles, ne se comportent pas de façon appropriée dans le monde des affaires. Plus précisément, elles évoquent les spécificités des autres femmes entrepreneures en termes de secteurs d’activités, de fonctions occupées, de métiers exercés et/ou de taille de leurs entreprises. Elles soulignent aussi que les autres femmes entrepreneures ont tendance à se poser en victimes, éprouvant des difficultés à concilier leur vie privée et leur vie professionnelle et n’assumant pas leurs fonctions de dirigeantes correctement. Par opposition, elles-mêmes vont se comporter et agir le plus possible en accord avec la façon de faire de leurs homologues masculins, s’inscrivant dans une logique d’assimilation à la norme masculine dans ces secteurs.

Tableau 2

Représentations sexuées des femmes et des hommes entrepreneur-e-s

Représentation par rapport
aux femmes entrepreneures
Représentation par rapport
aux hommes entrepreneurs
Caractéristiques
individuelles
– Charges familiales
– Revenu secondaire
– Libres, disponibles
– Chefs de famille
Caractéristiques
des entreprises
– TPE, petits commerces
– « Trucs de femmes »
– « Vraies entreprises »
– Sociétés avec employés
Être en affaires – Tâches administratives
– Proches des employés
– Objectif de qualité
– Plaisir du travail
– Créatives, intuitives
– Meilleures relations-clients
– Technique, GRH,
stratégie
– Pouvoir, hiérarchie
– Objectifs de croissance
– Tournés vers le profit
– Directifs
Réseautage – Bavardes, ludiques
– Recherchent le relationnel
– Sérieux, ordonnés
– Recherchent une sortie pratique
figure im3

Représentations sexuées des femmes et des hommes entrepreneur-e-s

15 […] c’est dur, c’est de reprendre encore le bâton après journée, mais bon les femmes elles ont voulu travailler, elles ont voulu, maintenant elles se les chiquent. Ce n’est pas très féministe comme discours, mais c’est très réaliste. […] Ce qui m’énerverait d’avoir des contacts avec des femmes, c’est justement le côté « oui, mais moi à 5h je dois chercher les enfants » (Isabelle).

16 Au niveau de leurs attitudes par rapport au réseautage, ces femmes entrepreneures font partie d’un ou de plusieurs réseaux d’affaires, formels et/ou informels, en fonction des besoins de leur entreprise et de leurs objectifs stratégiques. Les motivations évoquées sont, entre autres, l’aide à l’exportation, l’aide à la croissance, le développement du portefeuille clients, le benchmarking, la cession de l’entreprise, les « personnes ressources » en cas de besoin et la formation. Si l’on se réfère à la distinction entre motivations relationnelles et instrumentales, elles relèvent presque exclusivement du second type.

17 Elles rejettent de prime abord les réseaux féminins, qu’elles perçoivent comme des ghettos et qu’elles associent souvent à du militantisme féministe. Elles ne considèrent pas qu’ils puissent les concerner ou leur être d’une quelconque utilité. A contrario, elles perçoivent leurs propres réseaux d’affaires, majoritairement masculins, comme utiles pour se faire connaître, nouer des contacts d’affaires, échanger des informations, des pratiques et des conseils au niveau professionnel, s’entraider et trouver des solutions à leurs problèmes, se remettre en question en tant que chef d’entreprise. Les hommes entrepreneurs sont perçus comme plus disponibles, plus organisés et/ou plus méthodiques que les femmes entrepreneures.

18 « […] Je n’ai pas l’impression de vivre un problème spécifique. […] ça ne m’aidera pas. Je ne me sens pas brimée en tant que femme dans la vie professionnelle, je n’ai pas besoin d’un appui […] » (Sophie).

19 Ces femmes entrepreneures ne ressentent pas de difficultés spécifiques liées au genre en termes d’accès et de participation aux réseaux d’affaires, que ce soit dans leur secteur d’activités ou dans le domaine de l’entrepreneuriat et des dirigeants d’entreprises.

Logique de « dédoublement »

20 Dans d’autres cas (Émilie, Jeanne, Marie et Célia), les femmes entrepreneures exercent également leur activité dans des secteurs dits masculins et évoquent aussi des problèmes de crédibilité, notamment dans les contextes de succession familiale. Mais celles-ci vont « jouer sur les deux tableaux » pour construire leur identité de femme chef d’entreprise. En effet, elles se voient comme « double », possédant à la fois une partie masculine et une partie féminine, qu’elles perçoivent comme complémentaires. Elles aussi évoquent des différences entre femmes et hommes entrepreneur-e-s. Pour elles, les femmes auraient des objectifs de croissance plus limités, développeraient de meilleures relations avec leur personnel et leurs clients, seraient plus tournées vers la gestion administrative de l’entreprise et enfin, éprouveraient des difficultés supplémentaires liées à la « deuxième journée de travail ». Les hommes quant à eux seraient plus axés vers la croissance de leur entreprise et vers la prise de pouvoir, parfois au détriment de la relation avec leur personnel et leurs clients, s’occuperaient d’avantage de la stratégie à long terme de l’entreprise, des aspects techniques et de la gestion du personnel, et auraient enfin plus de disponibilité et moins de culpabilité par rapport à leur famille. Par rapport à leurs représentations sexuées, ces femmes entrepreneures revêtent leurs caractéristiques et leur identité de femme dans les réseaux féminins, alors qu’elles disent se sentir plus proches de leurs homologues masculins lorsqu’elles se retrouvent dans leurs réseaux, s’inscrivant dans une logique de « dédoublement », avec une partie « femme » et une partie « homme » distinctes, mobilisées dans des contextes différents.

21 « […] Quand je suis dans le réseau P. [réseau de femmes], souvent je me sens plus comme la personne qui est au bureau et qui voit ses problèmes comme elles [les autres femmes], et c’est vrai que quand je suis en réseau plus mixte et qu’il y a d’autres femmes, je serais plus proche des hommes […] mais ça, c’est mon expérience sur le terrain. Et je trouve ça très intéressant aussi de pouvoir partager avec des hommes […] C’est un équilibre ça. » (Émilie).

22 Au niveau de leurs attitudes par rapport au réseautage, les femmes entrepreneures dans cette logique participent tant à des réseaux majoritairement masculins qu’à des réseaux féminins, qu’elles considèrent comme complémentaires. Ces réseaux d’affaires peuvent être formels ou informels, tant dans leur secteur d’activités que dans le domaine de l’entrepreneuriat.

23 « Moi, je pense qu’il faut les deux. Encore une fois, c’est peut-être lié à notre métier ici. […] si c’est plutôt féminin, elles resteront dans du féminin, mais bon ici, de par notre métier [concessionnaire automobile] je pense qu’on restera dans les deux. » (Jeanne).

24 On constate des différences de motivations selon qu’elles évoquent leur participation à des réseaux perçus comme masculins ou féminins. Les motivations évoquées pour les premiers sont, entre autres, la recherche et l’échange de renseignements et d’informations dans leur secteur, l’aide administrative, la formation et l’apprentissage, l’échange de conseils et de services et les relations et collaborations professionnelles. Les motivations citées pour les seconds sont notamment la curiosité, les rencontres avec d’autres femmes ayant des situations comparables, l’échange d’expériences personnelles, de façons de faire et de voir, la convivialité et le fait de ne pas se sentir seule en tant que femme, en même temps que la recherche d’informations, l’apprentissage et le travail commun sur des projets liés au secteur. Si l’on se réfère à la distinction entre motivations instrumentales et relationnelles, on peut voir que les premières sont plutôt présentes lorsqu’elles évoquent les réseaux majoritairement masculins, tandis que les secondes apparaissent dans leurs discours sur les réseaux féminins.

25 Au niveau des difficultés ressenties en matière de réseautage, ces femmes entrepreneures mentionnent le manque de temps pour participer de manière active aux différents réseaux d’affaires, lié à leur double vie de chef d’entreprise et de mère de famille.

Logique de « subordination »

26 Certains cas (Caroline et Patricia) apparaissent plus problématiques. Ainsi, certaines femmes entrepreneures dans des secteurs identifiés comme masculins se sentent marginalisées et désavantagées, étant minoritaires dans leur milieu d’affaires. Elles évoquent notamment la peur de ne pas être prises au sérieux et la difficulté de prendre leur place en tant que femmes, et ce tant dans leur activité professionnelle que dans leur vie privée. Caroline a créé son entreprise sur le tard, suite à une pause-carrière pour s’occuper de ses enfants et face à la difficulté de trouver un emploi salarié. Cette activité doit lui permettre de « s’affranchir » de son mari et de ses enfants selon ses termes, et d’acquérir une certaine indépendance financière. Elle rencontre cependant d’importantes difficultés liées au manque de crédibilité aux yeux de sa famille et doit faire face à des reproches incessants quant à son nouveau manque de disponibilité. Patricia gère l’entreprise familiale aux côtés de son père, qui l’a choisie pour lui succéder par défaut, après le refus de ses deux fils d’y travailler. Sa relation avec son père s’avère de ce fait extrêmement tendue, celui-ci la rabaissant constamment aux yeux des employés, des clients et des fournisseurs de l’entreprise. Les dynamiques de genre présentes dans leurs contextes familiaux et personnels les placent en situation de subordination, tant dans leur vie privée que professionnelle.

27 Pour faire face à ces difficultés et construire leur identité de femme chef d’entreprise, elles vont entre autres participer à des réseaux féminins. Les motivations évoquées sont d’abord de pouvoir comparer leur situation avec celle d’autres femmes, de gagner de la confiance en elles, d’obtenir le soutien et la motivation dont elles ne bénéficient pas dans leur milieu familial, de passer de bons moments après le travail, de se sentir moins seules, d’enlever une partie de la pression qu’elles ressentent et de partager des expériences personnelles. Si l’on se réfère à la distinction entre motivations relationnelles et instrumentales, on voit ici que les premières sont largement mobilisées, même si elles mentionnent aussi des motivations de type instrumental, comme l’aide au démarrage, la remise en question au niveau commercial et les contacts d’affaires. L’analyse de nos entretiens montre qu’une approche relationnelle du réseautage a du sens dans ce type de contexte. Dans un environnement essentiellement masculin, où en raison des phénomènes de séparation et de hiérarchisation, les femmes se retrouvent isolées et face à des barrières importantes, tisser des liens forts d’entraide et de support mutuel devient une priorité pour pouvoir briser l’isolement et persévérer.

28 « […] En fait ce que je pense, c’est que ce que je n’ai pas trouvé autour de moi pour avancer […] beaucoup n’ont toujours pas pris au sérieux ce que je faisais […] Donc un soutien et quelqu’un qui puisse me rendre une certaine confiance, me motiver à ce que je fais. » (Caroline).

29 Par rapport aux difficultés ressenties en matière de réseautage, ces femmes entrepreneures se retrouvent exclues des réseaux existant dans leur secteur d’activités, traditionnellement et majoritairement masculins, ou éprouvent des difficultés à s’y imposer en tant que femme.

Logique de « complémentarité »

30 La dernière catégorie (cas de Danielle, Sabine, Gaby, Liliane, Nicole et Valérie) regroupe des femmes entrepreneures dans des secteurs d’activités qu’elles identifient comme majoritairement féminins ou mixtes. Celles-ci se voient différentes et complémentaires de leurs homologues masculins et considèrent leurs spécificités comme une plus-value. Ainsi, elles dépeignent les femmes entrepreneures comme plus créatives, plus conciliantes dans leurs relations, plus proches de leurs employés et de leurs clients, plus prudentes dans la prise de décision, et privilégiant le plaisir de travailler plutôt que la croissance de l’entreprise. Alternativement, elles voient les hommes entrepreneurs comme plus directifs par rapport à leurs employés, plus incisifs et agressifs dans leurs relations avec les clients et fournisseurs, prenant plus de risques et privilégiant le développement de l’entreprise et le profit. Elles évoquent également la moindre disponibilité des femmes, liée à leurs charges familiales.

31 Au niveau de leurs attitudes par rapport au réseautage, elles font partie de plusieurs réseaux d’affaires, formels et informels, liés à leur secteur d’activités. Ces réseaux sont décrits comme majoritairement féminins ou mixtes. Les motivations évoquées pour y participer sont notamment d’échanger des conseils, des pratiques et des contacts d’affaires, de se faire connaître, de rencontrer des clients potentiels, de faire des affaires, d’avoir des personnes ressources en cas de besoin, de bénéficier d’une formation continue dans leur secteur (motivations instrumentales), ainsi que d’échanger des expériences et de discuter de problèmes personnels, de se sentir moins seules, de pouvoir se rencontrer et voir des gens (motivations relationnelles). Ces femmes font rarement partie de réseaux dans le monde de l’entrepreneuriat, par manque de temps et parce qu’elles considèrent ceux-ci comme moins utiles pour leur activité professionnelle que les réseaux consacrés à leur secteur d’activités.

32 « Se rencontrer, échanger, pouvoir bénéficier des expériences des uns et des autres […]. Parce que finalement, le travail qu’on investit dans l’échange […] a des retours dans le travail quotidien concret et ça devient un gain à moyen terme. » (Valérie).

33 Elles rejettent les réseaux exclusivement féminins, même si elles en soulignent certains aspects positifs, comme le fait de pouvoir discuter de problèmes spécifiques aux femmes, de problèmes familiaux ou de pouvoir mettre en place une entraide féminine. Elles mettent plutôt l’accent sur le risque de ghetto lié à des clans hommes-femmes. Elles sont partisanes d’une mixité des réseaux qui, selon elles, permet d’une part de découvrir la manière dont les hommes travaillent et d’échanger avec eux et, d’autre part, d’apprendre et de faire prendre conscience aux hommes des problèmes rencontrés par les femmes. Elles mettent en avant la complémentarité des façons de voir des femmes et des hommes et la richesse des échanges.

34 « Ben je crois que c’est intéressant d’avoir des contacts avec des hommes aussi […] c’est plus enrichissant […] étant homme ou étant femme on a une façon de voir les choses totalement différentes […] » (Liliane).

35 Elles évoquent certaines difficultés liées au genre pour accéder et/ou participer à des réseaux d’affaires. En tant que femme, elles se disent moins disponibles pour participer à tous les réseaux, contrairement à leurs homologues masculins qui ont moins de charges familiales. Elles soulignent la nécessité de sélectionner les activités auxquelles elles prennent part, ce qui explique qu’elles ne fassent pas partie de réseaux d’affaires hors de leur secteur d’activités.

DISCUSSION

36 Nos résultats et une lecture critique de la littérature nous encouragent à envisager les femmes entrepreneures non comme un groupe homogène mais en tenant compte des différences contextuelles existantes. Avec cette perspective, nous avons identifié quatre catégories de femmes entrepreneures, s’inscrivant dans des logiques différenciées. Nos résultats sont synthétisés dans le tableau 3.

37 Nos résultats remettent en question les constats de précédentes recherches visant à démontrer des différences entre femmes et hommes entrepreneur-e-s au niveau de leurs attitudes par rapport au réseautage, les premières apparaissant plus relationnelles et les seconds plus instrumentaux. Cette distinction basée sur le sexe des personnes apparaît réductrice, basée sur une vision universaliste et dichotomique des femmes et des hommes entrepreneur-e-s. Nous constatons que les femmes de notre échantillon mobilisent l’un ou l’autre type de motivations selon les contextes, nous rapprochant ainsi des conclusions d’Aldrich (1989), de Blisson et Rana (2001), de Hamouda et al. (2003) ou de Katz et Williams (1997). Alors que le sexe n’apparaît pas comme un facteur distinctif pertinent, nous montrons que le genre peut, quant à lui, jouer un rôle dans le type de motivations à participer à des réseaux d’affaires. Notamment, les dynamiques de genre présentes dans certains environnements essentiellement masculins peuvent expliquer pourquoi une partie des femmes aborde les réseaux de manière plus relationnelle et les voient d’abord comme un moyen de tisser des liens forts d’entraide et de support mutuel pour se sentir moins isolées et faire face aux difficultés rencontrées.

Tableau 3

Synthèse des résultats. Représentations sur le genre et réseautage

Logique d’
assimilation
Logique de
dédoublement
Logique de
subordination
Logique de
complémentarité
Représentations
sexuées du
secteur
Perçu comme
masculin
Perçu comme
masculin
Perçu comme
masculin
Perçu comme
féminin/mixte
Représentations
sexuées de soi
Manque de
crédibilité en tant
que femme
– Assimilation
à la norme
masculine
– Différenciation par
rapport aux autres
femmes
Manque de
crédibilité en tant
que femme
– Côtés masculin et
féminin distincts et
complémentaires
– Proches des
hommes ou des
femmes selon
contexte
Manque de
crédibilité en tant
que femme
– Se sentent
désavantagées en tant
que femme
– Difficultés liées au
genre au niveau
professionnel/privé
Pas de désavantage
perçu en tant que
femme
– Femmes
différentes et
complémentaires
– Plus-value liée à
leurs spécificités de
femmes
Attitudes par
rapport au
réseautage
Un ou
plusieurs réseaux
d’affaires
Motivations
instrumentales (en
fonction des besoins
de l’entreprise)
Un ou
plusieurs réseaux
d’affaires
Motivations
instrumentales
(réseaux masculins)
et relationnelles
(réseaux féminins)
Un ou
plusieurs réseaux
d’affaires
Motivations
essentiellement
relationnelles
(présence de
motivations
instrumentales)
Un ou plusieurs
réseaux d’affaires
dans leur secteur
Motivations
instrumentales et
relationnelles
Composition
sexuée des
réseaux
Réseaux
majoritairement
masculins (« utiles,
sérieux »)
Rejet des réseaux
féminins
(« ghettos »), ni
pertinents ni utiles
pour leur entreprise
Réseaux masculins et
réseaux féminins
Réseaux masculins
et féminins
complémentaires
pour elles et leur
entreprise
Réseaux féminins
exclusivement
Réseaux féminins
comme moyen de
briser l’isolement et
de surmonter les
barrières
Réseaux
majoritairement
féminins ou mixte
Rejet des réseaux
féminins
(« ghettos »), mixité
vue comme une
richesse,
complémentarité
Difficultés en
matière de
réseautage
Pas de difficultés
liées au genre
Manque de temps, lié
à la double vie de
mère et de chef
d’entreprise
Exclues des réseaux
d’affaires dans leur
secteur
(majoritairement
masculins, manque
de confiance)
Manque de temps lié
aux charges
familiales, nécessité
de sélectionner les
activités de
réseautage
figure im4

Synthèse des résultats. Représentations sur le genre et réseautage


38 Les dynamiques de genre influent aussi sur la manière d’appréhender la composition sexuée des réseaux d’affaires. On constate dans les discours des femmes entrepreneures d’abord un phénomène de séparation entre des réseaux perçus comme majoritairement masculins d’une part, et des réseaux identifiés comme féminins d’autre part. On observe également un phénomène de hiérarchisation, les réseaux existants majoritairement masculins étant vus comme la norme, alors que les réseaux investis par les femmes sont perçus comme secondaires. Cela est particulièrement visible pour la première catégorie de femmes entrepreneures, qui considèrent que les femmes travaillent de manière différente par rapport aux hommes (phénomène de séparation), ceux-ci représentant la norme et l’objectif à atteindre (phénomène de hiérarchisation). Nos résultats sur la logique d’assimilation rejoignent les constats de Lewis (2006) sur l’adaptation des femmes entrepreneures à la norme masculine. Ces femmes tentent de ressembler le plus possible à leurs collègues masculins et de ne pas endosser une identité féminine, ce qui leur permet « d’éviter d’être stigmatisée et symboliquement construite comme “l’autre” » (Lewis, 2006, p. 458). Le réseautage peut être perçu comme un moyen de surmonter leurs barrières spécifiques, en entrant dans les réseaux masculins et en étant « au même niveau que les hommes » (Blisson et Rana, 2001 ; Hamouda et al., 2003). Parallèlement à l’accès croissant de certaines femmes dans les réseaux existants majoritairement masculins, on assiste également à la création de plus en plus de réseaux d’affaires spécifiquement féminins. Si l’on s’intéresse à leur contexte d’émergence et de développement, on constate qu’ils peuvent d’abord être perçus comme un moyen de surmonter les difficultés spécifiques rencontrées par les femmes entrepreneures dans une logique de subordination, apparaissant dès lors comme une solution « par défaut ». Alternativement, les femmes entrepreneures dans une logique de dédoublement présentent ces réseaux féminins comme complémentaires aux réseaux masculins, les premiers apportant principalement un soutien moral et psychologique, les seconds un soutien professionnel. À nouveau, on peut dire que les réseaux féminins sont explicitement ou implicitement présentés comme secondaires par rapport aux réseaux masculins, qui constituent la référence et l’objectif à atteindre dans le cadre de l’accès aux ressources nécessaires pour la création et le succès de l’entreprise. Enfin, les femmes entrepreneures dans une logique de complémentarité rejettent les réseaux féminins et défendent la mixité des réseaux, source de richesse.

39 Si on sort d’une vision dichotomique des femmes et des hommes entrepreneur-e-s, marquée par la séparation et la hiérarchisation du masculin et du féminin, une nouvelle voie peut cependant s’ouvrir. Une étude de Cross et Armstrong (2008) sur les réseaux féminins et les femmes administratrices de sociétés a montré de façon intéressante que ces réseaux pouvaient en fait représenter une opportunité d’apprentissage importante pour ces femmes, individuellement et collectivement. Ces lieux de rencontre formels entre femmes administratrices et gestionnaires leur permettraient notamment d’apprendre à décoder les dynamiques de genre à l’œuvre dans leur environnement et à mettre en place des stratégies efficaces pour les gérer. Ainsi, il nous semble intéressant de souligner qu’Hélène, pourtant opposée aux réseaux exclusivement féminins, met en évidence qu’ils peuvent constituer un outil pour former et motiver les femmes entrepreneures, afin qu’elles puissent prendre confiance en elles et surmonter les difficultés liées à leurs représentations sur le genre.

40 Maintenant, si effectivement il faut mettre en place temporairement une structure qui veut, non pas faire des ghettos, mais permettre aux femmes d’entrer dans les autres trucs en disant « mais allez-y, faites-le, n’ayez pas peur, ce n’est pas parce que vous êtes une femme que vous n’allez pas y arriver, il n’y a pas de différence, il n’y a pas de difficultés, vous avez envie d’y arriver, vous y arriverez » […] « S’il faut passer par là pour que les femmes se décident à faire le pas, ou à la limite qu’on trouve ensemble des solutions, peut-être à nos problèmes spécifiques de garderie […] ça je n’ai pas de problème. Mais aller dans un machin où on va faire des formations pour femmes, des machins pour femmes… Non. Si c’est en sorte qu’on puisse créer une dynamique qui va effectivement aider, ça, je n’ai pas de problème. » (Hélène).

41 Le cas d’Émilie est également intéressant à mentionner. Elle a créé avec d’autres femmes un réseau féminin dans le secteur de la construction. L’objectif initial était de se rencontrer et de discuter de leurs réalités respectives de femmes, afin de se sentir moins seules. Peu à peu, elles ont pris conscience de certains problèmes spécifiques du secteur, notamment les problèmes d’image auprès du public. Elles ont ainsi initié un projet visant à améliorer cette image de marque, afin d’attirer un public jeune et féminin vers le secteur de la construction et faire face au manque de main-d’œuvre. Émilie souligne la plus-value apportée par le réseau féminin pour la branche de la construction tout entière et désire à présent transférer leurs apprentissages vers les autres réseaux, pour rassembler toutes les énergies et collaborer avec leurs homologues masculins sur ce type de projets globaux. Ces exemples montrent que les réseaux féminins sont susceptibles d’apporter une réelle valeur ajoutée, au-delà du fait d’aider les femmes entrepreneures à surmonter leurs difficultés.

CONCLUSION

42 Notre étude basée sur des entretiens approfondis avec des femmes entrepreneures nous a permis de dégager les premières idées sur les questions de genre dans le domaine des réseaux d’affaires et de l’entrepreneuriat féminin, encore peu étudiées. Nous avons montré l’influence des représentations liées au genre sur les attitudes des femmes entrepreneures par rapport au réseautage, sur leur adhésion ou leur rejet des réseaux d’affaires féminins, et sur les barrières qu’elles peuvent rencontrer en matière de réseautage. Nous pensons qu’il s’agit d’une voie pertinente d’explication possible des difficultés rencontrées par les femmes en affaires.

43 Les résultats issus de notre analyse qualitative nous amènent à poser différentes questions de recherche intéressantes pour l’agenda futur. D’une part, au niveau de leurs représentations, quelle perception de leurs réseaux ont les femmes entrepreneures et dans quelle mesure les voient-elles comme influencés par des questions de genre ? Dans quelle mesure les perçoivent-elles notamment comme féminins, est-ce voulu ou subi, est-ce un frein ou un atout ? D’autre part, nous sommes particulièrement intéressés par le contexte d’émergence et de développement des réseaux féminins, que nous voyons comme une piste de recherche fructueuse pour l’avenir. Les questions sont nombreuses. Entre autres, pour quelles raisons les femmes entrepreneures participent-elles à des réseaux féminins et dans quelle mesure cela peut-il être expliqué par des questions de genre ? Les voient-elles plutôt comme un moyen temporaire de surmonter leurs difficultés, ou constituent-ils un outil d’apprentissage collectif, offrant une valeur ajoutée à ces femmes et à leurs entreprises ?

44 Ces questions ont aussi des implications pour les initiatives publiques et privées de soutien à la création et au développement d’entreprises, notamment travailler avec les femmes et les hommes entrepreneur-e-s ainsi qu’avec les différentes parties prenantes sur les stéréotypes sexués existants. Cette réflexion autour des dynamiques de genre à l’œuvre dans l’environnement entrepreneurial peut contribuer à déconstruire le genre et amener les femmes entrepreneures à se positionner autrement que par rapport à leurs homologues masculins, tant dans les réseaux existants, actuellement majoritairement masculins, que dans les réseaux féminins. Cela ouvrirait de nouvelles opportunités aux femmes entrepreneures, mais aussi aux hommes, qui ont tout à gagner à ouvrir et à diversifier davantage leurs réseaux d’affaires.

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Notes

  • [1]
    Voir le répertoire publié par Amazone à l’occasion de la journée Talents en réseaux, le 11 décembre 2008, à Bruxelles et le dossier du Bizz d’avril 2007, qui recensent plus de 20 réseaux féminins belges.
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