Notes
-
[1]
Cette anecdote est relevée par Joffre et Kœnig (1992).
-
[2]
En 2003, les consoles représentent plus de 70 % des plates-formes utilisées (Friès, 2003, p. 8).
-
[3]
Dans le secteur du jeu vidéo en France, il y aurait eu entre le début 2000 et juillet 2002 plus de dépôts de bilan que pendant les dix années précédentes cumulées (Le Diberder, 2002, p. 2).
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[4]
Nintendo est également leader sur le segment des consoles portables (son produit actuellement sur le marché est la DS). Afin de simplifier les développements suivants, cette activité n’est pas abordée. La stratégie de Nintendo sur les consoles portables est notamment présentée dans Joffre et Plé (2007).
-
[5]
L’estimation exacte du coût d’une console est très délicate. Les chiffres mentionnés correspondent à une estimation moyenne obtenue par comparaison des données collectées. Pour la Wii par exemple, les coûts mentionnés dans les nombreuses études vont de 109 euros à 160 euros.
-
[6]
Le gameplay est le mécanisme ludique du jeu couplé à l’interface avec l’utilisateur (Puthod et Thévenard-Puthod, 2006, p. 324).
-
[7]
Notons que la victoire de Sony dans la bataille des DVD de haute définition (avec le Blu-Ray) renforce la valeur de son offre et pourrait lui donner une situation plus favorable face à Microsoft.
-
[8]
Voir par exemple, Les Échos, « Nintendo : y a-t-il une vie après la Wii ? », 30 avril 2008.
1En stratégie, la métaphore ludique est assez commode pour évoquer les situations concurrentielles. Dès 1969, les éditions Penguin publiaient Business Strategy, un ouvrage de textes proposé par Igor Ansoff, avec comme illustration de couverture un problème d’échecs dans lequel les blancs jouent et font mat en trois coups [1]. Plus récemment, la littérature sur les stratégies de rupture (par exemple Hamel, 1998), a repris la métaphore pour en montrer les limites : à l’inverse des échecs, la stratégie est un « jeu » dans lequel il est possible de modifier les règles. Cependant, comme le soulignent Lehmann-Ortega et Roy dans l’article qui ouvre ce dossier, la notion de « règle » reste fragile et mérite d’être précisée. Tout d’abord, il semble important de mieux définir ce que recouvre cette notion : que doit-on entendre par règle ? Quels en sont les différents types ? Ensuite, si de nombreux travaux traitent du résultat du jeu sur les règles, peu détaillent les mécanismes qui permettent ou non ce résultat. Enfin, si l’analyse de firmes telles qu’Intel (Demil et al., 2001) ou encore Sun (Garud et al., 2002) permet de comprendre comment une position dominante peut permettre la création des règles collectivement acceptées, le processus qui conduit une firme à abandonner des règles en vigueur tout en bouleversant à nouveau le jeu concurrentiel reste à étudier.
2Cette recherche repose sur l’étude de l’industrie du jeu vidéo. L’histoire récente de ce secteur révèle en effet qu’un de ses acteurs principaux, Nintendo, a rejeté les principales règles qu’il avait pourtant contribué à imposer. Cette situation semble propice à un approfondissement de l’approche par les règles. Quelles sont les motivations de la firme à jouer sur les règles ? Peut-on évaluer le degré de radicalité du changement des règles du jeu ? L’étude de cas permet-elle de déterminer des facteurs clés de succès ? La première partie revient sur les fondements théoriques de cette recherche. La deuxième partie présente le terrain étudié tandis que la troisième offre une synthèse des résultats et enseignements issus du cas.
I – L’APPROCHE DE LA RUPTURE PAR LES RÈGLES : POSITIONNEMENT ET OBJECTIFS DE LA RECHERCHE
Le management stratégique : une affaire de règles
3Les règles peuvent être définies comme des spécifications de comportement qui permettent de gérer la complexité et l’incertitude inhérentes à certaines activités. Cette notion n’est pas nouvelle dans le domaine du management stratégique. Dès 1965 (réédition de 1989), Igor Ansoff écrivait dans Corporate strategy, « la stratégie est une règle pour prendre des décisions ». L’élaboration de la stratégie consiste pour Ansoff en l’établissement d’un « noyau dur » de règles ( « économiques », « financières », « organisationnelles », etc.) qui vont guider les décisions et les actions et assurer constamment la conformité des décisions aux orientations générales de l’entreprise. Près de quarante ans après les travaux d’Ansoff, Eisenhardt et Sull (2001) ont réaffirmé l’importance des règles dans l’élaboration de la stratégie. Ces règles, quisont développées au sein des organisations et que nous proposons de nommer « micro-règles », s’avèrent particulièrement utiles pour coordonner activités et acteurs au sein de l’entreprise. D’abord, elles accélèrent la prise de décision ; ce qui constitue une source d’avantage concurrentiel dans un environnement changeant. D’autre part, elles améliorent la prédictibilité des comportements individuels et collectifs en donnant aux collaborateurs des critères clairs de décision. La règle est ainsi un cadre pour l’action.
4Cependant, la vie des organisations est également influencée par des règles qui se situent à un niveau supérieur. On doit essentiellement à la sociologie économique (incarnée notamment par DiMaggio et Powell, 1983 ; Granovetter, 1985) d’avoir montré à quel point ces règles peuvent influencer les comportements organisationnels. Elles naissent des interactions entre les organisations et constituent progressivement des représentations partagées et consolidées qui vont modeler leur comportement (Shalin, 1986). L’environnement des entreprises peut ainsi être envisagé comme un espace régi par un ensemble d’habitudes, de coutumes, de codes de bonne conduite, de normes professionnelles, que nous proposons de regrouper sous l’appellation générique de « macrorègles ». Un certain nombre de travaux en management stratégique ont, ces dernières années, insisté sur ce point à travers diverses expressions : « cadre stratégique de l’industrie », « recettes sectorielles », « sagesse conventionnelle », etc. (Lehmann-Ortega et Roy, dans le présent dossier).
5Ces macrorègles peuvent être tacites ou formalisées et s’appuyer ou non sur des structures dédiées (des associations professionnelles, des clubs d’entreprises cooptées, etc.). Si elles revêtent un caractère contraignant pour les acteurs, elles parviennent à voir le jour car chacun comprend qu’elles sont nécessaires au bon déroulement des interactions au sein du secteur ; en d’autres termes qu’elles sont contraignantes mais aussi habilitantes.
6La distinction microrègles/macrorègles est utile car elle permet de souligner que le manager dispose de leviers d’action à différents niveaux (le champ pour la macrorègle, l’organisation pour la microrègle). Il reste cependant que la distinction n’est pas forcément très tranchée, et ce pour deux raisons. D’une part, la microrègle peut représenter une traduction au niveau de la firme d’une règle plus générale active au niveau du champ et dont le respect est une priorité. D’autre part, l’évaluation des résultats obtenus grâce aux microrègles par les firmes concernées peut inciter ces dernières à en faire de véritables cadres collectifs pour des actions futures. Dès lors, l’ensemble des représentations individuelles va converger pour former une règle jugée légitime par l’ensemble des acteurs, c’est-à-dire convenable, adéquate, voire désirable.
II – LES QUESTIONS DU SUIVI OU DE LA CONTESTATION DES RÈGLES
7Loin d’être des données qui s’imposent de manière immuable, les règles sont des constructions sociales. Elles n’existent et ne sont respectées que parce que chacun y a intérêt. Nous concevons ainsi la règle comme l’expression claire de l’acceptation provisoire d’une manière de se comporter et d’agir, connue de tous, suffisamment structurante pour faire l’objet d’anticipationsraisonnables. Elle n’est donc pas définitive et reste l’enjeu de négociations et de remises en cause. En d’autres termes, les règles ne sont pas des « règles du jeu » éternelles qui s’imposent aux acteurs mais plutôt des « phénomènes naturels » susceptibles d’évoluer (Romelaer, 1998).
8La remise en cause des macrorègles est souvent le fait de nouveaux entrants qui, en imaginant des manières nouvelles de « faire des affaires », sont amenés à transgresser des règles historiquement établies. Dans son étude sur l’introduction de la presse quotidienne gratuite en région parisienne, Trouinard (2004) montre par exemple que les nouveaux entrants, Métro et 20 Minutes, sont confrontés à des règles fortement ancrées et respectées par les membres du champ de la presse payante. Ces règles constituent autant d’obstacles à franchir pour imposer le projet d’une presse gratuite. La transgression des macrorègles n’est cependant pas l’apanage des nouveaux entrants. Des firmes installées, voire dominantes, peuvent se lancer dans de telles stratégies dans l’espoir de prendre une meilleure position concurrentielle ou plus modestement de la maintenir. Roy (2005) montre, par exemple, comment les leaders du marché de l’exploitation cinématographique française ont bouleversé un certain nombre de règles pour régénérer le secteur et au final renforcer leur domination.
9Si l’on adopte une approche par les règles, la stratégie de rupture peut s’envisager comme le développement d’un projet qui non seulement remet en cause un certain nombre de règles partagées au sein du champ mais entre également en contradiction avec les microrègles instituées au sein de l’organisation. Il y a bien dans ce cas une contestation de la « pensée dominante » au sein du secteur qui n’est possible que parce que l’entreprise est capable de se comporter différemment. Cependant, si l’on retient la thèse de la sociologie économique, les firmes au sein d’un secteur ont une tendance naturelle à privilégier le renforcement des règles en vigueur. Les entreprises face à une situation fortement incertaine (l’introduction d’une technologie nouvelle par exemple) tendent à se référer à des formules ayant passé l’épreuve des faits et autour desquelles un consensus s’est constitué. Le défi de la perturbation consiste donc pour la firme déviante à faire accepter aux membres du secteur un projet qui s’oppose aux « façons de faire ». En d’autres termes, comment avoir un comportement déviant tout en légitimant socialement ce comportement (Guillotreau et Le Roy, 2002) ?
10Quand le projet subversif est développé par un acteur extérieur au champ, on peut aisément concevoir que ledit acteur, en ne partageant pas les mêmes schémas de penser, soit amené à développer un projet non respectueux des règles en vigueur. L’introduction des journaux gratuits dans le champ de la presse parisienne correspond à cette situation. Mais comment un acteur en place, qui a été amené à construire les règles et/ou à s’y soumettre, en vient-il à développer un projet subversif ? Quelles peuvent être ses motivations ? Quelles sont les conditions de la réussite d’une telle contestation ? L’étude de cas développée ci-après tente d’apporter des éléments d’explication.
III – LA PERTURBATION DES RÈGLES : LE CAS DE L’INDUSTRIE DU JEU VIDÉO
11Cette recherche repose sur une étude longitudinale de l’industrie du jeu vidéo, essentiellement au niveau des fabricants de consoles de jeu (encadré ci-dessous). Depuis une quinzaine d’années, ce secteur a connu d’importantes évolutions, dues essentiellement à l’arrivée d’acteurs nouveaux en provenance de l’électronique grand public (Sony) et de l’informatique (Microsoft). Ces entrées successives ont bouleversé les positions concurrentielles et même entraîné le retrait de fabricants historiques (Sega). Soumise à des sauts technologiques, cette industrie semble représenter un terrain d’étude susceptible d’améliorer notre compréhension des processus de formation et de remise et cause des règles du jeu. En particulier, la concurrence que se livrent depuis 2005 les fabricants à l’occasion du lancement des consoles de nouvelle génération est caractérisée par une remise en cause de règles historiques sous l’impulsion de Nintendo. Après une présentation du secteur, cette stratégie de rupture est abordée. Il s’agit tout d’abord de lister les principales règles en vigueur dans le secteur pour analyser ensuite la dimension subversive du projet de Nintendo au regard de ces règles.
DISPOSITIF DE RECUEIL DE DONNÉES
L’analyse menée spécifiquement pour cet article s’étend de la fin 2000 (annonce du lancement des consoles de sixième génération) à avril 2009 et repose essentiellement sur des données secondaires.
S’il semble désormais admis de produire des connaissances en s’appuyant sur ce type de données, leur utilisation implique cependant une procédure stricte de sélection du matériau empirique (Stewart, 1984). Deux types de données secondaires ont été utilisés. Nous avons tout d’abord des données secondaires « internes » avec les documents réalisés et diffusés par les firmes concernées et compilés sur la période. Ensuite, nous avons collecté différentes données secondaires provenant de la presse économique et des journaux dédiés à l’industrie du jeu vidéo. Ces données secondaires « externes » ont été obtenues par interrogation de la banque d’articles « Dow Jones Factiva » qui offre l’accès à 8400 titres de la presse française et étrangère en texte intégral. Au total, 22100 articles ont été sélectionnés par mots clés et constituent la base sur laquelle les informations ont été recherchées. Différentes recherches automatiques sur cette base ont ensuite permis de sélectionner les informations. Il s’agissait de mener des analyses lexicales automatiques destinées à faciliter le travail de description du contenu manifeste des articles collectés (Hlady Rispal, 2002, p. 143-154). L’utilisation du système d’alerte Google sur la période 2005-2009 et l’inscription à des forums en ligne de développeurs et d’utilisateurs ont également permis une détection des principaux événements sur le secteur et facilité la procédure de validation des données collectées. Enfin, pour enrichir la réflexion, des travaux de recherche menés sur le même cas et publiés dans des revues académiques ou des ouvrages ont été utilisés (Natkin et al., 2002 ; Schilling, 2003 ; Joffre et Plé, 2007) ainsi que des rapports destinés à des instances d’État (Beau et al., 2007 ; Friès, 2003 ; Le Diberder, 2002).
1. L’industrie du jeu vidéo : une présentation
12On considère généralement que l’industrie du jeu vidéo est née aux États-Unis en 1972 quand furent commercialisés « Pong » (Atari), le premier jeu sur borne d’arcade, et « l’Odyssey » (Magnavox) première console à brancher sur téléviseur. Depuis, cette industrie s’est considérablement développée sous l’effet conjugué des évolutions technologiques (capacités des machines, techniques de programmation, intelligence artificielle, réseaux informatiques), de l’amélioration des processus de production et de la spécialisation des acteurs sur des métiers spécifiques le long de la filière (fabricants, studios de développements, développeurs de logiciels de création, etc.). Depuis 1977, ce marché connaît une progression forte (13 % en moyenne aux États-Unis sur la période 1977-2001) même s’il est marqué par des cycles considérés comme « violents » par les professionnels (Le Diberder, 2002). En 2007, le marché mondial du jeu vidéo était estimé à plus de 28 milliards d’euros, ce qui le place au même niveau que l’industrie de la musique et largement devant le cinéma (18 milliards) (Beau et al., 2007). Les jeux vidéo sont conçus aujourd’hui pour trois types de terminaux : les bornes d’arcade, les micro-ordinateurs et les consoles. Pour ce dernier type de matériel, on distingue les consoles portables et les consoles de salon. Dans cet article, nous n’étudions que le marché des consoles de salon, matériels et jeux dédiés [2]. La quasi-totalité de la fabrication est assurée par trois sociétés : Microsoft, Nintendo et Sony. Ces firmes assurent l’essentiel de la R&D sur les machines, définissent les standards et réalisent l’assemblage des composants. Les investissements annuels réalisés dans la R&D « matériels » sont évalués à environ 1 milliard d’euros (Le Diberder, 2002).
13L’industrie du jeu vidéo est organisée de la manière suivante (Friès, 2003) : les fabricants conçoivent et proposent les consoles ; les fabricants « intermédiaires » conçoivent les matériels et logiciels dédiés à la création de jeux ; les studios de développement conçoivent et réalisent les jeux ; les éditeurs achètent les droits des jeux créés, les produisent (au sens du cinéma) et livrent les grossistes ; les distributeurs (magasins spécialisés ; grande distribution) assurent la commercialisation. Secteur à forte intensité capitalistique et à fort contenu technologique, le jeu vidéo apparaît comme une industrie de l’innovation pilotée par l’amont (Beau et al., 2007). En effet, les trois multinationales qui fabriquent les consoles, géants de l’électronique grand public et/ou de l’informatique, imposent aux différents acteurs les spécificités techniques et prennent en charge les « croisements technologiques » avec les autres secteurs (par exemple l’intégration des spécifications du DVD pour la fabrication de jeux sous forme de disques ou d’internet pour le développement de jeux en réseau). Le choix historique fait par les fabricants de privilégier une logique « propriétaire » en conservant un contrôle exclusif sur le matériel et leur poids économique renforcent leur pouvoir de négociation sur l’ensemble de la filière.Non seulement le fabricant se réserve de droit de refuser un titre proposé pour sa console, mais il exige en plus des niveaux élevés de royalties (au moins 20 % sur le prix de vente) accompagnés d’avances en trésorerie (en moyenne trois mois). Ajoutons enfin qu’en exerçant également le métier d’éditeur, les fabricants exacerbent la concurrence entre les jeux commercialisés. Engagés dans une course à l’innovation, les fabricants ont largement contribué à faire du jeu vidéo une industrie à cycle technologique très court, marqué par un renouvellement des consoles de jeu tous les 6 ans environ. Dans le même temps, l’introduction de technologies nouvelles et la recherche de performances toujours plus élevées rendent chaque cycle plus coûteux et plus complexe, notamment parce que de nombreux acteurs doivent renouveler leurs compétences et processus de production. Alors que le budget de développement d’un jeu « à potentiel mondial » pour la PlayStation 1 de Sony était de 2 à 3 millions d’euros, il fallait entre 4 et 7 millions d’euros pour la génération suivante, la PlayStation 2. Le développement de la quatrième version du jeu GTA pour PlayStation 3 a nécessité environ 20 millions de dollars (Les Échos, 30 avril 2008). Dans le même temps, les acteurs doivent intégrer le fait que 50 % des ventes d’un jeu sont réalisées au cours des trois premiers mois de sa commercialisation et que 80 % du chiffre d’affaires est réalisé avec 20 % des jeux. Le jeu vidéo est ainsi qualifié « d’économie dehits » (Friès, 2003, p. 10-11). Il s’agit peut-être de la seule industrie grand public où les ventes se réalisent quasi exclusivement sur des produits nouveaux. Contrairement à la musique ou au cinéma, les fonds de catalogue sont très peu exploités et 99 % des jeux disparaissent des circuits de distribution en moins d’un an (Le Diberder, 2002).
2. Les règles en vigueur dans l’industrie du jeu vidéo
14Typiquement, l’industrie du jeu vidéo est une « industrie de réseau » (Shapiro et Varian, 1999) qui connaît régulièrement des situations de compétition technologique pour au moins deux raisons. D’une part, la prédilection pour des logiques propriétaires et le refus de concevoir collectivement un « design dominant » (Jolly, 2008) poussent les fabricants à proposer régulièrement des produits nouveaux pour bousculer ou renforcer les positions concurrentielles. D’autre part, les technologies développées sont soumises de manière exacerbée à des « rendements croissants d’adoption » (Arthur, 1988). En d’autres termes, plus la diffusion d’une technologie nouvelle (incorporée dans une console de nouvelle génération) est importante en t et plus cette technologie a des chances de se diffuser davantage en t+1. La diffusion d’une console augmente son utilité auprès des utilisateurs, favorise l’apparition de produits complémentaires (les jeux notamment) et suscite le développement de technologies complémentaires qui assurent en retour un accroissement des performances et de l’utilité de la technologie première incorporée dans la console. En cas d’échec, il est possible d’être sorti du marché (comme le fut Sega après l’échec de sa console Dreamcast lancée en 1998 et retirée en 2001). En cas de succès, il est possible de bénéficier d’un monopole technologique, même si pour le moment, le marché a « accepté » la présence de trois standards incompatibles.
15L’analyse historique du secteur permet de mettre en exergue douze règles principales(tableau 1) en vigueur au moment où les consoles de septième génération sont annoncées.
16Les règles temporelles sont fortement ancrées dans le comportement des différents acteurs. D’une part, la durée moyenne de commercialisation d’une console semble s’être stabilisée autour de six ans. D’autre part, la transition d’une génération de console à l’autre est considérée comme unmoment critique pour bon nombre d’acteurs de la filière, notamment les éditeurs et les studios de développement. Or, cette transition a été particulièrement longue et mal gérée lors de l’apparition des consoles de sixième génération 2001-2002 [3]. Sony n’a massivement commercialisé sa PlayStation qu’à compter du printemps 2001, soit un an et demi après les prévisions initiales, tandis que Microsoft et Nintendo affichaient également des retards importants (lancements en 2002). D’une part, la forte attente générée chez les consommateurs a provoqué un effondrement des ventes de consoles de la génération en cours et de leurs jeux dédiés. D’autre part, les éditeurs et studios ont investi trop tôt sur des jeux de nouvelle génération. En outre, le retrait de Sega a également contribué à désorganiser le secteur (Friès, 2003, p. 8-10). Dès lors, les professionnels ont exprimé le besoin d’une meilleure visibilité sur le calendrier des lancements des consoles, ce qui a sans doute eu pour effet de renforcer la règle du « tempo » imposée par la technologie. La loi de la « puissance doublée », apparaît ainsi comme un outil de synchronisation, une convention tacite entre les différents acteurs de la filière, qui leur permet de stabiliser leur environnement et de sécuriser leurs anticipations sans annihiler leur capacité d’innovation. Cette « institution temporelle » (Demil et al., 2001) est d’autant plus importante dans le jeu vidéo qu’elle facilite le « portage » d’un jeu d’une console à une autre. Si un éditeur sait qu’au même moment les fabricants de console proposeront des machines à peu près équivalentes en termes de puissance, il peut envisager de créer un jeu pour une console et d’assurer ensuite son « transfert » vers une machine concurrente.
Principales règles en vigueur dans l’industrie du jeu vidéo en 2005
Type de règle | Définition de la règle |
1. Règles temporelles | 1.1. Le secteur est rythmé par le lancement des générations successives de consoles en moyenne tous les six ans. 1.2. L’industrie est poussée par la technologie. Chaque génération a des performances supérieures à la précédente et repose sur des technologies de plus en plus complexes et coûteuses. À chaque nouvelle génération de console, la puissance est doublée. |
2. Règles sur le modèle d’affaires des fabricants | 2.1. Une nouvelle console est vendue, en moyenne pendant deux ans, à prix coûtant. Les gains du fabricant proviennent de la vente de ses propres jeux et des royalties versées par les éditeurs tiers. 2.2. Le fabricant conserve une propriété totale sur la console et utilise pour les jeux des licences limitées. Il s’agit d’encourager les développeurs de jeux tout en gardant un fort contrôle sur les jeux produits. 2.3. Le cœur du marché, qui procure l’essentiel des revenus, est constitué des « geeks » ou « hardcore gamers ». La « proposition de valeur » du fabricant (caractéristiques techniques notamment) doit être conçue par rapport à ces clients types (schématiquement, un individu de sexe masculin entre 15 et 34 ans qui consacre plusieurs heures par semaine au jeu vidéo). 2.4. Le marché du jeu vidéo est classiquement segmenté en quatre types de jeu : les jeux de plates-formes, les jeux d’action ( « shoot them all »), les jeux de simulation (sport, gestion de villes, vol d’avion, etc.) et les jeux d’aventures. |
3. Règles de priorité | 3.1. Le succès d’une console est lié à la capacité à convaincre rapidement les « hardcore gamers », les passionnés avides de nouveauté et de performances techniques. 3.2. En l’absence d’un véritable attrait pour le fond de catalogue, le lancement d’une console doit s’accompagner d’une offre étoffée de jeux nouveaux dédiés pour augmenter son utilité. 3.3. L’effort de développement des studios est concentré en début de cycle d’une nouvelle génération de consoles pour intégrer les changements technologiques. |
4. Règle de compatibilité technologique | 4.1. Chaque nouvelle console d’un fabricant est incompatible avec les consoles des concurrents. 4.2. Afin de tirer profit de la base installée, une nouvelle console d’un fabricant doit être compatible avec les jeux de la précédente console du même fabricant. 4.3. Afin de tirer profit des interrelations technologiques, une console, en tant que produit de l’électronique grand public, doit être compatible avec des supports audios et/ou vidéos et offrir une connexion internet. |
Principales règles en vigueur dans l’industrie du jeu vidéo en 2005
17Une vie commerciale de six ans dans un secteur qui a parmi ses fournisseurs des fabricants de composants électroniques à évolution rapide (notamment les processeurs qui doublent de puissance tous les 18 mois) incite à proposer des changements radicaux entre les générations de consoles. Sans une amélioration très significative, le risque est grand de proposer du matériel vite obsolète par rapport à l’offre des fabricants d’ordinateurs. Ainsi, « Le jeu vidéo est pris dans une course à la nouveauté, à la performance high-tech et à la création originale » (Beau et al., 2007, p. 6). C’est ainsi que de la console 8 bits on est passé à 16 bits, puis 32 bits, puis 64 bits, et 128 bits aujourd’hui. Mais pour imposer une console de jeu nouvelle en un laps de temps réduit dans un secteur caractérisé par des rendements croissants d’adoption, les fabricants acceptent de vendre leurs consoles à prix coûtant et misent sur la vente de jeux dédiés. Cette règle a été instituée en 1985 par Nintendo avec le lancement de la NES. L’énorme succès de cette console a contribué à imposer cette règle chez tous les fabricants qui ont depuis imité cette caractéristique du modèle d’affaires de la firme nippone (Schilling, 2003). Pour générer des gains sur les jeux sous forme de royalties et aider au développement de la console, il est également nécessaire de privilégier les adeptes précoces, très sensibles à la nouveauté et beaucoup moins au prix. En proposant du matériel toujours plus complexe etonéreux, les fabricants ont été amenés à se focaliser sur les « gros joueurs » de jeu vidéo que de multiples études de marché ont détaillé : un individu de sexe masculin entre 15 et 34 ans. Comme l’industrie est devenue une économie de « hits », les éditeurs ont tendance à exploiter des licences très réputées (par exemple la licence FIFA pour les jeux de football utilisés par Electronic Arts) et de commercialiser des suites de jeux à succès (par exemple la série des « Tomb Raider »). Finalement, le marché du jeu est segmenté en quatre types de jeux et, comme les acteurs cherchent constamment à réduire les risques d’échecs, il est très difficile pour un studio de développement de proposer un nouveau concept (Puthod et Thévenard-Puthod, 2006). Dans le même temps, l’arrivée d’acteurs en provenance de l’électronique et de l’informatique a été propice à un abaissement des frontières entre secteurs d’activités. C’est ainsi que les règles de compatibilité ont évolué à la faveur de l’entrée sur le marché de Sony puis de Microsoft. Nintendo a longtemps privilégié des supports spécifiques : des cartouches de jeu jusqu’à la cinquième génération et des disques optiques de petit format pour la sixième. D’ailleurs, l’échec relatif de la Gamecube a été parfois expliqué par ce choix en faveur d’un support incompatible. Venant de l’électronique grand public, Sony a vu l’intérêt de proposer des consoles pouvant lire des formats audios puis vidéos. Chacune de ses consoles a apporté un supplément de valeur au client sur ce point. La PS1 pouvait lire des compact-discs (CD), la PS2 pouvait lire des CD et des DVD, la PS3 peut lire des CD, des DVD et des disques Blu-ray.
3. La Nintendo Wii : un projet subversif
18Nintendo est une entreprise japonaise fondée en 1889. Initialement spécialisée dans la fabrication de jeux de cartes, la firme s’est tournée vers les jeux vidéo à partir des années 1980. Nintendo a su s’imposer grâce à ses machines de troisième et quatrième génération comme le leader des fabricants [4]. En 1992, la firme détient 80 % du marché des consoles (Schilling, 2003, p. 9). Cependant, en 1994, Sony profite d’une rupture technologique (machines de cinquième génération) pour bouleverser les positions concurrentielles grâce à sa PlayStation 1. La domination de Sony est encore plus grande à partir de 2001. L’entreprise sort gagnante de la compétition technologique entre consoles de sixième génération. La PlayStation 2 est à ce jour la console la plus vendue de l’histoire de l’industrie avec environ 120 millions d’unités écoulées. La situation de Nintendo paraît alors difficile. L’échec relatif de sa console « Gamecube » (24 millions d’unités vendues) semble révélateur d’un inéluctable déclin sur un marché pourtant en croissance. Microsoft, dernier entrant sur ce marché est parvenu à se hisser à la deuxième place des fabricants (26 millions de XBox vendues).
(dates de lancement) Consoles | Ventes mondiales cumulées | Concurrents (cumul ventes) |
(1985) Génération 3 – NES | 62 millions | Sega Master System (13 millions) Nec PC-Engine (11 millions) |
(1990) Génération 4 – Super NES | 49 millions | Sega Megadrive (35 millions) |
(1996) Génération 5 – Nintendo 64 | 32 millions | Sega Saturn (10 millions) Sony PS1 (100 millions) |
(2001) Génération 6 – Gamecub | 24 millions | Microsoft Xbox (26 millions) Sega Dreamcast (11 millions) Sony PS2 (120 millions) |
La compétition technologique entre consoles de septième génération
Console | Date de lancement | Coût de fabrication en euros [5] | Prix de lancement | Cumul ventes mondiales en millions | |||
12/2007 | 06/2008 | 12/2008 | 04/2009 | ||||
MS XBox360 | 12/2005 | 400 | 400 | 14 | 19 | 22,5 | 24,5 |
Sony PS3 | 03/2007 | 600 | 600 | 5 | 12,5 | 16,5 | 19 |
Nintendo WII | 12/2006 | 135 | 250 | 18,5 | 25,5 | 36 | 42 |
La compétition technologique entre consoles de septième génération
Estimations à partir de données compilées.
19En décembre 2006, soit un an après Microsoft et sa XBox 360, l’entreprise nippone entre dans la bataille de la septième génération. Baptisée Wii, sa console est proposée à un prix de 250 euros soit exactement le même prix que son modèle précédent. Elle intègre d’emblée un système de jeu gratuit en ligne. Mais la grande nouveauté vient de la manette (baptisée Wiimote). Semblable à une télécommande, elle permet de pointer des objets sur l’écran et détecte les mouvements du joueur. Cette télécommande peut également être connectée à des extensions ou être intégrée dans des accessoires (volant de voiture, raquette de tennis, etc.). Le joueur n’est plus assis devant son écran, il doit réaliser les mouvements exigés par le jeu (par exemple imiter la frappe d’un joueur de baseball). En revanche, les graphismes sont considérablement simplifiés. La puce graphique de la Wii n’est pas aussi puissante que celles de la Xbox 360 ou de la Sony PlayStation 3. Plus largement, les performances techniques semblent limitées :absence de disque dur, impossibilité de lire des CD et DVD… Pourtant, le succès est fulgurant. Tandis que les ventes explosent (tableau 3), le cours de l’action Nintendo est multiplié par quatre entre 2005 et 2007. La firme termine son exercice 2007 avec un chiffre d’affaires en progression de 90 % et un résultat net qui augmente de 77,2 %.
20Les projets de Sony et Microsoft s’appuient globalement sur les règles en vigueur au sein du secteur. Les deux consoles sont présentées comme extrêmement puissantes et proposent des évolutions technologiques majeures. La PS3 de Sony intègre ainsi un microprocesseur « Cell » dédié au graphisme et un lecteur DVD de nouvelle génération, le Blu-Ray. En revanche, l’analyse du lancement de la Wii en termes de règles permet de mettre en évidence le caractère très subversif du projet. Si la console a été commercialisée à peu près au même moment que celles des concurrents (septième génération), ses qualités techniques sont loin d’être au même niveau (abandon de la règle 1.2 présentée dans le tableau 1). Au moment du lancement, de nombreux articles ont évalué la Wii comme une simple « Gamecube boostée » et ont pointé ses limites graphiques. Mais dans le même temps, l’utilisation de composants moins récents et moins performants et l’incompatibilité avec des supports audio et vidéo (refus de la règle 4.3) permettent de diminuer considérablement le coût de production. C’est ainsi que, tout en proposant le prix le plus faible, Nintendo parvient à casser la règle de la vente à prix coûtant (abandon de la règle 2.1). Mais avec une console moins puissante, il n’est plus possible de viser les « hardcore gamers » classiques. La « proposition de valeur » est considérablement modifiée (abandon de la règle 2.3). Le fabricant ne propose plus une performance technique mais une expérience ludique inédite grâce à sa nouvelle manette. Deux règles de priorité sont abandonnées. D’une part, l’objectif n’est plus de convaincre rapidement les joueurs typiques mais au contraire ceux qui ne jouent pas ou qui ont arrêté de jouer (abandon de la règle3.1). « Notre principal défi a été de mettre au point un appareil qui rassure les non-initiés », expliquait Shigeru Miyamoto, une des figures de la firme nippone, créateur au début des années 1980 du jeu « Super Mario » (L’Express, 6/03/2008). Pour ces derniers, la réédition d’anciens jeux peut être proposée avec un gameplay [6]amélioré grâce à la manette (abandon de la règle 3.2). Le lancement de la Wii s’accompagne ainsi d’une commercialisation d’anciens jeux à succès. Par exemple, dans le jeu « Mario Kart », la moitié des circuits proposés sont des reprises des versions précédentes du jeu pour les anciennes consoles. Dans le même temps, des jeux nouveaux dédiés à des non-spécialistes sont proposés, contribuant ainsi à renouveler la vision du marché et de ses différents segments (abandon de la règle 2.4).
21Finalement, sept règles sur les 12 identifiées sont contestées par Nintendo. L’objectif de la troisième partie est de mettre en exergue et de discuter les enseignements qu’il est possible de retirer de cette contestation.
III – ENSEIGNEMENTS DU CAS ET DISCUSSION
22Trois points sont discutés dans cette troisième partie. Il s’agit tout d’abord d’évaluer la nature de la rupture introduite par Nintendo sur les règles du jeu. L’objectif est ici de mettre en évidence les apports du cas à la littérature sur la rupture. Ensuite, nous revenons sur les motivations de l’acteur historique à contester les règles du jeu. Comment un tel projet subversif a-t-il pu naître au sein de cette firme ? Enfin, une discussion des conditions propices à une stratégie de rupture que l’étude de cas permet de mettre en exergue est proposée. Ce dernier point permet de s’interroger sur la « réplicabilité » d’une telle stratégie dans un autre contexte.
1. La nature du changement introduit par Nintendo
23Avec cette étude de cas, il est possible de participer à la compréhension des différentes facettes de la rupture. L’analyse du cas rappelle que l’innovation est multidimensionnelle, pas seulement technologique. Si la Wii apparaît comme une véritable innovation de rupture, c’est bien plus par les usages nouveaux qu’elle autorise que par les technologies qu’elle mobilise. La qualité des jeux, bien évidemment liée aux capacités des technologies, n’est pas non plus particulièrement aboutie (notamment le graphisme). Ainsi, le recours à la technologie n’est pas impératif pour initier une stratégie de rupture.
24Sur un marché concurrentiel, très évolutif et finalement assez étroit (les adolescents et jeunes adultes), le risque est grand d’une compétition technologique acharnée pour l’accès à des clients toujours plus exigeants. Les coûts de développement des consoles et des jeux s’en ressentent et au final, le prix payé par le consommateur peut devenir prohibitif, tant pour l’acquisition de la console que des jeux (souvent 60 euros). Le lent décollage de la PS3 et la nécessité pour Sony de baisser le prix de sa console témoignent de la difficulté de résoudre l’équation innovation technologique/prix, malgré la volonté de la firme d’apporter un supplément de valeur en permettant la lecture des DVD haute définition [7]. Afin de s’exonérer de cette contrainte de plus en plus forte, Nintendo a donc décidé de redéfinir le périmètre de son marché et par conséquent les usages de ses jeux. Il y a bien ici rupture par extension d’un marché. Le cas Nintendo montre ainsi qu’en situation de compétition technologique, il est possible de diminuer l’intensité de la compétition en se focalisant sur une population d’utilisateurs différente et susceptible de valoriser des éléments spécifiques, tout en maintenant une incompatibilité totale entre les technologies en concurrence.
25Il reste que cette extension de marché a nécessité expérimentation, apprentissage des clients et modification de leurs représentations cognitives. C’est pourquoi, la stratégie de rupture opérée avec la sortie de la console Wii doit être replacée dans une perspective plus large. En effet, l’expérience accumulée avec la console de poche DS constitue un premier jalon d’une démarche visant à renouveler la vision dujeu vidéo, préfigurant la rupture à venir. Aux côtés de jeux plus classiques, Nintendo a en effet développé pour la DS, des produits au positionnement très différent, ciblés autant pour les garçons que pour les filles, les hommes que les femmes. Le test DS étant concluant, la généralisation de cette vision nouvelle du jeu sur console pouvait être envisagée. Outre les adolescentes et les femmes, les seniors deviennent une cible accessible pour la Wii. En 2008, Nintendo a commercialisé un nouvel accessoire pour sa console, le « Wii Fit ». Il s’agit d’une balance qui se pose devant le téléviseur. Sensible à la pression des pieds, elle détermine le centre de gravité, le poids, la position et les mouvements du joueur. Il s’agit pour Nintendo de proposer des exercices comme le yoga, la musculation, des jeux d’équilibre et un programme de remise en forme.
26Faire adopter le jeu vidéo par des consommateurs a priori éloignés de cet univers requiert non seulement de retravailler les contenus (jeux « intelligents », « serious games », etc.) mais aussi les compétences requises pour l’utiliser. Dans l’approche standard du jeu, l’utilisation de la manette (et des nombreuses combinaisons de touches à mémoriser, différentes pour chaque jeu) nécessite un temps certain pour que les compétences requises par son utilisation soient acquises. Pour les seniors cet investissement peut s’avérer rédhibitoire. Il faut donc proposer une technologie de commande du jeu qui soit intuitive. La manette de la Wii permet de simuler des gestes (du golfeur, du boxeur, du joueur de tennis, etc.), ce qui renforce son caractère intuitif, convivial et offre un certain réalisme à l’action.
27Indiscutablement, le projet Nintendo repose sur une proposition de valeur largement renouvelée. D’ailleurs, la presse économique [8] a largement présenté ce cas comme un exemple emblématique de « stratégie océan bleu » (Kim et Mauborgne, 2005). Cependant, cette proposition de valeur inédite n’est possible que par l’abandon d’un nombre important de règles, notamment financières. C’est cet abandon qui est de nature à perturber les concurrents malgré le non-alignement de Nintendo en termes de performances techniques. Sony et Microsoft, constatant le niveau décevant de leurs ventes ont d’ailleurs tenté, à partir de 2007, de réagir en manipulant la variable prix et en modifiant certaines caractéristiques techniques (suppression d’un microprocesseur pour Sony, baisse importante du prix pour Microsoft). Il nous semble ainsi qu’une approche en termes de règles permet une analyse plus fine du cas. Si la proposition de valeur au client est largement modifiée (abandon de la règle 2.3), si le client se trouve lui-même reconsidéré, il ne faut pas oublier que la rupture porte sur d’autres dimensions, et particulièrement sur la redéfinition de règles instaurées par les acteurs historiques du secteur, dont la firme elle-même.
2. La genèse du projet subversif : quelques explications
28La gestion des entreprises de haute technologie nécessite de trouver des réponses originales à des questions délicates en matière d’innovation (Maidique et Hayes, 1984). Ils’agit notamment d’apporter des réponses aux besoins du personnel de R&D qui apprécie l’autonomie, la fierté intellectuelle et la poursuite d’efforts scientifiques, valeurs qui ne vont pas forcément dans le sens des intérêts de l’entreprise. L’ingénieur de R&D peut avoir une tendance naturelle à s’enfermer dans des défis technologiques. Il voit dans l’innovation une occasion de valoriser ses actions, d’obtenir un statut, des responsabilités nouvelles (Broustail et Fréry, 1993, p. 190-193). Dans le secteur du jeu vidéo, on peut constater parfois une telle « vanité de l’ingénieur » (Puthod et Thévenard-Puthod, 2006, p. 343) à proposer une solution supérieure à ce qui existe déjà.
29Pour réussir l’alignement entre les objectifs stratégiques de l’entreprise et les besoins individuels des personnels de R&D, le partage de la vision stratégique semble déterminant. Des travaux récents ont insisté sur l’idée que la vision stratégique est un facteur de mobilisation et de cohérence organisationnelle (Joffre et al., 2006). En donnant une direction, elle légitime tout autant que suscite les projets allant dans le sens du futur désiré et donne donc du sens à l’action collective.
30Le cas de Nintendo semble remarquable sur ce point. Certes, on peut envisager que le lent déclin de la firme face à ses concurrents (tableau 2) a favorisé en interne la prise de conscience de la nécessité de changer radicalement les manières de faire pour sortir de l’impasse. Il reste que dès 2002, c’est-à-dire en plein développement commercial de la console Gamecube, les dirigeants ont fait part de leur intention de se démarquer de la concurrence. C’est ainsi que Satoru Iwata, président de Nintendo, déclarait dans le rapport annuel de 2002 :
31« Aujourd’hui, la quête incessante de jeux au graphisme toujours plus réaliste et plus complexe approche ses limites et cette vieille formule qui garantissait le succès n’est plus efficace. Maintenant plus que jamais, il est nécessaire d’adopter une nouvelle approche pour jouer au jeu vidéo. » (traduction de Joffre et Plé, 2007, p. 51).
32Ces propos, tenus quatre ans avant le lancement de la Wii, témoignent si ce n’est du caractère visionnaire du point de vue de la direction, en tout cas de son obstination à faire advenir un futur désiré. Tout au long du projet de développement, la direction a constamment cherché à mettre en avant auprès des équipes la nécessité de bouleverser les façons de faire. Deux anecdotes sont sur ce point significatives : le nom du projet en interne était « Revolution » et la direction définissait la console en développement comme « New-Gen » (nouvelle génération) refusant le terme « Next-Gen » (prochaine génération) couramment utilisé dans le secteur. Au total, 1800 développeurs (soit plus de la moitié des effectifs) ont été affectés au projet avec pour mission de « repenser l’expérience du jeu ». Parallèlement, des études auprès des anciens joueurs ont été menées pour comprendre les raisons de l’abandon du jeu vidéo (Stratégies, 7 mai 2008). Le développement de la Wii correspond donc bien à un processus où le comportement des acteurs découle des orientations impulsées par la direction et consiste à traduire au niveau opérationnel la vision.
3. Les conditions propices à une stratégie de rupture : des enseignements
33Une question centrale dans les travaux sur les stratégies de rupture est celle de l’acceptation des bouleversements par les acteurs du secteur. En introduisant la notionde règle, le processus de diffusion d’une innovation peut être vu comme une quête de légitimité de la part du perturbateur. Le défi consiste à modifier les règles du jeu concurrentiel tout en continuant à paraître légitime aux yeux des acteurs qui fournissent des ressources clés.
34Dans le cas de Nintendo, deux caractéristiques semblent avoir joué en faveur de la légitimation du projet. D’une part, la firme est un acteur historique du champ. Elle est entrée sur le marché du jeu vidéo au milieu des années 1980 et a largement dominé le secteur. Nintendo a contribué au développement de l’industrie et a été à l’origine de bon nombre de règles, notamment sur le modèle d’affaires qu’un fabricant doit adopter (Schilling, 2003). D’autre part, l’industrie est fondamentalement pilotée par l’amont. Les fabricants de console sont dans une situation oligopolistique, éditent leurs propres jeux et collaborent avec les éditeurs indépendants, souvent avec des contrats d’exclusivité.
35Il reste qu’en cas d’interdépendance très forte des acteurs, la rupture peut déstabiliser fortement la filière, et particulièrement la firme qui l’initie. En situation de compétition technologique, la manœuvre peut être très risquée. En effet, la rupture peut rendre les interrelations technologiques plus difficiles à exploiter et diminuer ainsi l’offre des produits complémentaires. En abandonnant la règle de la puissance doublée (les professionnels estiment que la Wii a une puissance 1,5 fois plus importante que la génération précédente), Nintendo complique en effet la tâche des studios et éditeurs en ne leur permettant pas d’adapter aisément pour cette console les jeux à succès de la XBox 360 et de la PS3. La manette particulière de la Wii est également de nature à rendre le portage plus délicat. De nombreux éditeurs (notamment le numéro un mondial Electronic Arts) ont ainsi été très perplexes face aux orientations prises par Nintendo et ont initialement peu développé de jeux dédiés, préférant consacrer leurs investissements aux jeux pour Sony et Microsoft.
36Pour qu’une telle attitude de la part des « complémenteurs » ne nuise pas au succès de la console, il était nécessaire pour Nintendo de disposer de compétences en développement et commercialisation de jeu. En s’appuyant sur ses produits phares (Mario, Pokémon, etc.) proposés par sa propre filiale édition, Nintendo a pu amorcer son catalogue, afin de permettre la diffusion de la console. Dans un second temps, le lancement réussi a sécurisé les studios et éditeurs de jeux. C’est ainsi qu’Electronic Arts a décidé en octobre 2007 de créer en son sein une activité « casual games » (c’est-à-dire les jeux accessibles aux non-initiés) pour profiter pleinement du succès de la Wii.
37Finalement, il apparaît que la firme perturbatrice bénéficiait dans ce cas d’un certain nombre de ressources clés lui permettant de peser sur les évolutions du secteur :
- des ressources relationnelles liées au nombre et à la position des partenaires susceptibles de soutenir les actions menées (fort pouvoir de négociation, contrats d’exclusivité, etc.) ;
- des ressources médiatiques liées à la réputation de la firme à l’intérieur du secteur ;
- des ressources technologiques liées notamment aux technologies maîtrisées sur la fabrication de matériels et de jeux et aux politiques de cession de licences à l’intérieur du secteur.
CONCLUSION
39L’objectif de l’article était double. Il s’agissait tout d’abord de montrer en quoi les manœuvres disruptives des firmes peuvent être mieux appréhendées par l’adoption d’une approche de la stratégie par les règles. Ensuite, afin de contribuer au développement d’une telle approche, nous avons cherché à comprendre le processus par lequel une firme est conduite à abandonner les règles qu’elle a contribué à imposer tout en bouleversant à nouveau le jeu concurrentiel. En étudiant l’industrie du jeu vidéo, il a été possible d’identifier un tel projet avec le développement de la console Wii par Nintendo. Après avoir évalué la nature de la rupture initiée, des enseignements sur la genèse du projet et son acceptation au sein du secteur ont pu être dégagés. Il apparaît notamment que la position favorable de la firme (pionnier disposant d’un pouvoir fort sur l’ensemble de la filière) et sa possession de ressources clés ont joué un rôle essentiel dans le développement du projet. Bien entendu, un certain nombre de critiques peuvent être faites à la fois sur la méthode retenue pour l’analyse et sur le choix du cas lui-même. D’une part, l’industrie du jeu vidéo possède sans doute plusieurs caractéristiques la rendant propice à l’émergence d’un tel projet chez un fabricant. Il paraît déjà important de tester nos conclusions dans des secteurs d’activités différents. D’autre part, cette étude de cas correspond, avec la compétition entre machines de septième génération, à l’analyse d’une réalité en cours de constitution. Il est encore très difficile d’envisager le résultat des initiatives menées actuellement par les acteurs du secteur. Le succès de la Wii semble indiscutable sur la période étudiée. Il reste cependant probable que le secteur connaisse encore des évolutions rythmées par des sauts technologiques. Sony et Microsoft décideront sans doute de profiter à leur tour des segments de marché découverts par Nintendo. De plus, les possibilités de téléchargement et le développement des jeux en réseau contribuent à l’émergence de nouveaux modèles économiques, voire de nouveaux acteurs, susceptibles de remettre en cause les positions concurrentielles.
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Notes
-
[1]
Cette anecdote est relevée par Joffre et Kœnig (1992).
-
[2]
En 2003, les consoles représentent plus de 70 % des plates-formes utilisées (Friès, 2003, p. 8).
-
[3]
Dans le secteur du jeu vidéo en France, il y aurait eu entre le début 2000 et juillet 2002 plus de dépôts de bilan que pendant les dix années précédentes cumulées (Le Diberder, 2002, p. 2).
-
[4]
Nintendo est également leader sur le segment des consoles portables (son produit actuellement sur le marché est la DS). Afin de simplifier les développements suivants, cette activité n’est pas abordée. La stratégie de Nintendo sur les consoles portables est notamment présentée dans Joffre et Plé (2007).
-
[5]
L’estimation exacte du coût d’une console est très délicate. Les chiffres mentionnés correspondent à une estimation moyenne obtenue par comparaison des données collectées. Pour la Wii par exemple, les coûts mentionnés dans les nombreuses études vont de 109 euros à 160 euros.
-
[6]
Le gameplay est le mécanisme ludique du jeu couplé à l’interface avec l’utilisateur (Puthod et Thévenard-Puthod, 2006, p. 324).
-
[7]
Notons que la victoire de Sony dans la bataille des DVD de haute définition (avec le Blu-Ray) renforce la valeur de son offre et pourrait lui donner une situation plus favorable face à Microsoft.
-
[8]
Voir par exemple, Les Échos, « Nintendo : y a-t-il une vie après la Wii ? », 30 avril 2008.