Couverture de RFG_198

Article de revue

La gouvernance actionnariale et financière

Une méprise théorique

Pages 369 à 391

Notes

  • [1]
    Il est intéressant de constater que ces auteurs institutionnalistes ont été invoqués systématiquement comme les « pères » de la gouvernance actionnariale et que leur ouvrage référence, The Modern Corporation and Private Property, est sans doute le texte le plus cité dans la littérature contemporaine sur la gouvernance d’entreprise alors que son contenu et ses conclusions sont très éloignés de l’esprit du néolibéralisme (voir Gomez, 2004).
  • [2]
    Par opportunisme, la théorie économique entend l’exploitation à son avantage d’une information (selection adverse) ou la modification d’un comportement dans le temps (moral hazard) sans que cela ne viole les règles juridiques. Il ne faut donc pas surinvestir la notion d’opportunisme de contenu moral, mais la déduire de l’hypothèse libérale classique d’acteurs autonomes maximisant leur utilité (voir Williamson, 1975).
  • [3]
    Il est intéressant de constater que le prix Nobel d’économie 2009, que nous utilisons dans cet article comme un indicateur de l’institutionnalisation des théories dominantes, a été accordé à Elinor Olstrom et Oliver Williamson, qui ne sont pas strictement orthodoxes. Or ce fut à la surprise des bookmakers qui, selon la presse, donnaient Eugène Fama lauréat à deux contre un, signe que la théorie de la finance moderne garde toute sa puissance mais, peut-être, perd aussi de son prestige.

1 Dans les années récentes, la financiarisation de l’économie fut le corollaire de la globalisation. Elle s’est traduite par une réallocation des ressources financières aux entreprises les plus performantes par la mécanique des marchés, soit directement pour les entreprises cotées, soit indirectement par les interventions opérées par les fonds d’investissement en « private equity ». Cette réorganisation de la régulation économique a soumis l’évaluation de la performance des entreprises au prix du capital fixé sur le marché financier. La théorie de la gouvernance actionnariale et financière s’est imposée alors comme cadre normatif aussi bien du gouvernement que du management des entreprises post-fordiennes (Charreaux et Wirtz, 2005). Cette théorie postule que les actionnaires sont les meilleurs garants de la bonne gestion des entreprises en imposant des retours sur leurs investissements en capital suffisamment élevés pour obliger les dirigeants à optimiser les outils de production. Chaque entreprise est alors orientée par la création de valeur pour l’actionnaire et mise en comparaison avec toutes les autres grâce à la généralisation d’outils de finance et de normes comptables internationales. Dans cette logique, la production est ordonnée à la performance financière qui peut être universellement estimée, non seulement par rapport à celle des compétiteurs, mais aussi par rapport à celle de l’ensemble des entreprises. Fondé sur la généralisation des techniques de la finance, ce processus de financiarisation a permis d’homogénéiser l’appareil de production, évalué universellement selon un même langage financier normalisé. La financiarisation a ainsi accompagné et accéléré la globalisation des économies.

2 Mais, avec les crises répétées aboutissant à celle, plus profonde qui a débuté en 2008, l’allocation optimale des ressources par les marchés et, plus généralement, la validité de l’abstraction financière opérée par l’usage généralisé de la finance, sont apparues moins évidentes et leurs effets moins convaincants. On a vu resurgir l’ancienne opposition entre économie financière et économie réelle, l’usage de ce dernier terme manifestant que l’économie financière est désormais suspectée d’imposer une virtualisation approximative des réalités des entreprises concrètes. Or, la déconnexion entre l’activité économique effective et l’abstraction financière contredit la théorie de la gouvernance actionnariale pour laquelle la finance résume et traduit l’économie réelle et ne se distingue donc pas d’elle.

3 Remettant en question la lecture de l’économie des entreprises par la normalisation financière, deux critiques ont été développées à l’encontre de la gouvernance actionnariale. Pour la première critique, on aurait assisté à un dévoiement des bonnes pratiques attendues de la gouvernance actionnariale, a cause soit des comportements délictueux de quelques acteurs (traders, actionnaires ou dirigeants), soit d’une absence de régulation publique suffisante pour empêcher les dérives individuelles ou collectives (faiblesse contrôle des fonds spéculatifs, faiblesse effective des actionnaires minoritaires). Plutôt donc que de remettre en question la validité de la financiarisation – et de la globalisation –, il s’agirait de mieux l’organiser.

4 Plus radicale, la seconde critique considère que la gouvernance actionnariale est à l’origine des crises, et, singulièrement, de la crise actuelle parce qu’elle serait fondamentalement erronée. Elle postule, en effet, que les actionnaires sont les meilleurs garants de la pérennité de l’entreprise et de sa performance et néglige ainsi le poids et les intérêts des autres parties prenantes. Or le profit orienté vers les actionnaires peut s’opposer à l’intérêt général qui permet à l’entreprise de se développer à long terme. La financiarisation aurait imposé ainsi, sur la base d’une conception fausse de la gouvernance des entreprises, des pratiques inconciliables avec le fonctionnement de l’économie réelle comme, par exemple, des taux de profit démesurés ou des politiques d’investissement court-termistes (Montagne, 2009). Dans cette optique, il s’agirait de « définanciariser » l’économie et de repenser la globalisation (Stiglitz, 2002).

5 Ni l’une ni l’autre des deux critiques n’est pourtant entièrement convaincante. Nous montrons dans cet article que le modèle économique et financier dit néolibéral qui forme le soubassement de la gouvernance actionnariale, n’a jamais pu s’appliquer en tant que tel durant les dernières décennies. Il ne peut donc être tenu pour responsable des crises répétées, comme le suggèrent les critiques radicaux. Néanmoins, ce défaut d’application n’est pas dû à des défaillances des acteurs ou à un manque de détermination de leur part, comme le croient les critiques réformateurs, mais au caractère fondamentalement inapproprié de ce modèle à l’environnement économique des années 1980-2008, caractérisé par la massification de l’actionnariat, par la dilution du capital dans le public et par l’émergence d’une industrie de la finance. Or, du fait de ses hypothèses, la théorie néolibérale de la finance et de la gouvernance ne pouvait pas s’appliquer au contexte économique des dernières décennies. Aussi paradoxal que cela paraisse, les crises ne sont donc pas dues à un excès de néolibéralisme financier mais au fait que, depuis trois décennies, le mainstream des affaires fait référence à un cadre théorique inapplicable, faute d’hypothèses adaptées à la situation spécifique des années 1980-2008.

6 Après avoir rappelé, dans une première partie, le fondement néolibéral de la théorie de la gouvernance actionnariale et son émergence dans le contexte de massification de l’actionnariat, nous montrons, dans une seconde partie, le décalage entre les hypothèses sur lesquelles repose le modèle néo-libéral et la situation économique à laquelle il se réfère. Dans une troisième partie nous expliquons comment la théorie actionnariale et financière a servi, volens nolens, de paravent idéologique à la recomposition du pouvoir dans les entreprises, dont certains dirigeants et investisseurs ont été les principaux bénéficiaires. Nous concluons en proposant des perspectives pour renouveler la théorie et la pratique de la finance en partant de la réalité des faits plutôt que de l’abstraction des modèles.

I – FONDEMENTS DE LA GOUVERNANCE ACTIONNARIALE ET FINANCIÈRE

1. Le contexte des années 1980 et la crise de la gouvernance managérialiste

7 L’orientation de l’épargne des ménages vers le capital des entreprises est sans doute le fait économique majeur pour l’évolution du capitalisme dans le dernier quart du XXesiècle (Drucker, 1992 [1976] ; Monks, 1998 ; Roy, 1997). Ce que l’on a appelé massification de l’actionnariat (Gomez, 2001 ; Gomez et Korine, 2009) a donné aux marchés financiers un pouvoir de régulation directe ou indirecte de la relation entre épargne des ménages et investissement en capital des sociétés (Orléan, 1999 ; Aglietta et Rébérioux, 2004). Enclenchée à la fin des années 1970 aux États-Unis, la massification s’est généralisée à la suite de différents big-bangs, au marché européen puis asiatique. La capitalisation boursière mondiale est passée de 30 milliards de dollars en 1970 à 9500 milliards de dollars en 1990 puis 34000 milliards en 2006 (source BRI, 2007). Cette réorientation de l’épargne du public vers le capital des sociétés a concerné un nombre limité d’entreprises cotées (environ 10000 dans le monde), mais elle a bouleversé radicalement le financement de l’ensemble des entreprises en définissant le coût d’opportunité de tous les financements par rapport aux prix fixés sur les marchés boursiers.

8 Certes, la massification de l’actionnariat n’a pas signifié que des millions de ménages se soient sentis actionnaires des entreprises dont ils détiennent des parts directement ou par le truchement de produits financiers (OPCVM, fonds d’investissement, caisses de retraite). De fait, une industrie de la finance s’est interposée entre eux et les entreprises pour gérer l’épargne et c’est la seconde caractéristique majeure des années 1980. Cette industrie, composée de fonds (de retraites, d’investissements, souverains, etc.), d’investisseurs institutionnels ou spéculatifs, anime l’essentiel de ce qu’il est convenu d’appeler le « marché financier ». Une nouvelle activité économique est apparue comme relais de croissance de l’activité bancaire traditionnelle, avec sa logique économique et son business model. Compte tenu du petit nombre de titres cotés d’une part (environ 800 entreprises cotées en France, 1200 en Grande-Bretagne) et de la masse considérable de l’épargne publique collectée, le marché d’intermédiation financière est particulièrement fluide et actif.

9 Il est nécessaire de rappeler ces éléments désormais bien établis pour resituer la nouvelle donne économique dans le contexte original du capitalisme contemporain. Cette massification du financement du capital et son industrialisation ont eu des effets très directs sur les revendications des droits liés à la propriété capitaliste. Dans la firme dite « fordienne », qui s’était imposée à partir des années 1930, la séparation entre capital et direction était affirmée, mais elle était construite à l’avantage des dirigeants technocrates maîtrisant les techniques de gestion et donc contre le pouvoir des actionnaires, considérés comme passifs (Berle et Means, 2004 [1932]).

10 Avec la massification de l’actionnariat et l’apparition d’une industrie de l’intermédiation financière, la nouvelle responsabilité sociale de l’entreprise consistait à dégager suffisamment de bénéfices pour rémunérer l’épargne du public à un niveau convenable, selon la célèbre affirmation de Milton Friedman (1970). Dans la logique technocratique précédente, le management aurait pu se voir confier cette nouvelle mission sociétale, à charge pour lui de déterminer les conditions pour atteindre cet objectif, y compris, comme cela se fit en Allemagne, en partenariat avec les syndicats de salariés. Mais, la puissance de l’intermédiation financière conduisit à faire jouer à l’actionnariat un rôle nouveau. Le contrôle social et économique sur les performances des entreprises, c’est-à-dire, fondamentalement, sur leurs capacités de dégager une rente suff isante pour les actionnaires-épargnants, permet d’exiger, pour les actionnaires, suffisamment de pouvoir pour influencer la gestion de l’entreprise. Ce fut alors l’apparition d’une gouvernance dite actionnariale (Charreaux et Desbrières, 1998). Les dirigeants ont été perçus comme moins légitimes que les propriétaires pour désigner, en dernier ressort, les stratégies les plus performantes, c’est-à-dire celles qui assurent la maximisation du profit.

11 Pour établir le fondement du pouvoir des actionnaires qui ne travaillent pas dans l’entreprise et entretiennent avec elle une relation d’autant plus distante qu’ils sont nombreux, le recours à une théorie de référence était nécessaire afin de lui assurer des bases conceptuelles et donc un pouvoir de conviction politique et économique. C’est alors qu’une la théorie, à l’origine très marginale, de la gouvernance actionnariale prend une importance croissante jusqu’à devenir le cadre normatif de la « bonne gouvernance » dans les années 1980-2008 (Gomez, 2009b).

2. Apparition d’une théorie néolibérale de la gouvernance actionnariale et financière

12 Dès les années 1960, un courant qui restait alors mineur dans un environnement académique très favorable aux théories technocratiques et institutionnelles, prône un retour aux « valeurs » du libéralisme : rôle normatif de la propriété privée notamment des moyens de production, credo de la libre entreprise, rôle de régulateur principal dévolu au marché, opposition à l’intervention de l’État dans la sphère économique. Ce courant est donc justement appelé néo-libéral et ce mot, utilisé à tort de manière polémique ou dépréciative, est approprié pour qualifier l’intention profonde des promoteurs de ce mouvement. Fortement enraciné à l’université de Chicago, il constitue une école de pensée (Miller, 1962 ; Reder, 1982) qui intègre la macro-économie, la microéconomie, le droit et l’histoire et auxquels se rattachent les noms aussi influents et institutionnalisés que Milton Friedman (prix Nobel 1976), Georges Stigler (prix Nobel 1982), Gary Becker (prix Nobel 1992), Robert Fogel (prix Nobel 1993), Robert Lucas (prix Nobel 1995), Michaël Jensen ou Eugène Fama. Les chercheurs proposent un retour au raisonnement libéral micro-économique fondé sur la maximisation du profit privé et la régulation par le marché, en opposition aux théories institutionnelles de l’organisation qui prônaient la planification technocratique des décisions rationnelles à partir de « l’ingénieur social ». Le credo de la liberté individuelle d’entreprendre et du choix rationnel privé supposent, en effet, de considérer les individus comme de libres entrepreneurs potentiels à tous les échelons de la société, et donc comme des calculateurs cherchant naturellement à maximiser leurs intérêts, selon le fameux modèle REMM sur la « nature de l’homme » (Jensen et Meckling, 1994). Dans cette logique, le propriétaire capitaliste est le meilleur garant de la bonne gestion de l’entreprise puisqu’il en va de sa propriété privée (Alchian et Demsetz, 1973 ; Jensen et Meckling, 1976, pour une synthèse Amann, 1999). En conséquence, l’actionnaire ne peut pas être considéré comme un simple rentier apporteur de fonds, mais il doit pouvoir influencer l’entreprise pour la contraindre à maximiser le profit (Hansmann et Kraakman, 2002). La théorie de l’agence se chargera de présenter un modèle élégant démontrant la supériorité de la gouvernance actionnariale et financière pour assurer la performance de l’entreprise (pour des synthèses, Gomez, 1996 ; Charreaux, 1991).

13 Si le marché joue un rôle régulateur central dans la micro-économie néolibérale, le marché de la finance est, lui-même, au cœur de ce modèle. D’une part, on y échange des produits financiers qui sont des biens parfaitement homogènes, au sens de la microéconomie, donc non susceptibles de préférences subjectives ou affectives. L’abstraction financière permet de considérer que les calculs sur ces produits financiers peuvent se faire selon de purs calculs économiques. Cela facilite grandement la modélisation des comportements et des choix rationnels et l’apparition d’un prix d’équilibre « rationnel » à partir des mécanismes du marché « parfait ». D’autre part, la monnaie joue un rôle très particulier dans l’approche néolibérale. Dans un cadre d’équilibre général des marchés, le marché de la monnaie permet de boucler l’ensemble des transactions sur les biens et services. Son équilibre détermine donc l’équilibre général. À la limite, seul le contrôle de la monnaie permet celui de l’économie et sa régulation. Cette logique a conduit à appeler monétaristes les tenants de la théorie néolibérale dans sa dimension macroéconomique dont les tenants se trouvaient aussi à l’université de Chicago. La théorie de la « finance moderne » a été aux sciences de gestion ce que la théorie monétariste a été à la science économique et le « pay me to stop » de Demsetz fait écho au « money matters » de Friedman. Dans les deux cas le courant néolibéral a synthétisé l’analyse de l’économie par celle des flux échangés sur les marchés monétaires et financiers et par les prix d’équilibre qui en résultent.

14 La recherche d’inspiration néolibérale est restée minoritaire jusque dans les années 1970. Avec la nouvelle donne créée par la massification de l’actionnariat et l’industrie d’intermédiation financière, le courant néolibéral va apporter aux tenants de l’industrie financière, des arguments théoriques d’autant plus puissants qu’ils se réclament de la logique fondamentale du capitalisme. Au moment où la propriété privée des entreprises se dilue dans le public, et devient propriété de masse (Drucker, 1991 (1976)), soutenir l’importance de l’actionnaire capitaliste et revendiquer son pouvoir a pu apparaître comme révolutionnaire – on parlera effectivement de révolution néolibérale (voir par exemple, Jensen, 1993). Inexorablement, la gouvernance actionnariale et financière s’imposa au point de devenir, à partir des années 1990, l’unique référence pour la plupart des chercheurs sur la gouvernance (voir Lazonick et O’Sullivan, 2000). Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, les hypothèses théoriques sur lesquelles repose cette conception de la gouvernance ne sont pas compatibles avec la massification de l’actionnariat qui se met en place dans les années 1980. C’est ce paradoxe qu’il nous faut explorer à présent.

II – LES HYPOTHÈSES DE LA GOUVERNANCE ACTIONNARIALE ET LEUR CONFRONTATION AVEC LE CONTEXTE DES ANNÉES 1980-2008

15 Si la légitimité politique de la propriété individuelle des moyens de production est fondée depuis le début du capitalisme par le cadre libéral, son efficacité économique ne va pas de soi. Pour Adam Smith, par exemple, l’actionnaire propriétaire ne prend véritablement soin de l’entreprise que s’il exerce la fonction de dirigeant. Sinon, la recherche du bien privé par exploitation de l’entreprise peut se faire contre les intérêts économiques de celle-ci (Smith, 1992 [1776], p. 366). Les critiques socialistes ou institutionnalistes exploiteront cette veine en postulant qu’une technocratie managériale bien formée et spécialiste de la gestion a plus de chance d’être efficace qu’un propriétaire inexpérimenté et lointain (par exemple, Veblen, 1921 ; Galbraith, 1969). En d’autres termes, la propriété privée du capital, sans participation à la gestion, n’est pas nécessairement associée à la performance économique (Cossé, 1973). Aussi, pour fonder l’équation entre la propriété privée et la maximisation des profits, y compris lorsque les marchés financiers gèrent les droits de la propriété, il a fallu que les penseurs néo-libéraux déploient un effort intellectuel méthodique pour reformuler la théorie des droits de propriété (Alchian et Demsetz, 1973 ; Furubotn et Pejovich, 1974 ; pour une synthèse, Lepage, 1985) et la théorie du contrôle (Jensen et Meckling, 1976 ; Fama, 1980 ; Fama et Jensen, 1983). Dans cette construction, l’hypothèse de la créance résiduelle joue un rôle-clé.

1. Hypothèse de la créance résiduelle

16 Pour que l’actionnaire influe sur l’entreprise de manière à en optimiser la gestion, il faut d’une part qu’il y trouve un intérêt, d’autre part qu’il en ait les moyens matériels. Les codes de gouvernance ont beaucoup insisté, durant les années 1990, sur ces moyens indispensables au propriétaire capitaliste pour assurer leurs fonctions : réforme des assemblées générales, ouverture des conseils d’administration, protection des minoritaires, etc. Les principes contemporains dits de « bonne gouvernance » reflètent l’influence de la logique néolibérale pour laquelle les actionnaires, encouragés par le régulateur, doivent orienter l’action des entreprises. C’était déjà ce qu’affirmaient Berle et Means, dans les années 1930, bien que dans un contexte totalement différent [1]. Mais il restait néanmoins à établir que, quand bien même ils en auraient les moyens, les actionnaires sont les parties prenantes les plus efficaces pour assurer une orientation correcte de l’entreprise. C’est ce qu’a permis l’hypothèse dite « de créance résiduelle » selon laquelle l’actionnaire est la seule des parties prenantes qui n’obtient pas de rémunération contractuelle de son investissement (Fama et Jensen, 1983). Sa rémunération n’est que résiduelle, c’est-à-dire qu’elle n’apparaît que dans la mesure où l’entreprise dégage un profit. Il en résulte que plus ce profit est élevé, plus la rémunération du propriétaire pourra être importante. Aussi les actionnaires, à la différence des autres parties prenantes, n’ont aucune créance contractuelle qui leur garantisse une rémunération à l’avance. C’est pourquoi ce sont les mieux placés pour exiger la maximisation du profit et éviter les erreurs de gestion (Hart et Moore, 1990 ; Jensen, 2000).

17 L’hypothèse de créance résiduelle paraît triviale et relever du sens commun car elle est profondément ancrée dans la logique libérale qui accorde à la propriété privée l’avantage de responsabiliser l’action individuelle en établissant un lien direct entre celle-ci et la rémunération qui en résulte. Pourtant, pour s’appliquer, elle suppose que soient validées au moins deux conditions portant sur la nature de l’actionnariat.

18 En premier lieu, le lien entre la rémunération du capital et la qualité de la gestion suppose que le coût marginal du contrôle sur la gestion (dit coût d’agence) soit inférieur à la variation marginale de profit qu’induit ce contrôle. L’actionnaire n’a intérêt à influer et donc à payer des coûts d’agence que s’il en retire une rémunération marginale supérieure à ce coût (Grossman et Hart, 1986). Or cela suppose que chaque actionnaire n’ait pas une part trop faible de capital, pour obtenir au final une variation de profit substantielle. En second lieu, il faut supposer que l’actionnaire ne puisse pas vendre trop facilement sa part de capital avant l’obtention du bénéfice. Il doit veiller à une bonne gestion, parce qu’il est lié dans la durée à l’entreprise dont dépend sa rémunération. S’il peut, au contraire, se défaire aisément du capital, il est plus rationnel pour lui de chercher un éventuel repreneur à un prix convenable que d’attendre un bénéfice incertain en payant des coûts d’agence pour l’obtenir. Pour que l’actionnaire fonctionne donc comme un aiguillon, au nom de la créance résiduelle qu’il possède sur l’entreprise, il est indispensable qu’il ne puisse pas se défaire trop facilement de ses titres, c’est-à-dire qu’il reste un « investisseur relationnel » (Pound, 1988, 1993 ; Monks et Minow, 1996).

2. Créance résiduelle et contexte des années 1980-2008

19 Les deux conditions de validité de l’hypothèse de créance résiduelle sont difficilement remplies lorsque le capital des entreprises est fortement dilué dans le public, comme cela s’impose avec la massification de l’actionnariat et l’industrialisation de la finance. D’une part, les actionnaires (individuels ou fonds) possèdent une fraction de plus en plus faible du capital des entreprises cotées et il est peu probable que le coût d’agence payé par chaque actionnaire soit plus faible que le gain marginal de profit qu’il tirerait d’un exercice diligent de la fonction de surveillance. En toute rationalité économique, il préfère rester passager clandestin (free rider), laissant à d’autres actionnaires le soin de payer les coûts d’agence et d’orienter favorablement la marche de l’entreprise.

20 D’autre part, la massification a produit une industrie de l’intermédiation de la finance et, donc, des marchés financiers globaux très fluides et très actifs. Cette fluidité est une condition pour que l’épargne publique puisse être placée en capital des entreprises sans risques importants pour les ménages épargnants. Les fonds d’investissement peuvent facilement modifier leurs portefeuilles en fonction de la situation des entreprises et ils évitent ainsi une trop forte exposition des épargnants aux risques économiques. Or ces pratiques entrent en contradiction avec la logique de la créance résiduelle. L’actionnaire n’est plus dans l’attente d’un hypothétique bénéfice annuel puisqu’il peut facilement sortir du capital avec un coût d’autant plus faible que le marché est fluide. Pour le petit porteur et, plus souvent, pour le gérant des titres qu’il possède, il est rationnel d’essayer de trouver un acheteur à qui céder son capital à un prix supérieur aux gains qu’il peut espérer de l’entreprise. Les raisons de ces différences d’appréciation sur les profits futurs peuvent tenir à la crédulité, à l’ignorance, au manque d’information volontairement ou involontairement entretenu ou à la différence des horizons temporels entre les intervenants sur le marché et de leurs besoins en liquidités. Peu importe néanmoins, pourvu que le gain permis par le jeu du marché devienne plus profitable que l’exercice d’un contrôle direct sur la gestion des entreprises.

21 On voit donc que l’environnement économique et financier qui s’établit dans les années 1980 avec la multiplication des actionnaires et la financiarisation n’est pas favorable à l’hypothèse de créance résiduelle, pourtant indispensable pour fonder la légitimité du… pouvoir des actionnaires. La nouvelle donne d’un capitalisme de masse régulé par les marchés financiers laisserait plutôt conclure que des actionnaires trop petits et trop dispersés n’ont pas d’intérêt à agir sur les entreprises. Il pourrait être plus rationnel de maximiser leurs profits en exploitant les différences d’appréciation sur les cash-flows futurs grâce à la taille et la diversité des marchés financiers et donc en spéculant sur les défaillances du marché.

22 L’incompatibilité entre l’hypothèse de créance résiduelle et le contexte financier spécifique qui émerge dans les années 1980 tient au fait que la créance résiduelle suppose des capitalistes engagés à moyen-long terme dans les entreprises ; or cette logique, qui est finalement celle du capitalisme patrimonial classique est, précisément, remise en question par la massification et l’industrialisation de la finance. Devant cette contradiction, il a semblé possible aux tenants de la gouvernance actionnariale de pallier le problème en montrant que le marché, bien que composé d’innombrables acteurs autonomes, agit globalement comme s’il était un actionnaire unique pour faire pression sur l’entreprise. Cela suppose d’émettre une nouvelle hypothèse : l’efficience des marchés financiers.

3. Efficience du marché et information parfaite

23 Les conditions de l’environnement économique et financier favorisent, nous l’avons dit, la spéculation au détriment d’une fonction de diligence de la part des actionnaires. La facilité avec laquelle ils peuvent sortir du capital permet d’anticiper des profits dus aux différentiels d’appréciation sur les bénéfices futurs des entreprises que peuvent entretenir les différents intervenants sur le marché financier. Il ne faut pas accuser, ici, un mauvais fonctionnement de ces marchés. Au contraire, la nécessaire fluidité et l’ouverture globale multiplient mécaniquement les évaluations, les transferts, les évaluations d’informations, les divergences d’opinions et d’intérêts, les offres et demandes. C’est le propre d’un marché.

24 La théorie micro-économique financière établit que le prix qui résultera de l’ensemble des transactions tient compte de toutes les anticipations individuelles des investisseurs. En effet, comme les acteurs du marché sont rationnels, ils intégreront nécessairement dans leurs prix d’offre et de demande les profits espérés pour le futur. Localement des erreurs d’appréciation peuvent se commettre, mais globalement, du fait même de la masse des actionnaires qui échangent des titres, le prix qui en résulte annule les excès d’évaluation à la hausse ou à la baisse et il exprime, au final, la valeur attribuée par l’ensemble du marché aux titres. Telle est l’hypothèse d’efficience du marché établie conceptuellement par Eugène Fama dans les années 1960 (Fama, 1970, 1965).

25 Cette hypothèse fondamentale permet d’éviter les apories de l’hypothèse de créance résiduelle. Tout se passe finalement comme si le marché financier dans sa globalité détenait une créance résiduelle sur chaque entreprise cotée. Il devient une espèce d’actionnaire unique auquel on prête une rationalité et une intelligence collective et qui agit, comme s’il synthétisait une unique créance résiduelle sur chaque entreprise. On n’a jamais autant parlé de « l’actionnaire » au singulier qu’au moment où l’actionnariat se dilue et devient pluriel. Dans un contexte de massification de l’actionnariat, peu importe alors que chaque actionnaire n’influe pas directement sur l’entreprise. Il suffit que le marché financier dans son ensemble agisse collectivement et il le fait rationnellement, parce que, statistiquement, le prix issu des cotations évalue correctement les titres. Même si chaque actionnaire se défait de son capital sans attendre le bénéfice et donc sans assumer les risques d’une créance résiduelle, du fait de l’efficience des marchés, le prix de l’action sera établi comme si le marché avait parfaitement anticipé les bénéfices futurs à attendre (Fama, 1970, 1991). Ce prix est donc un indicateur infaillible pour orienter la gestion des entreprises.

26 L’hypothèse d’efficience du marché est indispensable pour l’usage du modèle néolibéral de la finance dans le contexte de massification de l’actionnariat et de l’industrialisation financière, en particulier pour fonder une gouvernance actionnariale malgré l’absence d’actionnaires fidèles. Le prix du capital fixé sur le marché des entreprises cotées détermine le coût du capital de toutes entreprises, puisqu’un coût d’opportunité apparaîtrait si la rémunération du capital des entreprises non cotées était durablement éloignée de celle des entreprises cotées. Ainsi, l’influence déterminante du marché financier sur l’ensemble de l’économie a pu être non seulement démontrée mais considérée comme souhaitable et efficace.

4. Efficience des marchés et contexte des années 1980-2008

27 La validité de l’hypothèse d’efficience du marché a été mise en cause dès sa formulation (Nicholson, 1968 ; Basu, 1977). Depuis, quatre critiques principales ont été avancées.

28 La première critique, la plus décisive et la plus constante, a souligné l’absence de preuve empirique en faveur de l’efficience (Rosenberg et al., 1985). Au contraire, les observations montrent des divergences durables et répétées entre la valeur « réelle » des sous-jacents et leur évaluation par le marché (Orléan 2005). La théorie avait anticipé ce constat objectif en affirmant que, bien que les marchés évoluent de manière aléatoire à court terme (Samuelson, 1965), la convergence était assurée dans le long terme par l’anticipation des taux de profits (Fama, 1965 ; Fama et French, 1988). Elle reprend un argument constant de la théorie libérale sur l’ajustement tendanciel des marchés, sur lequel Keynes s’interrogeait ( « mais à long terme, nous sommes tous morts » dans A Tract on Monetary Reform, ch. 3, 1923) et qui reste peu robuste empiriquement (Hansen et Hodrick, 1980 ; Richardson, 1993). Par un curieux renversement épistémologique de la preuve scientifique, la recherche s’est alors fortement orientée vers la compréhension, de plus en plus raffinée, des « anomalies de marché », c’est-à-dire des raisons qui expliqueraient pourquoi la réalité des pratiques ne correspond pas… aux prévisions du modèle (par exemple, Banz, 1981, Jegadeesh et Titman, 1993, Chan et al., 1996, pour une revue, Fama 1998)

29 La seconde critique, plus conceptuelle, avancée par Sanford Grossman et Joseph Stiglitz en 1980, montre que l’hypothèse d’efficience, conduit aux mêmes problèmes logiques de free riding que ceux soulevés par l’hypothèse de la créance résiduelle (Grossman et Stiglitz, 1980). Un actionnaire n’a aucun intérêt à rechercher l’information exacte sur les entreprises, surtout si sa part de capital est faible. Il est plus rationnel car moins coûteux pour lui d’attendre que le marché… donne le « bon » prix. La croyance en efficience du marché conduit paradoxalement à généraliser l’ignorance des acteurs sur les fondamentaux des entreprises, et à s’en remettre à la rationalité collective du marché (Stiglitz, 1981).

30 La troisième critique vise le rôle attribué à l’information qui s’avère finalement contre-productif sur la performance économique. Pour que le marché financier puisse établir le prix d’équilibre du capital compatible avec les sous-jacents réels, c’est-à-dire un prix qui ne s’éloigne pas durablement des fondamentaux des entreprises, il faut supposer une information librement accessible à tous les acteurs. L’information circulant correctement, les erreurs d’appréciation sont statistiquement compensées par les évaluations correctes. La transparence de l’information est devenue un leitmotiv pour les régulateurs et les codes de « bonne gouvernance ». Or les causes favorisant une information imparfaite se multiplient avec l’accroissement de la taille des marchés. Cela tient, d’une part, à des raisons techniques de transfert d’information, d’effets d’interprétation collective erronée, ou de difficultés matérielles pour transmettre et analyser une information considérable sur les entreprises dans le temps court des transactions financières. Mais, d’autre part, cela tient aussi à la rationalité postulée des acteurs du marché, selon les analyses convaincantes de Oliver Williamson (1975). Par opportunisme rationnel [2], les détenteurs de titres n’ont aucun intérêt à dévoiler toute l’information qu’ils possèdent afin de pouvoir l’exploiter à leur avantage. Du fait même de leur rationalité, il faut donc s’attendre à la multiplication d’informations incomplètes ou erronées, de rumeurs ou de fausses annonces. Pour sauver l’hypothèse d’efficience, le marché financier doit poursuivre une quête inextinguible de transparence, quête extrêmement coûteuse pour le fonctionnement économique. Middlenext estime aujourd’hui le coût annuel de cotation d’une entreprise à 450 000 euros, ce qui rend problématique l’usage des marchés financiers dans la durée pour les entreprises de taille moyenne et explique les retraits des marchés réglementés qui passe de 1000 à 787 entreprises entre 1998 et 2008 au profit du marché « libre » (donc non réglementé) Alternext. La recherche de transparence a parallèlement conduit, dans la pratique, à une normalisation croissante des états financiers et comptables (normes IFRS, Bâle II, loi Sarbanes Oxley, etc.) et la multiplication de codes de « bonne gouvernance » (codes nationaux, européens, de l’OCDE, etc.). Ainsi, plus l’information financière et économique à traiter est devenue complexe, plus on a assisté à une normalisation des données sur les entreprises pour les rendre aisément comparables et fiables. Dans sa récente thèse, François-Régis Puyou note que le contrôle de gestion des entreprises qu’il observe produit entre 1800 lignes et 100 pages de chiffres par mois dont les décideurs tirent à peine une dizaine d’indicateurs (Puyou, 2009, p. 89). L’idéal de la libre entreprise néolibérale a finalement produit, une standardisation sans précédent des pratiques entrepreneuriales et de leur contrôle.

31 Une quatrième critique considère l’hypothèse d’efficience des marchés comme très improbable dans le contexte particulier des années 1980-2008. Selon la théorie microéconomique, le prix d’équilibre est la conséquence de la confrontation des offres et des demandes et il se fixe à l’issue d’un marchandage sanctionné par un commissaire-priseur (auctionner) selon le modèle walrasien idéal. Le prix s’impose alors à tous ceux qui ont participé à son élaboration du fait de leurs offres et de leurs demandes. Or cette logique ne tient plus lorsque la cotation des entreprises se fait en continu. Dans ce cas, en effet, chaque opération est dénouée instantanément à un prix qui engage les acteurs dans une relation de gré à gré. Le prix moyen de l’action tel qu’il est établi en fin de journée et communiqué au public ne donne qu’une estimation moyenne et, au mieux, un indicateur de tendance des transactions qui se sont réellement déroulées durant la journée. Dans le cadre, notamment permis par la cotation en continu des titres depuis les années 1980, un investisseur n’a pas à attendre que le marché lui indique le prix d’équilibre. Le jeu spéculatif lui permet, au contraire, de jouer contre le marché, c’est-à-dire de chercher à faire mieux que ce qui apparaîtra finalement comme le prix d’équilibre. Les conditions d’efficience des marchés sont alors remises en cause puisque ce dernier n’est pas considéré comme le régulateur fixant le prix des transactions mais comme un indicateur qu’il faut… battre. Durant les dernières décennies, on a vu ainsi des variations de prix d’actifs clairement et durablement déconnectées de la réalité économique sous-jacente et, donc, des bulles persistantes (Orléan, 2005 ; Shiller, 2005). Si des corrections apparaissent toujours à terme, on a pu s’interroger sur les effets dévastateurs sur les entreprises réelles que peuvent avoir des évaluations erronées répétées de la part d’un marché supposé aiguillonner la gestion au nom des « actionnaires » (Gomez, 2002). Les effondrements de Enron, de Worlcom, des sociétés d’internet dans les années 2000, puis des banques et des compagnies immobilières dans les années 2008, ont été les manifestations spectaculaires d’une gouvernance actionnariale qui ne semble pas évaluer avec réalisme des entreprises cotées en continu.

32 Malgré ces critiques issues tant du monde académique que de celui des praticiens (Peyrelevade, 2005 ; Bébéar et Manière, 2003), et peut-être du fait de leur radicalité, l’efficience du marché a été soutenue comme un dogme sacro-saint à la fois par la théorie de la finance et par nombre de praticiens. L’infaillibilité du marché, bien qu’elle soit contredite par l’évidence, a été considérée comme le fondement indiscutable de la financiarisation, ce qui est sans aucun doute un des traits les plus marquants de la puissance idéologique qui a prévalu durant ces dernières années.

33 Au total, la théorie financière néolibérale postule un pouvoir aux actionnaires au nom d’une hypothèse de créance résiduelle qui ne s’applique pas et fait intervenir la force régulatrice des marchés efficients alors même que l’accroissement de leur taille rend cette efficience improbable du fait de comportements induits par la masse des intervenants sur les marchés. Nous avons souligné que la théorie n’est pas fausse en soi, mais qu’elle est inadaptée, du fait de ses hypothèses, aux phénomènes qu’elle prétend décrire. Bien plus que l’exubérance ou que l’hubris, décrites comme excès d’irrationalité collective (Shiller, 1986, 2005), c’est donc la référence dogmatique à une théorie de la gouvernance qui ne pouvait pas réellement s’appliquer qui, selon nous, témoigne le plus profondément de cette irrationalité. Elle s’est aussi traduite par un enfermement d’une partie de la recherche académique en finance dans une modélisation formalisée d’autant plus déconnectée du réel que le réel ne supportait pas les hypothèses du modèle.

34 Reste à comprendre pourquoi une théorie intrinsèquement inappropriée au contexte économique du capitalisme contemporain a pu servir de cadre de référence non seulement à la finance de marché, mais aussi à la finance d’entreprise et plus largement encore la gouvernance d’entreprise. Comment une théorie qui, en toute rigueur scientifique, ne pouvait s’appliquer, a-t-elle été mobilisée au point de générer des mutations considérables dans les pratiques des affaires et le gouvernement des entreprises contemporaines ?

III – UN MODÈLE ET SES USAGES

35 L’histoire économique montre qu’il n’est pas exceptionnel qu’une théorie inappropriée (voire erronée) serve de référence aux pratiques économiques. Les hypothèses du marxisme ont longtemps été considérées comme éclairantes avant d’être invalidées par les faits. Le malthusianisme est régulièrement appliqué et dénoncé. Le keynésianisme s’est imposé durant les « Trente Glorieuses » comme le mode de régulation macro-économique incontournable avant de trouver ses limites et ses contradicteurs avec la crise des années 1970. Il n’est donc pas impensable que le néolibéralisme ait pu servir de cadre idéologique alors même que le contexte contredisait ses hypothèses et quand bien même son application générait des crises répétées. Comment expliquer néanmoins que ce modèle et la théorie de la gouvernance actionnariale qui en dérive se soient imposés parmi d’autres modèles et d’autres théories disponibles ? Trois thèses peuvent être formulées : l’ignorance, le complot, et la structuration sociale.

1. Thèse de l’ignorance

36 On ne peut exclure que les acteurs du monde économique et financier méconnaissent les conditions de validité des modèles qu’ils utilisent ou auxquels ils font référence. Les praticiens des marchés financiers sont souvent formés dans les écoles de management et sont titulaires de MBA, donc d’un savoir fortement normalisé et à faible intensité théorique. On peut admettre qu’une génération de managers ait été fortement influencée par gouvernance actionnariale sans connaître réellement ses hypothèses. Suiveurs du courant général (mainstream), ils n’étaient pas nécessairement au fait des discussions de chercheurs et des controverses qu’elles pouvaient générer sur l’opérationnalisation des hypothèses. Keynes avait déjà souligné combien « les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel, distillent des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque écrivailleur de Faculté. » (Keynes, 1990 [1936], chap. 24, p. 5).

37 Plus étonnant serait l’ignorance apparente de nombre de chercheurs en gestion et spécialement en finance, sur les conditions de validité du modèle. Nous avons souligné que la controverse a été constante sur cette question depuis les années 1980 et que le monde académique en a régulièrement discuté. Il faut néanmoins admettre que la référence dogmatique aux hypothèses de créance résiduelle et de l’efficience du marché a été une condition de publication dans des revues académiques qui se sont elles-mêmes reconnues comme de rang international. Il n’était pas rare de rencontrer des chercheurs lucides quant au contenu inapproprié de ces hypothèses mais considérant qu’il était nécessaire de les faire pour pouvoir raisonner « dans la cadre du modèle » et, finalement, pour pouvoir… publier. Le mainstream a pu donc s’organiser spontanément autour de chercheurs de référence (Fama, Jensen), de revues phares (Journal of Finance) et d’écoles prestigieuses (Chicago, Stanford). La recherche est aussi une activité économique et sociale qui suppose de pénétrer ce milieu, et, pour cela, d’en accepter les règles et les dogmes, comme les sociologues des sciences l’ont désormais bien établi (voir Vinck, 2007). L’impasse sur la validité opératoire des hypothèses du modèle mainstream a été une condition nécessaire, puis par mimétisme conventionnel, une condition suffisante pour intégrer le « petit monde » des chercheurs en finance (Whitley, 1986). Par un effet classique de « distinction », la noblesse de la finance « moderne » a été opposée à la vieille et laborieuse finance d’entreprise et l’auréole des traders sembla même illuminer la tête des chercheurs en finance de marché.

38 Il faudra attendre la fin des années 1990 pour que, devant l’irréalisme patent de la recherche dominante, une théorie financière alternative dite « comportementale » commence à faire entendre une voix dissonante académiquement acceptable (un de ses promoteurs, Daniel Kahneman obtient le prix Nobel en 2002) ; et que soient audibles des théories de gouvernance comportementale (Huse, 2006) ou cognitive (Charreaux, 2005). Les crises financières et économiques successives ont conforté ces démarches alternatives sans que l’on puisse aujourd’hui affirmer que la remise en cause des fondements néolibéraux de la gouvernance actionnariale soit culturellement admise (pour une analyse critique, voir Rainelli-Le Montagner, 2009)  [3].

2. Thèse du complot de classe

39 Dans la tradition de la critique marxienne, plus ou moins assumée comme telle, on peut envisager que la gouvernance actionnariale et son substrat néolibéral ont été le moyen que les capitalistes auraient trouvé pour reconquérir le pouvoir sur les entreprises. Le managérialisme technocratique des « Trente Glorieuses » avait accru le pouvoir des managers contre celui des actionnaires. La propriété privée a été déconsidérée par le savoir gestionnaire, qui était seul habilité à déterminer l’orientation et la performance des entreprises. La bureaucratie wébérienne avait pris le pas sur l’entrepreneur capitaliste.

40 Le néolibéralisme et sa traduction dans la gouvernance d’entreprise avaient donc pour objectif de restituer ce pouvoir perdu et de permettre un « retour de l’actionnaire » (L’Helias, 1997). À l’appui de cette thèse, la violence avec laquelle la bureaucratie managériale a été mise en cause, dans les années 1980, par la littérature managériale tendrait à opposer la bonne gouvernance actionnariale orientée par les marchés et le prix d’équilibre des actions, aux lourdeurs planificatrices des technocraties (Gomez et Korine, 2009, chap. 5). Les écrits des fondateurs du néolibéralisme n’étaient pas exempts de polémique à l’égard de la technocratie. Avec la théorie de l’agence, ils ont postulé une opposition naturelle entre les intérêts des dirigeants et ceux des propriétaires. Même cela n’entrait vraisemblablement pas dans les intentions des auteurs, cette opposition faisait étrangement écho aux clivages de classes entre capitalistes et non-capitalistes (voir, en contrepoint, Donaldson et Preston, 1995). Les partisans de la thèse du complot peuvent considérer alors que le modèle néolibéral et plus précisément la gouvernance actionnariale ont servi de base idéologique pour un retour en force des capitalistes dans l’entreprise (Lordon, 2000).

41 Pour que la théorie du complot soit validée, il resterait à prouver que les actionnaires en tant que « classe » ont véritablement accru leur pouvoir sur les entreprises. S’il n’est pas discutable que les attentes, les intérêts ou la valeur créée pour les actionnaires ont été constamment invoqués pour orienter les stratégies et les pratiques managériales depuis les années 1980, l’usage d’un tel discours ne traduit pas nécessairement l’exercice d’un pouvoir effectif des actionnaires. Or, si le nouveau pouvoir des actionnaires passe par la pression exercée collectivement par les marchés, il a été observé depuis longtemps que les « actionnaires » ne constituent pas « une classe » fermement délimitée (Bagwell, 1991, Verstegen et Schneider, 2003 ; Ireland, 2005). Il existe aujourd’hui une masse de ménages épargnants dont les intérêts sont représentés par des fonds (de pension, d’investissement ou spéculatifs), mais aussi des actionnaires salariés, des fonds souverains et une part encore considérable d’actionnaires familiaux. Dans ce contexte, la théorie de l’opposition de classe entre capitalistes, technocrates et salariés doit être sérieusement reconsidérée (voir par exemple, Asher et al., 2005). Ceux qui travaillent sont aussi parfois ceux qui possèdent les entreprises (dans le cas des salariés actionnaires), qui la dirigent (dans le cas des dirigeants actionnaires), qui ont un affectio societatis envers elle (dans le cas des actionnaires familiaux), un intérêt stratégique (dans le cas du capitalisme d’État) ou purement spéculatif (dans le cas de hedge funds). Si complot de classes il y a, la redéfinition de ces classes reste à faire pour comprendre comment se manifesta ce complot et en quoi la référence au modèle néolibéral a pu le servir.

3. Thèse de la structuration sociale

42 Sans épouser la thèse du complot, certains auteurs comme Gerald Davis et Tracy Thompson ont proposé de lire l’émergence de la gouvernance actionnariale par la grille de la structuration sociale (Davis et Thompson, 1994). Selon cette approche, la société se construit non pas à partir d’un dessein général et donc d’un éventuel complot organisé, mais par des logiques locales d’acteurs qui mobilisent des ressources en leur faveur et finissent par structurer les pratiques sociales collectives selon des normes et des catégories qui leur conviennent. La massification de l’actionnariat a été soutenue par une industrie de la finance, composée d’acteurs médiateurs dont les compétences, les ressources et les pouvoirs se sont affirmés au fur et à mesure que s’est déployée l’intermédiation financière globale. L’apparition de cette catégorie d’acteurs est sans aucun doute le fait social majeur de ces trente dernières années, non seulement pour comprendre le fonctionnement de l’économie mais aussi celui de la gouvernance des entreprises (voir, par exemple, les travaux de Godechot, 2001 sur les traders). C’est donc de ce contexte social et économique nouveau qu’il faut partir pour fonder les analyses.

43 Gerald Davis et Tracy Thompson, Michael Useem ou Neil Fligstein ont montré, par des travaux convergents, que le modèle néolibéral avait été utilisé par les opérateurs des marchés financiers comme un moyen de rationaliser leur travail de médiation entre les épargnants, d’une part et les entreprises, d’autre par (Useem, 1996 ; Fligstein, 1990). Ils ont mobilisé des ressources économiques dans les entreprises et les institutions financières, utilisé les canaux médiatiques en participant au décryptage de la nouvelle économie financière et investi les institutions de formation en proposant des stages et des débouchés. Dirck Zorn a établi que dans les entreprises les fonctions financières ont pris le dessus sur les fonctions de production durant la période 1970-1990 aux États-Unis (Zorn, 2004). À l’intérieur de l’entreprise donc, la financiarisation a conduit à un basculement du pouvoir des mains des responsables de la production vers celle des responsables de la finance (Fligstein, 1990). Elle n’a pas impliqué le seul pouvoir des investisseurs du marché mais a permis aussi l’accroissement du rôle des financiers dans les entreprises pour financiariser le système de production : le contrôle de la gestion et le contrôle financier orientés pour servir la valeur pour l’actionnaire structurent désormais les organisations contemporaines (Gomez, 2009a).

44 On a donc assisté à une mutation du pouvoir dans les entreprises et sur les entreprises dont les nouvelles normes de gouvernance sont le symptôme plutôt que la cause. Pour légitimer la redistribution du pouvoir au profit des spécialistes internes et externes de la finance, il a été nécessaire de faire référence à un cadre théorique qui donne une assise légitime à l’influence des financiers. Le modèle néolibéral a alors servi d’idéologie de référence, et les équipes académiques ont été les institutions légitimantes grâce auxquelles les praticiens de la finance ont bâti leur nouvelle puissance. La structuration de la gouvernance des entreprises n’a donc pas été l’objet d’un complot de classe, particulièrement de celle des « propriétaires capitalistes », mais d’un processus adaptatif au cours duquel la compétence (financière) de nouvelles élites a été exploitée comme une ressource pour prendre et exercer le pouvoir sur et par l’entreprise. À la fin des années 1990, cette élite composait une oligarchie financière comprenant à la fois des intervenants sur le marché (gestionnaires de fonds, traders) et des managers dans l’entreprise (dirigeants, directions financières, contrôleurs, etc.) (Gomez, 2009a). L’oligarchie financière traverse la frontière de l’entreprise et ce ne sont pas les actionnaires qui s’opposent aux dirigeants mais plutôt l’élite financière qui s’interpose entre les actionnaires épargnants noyés dans le public d’une part, et le management de la production d’autre part. Selon cette thèse il n’y a donc eu aucun « retour des actionnaires » mais plutôt une appropriation du pouvoir et, accessoirement, d’une partie de la rente actionnariale par une nouvelle élite au nom des actionnaires, et dont les signes de puissance sont manifestes (rémunérations élevées de certains dirigeants, de traders, de gestionnaires de fonds ; financiarisation des discours managériaux, etc.). Du coup, il est possible de mieux comprendre la référence au modèle néolibéral. Qu’il s’avère théoriquement inapproprié au contexte des années 1980-2008 devient secondaire dans la mesure où ce qui s’est joué durant cette période n’est pas cette supposée montée en puissance des actionnaires – que le modèle n’arrive pas à légitimer réellement. Ce qui s’est joué, c’est la montée en puissance des spécialistes de la finance comme nouveaux experts de l’économie. Faire référence au modèle néolibéral et à la gouvernance actionnariale permit de favoriser et de masquer l’émergence de ces nouveaux pouvoirs financiers. En revendiquant la défense des intérêts des actionnaires contre ceux des dirigeants, comme le défendait le néolibéralisme, l’oligarchie financière s’est posée comme la championne du capitalisme de masse et finalement comme le défenseur des épargnants, c’est-à-dire du public. Ce discours la rendait invisible. Remettre en cause le dogme de l’efficience des marchés ou l’hypothèse de créance résiduelle, c’était s’exposer à nier le « progrès démocratique » que constituait l’appropriation massive par le public du capital des entreprises. Refuser aux intermédiaires financiers un pouvoir de contrôle et de gouvernance sur l’entreprise, c’était faire prendre à la masse des actionnaires un risque sur l’avenir de leurs investissements capitalistiques que seule l’industrie financière pouvait minimiser en prenant en charge l’intérêt des actionnaires. Il n’y a aucun machiavélisme ni calcul dans cette évolution des rapports de force dans la gouvernance des entreprises, mais une structuration incrémentale, sans dessein prédéfini, et au terme de laquelle des ressources, des compétences et des moyens d’action se sont imposés au point de renouveler la manière dont les entreprises étaient gouvernées. Dans ce processus, la référence au modèle néolibéral fondant l’idéal d’un pouvoir légitime des actionnaires, même inapplicable dans le contexte, a servi d’horizon et de point fixe pour les pratiques concrètes (codes de gouvernances, lois, communications, etc.).

45 Il resterait à établir si la puissance de la nouvelle élite qui s’est imposée durant les années de financiarisation peut être durablement assurée sur un modèle dont les hypothèses ne sont pas appropriées au contexte économique. L’un des enjeux de la crise actuelle est de savoir si cette référence idéologique résistera ou si elle sera emportée par la trop grande dissonance entre ses hypothèses et la réalité économique que révèle crise. Les chercheurs en finance ont peut-être là une occasion à saisir pour renouveler leur propre discipline.

CONCLUSION : REFONDER LA THÉORIE DE LA GOUVERNANCE « ACTIONNARIALE »

46 Nous avons montré dans cet article que la massification du capital et la financiarisation des économies durant les années 1980- 2008, s’est appuyée sur le modèle néo-libéral, c’est-à-dire sur un retour aux fondements du libéralisme. En tant que détenteurs de la propriété privée des moyens de production, l’actionnaire joue un rôle déterminant dans ce modèle. Pour légitimer son rôle, deux hypothèses majeures sont nécessaires : il est créancier résiduel et les marchés financiers sont efficients. Or, ces hypothèses sont incompatibles avec le contexte économique consécutif à la massification de l’actionnariat et l’industrialisation de la finance qui s’impose dans les années 1980-2008. Depuis trois décennies, la légitimité des actionnaires à orienter l’entreprise n’est donc pas scientifiquement établie. Au total, ce n’est pas l’excès de néolibéralisme qu’il faut dénoncer mais plutôt l’inadéquation entre l’usage de ce modèle comme référence et la réalité économique qu’il était censé éclairer.

47 Il se pose avec la crise la question de fonder la gouvernance des entreprises sur une autre expression de la propriété et donc sur une autre conception de la finance. En amont, il faudra nécessairement réinterroger les fondements de la légitimité de l’actionnariat dans des conditions de validité compatible avec le contexte économique. Plus en amont encore, ces réflexions devront interroger le modèle microéconomique libéral dont on ne peut pas effacer la prégnance idéologique et l’influence d’un trait de plume, mais dont l’application est problématique. Pour dessiner quelques pistes en ce sens, on se contentera de souligner que l’une des faiblesses du modèle libéral est la sous-estimation systématique des effets d’échelle.

48 En raisonnant à partir d’un individu rationnel, la micro-économie pose des principes de comportement qui relèvent souvent du bon sens : maximiser son intérêt, calcul rationnel, recherche d’informations utiles aux choix, etc. Mais elle a plus de difficultés à considérer les effets que produit l’agrégation des comportements individuels. Elle considère que le tout traduit la somme des parties, et qu’en d’autres termes, le résultat observé sur le marché reflète la somme des comportements des acteurs, fussent-ils momentanément défaillants. La sous-estimation des effets d’échelle a toujours été le principal point faible du modèle libéral, et la recherche des fondements micro-économiques de la macro-économie est un de ses serpents de mer. Or, ce qui se passe à une petite échelle, par exemple entre des investisseurs et une entreprise particulière, n’est pas nécessairement identique à ce qui se passe à une très grande échelle, par exemple entre des milliers d’investisseurs. Des phénomènes mimétiques, des effets de foule ou d’exubérance apparaissent à des échelles supérieures, comme la recherche l’a bien montrée désormais (Orléan, 2004). Ces phénomènes sont parfaitement rationnels à l’échelle globale, même s’ils paraissent irrationnels à l’échelle locale. Ainsi le prix d’une action peut prendre une valeur qui paraît totalement déconnectée de la réalité pour le dirigeant d’une entreprise, mais qui est parfaitement fondée pour les spéculateurs intervenant sur un marché financier. Cela ne traduit pas nécessairement un manque d’information, mais, peut-être, plus profondément des logiques d’action différentes : ce que l’on peut gagner en jouant sur la masse ne relève pas de la même logique que ce que l’on peut gagner en jouant sur une petite population. On ne joue pas au loto comme on joue au bridge… Keynes avait déjà montré de manière convaincante que les effets qui apparaissent un niveau économique global ne sont pas analogiques à ceux qui se manifestent à un niveau local. Les recherches sur la finance dite comportementale vont aussi dans ce sens en introduisant dans les choix individuels la prise en compte des conditions d’environnement produit, par exemple, par la multiplicité simultanée des choix (voir Taleb, 2005, 2007). Bien entendu en situation de capitalisme de masse et de marchés financiers globaux, ces analyses cherchent à rendre compte des phénomènes avec un plus grand réalisme. Elles doivent permettre de mieux comprendre ce que le passage d’une petite population à une très grande population d’individus génère en termes de rationalité : rôle de l’opinion, croyances collectives, halo d’information, etc.

49 C’est en tenant compte de ces effets d’échelle entre l’entreprise et le marché que la recherche en finance pourrait se renouveler. Plutôt que de partir de modèles idéaux pour décrire la réalité des pratiques, elle pourrait davantage se fonder sur la diversité des pratiques à différents niveaux d’échelle, pour construire ses modèles. Ce serait indiscutablement un progrès qui servirait toutes les disciplines de la gestion, et en particulier, celles qui s’intéressent au gouvernement des entreprises dans le contexte si particulier du capitalisme financier de masse.

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Mise en ligne 11/02/2010

Notes

  • [1]
    Il est intéressant de constater que ces auteurs institutionnalistes ont été invoqués systématiquement comme les « pères » de la gouvernance actionnariale et que leur ouvrage référence, The Modern Corporation and Private Property, est sans doute le texte le plus cité dans la littérature contemporaine sur la gouvernance d’entreprise alors que son contenu et ses conclusions sont très éloignés de l’esprit du néolibéralisme (voir Gomez, 2004).
  • [2]
    Par opportunisme, la théorie économique entend l’exploitation à son avantage d’une information (selection adverse) ou la modification d’un comportement dans le temps (moral hazard) sans que cela ne viole les règles juridiques. Il ne faut donc pas surinvestir la notion d’opportunisme de contenu moral, mais la déduire de l’hypothèse libérale classique d’acteurs autonomes maximisant leur utilité (voir Williamson, 1975).
  • [3]
    Il est intéressant de constater que le prix Nobel d’économie 2009, que nous utilisons dans cet article comme un indicateur de l’institutionnalisation des théories dominantes, a été accordé à Elinor Olstrom et Oliver Williamson, qui ne sont pas strictement orthodoxes. Or ce fut à la surprise des bookmakers qui, selon la presse, donnaient Eugène Fama lauréat à deux contre un, signe que la théorie de la finance moderne garde toute sa puissance mais, peut-être, perd aussi de son prestige.
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