Couverture de RFG_198

Article de revue

Le temps, la finance et le management des entreprises

Pages 31 à 57

Notes

  • [1]
    Cf. art. cit. (p. 294).
  • [2]
    Cf. Frederick et al. (2002, p. 351).
  • [3]
    Idem.
  • [4]
    Les développements qui suivent s’inspirent de La Bruslerie et Pratlong (2008).
  • [5]
    Op. cit. (chap. 5, p. 100).
  • [6]
    Op. cit. (chap 18, p. 481).
  • [7]
    Op. cit. (chap 5, p. 102).
  • [8]
    Arrow (1976, p. 34 ; et plus généralement chapitre 2).
  • [9]
    Rapporté par Bréchet et Desreumaux (2008, p. 390).

1 Le temps est à la fois une ressource économique et une dimension du choix. Pour Kahneman et Riis (2005), « Le temps est l’ultime ressource finie de la vie, trouver comment l’utiliser au mieux est un vrai objectif à la fois au niveau individuel et au niveau des choix publics qui sont concernés par le bien-être humain »  [1]. La plupart des choix impliquent un arbitrage entre « plaisirs et peines » évalués en termes de bénéfices et de coûts intervenant à différentes dates. Pour la théorie de la décision économique, le processus d’évaluation des bénéfices et des coûts fait référence à la dimension de l’utilité (Buchanan, 1969). Il s’y ajoute une dimension temporelle avec une analyse des choix multiples entre plusieurs périodes. L’aversion au risque et le taux d’impatience, encore appelé taux d’escompte ou taux d’intérêt psychologique, apparaissent être les éléments essentiels guidant le comportement des agents. Parmi les notions nécessaires à l’évaluation intertemporelle des alternatives, il faut toutefois distinguer les deux concepts liés d’escompte du temps et de préférence temporelle. La préférence temporelle est une hypothèse de comportement ; elle se réfère à « une préférence pour l’utilité immédiate par rapport à une utilité future »  [2]. C’est parce qu’il existe une préférence temporelle que se pose, au moment d’un choix économique, la nécessité d’une évaluation psychologique du temps. L’escompte du temps ou taux d’impatience conduit à analyser « toutes les raisons pour lesquelles les conséquences futures sont moins importantes incluant les facteurs qui diminuent l’utilité anticipée d’une future conséquence (comme l’incertitude ou le changement des préférences) »  [3].

2 La théorie économique sous-jacente à l’analyse des choix intertemporels est fondée plus particulièrement sur l’hypothèse d’impatience ou de préférence pour l’immédiat qui souligne que la plupart des agents économiques préfèrent une utilité (bénéfice) présente à une utilité (bénéfice) future de même montant (Von Mises, 1949 ; O’Donoghue et Rabin, 1999). Le taux d’escompte ou taux d’impatience subjectif ou taux d’intérêt psychologique est une donnée personnelle à l’acteur qui lui permet de construire des choix en évaluant les conséquences de ceux-ci à des périodes différentes du temps. C’est le prix du temps rattaché à une décision donnée et à un acteur donné. L’analyse des choix intertemporels n’est cependant pas indépendante de la combinaison d’effets de contexte, de cheminement temporel, de mortalité et d’impatience plus ou moins grande. C’est vrai pour le décideur individuel comme pour l’entreprise.

3 La théorie économique standard de l’utilité escomptée procède par simplification en supposant un taux d’escompte du temps stable, qui définit un prix psychologique unique du temps. La théorie financière ne fait que pousser un peu plus loin en ajoutant à ce schéma d’analyse des choix, d’une part, la disponibilité d’actifs financiers qui permettent de transférer de la valeur dans le temps et, d’autre part, l’existence d’un marché financiers. Cependant, l’inadéquation entre les observations comportementales et les prédictions théoriques standards conduit à redécouvrir la richesse d’une temporalité propre à l’acteur et à réintroduire l’idée d’une structure par terme des prix psycho-logiques du temps vraisemblablement décroissante. C’est aussi l’occasion de s’interroger sur la temporalité des choix de l’entreprise. Les rythmes des choix ne sont pas les mêmes et la spécificité de la temporalité des choix de l’entreprise doit être singulièrement soulignée.

4 Le triptyque consommateur-investisseur-entreprise ou encore théorie économique-finance-management peut laisser penser que nous nous adressons à trois paradigmes différents. Chacun a certes ses concepts, son langage, sa méthodologie. Au-delà de ces différences, le trait commun totalement unificateur est que tout trois relèvent de la science des choix dans le temps. L’acteur change, mais il agit dans le temps en engageant ses ressources et ses projets. Le temps est le rythme de la décision et des choix. C’est là le facteur unifiant des choix économiques et managériaux. Les différences apparaissent dans la valorisation du temps ; la temporalité des uns et des autres n’est pas la même. Il faut alors introduire les horizons. Ceux-ci sont multiples et chaque acteur peut en avoir plusieurs. La facilité consisterait à opposer le court terme financier et le long terme managérial. Saint-Simon n’évoquait-il pas déjà le frelon parasite et l’abeille industrieuse ? Dans les temps troublés d’une crise financière majeure, d’autres moralistes reprennent les archétypes du méchant spéculateur avide et du bon créateur de richesse réelle. C’est beaucoup trop simple. La logique de calcul et d’action est la même ; la rationalité économique d’évaluation des choix repose sur un socle commun incompressible qui s’articule lui-même sur une temporalité propre et donc un prix subjectif du temps.

5 L’objet de cet article est de rappeler la richesse du concept de temporalité dans l’action commune à la finance et à la gestion des entreprises. Cette temporalité dans l’action est un des aspects de la théorie économique des choix. Les études empiriques sur la préférence temporelle des acteurs qu’ils soient consommateurs, investisseurs ou décideurs d’entreprise montrent que la perception des horizons et les préférences temporelles sont évidemment spécifiques et complexes. En particulier l’idée d’une structure de préférence temporelle décroissante est une voie d’ouverture intéressante pour réintégrer le long terme. À l’inverse, le marché financier présente la caractéristique d’un possible biais court-termiste. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce biais d’appréhension entraîne un biais de comportement des dirigeants d’entreprise. Le rythme de l’action impose son temps propre au niveau de l’organisation complexe qu’est l’entreprise.

I – LA TEMPORALITÉ DANS L’ACTION

6 La temporalité dans l’action conduit à s’interroger sur la notion de temps pour l’acteur économique. Celui-ci s’insère dans un (ou des) horizon (s) d’actions et dans une dynamique qui s’écoule avec le temps. Le séquencement des décisions et des actions pose le problème important de la rationalité dans la cohérence temporelle des choix. Y a-t-il une stricte rationalité qui impose ex ante une cohérence absolue des choix présents et futurs ou faut-il reconnaître une logique de cohérence temporelle plus souple dans l’action ?

1. Passé-présent-futur

7 L’idée de temps est une idée praxéologique. C’est l’action qui rend l’homme conscient du flux du temps (Von Mises, 1949). Les philosophes identifient et utilisent les notions de passé et de futur. Le temps est la durée, c’est l’échelonnement séquentiel de ces passés et de ces futurs. Le présent est une frontière incertaine et fine qui sépare le passé du futur. Le présent est continuellement transformé en passé et envoyé vers la mémoire. Dans une perspective praxéologique, le présent n’est pas un espace vide, il est rempli par l’action. « L’action prend place dans le présent réel et sa réalité s’y développe » (Von Mises, 1949, p. 100). À ce propos Von Mises cite d’ailleurs Bergson, « Ce que j’appelle mon présent, c’est mon attitude vis-à-vis de l’avenir immédiat, c’est mon action imminente » (Bergson, 1911, p. 152).

8 Le présent offre une opportunité, une fenêtre, d’action pour décider de choix et les mettre en œuvre à l’occasion d’opportunités et de conditions qui étaient trop précoces avant et seront trop tard après. Deux actions ne peuvent pas être synchrones. La continuité praxéologique entre le passé et le futur a été soulignée par P. Valery. Le futur est projeté par l’imagination. « L’imagination, c’est (pour la majeure partie) une pseudo-réalité réflexe, une vue, un monde qui est une réponse, – comme un souvenir de ce qui devrait être, ou de ce qui ne devrait pas être. » (Valery, 1943, p. 389). Le simple passage de l’action fait la différence entre le passé et le futur.

9 La valeur psychologique du temps a été introduite par l’école économique autrichienne et tout particulièrement Von Mises (1949). Le temps a une valeur qui relève d’une autre logique de mesure et de calcul économique que les services et les biens économiques. Von Mises utilise le terme « économisation du temps ». Ce prix du temps est unique et propre à chaque individu. Cette « nécessité catégorielle » de l’action humaine introduit per se une contrainte de rationalité. Il ne s’agit pas d’une condition de continuité historique tournée vers le passé, mais d’une contrainte de rationalité dite de cohérence temporelle des choix futurs. Le principe de cohérence temporelle parfaite signifie que la séquence des choix pris en t +1 jusqu’à l’infini sera effectivement les mêmes que ceux imaginés en t. Le même individu déplacé d’une période dans le temps est supposé faire des choix identiques. Ce principe semble apparemment de bon sens ; il est en fait extraordinairement exigeant.

10 Samuelson (1937) formalisa la notion d’utilité actualisée qui est le concept au cœur des choix économiques intertemporels. Le coefficient d’actualisation subjectif ? concentre toutes les motivations et toute la complexité de la préférence temporelle ; il permet de calculer l’utilité totale associée à une série de choix de consommation présents et futurs. La rationalité économique pousse ensuite l’individu à maximiser à l’instant d’évaluation cette utilité agrégée. Le modèle micro-économique standard ajoute une hypothèse supplémentaire : le taux d’actualisation psychologique est constant. La séparation de l’utilité d’une consommation future en une utilité future pondérée par un coefficient d’actualisation unique déconnecte la valeur psychologique du temps de la substance des choix de consommation. La valeur psychologique du temps est aussi appelée taux d’impatience, taux de préférence temporelle ou facteur d’actualisation psychologique. On préfère une satisfaction aujourd’hui plutôt que demain, mais chaque individu quantifie économiquement le surcroît de satisfaction qu’il demandera pour patienter un peu. En ce sens, le temps individuel est une ressource économique sub-jective et non échangeable.

11 Dans un cadre micro-économique, si le taux d’impatience psychologique du temps est constant et donné, la séquence des choix futurs est rationnellement cohérente en t et en t + 1 pour une même information disponible. Il y a bien cohérence temporelle parfaite. Samuelson aurait pu envisager l’actualisation de l’utilité en utilisant un coefficient ? (t), par exemple variable en fonction des différentes périodes t de l’horizon. L’enjeu économique d’une interrogation sur les taux d’intérêt psychologiques et leur forme est qu’elle conduit, même dans le cas de l’homo œconomicus de la théorie standard micro-économique, à des séquences de choix économiques ne respectant pas la condition de cohérence temporelle. Les choix optimaux effectués en t pour l’instant futur t + h à l’aide d’un facteur d’actualisation ? (h) ne sont pas les mêmes que ceux effectués une période plus tard actualisés à l’aide d’un facteur ? (h-1). Ces conflits dans l’allocation dynamique des plans d’investissement-consommation ont été soulignés par Strotz (1956). Celui-ci fut un des premiers à évoquer l’idée que les agents sont plus impatients quand ils font des arbitrages économiques à court terme que lorsqu’ils font des choix économiques situés dans le long terme. À la limite, un individu complètement myope qui ne regarderait que l’instant présent et l’instant suivant n’a besoin que d’un taux d’actualisation entre t et t+1, et donc n’est pas sensible au problème d’inconsistance dynamique de ses choix au-delà.

La structure par terme des prix psychologiques du temps

12 L’hypothèse d’un prix psychologique du temps constant et exogène est commode. Elle met le temps à l’extérieur des choix de l’individu. Elle est suffisante pour assurer la cohérence temporelle parfaite des choix. Elle est cependant hautement contestable. L’individu ou l’entreprise dans sa logique d’action se forge et respecte sa propre temporalité. La temporalité de l’action de l’individu relève de sa psychologie. La temporalité de l’entreprise ou de l’organisation se construit dans sa stratégie. Une voie de recherche différente consiste à proposer une structure des taux psychologique du temps décroissante avec l’horizon du temps. Le test de Thaler (1981) a consisté à demander à des individus à quels montants dans respectivement 1 mois, 1 an et 10 ans ils jugeaient équivalent la somme actuelle de 15 dollars. La réponse médiane fut 20, 50 et 100 dollars, d’où l’estimation d’une structure par terme décroissante des taux d’intérêt psychologique de 345 % sur 1 mois, 220 % sur 1 an et 15 % sur 10 ans.

13 Laibson (1996) développe un argument en faveur d’une structure décroissante des taux d’actualisation psychologique du temps. Selon lui, les jeunes et les ménages d’âges moyens ont largement recours au crédit personnel à la consommation parce que leur taux d’impatience est élevé. À l’inverse, les investisseurs âgés ont un niveau de richesse et d’épargne accumulée élevé avant leur retraite ce qui est cohérent avec un taux d’intérêt psychologique faible. Une structure des taux psychologiques décroissante introduit un écart entre ce que les consommateurs pensent qu’ils devraient épargner et ce qu’ils épargnent réellement. Les taux d’épargne « normatif » à long terme devraient être au-dessus des taux d’épargne effectivement constatés (Harris et Laibson, 2001). Ce point est important car il permet d’introduire l’idée d’un taux d’intérêt psychologique de long terme normatif qui doit cohabiter avec des taux d’impatience à court terme plus élevés et qui vient bousculer les comportements économiques de long terme. « En regardant le long terme nous désirons agir avec patience, mais le désir d’une satisfaction instantanée contrebats fréquemment nos bonnes intentions » (Harris et Laibson, 2004, p.3). Laibson (1996) suggère ainsi de retenir une fonction d’actualisation hyperbolique. L’analyse de la forme de la fonction d’actualisation psychologique de l’individu trouve son origine dans les expérimentations faites par des psychiatres ou des psychologues sur le comportement humain et animal. Chung et Herrnstein (1961) tirent d’expérimentations qu’une fonction hyperbole stricte approxime la fonction de préférence temporelle d’animaux. Ainslie (1992) et Loewestein et Prelec (1992) proposent aussi de retenir un ajustement à l’aide de fonctions d’actualisation hyperboliques. Ces fonctions conduisent à des taux d’intérêt psychologique de la forme : ? (t) = ?/ (1 + ?.t). Ceux-ci sont décroissants dans le temps. Le taux d’intérêt psychologique à très court terme est égal au paramètre ; à très long terme, il converge vers zéro.

14 La fonction d’actualisation hyperbolique conduit à un taux d’intérêt psychologique décroissant avec l’horizon. L’enjeu en termes de rationalité économique de telles fonctions est qu’elles conduisent à des séquences de choix économiques non consistants, c’est-à-dire ne respectant pas une stricte rationalité intertemporelle. Les choix optimaux effectués pour t à l’aide d’un facteur d’actualisation ? (t) ne sont pas les mêmes que ceux effectués une période plus tard actualisés à l’aide d’un facteur ? (t – 1). En cas d’inconsistance dynamique des choix, l’allocation optimale s’analyse comme un conflit de jeux entre des agents différents : le « moi » décideur à l’instant t entre en jeu stratégique avec le « moi » optimisateur en t +1. La perspective offerte par les fonctions hyperboliques consiste à dire que l’avenir à court terme compte plus dans la résolution des choix dynamiques que le long terme. À la limite, un individu complètement myope qui ne regarderait que l’instant t présent et l’instant suivant, n’est pas sensible au problème d’inconsistance dynamique de ses choix au-delà (Loewenstein et Prelec, 1992).

15 Cependant même si la théorie microéconomique permet d’élargir le champ d’application de ce que nous appelons la rationalité intertemporelle parfaite en intégrant des valorisations plus subjectives du temps qui évoluent de manières déterministes avec l’horizon, il faut aller plus loin dans l’élargissement de la notion de cohérence temporelle des choix. L’idée est que le décideur rationnel « limité » établit un lien de cohérence minimum entre ses choix temporels.

2. Prix psychologique du temps et rationalité limitée

16 L’évocation d’autres pistes théoriques conduit à se situer en dehors de la rationalité financière standard lorsqu’on évoque le prix psychologique du temps [4]. Ces nouvelles perspectives sont ouvertes par les recherches issues de l’économie et de la finance comportementale. Kahneman et Tversky (1992) sont ainsi amenés à évoquer d’autres logiques dans les choix intertemporels. Ainsi, quand deux revenus sont anticipés dans le long terme par rapport à aujourd’hui, les agents sont relativement patients, le coût de l’attente marginale est faible. Par exemple, selon Thaler (1981), « je préfère deux pommes dans 101 jours qu’une pomme dans 100 jours ». Quand les deux revenus sont proches, l’impatience est plus grande : « je préfère une pomme tout de suite plutôt que deux pommes demain ». Les modèles à « mois » multiples sont une des voies pour contourner l’argument d’incohérence temporelle ou time inconsistency lié à des taux d’intérêt psychologiques non constants. Ils sont évoqués à la fois par Thaler et Shefrin (1981) ainsi que Laibson (1996). Peu formalisés, ces modèles ne donnent pourtant pas lieu à des hypothèses testables en tant que telles. Thaler et Shefrin (1981) analysent la compatibilité des choix temporels dans le cadre d’une théorie du self-control. Ils identifient deux « mois » en conflit dans l’agent économique. L’individu à un moment donné du temps est supposé être à la fois un planificateur (planner) de ses choix d’investissement-consommation sur le long terme et un acteur agissant (doer) myope. L’acteur agissant optimise sur la seule prochaine période. Il existe un conflit entre ces deux préoccupations. Les auteurs font une analogie intéressante et explicite avec le conflit d’agence entre actionnaires et managers dans la firme. Le self-control est le moyen de réduire ce conflit entre les deux « mois » de l’agent économique puisque l’individu possède deux ensembles de préférence qui sont en conflit à un moment donné du temps. Pour Thaler et Shefrin, le seul moyen pour le planificateur d’agir sur l’agent myope est de le contraindre soit en modifiant ses préférences, soit en lui imposant des règles de comportement et de choix. Les outils pour modifier les comportements sont les incitations et les contraintes. Les incitations par exemple pèsent sur l’agent myope en associant une valeur (morale) positive à l’épargne. Des règles d’autolimitation ou d’autodiscipline sont aussi imaginables pour ne pas consommer (équivalentes à consommer des coupe-faims pour des individus qui s’astreignent à un régime alimentaire). D’autres solutions sont les règles obligatoires d’épargne sous forme de pourcentage-plancher du revenu, d’interdiction d’emprunter ou de plans de retraite obligatoires.

Agrégation temporelle et horizon de vie

17 Cela revient aussi à se poser la question de la borne supérieure d’agrégation des utilités futures. La finitude de la vie pose le problème de l’identité de l’individu distincte de celle de ses successeurs. Cette identité économique est d’abord la conscience de la stabilité de ses goûts : Suis-je le même qu’hier ?, Serai-je demain le même qu’aujourd’hui ? La question de la borne supérieure d’évaluation de l’utilité et du bien-être pose le problème de l’interruption par la mort des « mois » successifs inscrits dans la logique d’utilité de décision de l’agent. Les successeurs de l’agent (ses héritiers, la société au sens large, etc.) ne sont plus les « mois » économiques du décideur. L’identité de l’acteur s’arrête pour laisser place à l’identité d’autres acteurs et à leurs propres choix. C’est là une différence avec les choix de l’entreprise pour qui la borne supérieure d’évaluation des choix est sans limite. La finalité de survie de l’organisation, la logique d’un renouvellement stratégique continuel déplace le problème de l’agrégation temporelle des choix. La mort de l’entreprise même s’il s’agit d’une réalité statistique qu’illustre sa possible défaillance, ne fait pas partie du programme de choix.

18 L’apport de la théorie économique est de montrer que la conception holiste d’un individu optimisant globalement son tableau temporel négligerait la time separability de ses choix, c’est-à-dire le séquencement de décisions plus ou moins liées. La profondeur temporelle de l’action économique est fondée sur l’articulation d’une séquence de « mois » agissants. Un agent économique, une entreprise, est une succession de « mois » qui se chevauchent dans l’action. Le point de passage d’un « moi » t à un « moi » t +1 est une série de choix (ou de non-choix) qui lui donnent accès à une série d’utilités futures, fruits de ses décisions (ou decision utility, voir Kahneman et al., 1997 ; Frederick, 2006). Ces « mois » sont liés entre eux par des phénomènes de mémoire, une continuité physique, des similarités de caractère et d’intérêts. Ils sont néanmoins différents. Ces « mois » successifs appartiennent à un individu ou à une entité consciente ; ils expriment autant qu’ils construisent sa personnalité. Ils font son histoire comme ils le ou la projettent dans l’avenir. Pour l’individu, pour le consommateur, le moteur le plus traditionnel de cette déformation est l’évolution de la richesse. L’argument de satiété fait que la satisfaction procurée par le premier bifsteck quand on a faim, n’est pas la même lorsqu’on s’apprête à manger son treizième bifsteck. Mais il faut intégrer les éléments de continuité et de différenciation des « mois » successifs : l’utilité de manger un deuxième bifsteck est grande quand on est jeune et doté d’un solide appétit, l’utilité d’un second bifsteck quand avec l’âge on a moins d’appétit et plus aucunes dents, est nettement plus faible.

19 Il y a autant d’éléments de différenciation et de continuité entre les « mois » du même agent dans le temps qu’entre des agents différents, mais contigus vivants au sein d’une même société. Dans l’analyse des comportements économiques, l’actualisation des préférences temporelles est donc aussi rationnelle que l’agrégation des agents. Pour Frederick (2006, p.674) : « Il est aussi rationnel d’actualiser sa propre utilité future que d’actualiser l’utilité d’une autre personne distincte de soi, car l’écart entre les étapes de sa propre vie peut être aussi profond que les différences entre les individus ». En cas d’inconsistance temporelle des choix, l’individu entame un jeu stratégique entre sa succession de « mois » en t, t +1, t +2… Le principe de cohérence temporelle fait que les uns demandent des comptes aux autres. Le « moi » décideur en t entre en contrat implicite avec le moi rationnel t +1… Le principe de cohérence temporelle est l’expression d’une rationalité intertemporelle minimale : il existe un certain lien de cohérence entre les choix qui expriment le principe d’une conformité minimale dans l’action entre des « mois » qui habitent une même personne agissante. L’aléa moral existe dans ces contrats implicites de cohérence : l’oubli, le renoncement, la procrastination, ou d’autres comportements de fuite devant le temps, tels que la schizophrénie ou le suicide…

20 Pour l’entreprise, ces « mois » différents sont ceux que façonnent dans le temps les stratégies et leurs résultats. Ainsi la Compagnie Générale des Eaux, entreprise traditionnelle fournisseur de services à des collectivités locales en France, est devenue à rythme forcé Vivendi, entreprise multinationale centrée sur les télécommunications et les médias. Celle-ci n’a plus grand-chose à voir avec sa grand-mère L’exigence d’une cohérence temporelle absolue des choix ex ante ne se justifie pas plus pour les entreprises que pour les individus.

3. La théorie microéconomique des choix

21 Il faut distinguer l’analyse proposée par les néoclassiques autrichiens et la construction standard de l’école néo-classique qui conduit au modèle de choix économico-financier du consommateur-investisseur.

22 La première approche est davantage qualitative et orientée sur la psychologie des individus dans l’action. La vision de la rationalité temporelle introduite par Von Mises (1949) apparaît singulièrement moderne pour comprendre l’évaluation intertemporelle des préférences. Les choix passés sont dictés par une information et une logique autre qui n’est pas pertinente pour décider de l’action aujourd’hui. Entre les deux, il y a eu un fait nouveau qui est la réalisation des choix d’hier. La consistance temporelle parfaite ex post des choix n’est pas une exigence de rationalité dans l’action. Le temps apparaît alors comme une catégorie spécifique dans la décision. « L’action ne peut influencer que l’avenir, jamais le présent qui s’enfonce dans le passé. L’homme prend conscience du temps quand il projette de convertir un état actuel moins satisfaisant en un état futur plus satisfaisant »  [5]. Le temps est rare pour l’homme, il doit l’économiser comme les autres ressources rares, mais pour Von Mises le temps présente la particularité d’être irréversible (ce qui est évident) et unique (ce qui l’est moins). Il existe pour chacun une préférence temporelle subjective. « La préférence de temps est une nécessité catégorielle de l’action humaine »  [6]. Il fait ici explicitement référence à un taux d’impatience subjectif qui est son prix psychologique du temps. Celui-ci ne doit pas être confondu avec le taux d’intérêt sur le marché, qui est le prix social du temps appelé « taux d’intérêt originaire » par Von Mises. C’est ce taux d’intérêt qui sert à arbitrer entre placement-investissement, d’une part, et consommation, d’autre part. Cette « économisation du temps est indépendante de l’économisation des services et des biens économiques. Même au pays de Cocagne, l’homme serait obligé d’économiser le temps, sauf s’il était immortel et doué de la jeunesse éternelle et d’une vigueur et d’une santé indestructibles »  [7]. L’analyse de Von Mises sur les facteurs individuels déterminant la préférence temporelle des individus est une des premières qui fasse référence à la durée de vie restante ou à la santé et à la jeunesse. La piste est ici ouverte, mais non exploitée, d’une évaluation du prix psychologique du temps variable dans le temps pour un même individu. C’est la première manifestation théorique de la possibilité d’une structure par terme des prix psychologique du temps dans la littérature.

23 Fisher (1930) propose une formalisation microéconomique des choix intertemporels qui étudie les choix d’allocation des ressources sur plusieurs périodes. Cet arbitrage intertemporel conduit à substituer de la consommation présente et future. Il met en évidence l’existence de deux taux d’intérêt différents : d’une part, un taux d’escompte objectif et collectif, R, correspondant au prix social du temps sur un marché, le taux d’intérêt du marché, et d’autre part, un coefficient d’actualisation du futur sub-jectif, d, propre à chaque individu et qui exprime sa préférence temporelle. La détermination de ce paramètre d nécessite toute-fois une considération de la temporalité de l’ensemble des choix de l’individu ainsi que du rapport qu’entretiennent entre eux son « moi » économique présent et ses « mois » économiques futurs.

24 Samuelson (1937) développe une approche normative des choix intertemporels fondée sur un taux d’escompte constant. La valeur psychologique du temps est un concept général qui module tous les choix économiques de l’individu moyen, dit individu représentatif. Il signifie une stabilité de la fonction de préférence dans le temps et une stabilité du taux de préférence psychologique du temps. L’hypothèse centrale de la théorie de l’utilité actualisée est que l’agent économique rationnel maximise une séquence d’utilité sur son horizon décisionnel de vie. L’hypothèse d’une fonction d’utilité séparable temporellement ( « time separable ») permet de faire ressortir la séquence des flux d’utilité instantanée Ut intervenant à la période t. Les choix décisionnels de l’agent résultent alors de deux composantes distinctes relevant de l’utilité (notamment de l’aversion au risque) et de la dimension temporelle.

Le modèle standard d’évaluation financière

25 Le modèle micro-économique standard de l’investisseur-consommateur introduit l’incertitude et se situe dans un horizon temporel où le prix psychologique du temps est constant. L’agent économique raisonne en espérance d’utilités actuelles et futures. Les décisions sont prises sur la base d’une fonction d’actualisation personnelle qui est dés lors exponentielle. La fonction de consommation considère le plus souvent de la consommation agrégée d’un individu représentatif. Cette hypothèse supplémentaire rend les tests faciles car il est alors possible de prendre comme variable la consommation agrégée qui est une donnée mesurée. Le choix de l’investisseur-consommateur est de consommer tout de suite ou d’épargner pour consommer plus tard. La condition de premier ordre donne le plan de consommation et le portefeuille optimal pour la période suivante. On suppose que l’investisseur peut acheter ou vendre librement des actifs risqués i quelconques :

equation im1
(1) U? (C0) = ?. E0 [Ri, 1. U? (C1)]

26 Ri, 1 : rentabilité incertaine d’un actif i en t = 1.

27 Le modèle standard fait l’hypothèse qu’il existe un agent représentatif qui maximise une fonction d’utilité de forme puissance séparable dans le temps caractérisé par un coefficient d’aversion relative au risque ?. La fonction d’utilité de forme puissance a la propriété d’être invariante à un facteur d’échelle. Une propriété attenante est que si les différents investisseurs de l’économie ont la même fonction d’utilité, même s’ils ont des niveaux de richesses différents, ils peuvent être agrégés en un agent représentatif qui a la même fonction d’utilité que les investisseurs individuels. Cela nous donne une justification pour utiliser la consommation agrégée indépendamment des dotations individuelles.

28 En faisant l’hypothèse de distributions lognormales de la consommation et des rentabilités des actifs financiers, on obtient le modèle d’équilibre suivant (où les lettres en minuscule représentent les logarithmes et ? selon les cas la variance de la consommation ou la covariance de la consommation avec les rentabilités des actifs financiers supposées non conditionnelles) :

equation im2
(2) E (r) + log ? ?. E (?c) + —1—
0 i, 1 0 1 2
(?2i + ?2?2c – 2??ic) = 0

29 Cette équation d’équilibre sur les marchés d’actifs financiers a été mise en évidence par Hansen et Singleton (1983) et Breeden (1986). Le taux d’intérêt sans risque pour un horizon donné de t périodes vérifie en particulier :

equation im3
? 1
(3) rf, t = –log? + —t—. E0 (?ct) – —2.—t?2?2c, t

30 En prenant en considération des horizons quelconque t, on introduit la gamme des taux d’intérêt purs {Rf, t}, ou son équivalent logarithmique {rf, t}, pour t variant de 1 à n. Les rendements réels espérés des actifs risqués sont aussi linéaires par rapport à la croissance de la consommation anticipée avec une pente de ? égale à l’aversion au risque. On obtient alors le Consumption Capital Asset Pricing Model (C-CAPM ou Médaf consommation) qui relie les rentabilités excédentaires aux corrélations non conditionnelles avec la consommation :

equation im4
2
(4) E0 [ri, 1rf, 1] + —?2i = ??ic

31 La référence au portefeuille de marché qui est supposée suivre la création de richesse globale conduit facilement au modèle du Médaf traditionnel. Celui-ci est le paradigme standard de la théorie financière. Il a donné lieu à de nombreux travaux et validations empiriques qu’il ne saurait être question de présenter. Dans la partie suivante on se focalisera plutôt sur les contributions qui ont essayé d’évaluer le prix du temps et la préférence temporelle des acteurs sur le marché financier.

II – LA PERCEPTION EMPIRIQUE DES PRIX DU TEMPS ET DES HORIZONS EN FINANCE

32 Deux approches caractérisent les travaux empiriques sur le temps en finance. La première vise à valider ou non les modèles d’équilibre financiers standard en ce qui concerne l’estimation du prix psychologique du temps. La seconde voie de recherche est celle prometteuse de l’économie et de la finance comportementale (cf. Broihanne et al., 2004). Les tests empiriques expérimentaux sur la valeur du prix psychologique du temps sont relativement nombreux ; ils ont été décrits dans l’article récapitulatif de Frederick et al. (2002). Ces tests comportementaux concernent des acteurs qui sont des individus. Ils sont hors sujet par rapport au propos de cet article qui cherche à privilégier un acteur particulier qu’est l’entreprise. Il existe cependant quelques résultats d’études empiriques qui à l’inverse d’idées simples reçues montrent que la perception des horizons par les investisseurs et les acteurs sur les marchés financiers est complexe et nuancée.

1. La validation empirique des modèles financiers

33 Une première approche retenue dans les évaluations empiriques a consisté à partir de données réelles le plus souvent agrégées pour expliciter le facteur d’actualisation psychologique, en estimant les modèles d’équilibre financier en particulier le Consumption Capital Asset Pricing Model (C-CAPM). Le test empirique du C-CAPM appliqué en considérant des données hors inflation a conduit au « puzzle du taux sans risque » identifié par Weil (1989). Sur données américaines, le taux d’intérêt à court terme réel ressort en moyenne à 1,8 %. La croissance moyenne de la consommation réelle est estimée à 1,7 % et l’écart type de la croissance de la consommation à 3,3 %, pour un coefficient d’aversion au risque de 19 mis en évidence par Merha et Prescott (1985). Ces derniers chiffres conduisent à un facteur d’actualisation psychologique de 1,12 impliquant alors une préférence temporelle négative. Celle-ci est contraire au principe même de la préférence temporelle. Hansen et Singleton (1982) utilisent la méthode des moments généralisés avec des variables instrumentales pour estimer l’aversion au risque et le taux d’escompte psychologique. Sur données américaines issues de marchés d’actions, ils aboutissent à des estimations de ? de l’ordre de 0,996 à 0,999 pour des fréquences mensuelles. Cela correspond à des taux d’escompte psycho-logique de 1,2 % à 4,8 % pour un horizon de un an. Campbell et Cochrane (1999) ont calibré leur modèle de consommation sur des données historiques américaines. En supposant une aversion au risque de 2 et un taux sans risque constant, Campbell et Cochrane (1999) obtiennent un coefficient ? supposé constant de 0,89 (soit un taux d’intérêt psychologique de 12 %). Ces derniers auteurs montrent à partir de ces résultats que leur modèle permet de résoudre le puzzle du taux sans risque. Cocco et al. (2005) étudient aussi les choix de consommation et de structure de portefeuille sur le cycle de vie en présence de revenus de travail aléatoires. Ceux-ci sont non négociables ou assurables et expriment la rentabilité du capital humain. La prise en compte de cette variable influence la forme de la structure des prix psychologiques du temps. Harris et Laibson (2001) ont calibré sur les données des ménages américains les deux structures de taux d’intérêt psychologiques constants (pour les « ménages exponentiels ») et décroissants (pour les « ménages hyperboliques »). Les « ménages hyperboliques » investissent une partie plus limitée de leur richesse dans des actifs liquides que les « ménages exponentiels ». Ce résultat apparaît en analysant aussi bien les actifs liquides en proportion des revenus du travail qu’en proportion de la richesse totale. En simulant les données, 40% des « ménages hyperboliques » ont des actifs liquides supérieurs à un mois de revenu du travail ; ce pourcentage monte à 73 % pour les « ménages exponentiels ». Les données réelles donnent une proportion de 42 %, qui est cohérente avec la moins grande appétence pour les actifs liquides (cf. tableau 1). Les « ménages hyperboliques » apparaissent aussi beaucoup plus emprunteurs sous forme de crédit pour la consommation personnelle (mesurés par l’encours de cartes de crédit). D’après les simulations, 51 % y ont recours contre 19 % pour les « consommateurs exponentiels ». Ce point est cohérent avec un taux d’impatience à court terme très élevé. Dans la mesure où les « ménages hyperboliques » ont un plus faible niveau d’actifs liquides et un plus fort niveau de dettes, ils sont moins capables que les autres de lisser leur dynamique de consommation en présence de chocs aléatoires liés à des revenus du travail incertains. La simulation des données calibrées entre les deux catégories de comportement des ménages montre aussi une plus forte corrélation entre la consommation totale et les revenus du travail prévisibles, correspondant bien à la corrélation empiriquement constatée. À l’inverse, la consommation calibrée dans le cas d’un « investisseur exponentiel » apparaît trop faible.

34 L’étude empirique de Laibson et al. (2004) estime la structure des taux d’intérêt psychologiques dans le cadre d’un modèle quasi hyperbolique à l’aide de la méthode des moments simulés. Le calage sur les données réelles de consommation et d’investissement d’une fonction d’actualisation exponentielle fait ressortir un taux d’intérêt psychologique de 15 % par an qui apparaît passablement élevé. Dans ces conditions, la valeur actuelle d’un « util » dans 10 ans n’est que de 0,25 « util ». L’étude conclut à un taux psychologique à court terme de 40 % et à long terme de 4,3 %. La spécification quasi hyperbolique domine empiriquement la spécification d’un taux d’intérêt psychologique constant. Précisons que ces taux sont des estimations en nominal. Paserman (2002) aboutit respectivement à des chiffres de 10 à 60 % pour le taux psychologique à court terme et à 0,1 % pour le taux à long terme. Fang et Siverman (2002) trouvent pour leur part respectivement 57 % et 8 %. Gollier et Zeckhauser (2005) obtiennent aussi à partir d’un taux de préférence psychologique constant de 5 % par an en moyenne pour les agents, un taux de préférence social décroissant qui est de 7,5 % à court terme et converge vers 0 % à long terme. Ces estimations sont cohérentes avec celles de Hansen et Singleton (1982) pour le court terme et avec les prévisions du modèle hyperbolique.

2. Quels horizons pour les acteurs sur le marché financier ?

35 La théorie financière est issue de la théorie microéconomique de l’investisseur-consommateur. Dans la gamme de choix des acteurs, la théorie financière introduit des actifs financiers qui sont des promesses dans les deux dimensions de l’incertain et du temps. Ces actifs sont négociables sur un marché financier qualifié d’efficient.

Tableau 1

Données d’épargne américaines Enquête Personal Income et encours d’emprunts (en dollars 1990)

%
épargne
liquide
% actifs
liquides/actifs
totaux
% ménages recourant au
crédit consommation
(cartes de crédit)
Encours moyen
d’emprunt
personnel
Ménages hyperboliques 40 % 39 % 51 % 3400 $
Ménages exponentiels 73 % 50 % 19 % 900 $
Données réelles PSID 42 % 8 % 70 % 4600 $
figure im5

Données d’épargne américaines Enquête Personal Income et encours d’emprunts (en dollars 1990)



Angeletos et al. (2001) rapporté dans Harris et Laibson (2001).

36 Le prix d’équilibre de actifs financiers est donc un concentré énorme des projections sur l’avenir effectuées par les investisseurs et les émetteurs de titres, en l’occurrence les entreprises cotées. Le marché financier est un outil collectif qui met en œuvre une logique d’agrégation des préférences et des calculs individuels en un prix unique. La théorie financière évalue les prix des actifs sur la base de modèles qui déterminent la rentabilité d’équilibre ajustée du risque encouru.

37 La dimension purement temporelle est prise en compte par une gamme de prix spécifique du temps. Cette gamme est la structure par terme des taux d’intérêt. Elle donne à chaque instant le prix de marché du temps dans le temps. Ce prix de marché est celui d’un actif de placement atteignable sous forme d’un titre pur garantissant un cash-flow futur à une date donnée du futur. L’illustration en est donnée par des bons du Trésor et les obligations d’État. Ces prix sont les prix sociaux du temps, c’est-à-dire qu’ils résultent d’un phénomène d’agrégation des préférences individuelles et des calculs individuels sur un marché où s’équilibre une offre et une demande. L’étalement des maturités du très court terme au très long terme définit la gamme ou la courbe des taux d’intérêt. En ce sens le marché financier permet d’évaluer dans le très lointain comme le très proche car il offre gratuitement et publiquement un taux d’actualisation pour les calculs économiques. C’est indispensable notamment pour les entreprises qui prennent des décisions d’investissement et qui ont besoin d’utiliser pour cela un coût du capital. C’est utile pour les investisseurs qui se déterminent à partir du taux de rendement des actifs financiers.

38 C’est à ce niveau que se situe le premier hiatus entre l’évaluation financière du temps et la théorie des choix. L’exigence de rentabilité impose le prix de marché du temps comme composante du taux d’actualisation. Celui-ci est différent de la préférence temporelle des acteurs économiques. Cet écart n’est pas en a priori gênant. Au niveau collectif on comprend bien qu’il peut s’agir mécaniquement des conséquences d’une agrégation : une moyenne recouvre une large dispersion. Ce qui est beaucoup plus gênant est que le phénomène d’agrégation des préférences temporelles individuelles n’est pas neutre et conduit vraisemblablement à un taux d’intérêt collectif supérieur biaisé vers le haut (Jouini et Napp, 2007). On montre ainsi que le taux d’intérêt pur de marché peut-être systématiquement supérieur aux taux de préférence temporel moyen. Gollier et Zeckhausser (2005) ont repris l’idée de fonctions d’actualisation psychologique hétérogènes au niveau des ménages afin de déterminer la forme de la fonction d’actualisation psychologique collective agrégée permettant, par exemple, de prendre des décisions concernant des projets d’investissement en biens publics. Ils montrent que, sous certaines conditions, même si individuellement les individus ont des fonctions d’actualisation exponentielles avec pour chacune un prix du temps constant, la fonction d’actualisation d’un groupe d’agents hétérogènes n’est pas exponentielle. Sous certaines conditions, la fonction d’actualisation collective peut même être de forme hyperbolique, c’est-à-dire qu’elle implique une structure des prix agrégés du temps décroissante.

39 La conséquence peut en être des prix collectifs du temps plus élevés que les préférences individuelles de certains agents décideurs voire la majorité d’entre eux. C’est de là que naît l’accusation de court-termisme des marchés. Si le taux d’intérêt à long terme est systématiquement plus élevé ou biaisé positivement, l’évaluation de cash-flows futurs lointains pèse faiblement ou très peu dans l’évaluation globale. Un poids plus important est donné au court terme dans l’évaluation de marché des actions. La norme de marché en actualisant au coût collectif du temps pénalise le temps long et les conséquences à long terme des stratégies d’entreprise. Un million d’euros actualisé à seulement 5% à 50 ans ne représente presque rien : 87 200 euros. La conséquence en est que l’utilisation des taux d’intérêt de marché pénalise systématiquement l’évaluation de choix publics qui par définition s’étendent au très long terme. Ces choix collectifs doivent être actualisés à des taux normatifs hors marché imposé par un tiers. C’est le taux du Plan, ou le taux utilisé par l’État pour l’évaluation des investissements publics. En France, ce taux d’actualisation de base utilisé pour les investissements publics a ainsi été ramené de 8 % à 4 % en France suite aux travaux de la commission Lebègue en 2005. De plus pour inciter davantage au long terme, ce taux est décroissant avec le temps à partir de 30 ans ; il converge vers 2 % pour le très long terme. Le court-termisme des marchés financiers relève donc d’un prix collectif du temps trop élevé pour le long terme par rapport aux préférences temporelles individuelles. Il favorise les comportements d’agents, investisseurs et entreprises, qui se traduisent par des résultats immédiats ou à court terme.

40 Bushee (2001) analyse l’idée selon laquelle les investisseurs institutionnels ont adoptent des horizons à court terme sur les marchés. Partant de cette contrainte, les dirigeants sont-ils amenés à prendre des décisions opérationnelles et comptables qui privilégient les bénéfices à court terme. Ce qui est intéressant ici est de voir qui impose son horizon. Bushee s’attache à deux choses : (i) il vérifie si les institutionnels ont une préférence pour les bénéfices à court terme par rapport aux bénéfices à long terme des entreprises dans lesquelles ils investissent, et (ii) il veut vérifier si au niveau du prix de marché de l’action il y a effectivement une repondération relative des composantes court terme et long terme du prix. Si ces deux hypothèses sont vraies, il existe une chaîne de causalité qui conduit les institutionnels à imposer leurs horizons de préférence dans le prix. Les managers sont incités à suivre cet horizon, ils privilégient aussi le court terme (CT) et s’imposent sur le marché un modèle d’évaluation qui sous-pondère le long terme (LT). Le modèle utilisé pour séparer les préférences de résultats à CT et à LT dans le prix est adapté de celui d’Ohlson (1995) qui distingue trois composantes dans le prix : la valeur comptable, une composante bénéfice à CT (4 ans) et une autre à LT (au-delà).

41 Les résultats établissent effectivement que les institutionnels privilégient dans leur portefeuille les actions des entreprises qui ont plus de valeur qui dépendent du CT. Cela va dans le sens d’une myopie des institutionnels. Il identifie des institutionnels qui ont des horizons « courts » et transitoires. Ces institutions détiennent relativement plus d’actions qui ont une composante CT dans leur valeur élevée. De plus, une forte détention d’actions de la part d’institutions qui ont des préférences pour le CT montre que les prix de ces actions surpondèrent la composante résultat à CT. Cela confirme un mécanisme de pricing sur le marché qui se cale sur la nature de la demande de ce type de titres. Les résultats sont mitigés et valables pour des investisseurs institutionnels « transitoires ». Ces derniers sont caractérisés par un portefeuille avec un fort taux de rotation et très diversifié.

42 La pression du marché pour des résultats à CT conduit-elle forcement à une chaîne de causalité aussi forte au niveau interne des choix de l’entreprise ? Un premier élément de réponse renvoie à la diversité des institutionnels et à leur géographie sur le marché. Tous les investisseurs n’ont pas ce type de comportement. En particulier Bushee signale que cela ne semble pas être le cas des positions en actions détenues par les banques.

43 Une autre analyse plus fine doit être menée au niveau interne des choix de l’entreprise. Même si la norme de marché impose de l’extérieur un certain court-termisme et conduit à des objectifs de gestion à CT, cela signifie-t-il que l’entreprise va investir uniquement à CT et donc sous-investir dans les projets à LT ? Bebchuk et Stole (1993) apportent une réponse nuancée. Ils montrent d’abord que l’existence d’objectifs à CT conduit effectivement à sous-investir à LT s’il existe pour les investisseurs une incertitude concernant le niveau des investissements à LT. Or cette hypothèse est assez critiquable car les dépenses d’investissement sont en général connues des investisseurs qui peuvent observer en particulier la répartition investissements CT/LT. C’est plutôt la rentabilité des investissements qui est incertaine. Dans l’éventualité où la productivité, ou la rentabilité de l’investissement à LT, est incertaine, il se met en place une logique de signalisation. Les firmes qui font des investissements à LT rentables se signalent au marché en surinvestissant à LT pour se distinguer des autres qui ont des projets moins rentables, cela alors même que les managers seraient soumis à des objectifs à CT. La cause de ce comportement est l’existence d’asymétries d’information. Si dans la fonction objectif des managers, il n’y a pas d’objectifs à CT, l’asymétrie d’information ne joue pas et il n’y a pas surinvestissement. Le surinvestissement dans des projets à LT par rapport à une pression du marché à CT se produit si le marché ou les investisseurs peuvent observer le niveau des investissements à LT et à CT. C’est bien le cas des dépenses en investissement corporel ou de la R&D en général.

44 Un argument souvent évoqué en faveur de la chaîne de causalité du CT de l’horizon du marché financier vers les CT des choix des dirigeants dans l’entreprise est leur mode de rémunération sous forme de bonus ou de stock-options. Être payé sur la base directe de bonnes performances boursières favorise les choix de gestion à effet immédiat sur le marché. Cependant Bolton et al. (2006) montrent que, même dans le cas des stock-options, il faut là aussi nuancer l’hypothèse dominante de comportements court-termistes. Ils partent de l’idée d’une rémunération du dirigeant sur deux périodes représentant respectivement le CT et le LT. Le dirigeant est incité, par exemple, par des stock-options à courte échéance. Il a un devoir de loyauté envers les actionnaires actuels qui sont ses principaux dans la relation d’agence, mais pas envers les actionnaires futurs. Dans ces conditions, il peut de développer un conflit entre actionnaires actuels et futurs. Les premiers en incitant le dirigeant par des stock-options pour ses performances à CT créent une incitation à manipuler les résultats à CT en les gonflant et en créant une bulle sur le marché de l’action. C’est leur intérêt car ils pourront vendre aux dépens des actionnaires futurs. Ce conflit ne peut se développer que dans un marché spéculatif ou irrationnel, tel celui qui a donné lieu à la bulle des nouvelles technologies de l’information. Dans un marché d’actions efficient, il n’y a pas de conflit entre actionnaires présents et futurs. En revanche quand les actionnaires sont sur-confiant ou dans une phase spéculative, la performance boursière à CT est en hausse. La théorie financière classique fait l’hypothèse que sur des marchés efficients les investisseurs évaluent rationnellement sur la base d’une information analysée et actualisent les cash-flows futurs à un taux qui est ajusté en fonction du risque. Alors les investisseurs à l’équilibre ne peuvent gagner davantage que s’ils supportent davantage de risque systématique. Cependant des puzzles sont empiriquement apparus (Shleifer, 2000). La rationalité de l’investisseur a été mise en question avec des biais psychologique dans leur processus de décision (sur-confiance, ancrage, aversion aux pertes, etc. cf. Barberis et Thaler, 2003). La surconfiance conduit à privilégier certains éléments d’information. Elle conduit à une plus grande hétérogénéité car les investisseurs privilégient leur propre information filtrée par leur surconfiance. Enfin, l’existence de bulle est favorisée par les contraintes sur les possibilités de vente à découvert. L’idée est que dans un marché surconfiant, les pessimistes ou les investisseurs rationnels sont privés de la possibilité de s’opposer à l’exubérance irrationnelle en vendant. La difficulté de vente des actions surévaluées entraîne une boucle spéculative. L’investisseur à LT est naïf, il s’oppose à l’investisseur à CT qui veut lui vendre l’action. Ce dernier à alors intérêt à une manipulation des résultats. Pour cela il distribue des stock-options aux dirigeants ou met en place un mode de rémunération qui favorise les objectifs à CT. Bolton et ses coauteurs ont remarqué le développement de ce mode de rémunération lors de la bulle technologique « dot.com ». La manipulation des résultats se fait alors plus facilement et avec des coûts d’effort moindre pour le dirigeant plutôt que d’augmenter la valeur fondamentale de l’entreprise.

45 Les investisseurs cherchent à imposer leur temporalité à l’entreprise. Le jeu est complexe avec celle-ci qui n’est pas sans arme. La logique d’ensemble du marché financier est d’évaluer et cette évaluation peut présenter un biais en faveur du court-terme. La logique propre de temporalité existe dans l’entreprise ; c’est celle des choix stratégiques et des choix opérationnels. Elle doit sa spécificité à l’articulation continuelle de préoccupations de court et long terme.

III – ENTREPRISE, SURVIE ET MANAGEMENT

46 L’activité de l’entreprise est mise en œuvre par des individus. La théorie contractuelle de l’organisation le rappelle. Cependant il serait erroné de croire que l’analyse du comportement de l’entreprise ne relève que de la seule sociologie des organisations. Les partenaires, les parties prenantes internes, les acteurs externes sont identifiables ; ils ont des objectifs. L’hypothèse fondamentale de la sociologie des organisations est que ces dernières n’existent pas en elle-même, mais au travers de leurs composantes socio-logiques, individus ou groupes. Ainsi la notion d’objectifs propre à l’organisation est rejetée : « les individus ont des objectifs, les collectivités n’en ont pas » affirment Cyert et March (1970, p. 25). L’entreprise ne se limite pas à un centre de décision articulant des acteurs qui interagissent entre eux. La notion de nœud de contrats recentre les choses. Les individus, les groupes, les parties prenantes ne sont pas en relation entre eux, mais avec l’entreprise considérée comme un tout. L’erreur de la sociologie des organisations est de présenter les individus ou les groupes comme des réalités autonomes et substantielles, définies par les intérêts personnels et professionnels de leurs membres et dont la seule interaction assure le fonctionnement de la firme. La sociologie des organisations en se fondant sur les rapports entre individus et entre groupes manque l’essentiel, c’est à dire les principes de liaison de l’ensemble (La Bruslerie (de), 1980, p. 24). L’entreprise est une entité qui n’est pas un simple cadre sociologique transparent, elle a une consistance par elle-même. Elle est une l’organisation économique contraignant ses membres et ses partenaires. Elle possède un but indépendant de ses membres : sa survie en tant qu’organisation économique sur un horizon de long terme. Cela signe une temporalité bien spécifique : son horizon d’action n’est pas forcement le même que celui des autres acteurs économiques avec lesquels elle échange.

47 L’entreprise en tant qu’organisation absorbe les risques. Elle définit des rôles et des routines qui intègrent les risques extérieurs du marché. Elle se construit une mémoire. Par apprentissage, elle articule mémoire, histoire et compétence pour constituer un capital cognitif. Au-delà du cycle de fabrication d’un bien, au-delà du cycle de vie d’un produit, au-delà du cycle de vie d’une technologie, l’organisation permet de s’interroger dès aujourd’hui sur les perspectives futures et de construire une stratégie pour « le coup d’après ».

48 L’entreprise définit des rôles, répartit les responsabilités et structure ses échanges internes. Elle identifie et affine les spécialités de chacun. En cherchant à faire partager les compétences communes, elle construit un réseau de créances et d’obligations entre ses acteurs internes. Ceux-ci sont liés par des contrats à long terme qui ouvrent des perspectives de relations économiques stabilisées entre ses membres et avec l’entité entreprise. L’organisation absorbe et déplace les risques, mais elle ne les annule pas. L’aléa du marché est parfois reporté sur les employés qu’il faut licencier en cas de cessation d’activité. Cela tôt ou tard.

49 Toute organisation économique n’a de sens que si l’objectif ultime de survie du pacte organisationnel se traduit par la recherche d’une efficacité dans l’utilisation de ressources rares. La mise en marche d’une activité de création de valeur justifie économiquement l’organisation qu’est l’entreprise productrice dans son environnement social et sociétal. Après tout, il existe d’autres organisations agissantes : gouvernements, États, églises, hôpitaux, partis politiques, syndicats, mafias, etc. La particularité de l’organisation économique est que la fonction de répartition de la valeur est intimement liée au processus de création de valeur. Au sein de l’État, l’exercice des fonctions régaliennes traditionnelles (sécurité, services publics, justice, etc.) fait partie de son essence, mais elles sont financées (plus ou moins) par une logique différente de collecte de ressources. La pompe est aspirante puis refoulante (du moins en théorie).

50 L’entreprise – organisation économique – crée un surplus. Elle est légitime pour organiser la coopération d’acteurs dans la mise en œuvre de la fonction intégratrice de création/répartition de valeur en définissant un jeu de relations contractuelles plus ou moins stables. L’efficience économique conduit à une organisation du jeu économique et du jeu contractuel qui soit tournée vers la recherche de la plus grande parcimonie et de la plus grande économie dans l’utilisation des ressources rares et du temps.

51 À cette fin, l’existence de marchés parfaits rendrait l’entreprise inutile. Les prix seraient des paramètres suffisants pour organiser les activités économiques, leur architecture et définir leur articulation. Or, les systèmes de prix ne sont pas parfaits au sens de l’émission d’un signal pur dans les décisions économiques. Pour Arrow, « les organisations sont le moyen de tirer parti de l’action collective quand le système de prix est en défaut »  [8]. Les comportements sont complexes et doivent tenir compte des conflits d’intérêt entre des acteurs qui sont néanmoins partenaires obligés. Ils doivent tenir compte de la nécessité d’un horizon du jeu d’action qui dépasse celui des transactions et intègre les asymétries d’information. La coopération productive est alors plus efficace que le marché pur. Comme facteur de limite de l’efficacité du marché pur les asymétries d’information, les conflits d’intérêts et les rapports de pouvoir entre acteurs agissants sont connus depuis longtemps. Les conflits d’intérêts sont classiquement ceux qui peuvent exister aussi entre moi et les autres, y compris la société environnante, le cercle proche, mes voisins ou ma famille. Il faut ici insister sur le choc des horizons qui conduit à des conflits d’intérêt au sein même des choix individuels. L’horizon d’une transaction est une chose. La logique d’action suivie par un acteur est pluritemporelle. Celui-ci doit respecter une contrainte entre son moi agissant à l’instant t et son moi futur agissant à l’instant t +1. Cette contrainte de cohérence – on n’utilise pas ici le terme de rationalité qui est trop exigeant – introduit des conflits. Ceux-ci peuvent être réglés par une stricte cohérence d’action : les choix s’articulent ex ante avec une cohérence rationnelle d’optimisation sur l’horizon de vie. Cette vision parfaite de la rationalité intertemporelle des choix n’est elle-même pas très raisonnable. La dynamique de l’action individuelle vue en perspective introduit des conflits d’intérêt dans la chaîne des choix dès lors que la valeur subjective que l’individu donne au temps n’est pas la même quel que soit l’horizon.

52 La coopération économique est indispensable et plus efficace aussi parce qu’elle règle (ou plutôt apporte une solution) aux conflits d’intérêt temporels : l’horizon de référence privilégié est celui de la survie du pacte contractuel de création/répartition de valeur. Ce choix d’efficience, la construction de cette légitimité temporelle et la coordination des activités individuelles sont à l’origine des questions de gouvernance et de stratégie. Il faut continuellement mettre en rapport l’état d’efficacité économique de l’entreprise et le niveau de coordination à mettre en œuvre. C’est la notion de gouvernance que certains ont qualifié de disciplinaire. Cette tension entre efficience et coopération contractuelle induit des logiques d’incitation, de sanction positive (promotion…) ou négative (démission…). La stratégie est la réponse à la tension entre la survie à long terme, l’horizon temporel des décisions des dirigeants et l’horizon de calcul et d’appréhension des partenaires impliqués.

53 La contrepartie de l’organisation est l’apparition d’un surplus encore appelé rente organisationnelle ou slack organisationnel. Il s’agit des coûts supportés par les uns et captés par les autres. Ils sont liés au phénomène d’aléa moral. Lors d’un travail en équipe où la contribution de chacun n’est pas identifiée dans la mesure globale de la production, l’employé individuel est en situation d’opportunisme s’il travaille moins que la moyenne. Cette nouvelle incertitude existe au sein de l’organisation avec l’aléa moral découlant du comportement de ses membres. Les inégalités d’information, les inégalités du système de contrôle, la structuration des activités avec la création de « niches », facilitent l’inobservabilité des actions et des efforts de chacun.

1. La temporalité dans l’entreprise

54 L’entreprise possède son temps propre. Son horloge interne n’est pas celle de ses acteurs, ou de ses parties prenantes. Le temps de l’entreprise est une tension entre son objectif ultime de survie de l’organisation et le rythme de ses décisions stratégiques. La temporalité de l’entreprise est donc fixée par l’articulation et l’horizon de ses choix stratégiques.

L’urgence

55 Le terme de tension utilisé précédemment montre que les horizons d’actions et de références s’entrechoquent. Le très long terme est celui de la survie. Le très court terme est celui de l’urgence. Cette dernière notion est caractéristique d’une dimension appréhendée par les sciences de gestion et assez peu par l’analyse économique. Il existe une gestion de et dans l’urgence. Il existe une économie de l’incertitude qui ne reconnaît pas le rythme spécifique de choix qu’impose l’urgence. L’incertitude économique possède un rythme de jeux séquentiel. Sur un axe de temps, il existe des actes comme lors d’une pièce de théâtre dans un jeu bien réglé, c’est-à-dire bien cadencé. L’urgence est une dimension spécifique de l’action de l’entreprise (et de l’action humaine) où le rythme à la fois s’impose au décideur et s’accélère. L’urgence est une des dimensions de l’incertitude économique et environnementale. Elle exprime l’obligation impérieuse d’agir vite pour préserver un acquis. Cet acquis peut être un actif économique : il faut protéger les actifs matériels, immatériels et humains coordonnés contre une menace soudaine de dégradation de l’ensemble ou d’anéantissement. Cela recouvre aussi un acquis stratégique : l’avantage compétitif, le coup d’avance face aux concurrents, une situation de rapport de force favorable. L’incertitude qui est associée à l’urgence est le risque absolu. Il s’agit d’un risque-catastrophe au niveau de celui qui est menacé. Il est non probabilisable et on ne peut s’en protéger par une assurance. La mesure du temps y est différente. On retrouve une différence déjà introduite par Knight (1921), entre le risque et l’incertitude. Le risque est probabilisable et reportable sur un tiers par les techniques de l’assurance. L’incertitude présente une part d’imprévisibilité ; elle nécessite un effort d’imagination pour être anticipée et ne peut être reportée sur un tiers. Les droits de propriété désignent en effet un « par défaut » et un responsable résiduel. Titulaire des droits résiduels de contrôle, l’actionnaire supporte en ultime ressort les conséquences des choix et des actes de l’entreprise. Il en recueille l’éventuel profit.

56 La prudence n’est pas un comportement a priori rationnel face à l’urgence. La recherche d’information non plus. Certes, il vaut mieux être mieux informé que moins bien. Mais le propre d’une situation d’urgence est que le niveau d’information de l’entreprise ne peut guère être amélioré, il est trop tard. Il faut réagir et décider dans l’immédiat « s’appuyer maladroitement sur des données incertaines pour trancher dans le vif » (Bienaymé, 2000, p. 235).

57 L’urgence est le délai maximum autorisé pour choisir entre les options de décision qui restent offertes au décideur. Le nombre des options possibles se restreint avec ce délai. L’urgence se distingue de la force majeure où l’état de surprise totale impose une unique décision. L’incendie des bâtiments de l’entreprise est une illustration facile : le seul choix est d’appeler les pompiers. L’urgence est relative. Le calendrier peut être fixé de manière institutionnelle : la date butoir du règlement d’une échéance fiscale ou le délai d’appel en cas de décision judiciaire sont fixés de manière exogène. La définition même du délai d’urgence est qu’il est trop court pour collecter une information pertinente ou suffisante.

58 La décision d’urgence est un processus à épisode. La décision est concentrée, mais ce qui est central est l’existence de procédures et de routines d’information capables d’identifier et de faire remonter la situation d’urgence. L’organisation fixe des échéances et des rendez-vous intermédiaires qui peuvent jouer autant un rôle de blocage (comme un « coupe-feu » informationnel) qu’un rôle de relais et de transmission. Les procédures et routines d’alerte sont au cœur de la gestion de l’urgence par la capacité à sécréter d’étape en étape, un maximum d’informations utiles. Mintzberg (1989) constate que les dirigeants d’entreprise n’accordent pas plus de dix minutes à chacune de leurs décisions. Ce délai n’est que la face émergée d’un processus émietté. L’urgence n’est qu’un des ingrédients de la décision. Elle ne conduit pas forcement à des décisions plus mauvaises. C’est en soi un outil de gestion qui présente des dangers car elle peut servir d’alibi à une prise de décision trop rapide et peu réfléchie. Il y a du bon stress et du mauvais stress. Il en est de même pour les conséquences de l’urgence dans la décision. Lorsque la décision est prise, il demeure l’administration de l’urgence avec des phases nécessaires de gesticulation (création d’une cellule de crise) ou de théâtralisation. Les cellules dites « de crise » sont d’abord des cellules de communication de crise à destination de tiers ou du personnel.

59 L’urgence existe parce que la survie de l’entreprise est menacée. Ainsi le temps long et le temps court se rejoignent. La gestion de ces tensions s’effectue par des choix en termes de systèmes d’information. Le décideur doit prévoir le présent, c’est-à-dire disposer d’informations fiables sur l’entreprise et l’environnement. C’est l’information sur l’état du système. Il faut aussi disposer d’une information sur l’avenir, c’est-à-dire de prévisions. L’activité ici est celle de veille à la fois stratégique, économique et technologique. Elle consiste à alerter avec un délai suffisant pour diluer l’urgence. C’est une activité large. Par définition, une entreprise efficace dans la surveillance commerciale de ses concurrents, mais aveugle en ce qui concerne les sauts technologiques dans son domaine, s’expose à la surprise de voir apparaître de nouveaux acteurs ou de nouvelles menaces. La veille ne suffit pas, elle sert à élaborer des prévisions, à stimuler l’action, à alimenter la réflexion stratégique. Il ne suffit pas de dire « il se passe quelque chose là-bas », mais quoi, comment et quand. Une entreprise organise son système de captation d’information en fonction de routines d’alerte et de veille, c’est la base d’un système d’information stratégique. La capitalisation de connaissances et la construction de routines sont importantes en matière d’urgence. L’expérience du passé, la réactivité, le sang-froid sont aussi des qualités organisationnelles qui se manifestent par exemple par la répartition d’une culture de l’information stratégique. L’organisation répartit la vigilance. Les fonctions d’anticipation et de prévision ne sont pas le monopole d’un dirigeant qui s’assimilerait à un chef de guerre. La connectivité dans l’entreprise donne une réalité au système d’information stratégique.

2. La rationalité stratégique de l’organisation

60 L’existence de choix coopératifs collectifs trouve une justification dans la notion de comportements stratégiques. La sociologie des organisations depuis les travaux de Crozier et Friedberg (1977) rappelle qu’il existe un espace de choix discrétionnaires pour un acteur placé entre un au-dessus et un en-dessous. L’étude de Crozier en 1963 sur le pouvoir des ouvriers d’entretien situés dans une usine entre les chefs d’atelier et les ouvriers de production, a ouvert la voie à une analyse plus stratégique des comportements au sein de l’organisation. Il se construit un jeu organisationnel où sont présents les rapports de pouvoir et d’information. Les individus interagissent en exploitant les incertitudes et les degrés de libertés dans un jeu de rapports stratégiques où les règles sont redéfinissables (ou sont bafouées) et où l’imprévisibilité est un élément important. Ce jeu introduit des perspectives stratégiques aussi bien au niveau des acteurs qu’au niveau même de l’entreprise. Les choix stratégiques articulent un processus politique qui met sous tensions la structure et les relations d’agence dans l’entreprise. Cette approche transposée du niveau individuel à celui de l’organisation conduit à reconnaître un individualisme méthodologique étendu. La théorie des choix stratégiques est une théorie des choix de l’organisation, sans pour autant qu’il y ait incohérence avec la logique des choix individuels coopératifs. Pour Child (1997), « le terme stratégique est associé à la pertinence de considérer une organisation comme un tout. Mais, nous n’ignorons pas que les acteurs clés jouent un rôle particulièrement important en impulsant, en définissant et en dirigeant les choix stratégiques envers l’environnement »  [9]. Cependant, en amont de la stratégie, il existe une logique projective. Elle signifie que l’acteur qu’est l’entreprise est capable de se projeter dans le temps et dans son environnement. La rationalité projective (dite « project-based view ») définit le nœud organisationnel par une logique d’action stratégique qui donne une vision englobante à ses choix. Le projet s’articule sur une autonomie, il s’inscrit dans un passé, un présent qui est en cause et un futur envers lequel l’entreprise s’engage. En ce sens le projet est une anticipation qui se situe dans l’ordre économique et implique des fins et des moyens. La rationalisation de l’action au niveau de l’organisation se définit comme un effort d’intelligibilité et de construction d’une action fondée sur l’anticipation. La rationalité projective est la logique, la matrice, de l’action stratégique au niveau de l’organisation. La nature de l’environnement joue un rôle, mais pour Child il faut dépasser les explications qui font reposer les choix des entreprises sur les contingences de l’environnement. Ce type d’analyse conduit à une théorie évolutionniste qui, en fait, ne débouche pas sur grand-chose : une fois que le postulat est posé que seules subsistent les organisations qui s’adaptent à l’environnement, qu’en tirer comme conclusion ? S’adapter n’est pas le maître mot des choix stratégiques. Pour faire mourir un caméléon, il suffit, dit-on, de le poser sur une couverture écossaise. Il meurt de son réflexe d’adaptation. L’organisation qu’est l’entreprise est un système sociopolitique qui construit des choix stratégiques. Pour Bréchet et Desreumaux (2008), il est nécessaire d’admettre la nature récursive du développement de l’organisation dans son environnement et de reconnaître le rôle des acteurs dans la construction de l’action. Car l’essentiel est là : il faut expliquer l’action collective de l’organisation et la coopération sociale des acteurs au sein de celle-ci. Pour y parvenir, Brechet et Desreumaux avancent l’idée d’une rationalité projective qui est mise en œuvre et sert à construire les choix stratégiques. Cela est vrai au niveau de l’individu, mais aussi de l’organisation. Les déterminismes qu’ils soient à chercher du côté des acteurs ou des structures doivent être relativisés. Les travaux de Boudon et Bourricaud (1989) soulignent que les comportements sont toujours le produit d’un effet de position (la position dans le contexte donné au moment de l’action avec ses forces et ses faiblesses…), mais aussi de disposition (les compétences et ressources cognitives ou mentales). La rationalité projective permet un dépassement au niveau de l’organisation et la qualifie comme un acteur. Celui-ci se donne des « intentions et des buts » (Simon, 1969). En se donnant des règles du jeu, l’organisation intervient et régule le jeu contractuel strict des acteurs individuels. Les règles posées participent à la régulation des relations entre parties prenantes internes. Le phénomène de création d’entreprise s’explique bien, en particulier par l’émergence de choix stratégiques qui se différencient de ceux des acteurs individuels. Par des règles et par sa capacité à adopter une rationalité projective, l’organisation s’autonomise partiellement. La capacité pour des agents décideurs de faire un choix entre des politiques dépend de manière ultime de savoir jusqu’où ils peuvent préserver leur autonomie dans leur environnement (Child, 1997, p. 48).

61 Il faut enfin rappeler que l’entreprise est un acteur cognitif. L’entreprise organisée est au centre d’un agencement de relations économiques mi-marchandes avec l’extérieur, mi-organisationnelles à l’intérieur. La vision d’une boîte noire comme intermédiaire entre des achats en amont et des ventes à des clients en aval avait l’avantage de la simplicité et ne considérait que l’échange marchand. L’organisation qu’est la grande entreprise moderne fait que les procédures de décision internes conduisent à des échanges fondés sur des rapports contractuels où se mêlent des éléments de pouvoir et d’agence. L’homme d’entreprise est devenu un homme d’organisation et les décisions se prennent dans un cadre hiérarchisé ou procéduré. En tant qu’organisation, l’entreprise développe deux propriétés distinctives que sont la connectivité et la durabilité (Bienaymé, 2000). La connectivité correspond à la solidarité construite des occupations, des tâches et des unités opérationnelles (divisions, filiales, etc.). Elle s’exprime à la fois dans le système d’information et de contrôle et dans l’organigramme.

CONCLUSION

62 La décision n’est pas qu’une réflexion, elle est d’abord une action. Elle engage en ce qu’elle est coûteuse pour l’individu comme pour l’entreprise. Elle engage dans le temps dans la mesure où l’action définit le présent mais emporte en général des conséquences sur l’avenir. La logique des choix individuels ne se limite pas à l’application d’une rationalité exogène parfaite et absolue. L’acteur construit sa rationalité dans l’action. Cette logique est complexe. L’approche des choix reste fondamentalement calculatoire, l’individu comme l’entreprise optimise et pour optimiser il faut évaluer et hiérarchiser. Cependant, cette tendance de fond bute sur les limites du calcul et de l’information. L’émergence d’un choix satisfaisant met fin au processus d’optimisation qui est un absolu impossible à atteindre. C’est l’idée d’une rationalité limitée qu’il faut retenir.

63 L’action définit un présent. La cohérence dans le temps des choix individuels est une condition de rationalité qui signifie que les choix successifs sont mis en perspective et en conformité. Faut-il pour autant figer dès maintenant l’avenir prévisible dans une même vision synoptique ex ante ? C’est certainement exiger trop et trop tôt. La temporalité des choix est importante elle rappelle que, dans les choix individuels, les individus attribuent une valeur psychologique au temps. Le prix du temps est complexe et ajoute une dimension en lui-même. Cette approche subjective complexe de la décision individuelle souligne la grande richesse du concept d’utilité. L’utilité décidée fruit d’un choix économique en est l’élément de base, mais les économistes classiques comme les travaux plus récents de l’économie expérimentale ont souligné l’importance d’une utilité ressentie dans les comportements qui ne résultent pas totalement ni uniquement de choix individuels.

64 Le passage à l’entreprise comme système organisé introduit une complexité supplémentaire par rapport aux choix individuels. L’autonomie partielle de l’organisation s’exprime au travers d’une rationalité projective et stratégique qui fait qu’elle est susceptible de construire une action dans son environnement, notamment en établissant des liens contractuels avec diverses parties prenantes. L’entreprise est le résultat de l’action des parties prenantes et non de leurs desseins en reprenant l’expression d’Adam Fergusson, contemporain d’Adam Smith pour qui le tout est « le résultat d’action humaine, mais pas d’un dessein humain ». C’est sans le savoir ni le vouloir que les hommes contribuent à l’ordre social et à l’émergence d’organisations intermédiaires que sont les entreprises (Rojot, 2003). La « main invisible » qui aboutit à la création d’un ordre – au sens que Hayek donne à ce terme – ne s’arrête pas aux marchés compétitifs. Le phénomène de création d’une action collective est une « autre » main invisible qui apporte une valeur ajoutée organisationnelle propre au-delà des desseins et des calculs des acteurs.

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Mise en ligne 11/02/2010

Notes

  • [1]
    Cf. art. cit. (p. 294).
  • [2]
    Cf. Frederick et al. (2002, p. 351).
  • [3]
    Idem.
  • [4]
    Les développements qui suivent s’inspirent de La Bruslerie et Pratlong (2008).
  • [5]
    Op. cit. (chap. 5, p. 100).
  • [6]
    Op. cit. (chap 18, p. 481).
  • [7]
    Op. cit. (chap 5, p. 102).
  • [8]
    Arrow (1976, p. 34 ; et plus généralement chapitre 2).
  • [9]
    Rapporté par Bréchet et Desreumaux (2008, p. 390).
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