Notes
-
[1]
La juridiction consulaire de Paris a été créée par l’édit de 1563; elle rend 300 à 400 jugements par jour d’audience.
-
[2]
Pour une vision d’ensemble du droit de la faillite, voir Hilaire (1986, p. 305-41) et, sur les différents types de contrats – sauf-conduit, atermoiement, etc. –, Antonetti (1988, p. 4-11).
-
[3]
L’ordonnance de 1673 laisse les créanciers privilégiés et hypothécaires libres de s’associer ou non aux arrangements passés par les créanciers chirographaires avec le débiteur. Tous les créanciers doivent présenter aux directeurs devant notaire les titres et contrats de leurs créances et fournir copie avec état des arrérages et des frais dus, sous peine d’être exclus.
-
[4]
Les créanciers unis ne tombent pas toujours d’accord : l’unanimité demande discussion. En voici un exemple : « … surquoy la matière mise en délibération la majeure partie des créanciers avait été d’avis de faire remise audit sieur Brianchon d’un quart du principal ensemble des intérêts et frais, mais M. Presle l’un des créanciers de la majeure partie [Brianchon lui doit 25703 livres] a observé que leur débiteur n’était pas homme à profiter d’une remise sur le principal ainsi tous se sont réunis à n’accorder la remise que des intérêts et frais et des délais pour le payement du capital » (Jean Charles Brianchon, tapissier, atermoiement et remise, 3 février 1790, et. XCII.950).
-
[5]
Paul de Seriny, orfèvre joaillier, contrat d’union, 29 octobre 1715, et. CXV.363 (mis en italique par nous). L’argument est souvent repris : « Les sieurs créanciers s’unissent ensemble pour ne former qu’un seul et même corps de créanciers et agir en nom collectif pour éviter les frais » (René Guyard, tapissier, union et abandon, 7 octobre 1779, et XXVII.406, mis en italique par nous).
-
[6]
Sur 967 actes parisiens analysés pour la période 1714-1717, Guy Antonetti a dénombré 567 contrats d’atermoiement ou de remise et 221 saufs-conduits, soit les quatre-cinquièmes des faillites (Antonetti, 1988, p. 5-9).
-
[7]
Joseph Bonein, mercier, convention, 27 janvier 1782, et. XXIX.566.
-
[8]
Cf. l’article de Nicolas Praquin dans ce même numéro.
-
[9]
Archives de Paris, D4B6 64-4154, 1777, Jacques Abraham Guy, bijoutier.
-
[10]
S. Kaplan souligne le même amalgame chez les boulangers (1996, p. 434-435). Certaines pertes sont particulièrement saumâtres, comme celle que doit essuyer ce mercier qui, de retour de voyage, retrouve sa femme mariée à un autre et doit intenter un procès pour faire annuler le mariage : « Pour le procès que le dit sieur Martinet a eu au sujet du second mary que sa femme avait épousé pendant son voyage à Londres l’ayant crû mort, ce qui lui a coûté tant pour faire déclarer ce second mariage nul que pour rembourser le second mari de ce qu’il avait donné à sa femme… 3000. » (Martinet, bijoutier puis horloger, 1780, D4B6 63-4077).
-
[11]
Pour l’aspect historiographique de la question, cf. l’article de Nicolas Praquin dans ce numéro.
1Au XVIIIe siècle, le recours généralisé au crédit est une réponse au problème de la mobilisation et de la mobilité de l’argent, en l’absence d’institutions de crédit et de marché financier spécialisé. Les besoins du commerce sont satisfaits par le système monétaire et de crédit traditionnel (excepté les années de l’expérience de Law), basé sur les banquiers privés et les vieilles techniques de change. Les marchands, hommes d’argent par excellence, participent activement aux réseaux de crédits locaux, à l’instar des notaires (Hoffman et al., 2001; Léon, 1970, p. 610 sqq.). La boutique est une des plaques tournantes du crédit, et ce n’est pas le moindre de ses attraits. Mais la contre-partie est rude car les commerçants sont pris dans l’enchevêtrement du crédit : ils vivent entre ceux qui leur doivent de l’argent et ceux à qui ils en doivent; « équilibre précaire, au bord, sans fin, de la culbute » (Braudel, 1979, II, p. 157). La question clé est bien le contrôle du crédit, de lui dépend la réussite ou l’échec de l’entreprise, si petite soit-elle. Qui dit crédit, dit facilité de paiement, rapidité de l’échange et gains. C’est l’huile des rouages (Muldrew, 1998, p. 101), qui entraîne aussi vulnérabilité et incertitude : une chronologie mal contrôlée, la défaillance d’un riche client…, l’interdépendance peut devenir redoutable et provoquer une cascade de faillites. Le crédit favorise l’échange mais en lui associant le risque. Il est dangereux mais incontournable. Comment les boutiquiers gèrent-ils le temps, cette donnée inéluctable et imprévisible, et l’art de la synchronisation, qui est au cœur de la domination économique ? Comment maîtrisent-ils les flux et les jeux d’argent, sous leurs formes variées ? Bref, comment font-ils face à l’incertitude (Lepetit, 1999, p. 252, p. 277-280; Grenier, 1996, p. 425)? Dans le domaine du petit commerce, la réponse peut se lire dans l’étude des textes réglementaires, des livres de comptes et des bilans, qui dévoilent les nuances entre normes et pratiques. Deux angles d’approche sont ici privilégiés pour saisir, à travers la faillite, l’entrelacement des pratiques sociales, judiciaires et comptables, caractéristique de l’Ancien Régime : d’une part, le droit des faillites, qui met en avant l’entre-soi marchand; d’autre part, la comptabilité de faillite, instrument technique et juridique qui en est encore, du moins dans le milieu boutiquier, à ses balbutiements.
I – LE DROIT DES MARCHANDS, ENTRE LÉGISLATION ET PRATIQUES SOCIALES
2L’ordonnance du commerce de 1673 marque une première tentative d’unification du droit des marchands. S’adressant à la fois aux négociants et aux détaillants, la loi définit les cadres stricts, soumis à contrôle, dans lesquels doit se refléter toute l’activité commerciale. Peu compréhensible à force de concision, le texte juridique fut commenté dans de multiples manuels, dont le plus célèbre est celui qu’écrivit l’un de ses concepteurs, Jacques Savary (le Parfait négociant, 1675). Malgré les sanctions prévues, la loi fut appliquée avec une certaine nonchalance, d’autant qu’elle ne clarifiait guère les relations entre les différentes juridictions en charge des affaires commerciales. Lors des litiges qui les opposent, les marchands ne s’en remettent à la justice royale qu’en dernière extrémité, lui préférant de loin une procédure collective et un règlement à l’amiable, illustrés par la « loi de l’atermoiement ».
1. Le code Savary : une justice de l’entre-soi
3Sous l’Ancien Régime, le droit de la faillite repose sur l’ordonnance de 1673, complétée au XVIIIe siècle par plusieurs déclarations royales. La loi fait partie de la grande entreprise régulatrice lancée par Colbert dans le domaine économique (Minard, 1998). Pour le législateur, la défaillance des entrepreneurs intéresse le bien commun, d’où la nécessité de lutter contre le désordre du commerce et la confusion avec laquelle les négociants tiennent sciemment leurs registres (Colbert). Le législateur, suspicieux, veut pouvoir facilement distinguer les banqueroutes frauduleuses d’avec les autres défaillances (Lemarchand, 1993, p. 113-122).
4Comme le commerce est la source de l’abondance publique et la richesse des particuliers, nous avons, depuis plusieurs années, appliqué nos soins pour le rendre florissant dans notre royaume. […] Ces établissements ayant eu le succès que nous en attendions, nous avons cru être obligés de pourvoir à leur durée par des règlements capables d’assurer, parmi les négociants, la bonne foi contre la fraude, et prévenir les obstacles qui les détournent de leur emploi par la longueur des procès, et consomment en frais le plus liquide de ce qu’ils ont acquis (code Savary, préambule).
5À Paris, trois principales juridictions sont chargées des affaires de négoce, ce qui provoque d’incessants conflits de compétence (voir annexe 1 : « Les querelles de compétence entre justices consulaire et ordinaire »): le Châtelet, la juridiction consulaire, le Bureau de la ville ou prévôté des marchands et échevins. L’ordonnance de 1673 défère la compétence en matière de faillite aux juges royaux mais donne le pouvoir de vérifier les créances, les états de dettes, les registres de comptes aux juridictions consulaires. Une déclaration de 1715 confère une compétence absolue aux magistrats consulaires jusqu’au 1er janvier 1716; elle va être renouvelée par diverses prorogations jusqu’en 1732, voire plus tard, sauf pour Paris. Suite à la réaction du Châtelet, la déclaration de 1739, applicable à Paris, dispose seulement qu’en toutes faillites et banqueroutes, les magistrats royaux ne recevront pas d’affirmations de créances et n’homologueront aucun contrat d’atermoiement sans que les titres aient été examinés par les juges et consuls (Dupieux, 1934, p. 134; Lafon, 1973, 1979, p. 113-134) [1].
6Nonobstant les lois, le droit de la faillite est par essence empirique, issu d’une réflexion commune et d’une procédure collective, dominées par la volonté de régler le contentieux à l’amiable [2] (voir encadré « Le déroulement de la faillite »). Le code Savary se borne à conférer force obligatoire aux décisions collectives des créanciers, sans détailler la nature et le contenu des « résolutions prises dans l’assemblée des créanciers » (titre XI, art. 5, voir annexe 2 : « Ordonnance de 1673-extraits »). Les actes de la pratique, issus des délibérations collectives de créanciers, élaborés empiriquement pour servir de règlement aux faillites, sont devenus l’expression commune du droit des marchands, que faillis et créanciers opposent à ce qu’ils nomment la « procédure extraordinaire », c’est-à-dire la justice royale, Châtelet et Parlement. La faillite met face à face les créanciers et leur débiteur; elle ouvre sur un espace de discussion où les premiers font valoir leurs titres et le second sa bonne foi : litige et arbitrage ne sont pas antinomiques (Shaw, 2006). Jugé par ses pairs, le failli doit restaurer la confiance et trouver les arguments pour éviter le pire, la contrainte par corps et la saisie des biens, ou pour se faire libérer s’il est emprisonné. Il propose une solution à laquelle se rallient, ou non, les créanciers. Ceux-ci sont à la fois juges et parties puisqu’ils cherchent à se faire rembourser mais appartiennent au même monde que le failli. Tant les textes normatifs que les documents d’archives – concernant ici le milieu des boutiquiers parisiens de luxe et demi-luxe, tels que bijoutiers, joailliers, tapissiers – mettent au premier plan la collégialité, le pragmatisme et l’esprit de conciliation, non par philanthropie, bien sûr, mais parce que l’arrangement entre les parties paraît le plus sûr moyen de se faire payer, au moins en partie (Kaplan, 1996, p. 426; Hilaire, 1986, p. 305; Shaw, 2006):
« ils [les créanciers] ont cru ne devoir point laisser ledit sieur Caplain dans la situation critique ou elle [sic] se trouve et pour coopérer autant qu’il est en eux a l’en retirer lui donner des marques de leur bonne volonté » (Romain Caplain le Jeune, tapissier, atermoiement, 23 janvier 1792, et. LXV.507).
LE DÉROULEMENT DE LA FAILLITE
2. La « loi de l’atermoiement »: des pratiques marquées par la recherche de l’entente
8Jusqu’au système des tribunaux de commerce mis en place par le code de commerce (1807), les arrangements notariaux et amiables sont le processus habituel de gestion des faillites. En dépit de la stratégie d’évitement de la justice royale par les acteurs, la procédure est entourée de solides garanties et se déroule devant notaire (Guyot, 1784-1785, I, p. 696). Première étape à la résolution commune de la crise, la formation de l’union des créanciers ne va pas de soi : selon le type de créance, le droit diffère et il est possible de refuser l’union; en ce cas les refusants obligent les créanciers unis à faire homologuer toute décision prise en assemblée [3]. Pour se constituer en corps, ceux-ci doivent choisir parmi eux directeurs ou syndics, chargés du déroulement des opérations de concert avec le notaire (encadré « La direction et l’union des créanciers »).
9L’union n’est pas un vain mot. Les assemblées, nombreuses, sont un lieu de discussion serrée où s’élabore, en un commun accord, une solution à la crise : « ayant délibéré ensemble », « ayant mûrement réfléchi », « après avoir examiné led. état et réfléchi entr’eux sur le party le plus convenable à leurs vrais intérêts », « après avoir vu et examiné […] et avoir reconnu », « après avoir pris connaissance […] il a été unanimement arrêté et délibéré », « après avoir conféré entre eux, sont demeurés d’accord de ce qui suit », « ont unanimement accordé », « considérant la nécessité de s’entendre entr’eux », etc. La nécessité de s’entendre: la formule exprime le fondement même de l’union des créanciers, c’est-à-dire réussir à régler les comptes entre soi, malgré les inévitables tiraillements, pour diminuer les frais, surtout, et raccourcir les longueurs dans la discussion en justice [4]. La ligne de conduite adoptée est d’éviter les inconvénients de la procédure judiciaire au maximum, elle est parfaitement explicitée par l’attendu du bilan de Paul de Seriny :
« … lesquels estans informés du mauvais état des affaires dudit sieur Seriny qu’aucuns de ses créanciers ont saisy et exécuté ses meubles et fait saisir réellement ses immeubles craignant que les différentes procédures et l’établissement de plusieursprocureurs ne causent des frais considérables et des longueurs dans la discussion en justice des biens dudit sieur Seriny, ce qui causerait préjudice auxdits sieurs créanciers et diminuerait de beaucoup le produit des effets qui doivent servir à leur payement, se sont assemblés pour prévenir à ces inconvénients et aviser à prendre de concert un party favorable à leurs intérêts et après avoir délibéré entr’eux ils sont convenus et demeuré d’accord de ce qui suit, c’est à savoir que lesdits sieurs créanciers se sont par ces présentes uny et s’unissent pour faire par le ministère d’un seul et mesme procureur toutes les poursuites et procédures qu’il conviendra faire contre ledit sieur Seriny pour avoir le payement de leurs deus tant par la vente de ses biens meubles que par le décret de ses immeubles [5] … »
LA DIRECTION ET L’UNION DES CRÉANCIERS
article 10 : [les créanciers se sont unis] pour ne plus former qu’un seul et même corps de créanciers, agir et procéder sous le nom collectif dudit sieur Delance l’un deux qu’ils ont tous nommés leur syndic directeur, [qui a accepté] sous la condition expresse […] qu’il ne sera nullement garants des événements… (Élisabeth Gaillard, tapissière, atermoiement, 9 juin 1761, et. X.545).
11 Au fil des documents (bilans, délibérations, etc.) ressort la grande souplesse des créanciers, du moins les pairs, prêts à toutes sortes de compromis pour sauver ce qui peut l’être; les affaires se règlent donc souvent en deçà de la loi par des arrangements passés directement chez les notaires sans respect des formes légales. Qui dit arrangement, dit souvent marchandage… Aucun état d’âme chez les marchands lésés dont le but est de se faire rembourser. Aussi l’atermoiement, qui règle (ou tente de régler) le conflit par des délais, des remises, sans dépossession du failli, arrêt de ses activités ou liquidation forcée, domine dans le monde de la marchandise (encadré « L’atermoiement ») (voir annexe 3 : « Le contrat d’atermoiement ») [6].
L’ATERMOIEMENT
Pour la validité d’un atermoiement, il faut qu’il soit passé par-devant notaires […]. Suivant la déclaration du 11 janvier 1716, et celle du 5 août 1721, aucun particulier ne peut se dire créancier, ni signer en cette qualité aucun contrat d’atermoiement, qu’après avoir affirmé que sa créance est sérieuse. […] On conçoit que cette précaution a pour objet d’empêcher le débiteur de faire intervenir au contrat d’atermoiement des créanciers simulés, qui ne feraient aucune difficulté de souscrire à tout ce qu’il voudrait, puisque dans la réalité il ne leur serait rien dû…
Lorsque, pour passer un contrat d’atermoiement, tous les créanciers ne sont pas du même avis, l’opinion de ceux qui réunissent les trois quarts des sommes dues, prévaut sur celle des créanciers de l’autre quart. […] Il faut aussi, pour qu’un débiteur puisse parvenir à un atermoiement, qu’il représente et dépose au greffe de la juridiction consulaire un état exact, détaillé et certifié véritable de tous ses biens et effets, tant meubles qu’immeubles, et de toutes ses dettes. Ce n’est qu’après ces formalités remplies, que les créanciers peuvent connaître la situation de leur débiteur, et déterminer la remise qui doit lui être faite (Guyot, 1784-1985, I, p. 696-697).
12C’est une conception « commercialiste » de la faillite (Antonetti, 1988, p. 10): les créanciers, sceptiques sur l’efficacité de la voie rigoriste, qui implique des procédures longues, coûteuses et aléatoires, préfèrent spéculer sur le retour à la prospérité des affaires et sur le désir du failli de travailler à son acquittement. Plus les exigences du failli sont modestes, plus facilement sa requête est exaucée : les délais proposés, même longs, sont toujours accordés lorsqu’aucune remise n’est demandée. S’ils sont convaincus de sa bonne foi, les créanciers agréent sa proposition « sur la foi de l’exécution des obligations contractées »:
« De leur part lesdits sieurs et dames créanciers […] convaincus qu’il n’y a de la part dudit sieur Bonein ni inconduite, ni dissipation, et pleins de confiance dans sa probité, son activité et son intelligence, sont demeurés d’accord de ce qui suit… ils lui rendirent la justice de le reconnaître pour un marchand exact et de bonne foy [7] … »
II – LA COMPTABILITÉ BOUTIQUIÈRE : UN INSTRUMENT TECHNIQUE ET JURIDIQUE ALÉATOIRE
14La comptabilité des entreprises, sous l’Ancien Régime (et jusqu’à l’époque contemporaine), n’est pas une science exacte, une activité neutre qui noterait les faits de l’activité économique. L’histoire de la comptabilité est avant tout celle de son adaptation empirique à l’évolution des conditions de fonctionnement et de l’environnement des entreprises (Colasse, 2003, p. 42). L’inlassable inventivité des registres met bien en lumière l’appropriation des prescriptions comptables de l’ordonnance de 1673 par les petits entrepreneurs : chacun les fait siennes à sa façon. Le syndic n’est alors qu’un simple représentant de ses pairs créanciers, loin de l’expert, véritable professionnel de l’évaluation, qu’il devient au cours du XIXe siècle [8].
1. Une comptabilité de faillite descriptive, théoriquement au service du droit
15Inséparable du contexte social et institutionnel dans lequel elle s’est développée, la comptabilité des entreprises est une pratique constitutive des relations socio-écono-miques, une façon particulière de comprendre, d’organiser, d’essayer d’avoir prise sur ses contemporains et sur les événements; c’est à la fois une forme de pouvoir et de connaissance (Hopwood, Miller, 1994, p. 1-2). Les comptes, qu’il s’agisse des registres ou des bilans, livrent donc beaucoup plus qu’un miroir déformé de la réalité économique; ils reflètent la façon de penser et d’agir d’une époque.
Des livres de comptes rarement bien tenus et très divers
16Tous les commerçants doivent tenir des livres et registres de commerce mais l’ordonnance de 1673 ne fait pas mention de méthode comptable ou de l’établissement d’un grand livre, obligatoire seulement depuis 1984. Les registres demeurent secrets et ne sont présentés qu’en cas de succession, communauté, partage de société, faillite.
17L’ordonnance de 1673 prône la régularité et le classement, indiquant les instruments de la mise en ordre : livres, lettres, inventaires. En quelques mots est précisée la manière dont doivent être remplis les livresjournaux (titre III, art. 5): « d’une même suite, par ordre de date, sans aucun blanc, arrêtés en chaque chapitre et à la fin, et ne sera rien écrit aux marges… ». En cas de non-obser-vation, la sanction est sévère : c’est être considéré comme banqueroutier frauduleux et donc passible de la peine de mort (voir annexe 2 : titre XI, art. 11 et 12). La consultation de l’immense collection de registres de la série D5B6 (faillites) des Archives de Paris – plus de 6000 entre 1695 et 1792 – montre que les commerçants tiennent des registres de comptes mais s’affranchissent volontiers des prescriptions de l’ordonnance.
18Plonger dans les registres de faillite fait découvrir un océan de diversité et d’inventivité. Passons sur l’inégale maîtrise de la langue, la diversité des livres, les différences de présentation (Coquery, 2006, p. 163-180). La compétence essentielle est de savoir ordonner, ce que Savary avait bien compris : « …[les marchands] doivent se souvenir que l’ordre est l’âme du commerce […] car par le bon ordre l’on a une connaissance parfaite de toutes ses affaires. » (Savary, 1777, I, p. 272). Qui dit ordre dit régularité, méthode, unité, organisation, normalité. Or la gestion du petit commerçant entremêle précision, approximation et confusion. La précision tient au décompte analytique et journalier des activités; l’approximation à l’absence de certaines données (client, paiement…); la confusion à la multiplicité des opérations et à l’absence de vision d’ensemble. Les détaillants disposent d’instruments mais ils se réapproprient les préceptes et organisent leurs comptes à leur idée. Les imperfections ne signifient pas nécessairement incompétence, ignorance (du boutiquier) ou inutilité (du livre), d’autant que les registres sont souvent la seule preuve écrite des opérations commerciales et considérés comme tels par la juridiction consulaire. La tenue du journal, qui désigne pour beaucoup l’unique livre puisqu’il est le seul qui fasse foi en justice, paraît souvent lacunaire, flottante, bref organisée selon un ordre personnel : l’écriture s’interrompt, des pages blanches s’intercalent, la numérotation change ou disparaît puis reprend, de nouveaux comptes apparaissent, le contenu ou la manière d’écrire est modifié, etc. Les omissions sont nombreuses : les récapitulatifs, la date des paiements, la qualité et l’adresse du client, voire son nom, sont rarement inscrits ou de manière épisodique. Cette imprécision peut porter préjudice au marchand dans un système où le paiement comptant est rare – il lui est donc essentiel de connaître ses débiteurs – et parce qu’il peut être accusé de recel – le marché de l’occasion n’échappe pas à la réglementation. Une dernière particularité concerne les biffures qui traduisent la temporalité des opérations. L’un des moyens pour obtenir visuellement la simultanéité des deux opérations (débit, crédit) est de préciser dans la marge, en face de l’article vendu, s’il a été payé, quand et comment : « payé comptant », « reçu le tant x livres acompte », « réglé [de telle manière] », « soldé le… », « tout ce compte est terminé et fini le… », etc. La marge est donc couramment utilisée pour indiquer les acomptes successifs et le solde. Pourtant, il fallait laisser cet espace immaculé pour que le journal puisse servir d’instrument de preuve, de même qu’il ne fallait pas intercaler de blanc entre les enregistrements, le non-respect des règles étant censé ouvrir la porte aux falsifications. Les marchands n’en ont cure : la menace d’inscription en faux ne les émeut guère. L’autre moyen, sans rajout d’écriture, consiste simplement à biffer l’article.
Des bilans hétérogènes
19Le bilan, acte par lequel le failli fait connaître sa situation active et passive, est obligatoire (encadré ci-dessous), mais en l’absence de règles comptables formelles, toutes les présentations semblent envisageables.
20D’après l’ordonnance de 1673, le marchand doit dresser l’inventaire exact et circonstancié de ses biens tous les deux ans; la loi n’est guère suivie, en dépit des claires explications données par Savary des Bruslons dans son Dictionnaire universel de commerce (encadré « La présentation du bilan de faillite »).
21Dans leur bilan de faillite, qui est un document court (une à quatre pages en général) accompagné de la liste des créanciers venus confirmer leurs créances, de nombreux marchands du XVIIIe siècle observent grosso modo l’ordre indiqué par Savary. Mais, pas plus qu’aux livres de comptes, le caractère officiel ne confère d’homogénéité au document. Les bilans présentent actif et passif sous une grande variété de titres, de présentations et de contenus. Les créanciers et les débiteurs sont énumérés de manière cursive ou sous forme de listes (plus rarement de tableaux) plus ou moins détaillées, avec ou sans adresse, profession, date, classés ou non, chirographaires et privilégiés; par formes de crédit : obligations, comptes courants, etc.; par ordre décroissant des montants, etc.; numérotés ou non; le support de la dette est indiqué ou omis : billet, compte courant, effet négocié, lettre de change, etc. L’état des dettes peut être précédé mais rarement d’Observations préliminaires ou parsemé de commentaires; les ustanciles de boutique sont indiqués ou non, les marchandises, prisées ou non. Des chapitres organisent parfois l’ensemble : 1er chapitre : passif, 2e chapitre : actif, 3e chapitre : dettes douteuses, 4e chapitre : pertes réelles [9]. Les pertes sont comprises dans l’actif ou font l’objet d’un chapitre à part. Elles regroupent des emplois d’argent très variés : des pertes commerciales, vols, marchandises défectueuses, saisies de marchandises, frais de justice, etc., et des dépenses qui n’ont rien à voir avec le commerce, comme l’impose l’ordonnance de 1673 : frais de maladie, de nourrice, éducation des enfants, entretien de la maison, dépenses de bouche [10], etc.
L’OBLIGATION DU DÉPÔT DE BILAN
LA PRÉSENTATION DU BILAN DE FAILLITE
2. Le syndic, simple représentant de ses pairs
22Le syndic de faillite reste un acteur peu connu de la scène judiciaire [11]. Directeur des créanciers, il représente ceux-ci afin de défendre leurs intérêts. Sous l’Ancien Régime, face à une comptabilité qui paraît souvent désordonnée, imprécise, voire lacunaire, la question est double : d’une part, comment ces marchands du XVIIIe siècle parvenaient-ils à dominer des registres mêlant toutes leurs activités – achats, dépenses, crédits –, comment réussissaient-ils à appréhender la balance des actifs et des passifs et, en cas de défaillance, à dresser leur bilan ? D’autre part, comment, lors d’une faillite, se faisaient la lecture et la vérification des comptes ? Comment le syndic pouvait-il « faire un état, ou bilan au vrai, en débit et crédit de tous les effets tant actifs que passifs du failli »? (Savary des Bruslons). Les syndics ont pour tâche de vérifier les registres, les états des biens et des marchandises, les bilans et les créances, de détecter d’éventuelles pratiques frauduleuses (transports suspects, etc.), etc., et d’en faire un rapport circonstancié à l’assemblée des créanciers qui décide alors la marche à suivre, après avoir, souvent, auditionné le failli (voir annexe 4 : « Les tâches et devoirs du syndic »). Les termes utilisés par Savary des Bruslons dans son Dictionnaire soulignent le sérieux de la fonction – « examiner », « faire un examen exact », « voir avec attention », « faire le dépouillement », « faire un […] bilan au vrai », « faire un rapport fidèle et exact » – mais en l’absence de tout rapport de syndic ou autre document signé de sa main (dans les dossiers de faillite conservés, l’activité du syndic apparaît seulement dans les actes collectifs intitulés « délibérations de créanciers »), il est, du moins dans l’état actuel des recherches, impossible d’appréhender la réalité de son travail de critique comptable : va-t-il jusqu’à établir un nouvel inventaire (un bilan au vrai), avec des estimations différentes ? Le seul indice de réévaluation vient des fréquentes différences entre les chiffres des dettes actives donnés par le failli et ceux, correspondants, des créanciers, généralement un peu plus élevés, qui figurent sur la liste établie pour procéder à l’examen et vérification des titres et créances et sont produits devant la justice consulaire une fois le processus de faillite lancé. En effet, tous les créanciers doivent comparaître en personne (ou par procureurs spéciaux) devant le tribunal afin d’y représenter leurs titres de créances pour examen et vérification. Ces différences sont indiquées dans la déposition :
« Du [date] Est comparu Sieur [nom, qualité, adresse] créancier dud. sieur [failli] de la somme de… au lieu de celle de… portée au bilan […] lecture faite pièces remises et a signé… »
24 Le rôle du syndic, simple mandataire volontaire de ses pairs, créanciers et failli, élu parmi eux pour sa compétence et sa probité reconnues ou supposées, semble avant tout de déceler la présence ou non de pratiques frauduleuses, afin de permettre à l’assemblée des créanciers de choisir entre arrangement et rigueur.
CONCLUSION
25Sous l’Ancien Régime, malgré le carcan législatif, le droit de la faillite est par essence empirique : une procédure collective, un contentieux réglé si possible à l’amiable. La faillite ouvre sur des formes diverses de procédures (judiciaires et infrajudiciaires) et de régulation des comportements : le bilan de faillite, l’union et les délibérations des créanciers qui se déroulent devant notaire, les listes de créanciers et les homologations établies devant le tribunal, le contrat signé entre le failli et ses créanciers, qui peut être un abandonnement (si la situation est mauvaise) ou un atermoiement pour régler la discorde et la transformer en accord, etc. Les particularités de la justice des marchands ont provoqué d’inévitables querelles avec les tribunaux et les juges traditionnels, sans compter d’incessants conflits de compétence. Deux logiques s’affrontent : d’un côté, celle des autorités qui cherchent à contrôler le commerce et ses défaillances au travers de procédures où la moralité des affaires prend une place de premier choix (code Savary de 1673, repris par le code du commerce de 1807); de l’autre, celle des pratiques sociales du débiteur et de ses créanciers qui essayent de s’arranger ensemble en dehors du système judiciaire. La fréquence de l’atermoiement, acte volontaire passé devant notaire, est le signe que, loin de rompre les liens entre le marchand et ses créanciers par l’opprobre, la prison, la fuite, le règlement de la faillite vise au contraire à les consolider par le droit. Le but est de redéfinir les règles du jeu entre des acteurs qui se connaissent et sont amenés à collaborer sur la même scène : la « loi de l’atermoiement » (Guyot) donne le cadre de relations assainies. Pour de nombreux créanciers, l’objectif n’est pas de clore la relation en exigeant le remboursement total des dettes, mais de pouvoir la poursuivre. Les litiges entre marchands n’impliquent pas nécessairement crise économique ou dégradation des rapports sociaux; ils expriment plutôt une manière peu onéreuse d’obtenir des garanties légales pour poursuivre les relations de crédit lorsque celles-ci traversent une mauvaise passe (Shaw, 2006).
SOURCES MANUSCRITES
Archives nationales, Minutier central
et. CXV.363 – Paul de Seriny, orfèvre joaillier, contrat d’union, 29 octobre 1715
et. X.545 – Élisabeth Gaillard, tapissière, atermoiement, 9 juin 1761
et. XXVII.406 – René Guyard, tapissier, union et abandon, 7 octobre 1779
et. XXIX.566 – Joseph Bonein, mercier, convention, 27 janvier 1782
et. XCII.950 – Jean Charles Brianchon, tapissier, atermoiement et remise, 3 février 1790
et. LXV.507 – Romain Caplain le Jeune, tapissier, atermoiement, 23 janvier 1792.
Archives de Paris
Série D5B6 : Livres de commerçants faillis
L’étude repose sur le dépouillement de près de 120 registres du XVIIIe siècle, soit la plupart des registres existants de bijoutiers et joailliers et quelques livres d’horlogers, tapissiers, quincailliers et merciers (dont 41 registres de merciers, 47 de bijoutiers, 18 de joailliers; cf. HDR, in bibliographie).
Série D4B6 : Faillites et bilans
D4B6 64-4154 – Jacques Abraham Guy, bijoutier, 21 juillet 1777, 18 juin 1779, 2 juin 1780
D4B6 63-4077 – Martinet, bijoutier puis horloger, 2 juin 1780
D4B6 80-5369 – Guillermet, joaillier privilégié, 28 mars 1781
D4B6 70-4603 – Luc Langlois, bijoutier, 28 octobre 1789, 6 décembre 1789.
ANNEXES
261. Les querelles de compétence entre justices consulaire et ordinaire à propos du contrat d’atermoiement
27 D’après l’Encyclopédie méthodique. Jurisprudence, op. cit., p. 541.
« Par arrêt […] de règlement du 27 mars 1702, le Parlement de Paris décida que les demandes en homologation de contrats d’atermoiement, devaient être portées devant les juges ordinaires, et fit défenses aux juges consuls d’en connaître. Cependant, par une déclaration du 10 juillet 1715, toutes les juridictions consulaires avaient été autorisées à connaître de l’homologation des contrats d’atermoiement; mais par une autre déclaration du 30 du même mois, il fut ordonné que toutes les contestations mues ou à mouvoir, pour raison des faillites et banqueroutes ouvertes, ou qui s’ouvriraient dans la ville, prévôté et vicomté de Paris, seraient portées au Châtelet. Cette dernière déclaration a fait revivre l’arrêt de règlement du 27 mars 1702, lequel a toujours été exécuté depuis, quoique, par une autre déclaration du 13 septembre 1739, les juridictions consulaires aient été autorisées à recevoir les bilans de ceux qui se trouvent en faillite… »
29 2. Ordonnance de 1673 – extraits
« Titre III : Des livres et registres des négociants, marchands et banquiers.
Article premier. Les négociants et marchands, tant en gros qu’en détail, auront un livre qui contiendra tout leur négoce, leurs lettres de change, leurs dettes actives et passives, et les deniers employés à la dépense de leur maison.
Art. 5. Les livres-journaux seront écrits d’une même suite, par ordre de date, sans aucun blanc, arrêtés en chaque chapitre et à la fin, et ne sera rien écrit aux marges.
Art. 8. Seront aussi tenus tous les marchands de faire, dans le même délai de six mois, inventaire sous leur seing de tous leurs effets mobiliers et immobiliers, et de leurs dettes actives et passives, lequel sera récolé et renouvelé de deux ans en deux ans.
Art. 9. La représentation ou communication des livres-journaux, registres, ou inventaires, ne pourra être requise ni ordonnée en justice, sinon pour succession, communauté et partage de société en cas de faillite.
Art. 10. Au cas néanmoins qu’un négociant ou un marchand voulût se servir de ses livres-journaux et registres, ou que la partie offrit d’y ajouter foi, la représentation pourra en être ordonnée, pour en extraire ce qui concernera le différend.
Titre XI : Des faillites et banqueroutes Article premier. La faillite ou banqueroute sera réputée ouverte du jour où le débiteur se sera retiré, ou que le scellé aura été apposé sur ses biens.
Art. 2. Ceux qui auront fait faillite seront tenus de donner à leurs créanciers un état, certifié d’eux, de tout ce qu’ils possèdent et de tout ce qu’ils doivent.
Art. 3. Les négociants, marchands et banquiers seront encore tenus de représenter tous leurs livres et registres cotés, parafés […] pour être remis au greffe des Juge et consuls, s’il y en a, sinon de l’hôtel commun des villes, ou ès mains de créanciers de leurs choix.
Art. 4. Déclarons nuls tous transports, cessions, ventes et donations des biens, meubles ou immeubles, faits en fraude des créanciers. Voulons qu’ils soient rapportés à la masse commune des effets.
Art. 5. Les résolutions prises dans l’assemblée des créanciers, à la pluralité des voix, pour le recouvrement des effets ou l’acquit des dettes, seront exécutées par provision, et nonobstant toutes oppositions ou appellations.
Art. 6. Les voix des créanciers prévaudront, non par le nombre des personnes, mais eu égard à ce qui leur sera dû, s’il monte aux trois quarts du total des dettes.
Art. 7. En cas d’opposition et de refus de signer les délibérations par les créanciers dont les créances n’excéderont pas le quart du total des dettes, voulons qu’elles soient homologuées en justice, et exécutées comme s’ils avaient tous signé.
Art. 8. N’entendons néanmoins déroger aux privilèges sur les meubles ni aux privilèges et hypothèques sur les immeubles qui seront conservés, sans que ceux qui auront privilège ou hypothèque puissent être tenus d’enter dans aucune composition, remise ou atermoiement, à cause des sommes pour lesquelles ils auront privilège ou hypothèque.
Art. 10. Déclarons banqueroutiers frauduleux ceux qui auront diverti des effets, supposés des créanciers, ou déclaré plus qu’il n’était dû aux véritables créanciers.
Art. 11. Les négociants et les marchands tant en gros qu’en détail, et les banquiers qui, lors de leurs faillites, ne représenteront pas leurs registres et journaux signé et parafés […], pourront être réputés banqueroutiers frauduleux.
Art. 12. Les banqueroutiers frauduleux seront poursuivis extraordinairement, et punis de mort ».
473. Le contrat d’atermoiement : une recherche de l’entente garantie par les juridictions
48 D’après l’Encyclopédie méthodique. Jurisprudence, Paris, Panckoucke, 1782, t. I, p. 540-542.
« … on appelle atermoyer, l’action par laquelle un débiteur qui a fait faillite, ou qui est dans le cas de ne pouvoir s’empêcher de la faire, transige avec ses créanciers, en obtient terme ou délai, pour le paiement des sommes qu’il leur doit, et quelquefois même une remise absolue d’une partie de la dette. On donne le nom d’atermoiement à la transaction passée entre le débiteur et ses créanciers, et à l’acte qui la contient. […] Pour parvenir à un atermoiement, les créanciers et le débiteur sont tenus de remplir les formalités prescrites par les ordonnances.
1° Suivant la déclaration du 11 janvier 1716 et celle du 5 août 1721, aucun particulier ne peut se dire créancier, ni signer en cette qualité aucun contrat d’atermoiement, qu’après avoir affirmé que sa créance est sérieuse.
Dans la ville, prévôté et vicomté de Paris, l’affirmation dont il s’agit doit être prêtée par-devant le prévôt de Paris ou son lieutenant, et dans les autres villes, par-devant les juges-consuls, lorsqu’il y en a d’établis.
Les créanciers qui n’ont pas prêté cette affirmation, ne doivent pas faire nombre pour déterminer ceux qui réunissent les trois quarts des créanciers.
On conçoit que cette précaution a pour objet d’empêcher le débiteur de faire intervenir au contrat d’atermoiement, des créanciers simulés qui ne feraient aucune difficulté de souscrire à tout ce qu’il voudrait, puisque dans la réalité il ne leur serait rien dû.
2° Il faut aussi que le débiteur représente et dépose au greffe de la juridiction consulaire, un état exact, détaillé et certifié véritable, de tous ses biens et effets, tant meubles qu’immeubles, et de toutes ses dettes. Ce n’est qu’après ces formalités remplies, que les créanciers peuvent connaître la situation de leur débiteur, et déterminer la remise qui doit lui être faite.
Un débiteur qui fournirait un faux état de ses dettes actives et passives, peut être poursuivi comme banqueroutier frauduleux : les créanciers simulés sont condamnés aux galères, si ce sont des hommes, et au bannissement, si ce sont des femmes […] Des créanciers hypothécaires. Dans le nombre des créanciers obligés de suivre la loi de l’atermoiement, faite par le suffrage des trois quarts, il ne faut pas comprendre les créanciers privilégiés sur les meubles, ni ceux qui ont des hypothèques sur les immeubles : ceux-ci ne peuvent être tenus d’entrer en aucune composition, remise ou atermoiement, à cause des sommes pour lesquelles ils ont privilège ou hypothèque. Telle est la disposition de l’article 8 du titre 11 de l’ordonnance de 1673.
Ainsi les créanciers hypothécaires peuvent faire saisir réellement les immeubles qui leur sont hypothéqués. […] Suivant l’édit du mois de décembre 1703, l’atermoiement doit être insinué au greffe du lieu où le débiteur est domicilié, et le droit est fixé à dix livres, par l’article 16 du tarif des insinuations, du 29 septembre 1722. »
574. Les tâches et devoirs du syndic d’après Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, Paris, veuve Estienne, 1741.
58– article « syndic », t. III, col. 256
« … Est aussi celui qui se charge de solliciter une affaire commune à laquelle il a part; ce qui arrive particulièrement parmi plusieurs Créanciers d’un même Débiteur, ou qui est mort insolvable, ou qui a fait l’abandonnement de ses biens; ou qui ayant disparu, a fait une banqueroute, soit préméditée et frauduleuse, soit subite et de pur malheur qu’on appelle Faillite.
Dans tous ces cas et quelques autres semblables, il se fait l’élection d’un Syndic, qui avec les Directeurs qui sont comme lui choisis à la pluralité des voix, régit et conduit les affaires, prend soin des effets de leur Débiteur commun; et cette assemblée ainsi réglée s’appelle une Direction. […] Le Syndic est ordinairement chargé de la levée du scellé, s’il y en a eu un d’apposé; de l’inventaire des effets, papiers et registres, et de leur examen; de la vente des marchandises meubles, etc. pour l’argent en être mis au dépôt ordonné par les Directeurs; enfin de faire le recouvrement des dettes, et l’examen des créances de ceux qui prétendent leur être dû par celui dont les biens sont en direction; aussi est-ce entre les mains du Syndic que chaque Créancier doit remettre ses titres et papiers. »
61– article « directeurs de créanciers », t. II, col. 884-886
« Sont des personnes capables et de probité, choisies à la pluralité des voix, parmi les créanciers d’un débiteur, pour voir et examiner ses affaires, et prouver autant qu’il est possible par des poursuites communes en Justice, le payement de ce qui est dû à chacun en particulier. On se sert surtout de ces sortes de Directions, lors de la faillite ou banqueroute de quelque Marchand ou Négociant, dont les affaires sont en mauvais état; mais qui, quoique malheureux, est de bonne foi, et se remet entre les mains de ses créanciers, sans rien détourner de ses effets, et en leur justifiant de ses malheurs et de ses pertes.
[…] Le pouvoir que donnent ordinairement les créanciers d’un failli aux Directeurs, sont :
De procéder à la levée du scellé, s’il y en a, de faire inventaire de tous les effets tant actifs, que passifs; et des registres, liasses de lettres, et autres papiers de leur débiteur. De voir et examiner l’état qu’il aura fourni, ses livres et registres, et voir s’ils sont tenus aux termes de l’Ordonnance. De faire vendre ses marchandises et ses meubles, et d’en mettre les deniers entre les mains, ou au Notaire de la direction, ou de quelque autre personne sûre et solvable.
De faire le recouvrement de toutes les dettes actives, et faire toutes les poursuites pour cela.
Enfin d’examiner les contrats de constitutions, transactions, obligations, lettres, billets de change, et autres pièces justificatives de ceux qui se prétendent créanciers; pour de toutes ces choses en faire leur rapport aux assemblées générales.
Les principales obligations des Directeurs, sont de ne point profiter de leur pouvoir, et de la confiance qu’on a en eux pour leur propre intérêt; mais pour le bien et l’avantage de tous les créanciers en général.
De n’admettre qui que ce soit aux assemblées, qui ne soit créancier lui-même, ou du moins chargé d’une procuration spéciale par quelqu’un, dont la créance soit certaine. De faire consentir les opposants à la levée du scellé, et faire ordonner que le plus ancien Procureur occupera pour tous.
D’examiner, en procédant à l’inventaire des marchandises, les pièces qui sont revendiquées, pour être rendues aux Marchands, à qui elles appartiennent, en cas qu’elles soient reconnues telles qu’elles doivent être suivant l’usage toujours observé en ces rencontres.
L’inventaire et description des marchandises, meubles, et papiers étant faits, faire le dépouillement des livres et registres du failli, pour voir si l’état qu’il a fourni de ses effets leur est conforme.
De faire rendre compte au failli, même de ses actions, c’est-à-dire de ses pertes; et si elles proviennent de naufrages de vaisseaux, de banqueroutes faites par ses débiteurs, et autres semblables événements de pur malheur.
De faire un examen exact de la créance de chaque créancier, de leur hypothèque et privilège sur les biens du failli, même des droits de la femme, pour éviter toute surprise, qui est trop ordinaire dans ces occasions.
De voir avec attention les dattes des ventes d’immeubles, cessions de dettes actives, des Lettres de Change fournies, ou ordres passés par le failli; pour reconnaître si elles ne sont point faites, et à des personnes suspectes, et dans des temps qui avoisinent celui de la faillite.
De faire un état, ou bilan au vrai, en débit et crédit de tous les effets tant actifs que passifs du failli.
Enfin de rendre un compte, et faire un rapport fidèle et exact par l’un des Directeurs à l’assemblée générale des créanciers, de toutes leurs observations et découvertes, sans rien exagérer avec aigreur contre le failli, ni rien affaiblir en sa faveur par une fausse pitié; ne s’ingérant pas même de faire quelque ouverture, ni pour, ni contre lui, laissant à lui-même la liberté de faire ses propositions, et à l’assemblée celle de les accepter, en lui accordant ou des remises, ou du temps, ou de le traiter à la rigueur, en faisant vendre tous ses effets, et se partageant les sommes qui proviennent de la vente… »
BIBLIOGRAPHIE
- Antonetti G., « La faillite dans la pratique notariale à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue internationale d’histoire du notariat, le Gnomon, n° 63, 1988, p. 4-11.
- Braudel F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe -XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979.
- Chassagne S., « Faillis en Anjou au XVIIIe siècle. Contribution à l’histoire économique d’une province », Annales ESC, n° 2, mars-avril 1970, p. 477-497.
- Colasse B., Comptabilité Générale (PCG 1999, IAS et Enron), Paris, Economica, 8e éd., 2003.
- Coquery N., « Les écritures boutiquières au XVIIIe siècle : culture savante, encadrement légal et pratiques marchandes », Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, Coquery N., Menant F., Weber F. dir., Paris, ENS Ulm, 2006, p. 163-180.
- Coquery N., La boutique à Paris au XVIIIe siècle, habilitation à diriger des recherches, université Paris I, 2006.
- Dupieux P., « Les attributions de la juridiction consulaire de Paris (1563-1792). L’arbitrage entre associés, commerçants, patrons et ouvriers au XVIIIe siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 95, 1934, p. 116-148.
- Ellul J., Histoire des institutions. XVIe -XVIIIe siècle, (1956), Paris, PUF, éd. 1999.
- Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence…, Paris, Visse, nouvelle éd., 17 volumes, 1784-1785
- Grenier J.-Y., L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.
- Hilaire J., Introduction historique au droit commercial, Paris, PUF, 1986.
- Hoffman Ph., Postel-Vinay G., Rosenthal J.-L., Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001.
- Hopwood A.G., Miller P., Accounting as social and institutional practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
- Jousse, Commentaire sur l’ordonnance du commerce, du mois de mars 1673…, Poitiers, Mmes Loriot, 1828.
- Kaplan S. L., Le meilleur pain du monde. Les boulangers de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1996.
- Lafon J.-L., « L’arbitre près la juridiction consulaire de Paris au XVIIIe siècle », Revue historique de droit français et étranger, 51e année, n° 2, avril-juin 1973, p. 217-270.
- Lafon J.-L., Les Députés du Commerce et l’Ordonnance de mars 1673. Les juridictions consulaires : principe et compétence, Paris, éd. Cujas, 1979.
- Lemarchand Y., Du dépérissement à l’amortissement. Enquête sur l’histoire d’un concept et de sa traduction comptable, Nantes, Ouest Éditions, 1993.
- Léon P., « Les nouvelles élites », Histoire économique et sociale de la France, t. 2 1660-1789, Braudel F., Labrousse E., Paris, PUF, 1970, p 610 sqq.
- Lepetit B., Carnet de croquis. Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999.
- Martin J.-C., Commerce et commerçants à Niort au XIXe siècle. Les faillites, texte résumé d’une thèse de 3e cycle (Commerce et commerçants de Niort et des Deux-Sèvres aux XVIIIe et XIXe siècles), université de Paris I, 1978.
- Martin J.-C., « Le commerçant, la faillite et l’historien », Annales ESC, n° 6, novembredécembre, 1980, p. 1251-1268.
- Martin J.-C., « Les micro-entreprises dans l’économie du dix-neuvième siècle : l’exemple de
- Niort », Entreprises et Entrepreneurs XIX-XXe siècles. Congrès de l’Association française des Historiens Economistes. Mars 1980, Paris, presses de l’Université Paris Sorbonne, 1983, p. 248-268.
- Minard Ph., La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998.
- Muldrew C., The Economy of Obligation. The Culture of Credit and Social Relations in Early Modern England, Basingstoke et New York, Palgrave, 1998.
- Reynard P.C., “The Language of Failure : Bankruptcy in Eighteenth-Century France”, The Journal of European Economic History, vol. 30, n° 2, 2001, p. 355-390.
- Savary des Bruslons (1759-65), Dictionnaire universel de commerce…, Paris, veuve Estienne, 1741, 3 vol.; Copenhague, frères Philibert, 5 vol., 1777; 1re éd. 1675.
- Savary J., Le Parfait Négociant, ou Instruction générale pour ce qui regarde le commerce des Marchandises de France, et des Pays Étrangers…, Paris, frères Étienne, 2 vol.
- Shaw J. E., “Liquidation or certification ? Small claims disputes and retail credit in seventeenthcentury Venice”, Buyers and sellers. Retail circuits and practices in medieval and early modern Europe, Blondé B., Stabel P., Stobart J., Van Damme I., éd., Turnhout, Brepols, 2006, p. 277-295.
- Vandenbossche A., Contribution à l’histoire des sources du droit commercial. Un commentaire manuscrit de l’ordonnance de mars 1673, Éditions Cujas, Paris, 1976.
Notes
-
[1]
La juridiction consulaire de Paris a été créée par l’édit de 1563; elle rend 300 à 400 jugements par jour d’audience.
-
[2]
Pour une vision d’ensemble du droit de la faillite, voir Hilaire (1986, p. 305-41) et, sur les différents types de contrats – sauf-conduit, atermoiement, etc. –, Antonetti (1988, p. 4-11).
-
[3]
L’ordonnance de 1673 laisse les créanciers privilégiés et hypothécaires libres de s’associer ou non aux arrangements passés par les créanciers chirographaires avec le débiteur. Tous les créanciers doivent présenter aux directeurs devant notaire les titres et contrats de leurs créances et fournir copie avec état des arrérages et des frais dus, sous peine d’être exclus.
-
[4]
Les créanciers unis ne tombent pas toujours d’accord : l’unanimité demande discussion. En voici un exemple : « … surquoy la matière mise en délibération la majeure partie des créanciers avait été d’avis de faire remise audit sieur Brianchon d’un quart du principal ensemble des intérêts et frais, mais M. Presle l’un des créanciers de la majeure partie [Brianchon lui doit 25703 livres] a observé que leur débiteur n’était pas homme à profiter d’une remise sur le principal ainsi tous se sont réunis à n’accorder la remise que des intérêts et frais et des délais pour le payement du capital » (Jean Charles Brianchon, tapissier, atermoiement et remise, 3 février 1790, et. XCII.950).
-
[5]
Paul de Seriny, orfèvre joaillier, contrat d’union, 29 octobre 1715, et. CXV.363 (mis en italique par nous). L’argument est souvent repris : « Les sieurs créanciers s’unissent ensemble pour ne former qu’un seul et même corps de créanciers et agir en nom collectif pour éviter les frais » (René Guyard, tapissier, union et abandon, 7 octobre 1779, et XXVII.406, mis en italique par nous).
-
[6]
Sur 967 actes parisiens analysés pour la période 1714-1717, Guy Antonetti a dénombré 567 contrats d’atermoiement ou de remise et 221 saufs-conduits, soit les quatre-cinquièmes des faillites (Antonetti, 1988, p. 5-9).
-
[7]
Joseph Bonein, mercier, convention, 27 janvier 1782, et. XXIX.566.
-
[8]
Cf. l’article de Nicolas Praquin dans ce même numéro.
-
[9]
Archives de Paris, D4B6 64-4154, 1777, Jacques Abraham Guy, bijoutier.
-
[10]
S. Kaplan souligne le même amalgame chez les boulangers (1996, p. 434-435). Certaines pertes sont particulièrement saumâtres, comme celle que doit essuyer ce mercier qui, de retour de voyage, retrouve sa femme mariée à un autre et doit intenter un procès pour faire annuler le mariage : « Pour le procès que le dit sieur Martinet a eu au sujet du second mary que sa femme avait épousé pendant son voyage à Londres l’ayant crû mort, ce qui lui a coûté tant pour faire déclarer ce second mariage nul que pour rembourser le second mari de ce qu’il avait donné à sa femme… 3000. » (Martinet, bijoutier puis horloger, 1780, D4B6 63-4077).
-
[11]
Pour l’aspect historiographique de la question, cf. l’article de Nicolas Praquin dans ce numéro.