Couverture de RFG_184

Article de revue

Rémunérer les compétences, l'entreprise peut-elle tenir ses promesses ?

Pages 51 à 69

Notes

  • [1]
    Certes, les travaux sur le sujet n’ont pas manqué depuis le début des années 1990, mais comme le notent justement Klarsfeld et Oiry (2003) les études de cas portaient, à quelques notables exceptions, sur des cas qui « marchaient », rarement sur les échecs ou difficultés. Or ceux-ci se révèlent riches en enseignement.
  • [2]
    Le Medef a organisé à Deauville en 1998 les « Journées internationales de la formation » autour du thème de la compétence. Onze rapports présentés à la fois par des responsables d’entreprise et par des spécialistes extérieurs à l’entreprise, universitaires, chercheurs, consultants ainsi qu’une « Synthèse des travaux » ont été publiés.
  • [3]
    Accord sur la conduite de l’activité professionnelle signé en 1990 entre le Groupement des entreprises sidérurgiques et minières et les organisations syndicales de salariés à l’exception de la CGT, souvent cité en exemple dans le domaine de la gestion par les compétences.
  • [4]
    Ainsi, dans un site de la sidérurgie ayant signé cet accord, la première vague a permis de distribuer plus de 300 promotions, bénéficiant à un quart de la population concernée, et plus de 1000 augmentations individuelles, de telle sorte que 80 % des OETAM (ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise) ont bénéficié d’une reconnaissance de leurs compétences. La règle est désormais que chaque année, seule une moitié du personnel des OETAM peut bénéficier d’une gratification (avancement et promotion réunis). La direction souhaitant qu’un nombre restreint de salariés reçoive des augmentations substantielles, les promotions et les avancements ont diminué en volume. Ainsi le taux annuel d’augmentations individuelles des OETAM est passé de 86 % en 1996 à 55 % en 1998 et 32 % en 2000.
  • [5]
    Le terme de « bonus » n’est pas toujours le plus approprié, notamment lorsque la démarche compétence s’inscrit dans le cadre d’une classification des emplois, auquel cas b reflète l’augmentation salariale consécutive à la progression du salarié dans la grille de classification.
  • [6]
    Lorsque les compromis sont difficiles à obtenir, les entreprises peuvent avoir tendance à se tourner vers des démarches à forte dimension technique, et très « outillées ». On privilégie ainsi l’approche « expert », dans l’espoir d’imposer une crédibilité technique au dispositif (Parlier et Savereux, 2000).

1Après avoir émergé dans les années 1980 et s’être implantée dans certaines grandes entreprises, la ges tion des compétences s’est progressivement diffusée et institutionnalisée dans les années 1990 (Gilbert, 2003). Elle est désormais au cœur d’une grande diversité de pratiques : recrutement, planification de la formation, gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, élaboration d’équipes projet, « bourses aux emplois », gestion individualisée de carrières, etc. On observe également l’instauration de nouveaux systèmes de rémunération fondés sur les compétences. Les entreprises s’engageant dans cette voie sont toutefois moins nombreuses. En matière de rémunération, la gestion des compétences est encore un espace d’expérimentations où les enjeux sont importants et où il n’existe pas de règle éprouvée. Il est vrai que rémunérer les compétences introduit a une transformation fondamentale du lien salarial et l’ampleur de ces transformations explique sans doute que la rémunération se révèle souvent la dernière activité dans laquelle on intègre le concept de compétences.

2Pourtant, la reconnaissance des compétences apparaît comme dimension fondamentale de la gestion par les compétences (Parlier, 2000). La reconnaissance des compétences constitue la contrepartie de l’engagement supplémentaire que l’entreprise réclame à ses salariés. L’entreprise sollicite la « responsabilité » du salarié vis-à-vis du développement de ses propres compétences. Elle attend de plus en plus du salarié qu’il mette en œuvre sa capacité d’adaptation aux changements et qu’il mobilise son potentiel. Il s’agit donc pour l’entreprise de mettre en place les moyens appropriés pour inciter les individus à mobiliser et développer leurs compétences. La question de la motivation est en effet au cœur de la démarche compétence dans la mesure où la mobilisation des compétences d’un individu ne peut pas être imposée ou prescrite. « On n’oblige pas un individu à être compétent ou à le devenir. Ce que l’entreprise peut faire, c’est solliciter les compétences, créer les conditions favorables à leur développement, les valider. (…) C’est l’individu lui-même qui est le principal acteur du développement de ses propres compétences. » (Zarifian, 1999, p. 136). Pour faciliter cette mobilisation des capacités de travail, les entreprises mettent en placent des dispositifs destinés à aider les acteurs à développer leurs compétences, à évaluer s’ils le font bien et à les récompenser lorsque c’est le cas. Alors que la rémunération joue un rôle central dans la logique compétences, cette question a été longtemps négligée dans les analyses (Amadieu et Cadin, 1996). Elle est toujours aujourd’hui d’actualité dans la mesure où un certain nombre de problèmes de fonds ne sont toujours pas résolus. On dispose en effet aujourd’hui d’un nombre important d’études de cas détaillées (Parlier et Savereux, 2000; Baraldi et al., 2001; Monchatre, 2002; Richebé, 2002; Klarsfeld et Oiry, 2003; Defélix et al., 2006) [1] nous permettant, sinon d’établir un bilan, du moins de se faire une idée précise des points d’achoppement de la logique compétences en matière de rémunération. C’est donc sur cet aspect que portera cet article. Nous nous demanderons si les systèmes de rémunérations des compétences, et les nouvelles formes d’engagement qu’ils instaurent, sont réellement en mesure de susciter et de soutenir l’implication des salariés dans la relation de travail.

3Dans un premier temps, nous présentons la façon dont la logique compétence modifie les termes de l’échange salarial en favorisant une individualisation de la rémunération fondée sur une responsabilisation des salaries vis-à-vis du développement de leurs compétences. Nous voyons alors que dans la réalité, les pratiques de rémunération ou de promotion prennent des formes hétérogènes qui peuvent s’écarter du modèle affiché. C’est pourquoi nous analysons, dans un second temps, comment s’articulent les logiques propres à chacun de ces acteurs engagés dans le modèle de la compétence. La gestion des compétences se trouve en effet confrontée à des tensions irréductibles dans la mesure où elle mobilise des acteurs multiples, aux intérêts parfois divergents (Louart, 2003). Nous nous attachons en particulier à comprendre pourquoi ce type de dispositif ne peut garantir a priori l’engagement mutuel des différentes parties. Nous montrons que chacun des acteurs est plongé au cœur d’une incertitude radicale, du fait notamment du caractère nécessairement décentralisé et contextualisé de l’évaluation des compétences. La logique compétences repose sur un « pari commun » de l’employeur et des salariés. Dans une telle situation, la firme peut être amenée à ne pas remplir ses engagements. Lorsque l’entreprise ne respecte pas ses promesses, l’équilibre entre la contribution et la rétribution perçues par les salariés est rompu. La confiance et la mobilisation sont menacées. Nous nous interrogeons alors, dans un troisième temps, sur la façon dont peuvent réagir les salariés en nous appuyant sur des travaux de la psychologie organisationnelle qui place les notions d’équité et de justice procédurale au cœur de la relation de travail.

I. LOGIQUE COMPÉTENCE ET RÉMUNÉRATION

1. Rémunérer les compétences : une évaluation individuelle et interne

4Les dispositifs qui nous intéressent ici sont ceux où la rémunération du salarié est pour tout ou partie liée à l’acquisition de nouvelles compétences. Dans ces systèmes de rémunération fondés sur les compétences (SRC), les nouvelles règles modifient profondément les termes de l’échange salarial. Les rémunérations ne dépendent plus de critères impersonnels exogènes à la situation de travail (diplôme, ancienneté, etc.), mais d’un jugement sur la compétence individuelle. Il ne s’agit plus d’attribuer des niveaux de rémunération à des postes de travail a priori, mais d’évaluer et de valoriser des compétences effectivement mobilisées par chaque individu. Ces dernières doivent être reconnues et validées par l’entreprise. « La compétence professionnelle est une combinaison de connaissances, savoir-faire, expériences et comportements s’exerçant dans un contexte précis. Elle se constate lors de sa mise en œuvre en situation professionnelle. C’est donc à l’entreprise qu’il appartient de la repérer et, en lien avec les institutions, branches, système éducatif d’une part et les salariés d’autre part, de l’évaluer, de la valider et de la faire évoluer. » (Medef, 1998, tome 2, p. 68) [2]. C’est donc l’entreprise qui juge la compétence; il s’agit d’une évaluation interne. Seules les compétences utiles à l’entreprise sont susceptibles de donner lieu à une rétribution.

5Si les SRC établissent un lien entre la rémunération et la compétence, il faut toutefois souligner la grande variété possible des modèles de valorisation des compétences. Dans les entreprises, on est loin d’une pratique unique, uniforme et standardisée de rémunération des compétences. Dans certains cas, la rémunération dépend directement du nombre de compétences maîtrisées; dans d’autres cas, le salaire reste déterminé par la classification, mais le salarié doit, pour obtenir une prime, progresser dans son métier, acquérir de nouvelles compétences et les mettre en œuvre dans son travail. L’engagement dans une logique compétence n’implique donc pas nécessairement une rupture totale avec la logique de poste (Marbach, 1999; Stankiewicz, 2003).

RÉMUNÉRER LES COMPÉTENCES : DEUX EXEMPLES

L’entreprise ABC Plus est un fabricant de pièces techniques en matière plastique. Son effectif est de 90 personnes, l’âge moyen est de 41 ans, l’ancienneté moyenne est de 15 ans, le niveau de formation majoritairement de niveau V. La démarche compétence a été mise en place dans un contexte de réorganisation des modes travail et de production : mise en place d’îlots dans les ateliers et développement du travail en équipe. L’objectif est de faire évoluer les opérateurs vers plus d’expertise. Les salariés sont regroupés au sein de 6 spécialités. Au sein de chaque spécialité, les postes s’échelonnent sur 12 grades. À chaque poste correspond un profil précis de compétences requises. L’évaluation des salariés concerne leurs compétences techniques mais également leur comportement au regard de trois objectifs jugés prioritaires : la sécurité, la qualité et l’amélioration continue. La règle est de progresser dans la spécialité en gravissant les grades au fur et à mesure que l’on développe ses compétences. La démarche compétence permet donc de positionner les salariés dans une grille salariale qui reste fondée sur une logique de poste.
L’entreprise Mille Envies est une entreprise de la distribution. Les employés sont majoritairement des femmes peu qualifiées, dont l’ancienneté moyenne est peu élevée car l’entreprise doit faire face à un important turn-over. La démarche compétence mise en œuvre a pour objectif une plus grande responsabilisation des conseillères de vente. Celles-ci sont incitées à développer leur polyvalence. L’objectif est à la fois de fidéliser la main-d’œuvre et de limiter les effets du turn-over. L’entreprise a défini 6 familles de compétences, avec des paliers de complexité croissante. Chaque employé relève d’une de ces familles, mais chacun a également la possibilité d’acquérir des compétences complémentaires en dehors de sa famille principale. Au total, 50 modules de compétences sont distingués. Le principe retenu est que toutes les compétences utilisées sont rémunérées. C’est l’élargissement du champ de compétences en fonction du projet professionnel individuel qui est ainsi mis en avant. On se dirige ici vers une conception modulaire de l’emploi. Celui-ci s’analyse comme un ensemble de compétences maîtrisées. L’effet attendu est donc un accroissement de la polyvalence et de la flexibilité.
Dans le cas d’ABC Plus, la logique compétence s’articule à la logique emploi dont elle conforte la légitimité puisque l’évaluation des compétences permet de justifier le positionnement des salariés dans la classification des postes. Dans le cas de Mille Envies, la logique compétence est le moyen de produire une différenciation fine des employés qui affaiblit l’emploi comme référentiel. Le « portefeuille de compétences » tend à se substituer à la notion d’emploi.

2. Du principe à la réalité des pratiques

6La diversité des SRC témoigne de la méfiance des entreprises à l’égard de dispositifs qui lieraient directement et exclusivement les rémunérations à l’acquisition de compétences. Celles qui se sont engagées le plus loin dans cette voie ont été confrontées à certaines difficultés lors de la mise en œuvre de leurs projets. La démarche compétence dans ses applications concrètes est loin de toujours répondre à la vision « idéale » qui en a été donnée, notamment en ce qui concerne l’aspect rémunération. L’implantation de tels dispositifs nécessite souvent d’importants ajustements qui peuvent amener les employeurs à revenir sur les promesses généreuses qui avaient pu être faites dans les projets initiaux (voir l’exemple de Ledford et Bergel, 1991). Ainsi, l’accord ACAP 2000 [3] s’est d’abord révélé positif pour les salariés (reclassement vers le haut et hausse de rémunération pour la majorité des salariés). Mais si la première vague d’entretiens professionnels a été assortie d’un crédit de promotion illimité, afin d’assurer le succès de la démarche, la hiérarchie de proximité a dû par la suite pratiquer une gestion beaucoup plus sélective des avancements et des promotions (Monchatre, 2002) [4].

7La logique compétence s’est en effet diffusée dans un contexte économique qui incite les entreprises à contrôler l’évolution de leur masse salariale. Certaines entreprises limitent donc la reconnaissance des compétences des salariés. Faute de pouvoir dispenser les formations ou les promotions attendues, elles reculent les échéances provoquant un système de file d’attente. Par ailleurs, contrairement au principe annoncé, le fait d’acquérir toutes les compétences ne conditionne pas automatiquement le passage à un niveau supérieur. Des compétences ne sont pas validées alors que les parties s’accordent pour considérer qu’elles sont maîtrisées. Seuls certains salariés sont sélectionnés pour respecter l’accroissement autorisé de la masse salariale. De même, dans les administrations publiques qui se sont engagées dans cette démarche, il s’agit moins de repérer les personnes compétentes pour un emploi donné qu’à choisir, parmi elles, celles qui bénéficieront en priorité d’une augmentation de salaire (Richebé, 2002). D’autres entreprises ont, au bout de quelques années, redéfini les règles de leurs SRC en cassant, par exemple, l’automaticité du lien entre l’obtention de compétences supplémentaires et l’attribution d’un coefficient supérieur, en augmentant les exigences lors des évaluations ou encore en limitant les parcours professionnels envisageables (Brochier et Oiry, 2003). Les entreprises les plus radicales ont même abandonné le principe de rémunération fondée sur les compétences (Baraldi et al., 2001).

8Un des problèmes majoritairement évoqué par les salariés dans ce type de dispositif est qu’ils ont l’impression d’élever sensiblement leur niveau de compétence et de s’impliquer davantage dans leur travail, alors que leur rémunération finit par stagner; ce qui leur semble injuste et illogique (Zarifian, 1999). Pourquoi la logique compétence prend-elle si souvent des formes particulières qui s’écartent du modèle affiché ? Au-delà des difficultés « techniques » de calibrage, ces « dysfonctionnements » ne sont-ils pas inhérents à cette démarche ? Ce modèle propose aux salariés d’améliorer leur position salariale en les incitant à développer et à renouveler leurs compétences. On peut se demander si une telle promesse peut réellement être tenue de la part des entreprises. D’une certaine façon, nous reprenons ici à notre compte l’interrogation de Nathalie Richebé (2002) lorsqu’elle se demande si la logique compétence est capable de susciter l’engagement des salariés et de l’employeur, d’assurer une « conjonction des intérêts » des différents partenaires à l’échange.

II. LA LOGIQUE COMPÉTENCE : UNE INTERACTION D’ACTEURS SOURCE DE NOMBREUSES INCERTITUDES

9Les SRC sont des dispositifs destinés à inciter les salariés à développer leurs compétences. Nous allons ici en schématiser le fonctionnement afin d’analyser les difficultés d’application qu’ils rencontrent. Cela nous permettra de mettre l’accent sur les multiples sources d’incertitude dans la mise en œuvre de ces dispositifs et de comprendre les comportements stratégiques des acteurs engagés dans ce type de situation.

1. Un jeu à trois niveaux : le rôle central de l’encadrement de proximité

10Dans les SRC, on peut distinguer trois types d’acteurs impliqués à des niveaux différents. Ces différents groupes d’acteurs impliqués dans les SRC ont des logiques d’action et des finalités spécifiques. Impliqués à des niveaux managériaux différents, ils sont en interaction (Dietrich, 2003). L’objectif du cadre d’analyse schématisé ci-dessus est de rendre compte de ces interactions, d’appréhender les jeux de complémentarités, d’influence mutuelle et de tension qu’elles peuvent engendrer.

Figure 1

Trois niveaux en interaction

Figure 1
Figure 1 – Trois niveaux en interaction

Trois niveaux en interaction

111) Le premier niveau concerne la direction de l’entreprise. Ses finalités sont avant tout économiques et visent à accroître la performance de l’entreprise. Sa production est de deux ordres : rhétorique au sens où elle produit les argumentaires nécessaires à la légitimation des dispositifs mis en œuvre; instrumentale au sens où elle construit, en partenariat avec les service des ressources humaines, les outils de gestion. Le premier niveau de ce dispositif d’incitation définit ainsi les « règles du jeu »: il s’agit d’une part du référentiel de compétences que l’on désigne par le vecteur a? qui sert de référence à l’évaluation décentralisée, et d’autre part de la règle salariale, c’est-à-dire un contrat du type w = s + b p; où s représente le salaire de base, p un indicateur mesurant les compétences acquises par le salarié et b un bonus [5] lié au niveau de compétence atteint. En encourageant le salarié à développer ses compétences, l’entreprise s’attend à un retour en termes de performances. Si l’on note y la contribution d’un agent à la création de valeur de la firme, c’est l’effet y(a) qui motive l’entreprise.

122) Pour élever son niveau de rémunération, le salarié doit acquérir de nouvelles compétences définies par le référentiel a?, et ce au moyen de diverses actions : rotation de postes, formation, prise en charge de nouvelles activités, etc. On note a le vecteur de compétences acquises par le salarié. Cet « effort de formation » a est évalué sur le terrain par le supérieur hiérarchique direct en interprétant le référentiel a?. On note p(a) le résultat de cette évaluation. Cette notation souligne le fait que la reconnaissance des compétences acquises est incertaine pour le salarié. Il risque de ne se voir reconnaître qu’une partie des compétences réellement acquises. De son point de vue, p(a) peut s’interpréter comme la probabilité que ses compétences soient reconnues. Le caractère probabiliste de la reconnaissance des compétences est renforcé, dans certains dispositifs, par le fait que le système d’évaluation est binaire : la compétence est ou n’est pas possédée (Brochier et Oiry, 2003). 3) Le plus souvent, c’est à l’encadrement de proximité qu’il revient de prendre en charge ces opérations d’évaluation des compétences. Les dimensions singulière, subjective et difficilement formalisable de la compétence supposent en effet que cette évaluation se déroule au plus près du contexte de travail. Les supports écrits (référentiels) fournissent une grille de lecture très lâche, parfois considérée comme excessivement abstraite. Il revient aux acteurs chargés de l’évaluation des compétences – souvent le supérieur hiérarchique direct – de les interpréter « en situation » dans une procédure d’évaluation décentralisée.

2. La relation compétences - performance-rémunération : une incertitude radicale

13En contrepartie de son effort de formation, le salarié attend un retour en termes de rémunération ou de carrière. Mais ce retour est hypothétique. Lorsque le salarié s’engage, il a une idée a priori de ce qu’il peut en attendre en termes d’augmentation salariale. Il observe le comportement passé de l’employeur en matière de validation des compétences et en déduit une valeur espérée pour p(a). En ce sens, acquérir des compétences consiste pour lui à faire un pari sur l’avenir. Dans les SRC, l’échange salarial se déroule en effet de façon séquentielle, dans la durée. Il porte sur des transactions différées dont le contenu n’est pas entièrement spécifié à l’avance. Le plus souvent, la procédure dissocie le moment où l’individu investit dans l’acquisition de compétences et celui où cet effort est évalué et où est prise la décision d’augmentation de salaire ou de promotion. L’échange salarial est ainsi avant tout un échange de promesses et d’engagements réciproques. Le salarié s’engage par exemple à développer sa polyvalence, à améliorer ses compétences par la formation ou la mobilité; de son côté, l’entreprise s’engage à lui donner les moyens d’atteindre ses objectifs et à récompenser son effort de formation. L’entretien d’évaluation est à la fois le moment où les engagements réciproques pris au cours de la période précédente vont être examinés et celui où seront fixés les engagements à venir que les parties vont tester jusqu’à la rencontre suivante (Eustache, 2000).

14Dans le modèle de la compétence tel qu’il est formalisé ci-dessus, deux relations sont particulièrement marquées par l’incertitude :

  1. l’évaluation et la reconnaissance des compétences acquises : la relation p = p(a). Il est délicat de mesurer le niveau de compétences des salariés. Les compétences sont évaluées de façon plus ou moins subjective par l’encadrement de proximité. Cette évaluation est nécessairement contextualisée; elle nécessite d’observer au plus près les comportements des salariés. Il en résulte que la compétence ne peut être constatée par un tiers extérieur à l’entreprise. On dit alors généralement que la compétence est « observable » mais non « vérifiable » ;
  2. l’estimation des effets de compétences individuelles des salariés sur la performance et les revenus de l’entreprise : la relation y = y(a). Pour l’entreprise, c’est la façon dont a affecte y qui importe. Or, cette relation est délicate à déterminer. Si le développement des compétences des salariés apparaît, dans un environnement en perpétuelle évolution, comme une condition nécessaire à la création de valeur dans l’entreprise, il est plus difficile, dans la pratique, d’établir un lien direct (et de le mesurer) entre l’acquisition de nouvelles compétences par un individu particulier et un accroissement de la valeur ajoutée pour l’organisation (voir encadré « Effets des SRC »). Cette relation est incertaine, ne serait-ce que parce que la compétence collective (souhaitée par l’entreprise) ne résulte pas de la simple juxtaposition de compétences individuelles et qu’il faut envisager des effets de complémentarité et d’interdépendance (Bataille, 2001). Par ailleurs, détenir des compétences n’assure pas automatiquement l’atteinte de résultats. Acquérir des compétences supplémentaires ne conduit pas nécessairement à une meilleure performance. La compétence est un élément constitutif de la performance, mais elle n’est pas la performance. Celle-ci n’est pas seulement liée au niveau de compétences de chaque individu : elle dépend étroitement de la manière dont les équipes parviennent à se coordonner et de facteurs extérieurs à la personne lui permettant de mettre en œuvre correctement ses compétences (Aubret et al., 2002). La possibilité d’utiliser les compétences acquises et de créer un environnement de travail qui permette de les exploiter pose l’éternel problème du transfert de la compétence vers l’activité et la création de valeur (Tremblay et Sire, 1999).

15Dans la logique compétence, l’échange salarial repose donc sur un « pari commun » de l’employeur et des salariés. Les partenaires s’engagent dans une action motivée par une espérance de rendement mais ce rendement n’est pas connu au départ. Si chacun espère qu’il sera bénéficiaire, personne ne connaît a priori la valeur de la contrepartie. Le problème de la crédibilité des engagements se trouve ainsi posé (Eustache, 2000). Le rôle de la confiance dans les systèmes de rémunération fondés sur une évaluation subjective de la performance a depuis longtemps été souligné (Lawler, 1971). Il réapparaît avec toute son acuité dans la logique compétence où le problème essentiel de l’entreprise est d’obtenir que les gens acceptent de s’engager sur la durée (Reynaud, 2001; Paradeise et Lichtenberger, 2001). La mise en œuvre de la logique compétence débouche sur des situations où les actions des agents sont difficilement observables et où les résultats, qui ne peuvent être observés par les parties contractantes qu’ex post, ne sont pas vérifiables. Il s’agit de ce que les économistes de la théorie des incitations appellent des « contrats relationnels » qui sont par nature implicites, c’est-à-dire des contrats qui ne peuvent être arbitrés par un tiers ou par un tribunal. L’entreprise peut alors être tentée de revenir sur ses promesses en limitant la reconnaissance des compétences de ses salariés.

EFFETS DES SRC : UNE ÉVALUATION DÉLICATE

Les nombreuses études de cas ou enquêtes exploratoires ont mis en évidence les effets positifs des SRC sur l’efficacité organisationnelle. Elles ont largement accrédité l’idée que la logique compétence augmentait la polyvalence et flexibilité de la main-d’œuvre, la productivité, ainsi que la qualité des produits ou des services, etc. C’est par exemple, le cas dans l’entreprise ABC Plus où, l’augmentation importante de la masse salariale semble avoir été compensée par des gains de productivité et l’émergence de comportements nouveaux : autonomie, prises d’initiative, etc. L’évaluation quantifiée de ces effets pose toutefois un certain nombre de problèmes méthodologiques : taille restreinte des échantillons, absence d’analyses statistiques, mesures perceptuelles plutôt qu’objectives, nombre limité de déterminants ou d’impacts pris en compte, absence de groupe contrôle et d’approche longitudinale (St-Onge et al., 2004). Il est, par ailleurs, très difficile d’isoler le facteur « compétence » d’un environnement complexe pour en faire une variable indépendante. Si, par exemple, l’ensemble des indicateurs mis en place par Usinor pour suivre l’application d’A CAP 2000 met clairement en évidence les impacts positifs de la démarche compétence (sur la progression des personnes, la qualité de l’évaluation et, globalement, la qualité du climat social), il n’existe pas de moyen de mesure directe des retombées de l’accord sur la performance globale de l’entreprise (Marbach, 1997). Quelques auteurs ont toutefois étudié les impacts de la rémunération des compétences sur des indicateurs objectifs de performance organisationnelle. L’étude longitudinale de Long (1993), menée auprès de 114 firmes canadiennes, montre qu’en comparaison aux firmes qui n’ont pas de régime de rémunération des compétences, la productivité des firmes qui possèdent un tel mode de rémunération s’est améliorée davantage pendant la période étudiée (1985-1990). Dans tous les cas, nous ne connaissons aucune recherche ayant permis de mesurer le retour sur investissement de l’implantation d’un SRC.

3. La reconnaissance des compétences : des politiques (nécessairement) restrictives ?

16En effet, si l’on suppose que l’entreprise dispose d’un budget destiné aux augmentations salariales limité, elle peut être amenée à arbitrer entre deux stratégies : offrir un bonus salarial réduit à un grand nombre de salariés ou offrir des augmentations salariales substantielles à un petit nombre de personnes. Au-delà du caractère peu incitatif du « saupoudrage » des augmentations salariales, d’autres éléments peuvent amener la direction à restreindre le nombre de personnes récompensées. Certaines études montrent que les supérieurs hiérarchiques ont tendance à sous-estimer les différences de performance dans leurs évaluations subjectives (Mohrman et Lawler, 1991). Deux formes de biais ont été mises en évidence : le « biais d’indulgence » et le « biais de centralité ». Le « biais d’indulgence » renvoie au fait que les supérieurs hiérarchiques sont réticents à donner de faibles scores à leurs subordonnés; ils surévaluent la performance des salariés les moins performants. Ce phénomène est d’autant plus important que le responsable hiérarchique connaît le salarié depuis longtemps et que l’évaluation joue un rôle important dans la détermination de la rémunération. Le biais de centralité renvoie au fait que les responsables hiérarchiques ont tendance à concentrer les évaluations autour d’une norme plutôt que de distinguer nettement les performances de leurs subordonnés.

17Le fait que l’évaluation p(a) ne soit pas « vérifiable » donne d’autant plus de poids à ces biais dans la logique compétence. Dans l’entreprise ABC Plus, les salariés ont compris rapidement l’intérêt qu’ils avaient à « jouer la course aux grades » qui leur permettait d’augmenter leur rémunération. Sitôt un grade acquis, les opérateurs ont eu tendance à se mettre en quête d’un nouvel échelon à franchir. En l’absence de réel contrôle de la phase d’évaluation par l’encadrement de proximité, il a été difficile pour la direction de s’opposer à cette dérive inflationniste des premières années qui s’est traduite par une perte de maîtrise de la masse salariale. Baraldi et al. (2002) montrent également que dans les démarches compétence, la DRH perd le contrôle de l’usage des règles qu’elle produit. Si elle dispose de tableaux de bord lui permettant de voir par exemple que 8 % des hiérarchies ont appliqué la règle de la distribution des augmentations individuelles à la compétence, elle ne dispose pas de leviers lui permettant de contrôler de manière effective le contenu des évaluations pratiquées « sur le terrain ». De ce point de vue, fixer a priori de faibles contingents de personnes récompensées oblige les responsables d’unité à différencier les salariés et à distinguer les plus méritants.

Figure 2

Incertitude et politiques restrictives de reconnaissance

Figure 2
Figure 2 – Incertitude et politiques restrictives de reconnaissance

Incertitude et politiques restrictives de reconnaissance

18Pour autant, mener une politique sélective ou restrictive de reconnaissance des compétences des salariés n’est pas sans risque. Lorsque la reconnaissance devient trop aléatoire ou incompréhensible, l’incitation perd de sa crédibilité. La tentation de ne pas respecter ses promesses, ou plus précisément de tenir a minima ses engagements, comporte donc le risque d’ôter tout caractère incitatif au contrat proposé pour une partie des salariés. Ceux-ci peuvent alors être tentés de se désengager ou d’influencer les jugements par des voies détournées.

4. Régulations informelles

19Du fait de la gestion décentralisée sur laquelle elle s’appuie, la logique compétence offre aux salariés plus de possibilités de jeu et introduit des espaces de négociation. Les sociologues du travail ayant examiné le fonctionnement de ces dispositifs insistent sur les compromis et les microrégulations qui se développent à partir des interactions entre les membres des groupes de travail et leur encadrement (Reynaud, 2001). Ils montrent qu’un important travail de transformation du modèle est accompli. Les règles de gestion ne sont pas figées car les acteurs continuent, au cours de leur mise en œuvre, d’en discuter les principes au cours de négociations plus ou moins informelles (Richebé, 2002). Lors de leur application, les modèles de gestion descendant du sommet vers la base sont concurrencés par des règles venues d’en bas (les « organisations clandestines » et les « régulations autonomes »), et par les formules inventées dans les ateliers pour rendre opératoire la règle imposée (Monchatre, 2002). Par exemple, pour désamorcer les tensions, des règles de distribution plus égalitaires que la règle d’individualisation ont été instaurées de façon informelle par l’encadrement de proximité dans un souci de cohésion sociale au sein des ateliers. Ces arrangements locaux consistent par exemple à établir des priorités dans l’allocation des augmentations individuelles (par exemple en direction d’un atelier), la priorité changeant d’une année sur l’autre. De même, les contremaîtres répartissent les augmentations au sein de leurs équipes en organisant des tours de rôle, de telle sorte que tout le monde soit servi à échéance de deux à trois ans.

Figure 3

Régulation informelle et risques de démobilisation

Figure 3
Figure 3 – Régulation informelle et risques de démobilisation

Régulation informelle et risques de démobilisation

20Ces pactes locaux laissent toutefois entière la question des recours permettant de contrôler le contenu des arbitrages qui peuvent être rendus selon des critères manquant de légitimité et qui peuvent avoir pour effet d’accroître l’incertitude et la frustration en matière de reconnaissance des compétences. On peut donc se demander comment réagissent les salariés lorsqu’ils sont confrontés à des pratiques qui s’écartent du modèle affiché.

III. JUSTICE ET CONFIANCE : UNE IMPLICATION PROBLÉMATIQUE

21La justice perçue en matière de rémunération est une condition importante de l’implication organisationnelle (Sire et Tremblay, 2000). Les sentiments de justice des employés relèvent de mécanismes différents. On peut notamment distinguer la justice distributive et la justice procédurale. La justice distributive concerne les rétributions reçues par le salarié. La justice procédurale concerne les méthodes utilisées pour déterminer le montant des rétributions. Elle renvoie au processus de décision dans l’entreprise et à la façon dont les différentes évaluations y sont menées.

1. De l’équité salariale…

22Dans les théories de la justice distributive, l’attention porte sur les sentiments qu’un individu éprouve quant à la manière dont il se sent traité, par comparaison avec les autres. Les individus comparent leur ratio rétribution/contribution avec celui d’autres personnes « référents » qu’ils jugent comparables. Les SRC sont souvent présentés comme des dispositifs qui favorisent l’équité (la rémunération est juste puisque chacun est payé en fonction de ce qu’il apporte à l’entreprise). Cet argument doit être nuancé. Tout d’abord, ce sentiment de justice est bien évidemment menacé dans les entreprises qui limitent la reconnaissance des compétences des salariés et mettent en place une gestion sélective des avancements, des promotions et des formations. Mais, de façon peut être plus fondamentale, du fait de la décentralisation de la gestion des ressources humaines qu’elle introduit, les SRC engendrent des disparités de traitement d’une équipe à l’autre ou d’un atelier à l’autre malgré les tentatives de coordination des évaluations. Par ailleurs, elle rend les comparaisons plus difficiles. S’il est possible pour un salarié de comparer son salaire avec ses collègues, il lui est beaucoup moins facile de comparer des échanges qui comportent de multiples éléments, de natures très diverses. Les objectifs à atteindre en termes de compétences deviennent de moins en moins comparables entre les salariés occupant des fonctions voisines, car la définition des objectifs devient plus individuelle (Baraldi et al., 2002). De plus, les salariés doivent apprécier le caractère équitable de l’échange, non dans l’instant, mais dans l’exécution successive du contrat, de façon dynamique. Ne pouvant préjuger du résultat de l’échange, la comparaison interpersonnelle des rétributions/contributions devient plus difficile.

2. … à la justice procédurale

23Les psychologues des organisations qui se sont intéressés à la notion de justice procédurale ont mis en avant l’importance des relations interpersonnelles dans le processus d’élaboration des décisions et d’évaluation. Ce sentiment de justice ne résulte pas uniquement de la nature des procédures formelles, mais également de la façon dont ces dernières sont appliquées. Ce sentiment dépend largement des relations informelles qui s’établissent dans la relation de travail notamment entre les salariés et l’encadrement de proximité (Blader et Tyler, 2003). Cet aspect, qualifié de justice interactionnelle, est particulièrement important dans les SRC où c’est moins la nature des procédures d’évaluation que la façon dont elles sont mises en œuvre qui peut menacer le sentiment de justice procédurale. Les SRC reposent souvent sur un appareillage très élaboré dont le référentiel de compétences constitue la pièce maîtresse. L’entretien d’évaluation est lui-même largement formalisé, avec une liste de questions identifiées, et d’engagements mutuels à des horizons temporels relativement précis. Ces différents dispositifs constituent des formes d’objectivation, puisqu’ils relient l’individu et son halo de complexité à un référentiel commun de compétences. Néanmoins, les règles indiquant les modalités de l’évaluation sont « à forte marge d’interprétation » : leur vocation est d’être interprétées par le supérieur hiérarchique direct en situation de travail. L’efficacité de ces règles repose donc de façon cruciale sur la capacité des cadres « de terrain » à les mettre en œuvre (Richebé, 2002). L’évaluation des compétences prend place dans un rapport éminemment intersubjectifau cours duquel le supérieur hiérarchique et le salarié co-construisent un bilan des compétences acquises et de celles devant être développées. En instituant un entretien d’appréciation, l’entreprise fait de l’évaluation un objet de discussion. Le salarié peut demander au responsable hiérarchique de justifier son évaluation; il peut contester son jugement (Eustache, 2000). Le modèle de la compétence renvoie donc au problème plus général des sources de légitimité des décisions. À la légitimité gestionnaire de l’instrument (définition des référentiels de compétences et des critères de performance) doit s’adjoindre une légitimité morale, celle provenant de la justice des décisions rendues. C’est donc la légitimité à juger qui est reconnue aux acteurs par les personnes évaluées qui est ici en jeu. L’autorité de l’encadrement ne peut plus s’imposer (de nombreux cadres témoignent de leur difficulté à trouver un appui quand les salariés contestent leurs choix (Richebé, 2002)), elle doit se gagner dans l’exercice de l’activité (Brochier et Oiry, 2003). Or, cette confiance est difficile à gagner pour le management de proximité dans la mesure où il est situé au centre des tensions et des contradictions de la logique compétence. Lorsque cette confiance est perdue, il est vain d’essayer de défendre l’équité du processus d’évaluation en se référant à « l’objectivité » des référentiels de compétences et des procédures [6]. Les recherches récentes montrent en effet que les « remèdes légalistes » ou « mécanistes » (contrats, procédures bureaucratiques, règles) sont inefficaces pour restaurer la confiance et notamment la confiance interpersonnelle (Sitkin et Roth, 1993). De ce point de vue, on rejoint les analyses qui montrent que le succès ou l’échec des démarches de gestion des compétences dépend moins des caractéristiques intrinsèques des outils sur lesquels elle repose que de la capacité des responsables à mobiliser les acteurs autour d’enjeux positifs (Gilbert, 1998).

3. La nature des engagements et du contrat psychologique

24De façon plus fondamentale, cela peut nous amener à nous interroger sur la nature du contrat psychologique sous-jacent à la logique compétence. Le contrat psychologique désigne la façon informelle dont un employé et un employeur perçoivent les obligations qu’ils ont l’un envers l’autre (Rousseau, 1989). On peut distinguer deux grands types de contrats, le contrat relationnel et le contrat transactionnel. Le contrat transactionnel se caractérise par une implication limitée de la part des salariés (pas d’investissement émotionnel), un cadre temporel délimité (court terme), des engagements limités et spécifiés. Les termes de l’échange sont explicites (et souvent écrits), sans ambiguïté et compréhensibles par tous. Le contrat relationnel, par opposition, se caractérise par des relations de long terme, impliquant des investissements importants de la part des deux parties prenantes. L’implication n’est pas uniquement économique mais aussi émotionnelle. Les termes de l’échange sont à la fois explicites et implicites et contiennent une part importante de subjectivité.

25Avec la logique compétences, les attentes et obligations perçues qui encadrent la relation de travail peuvent sembler contradictoires par certains aspects. Elles présentent en effet un mélange d’engagements qui relèvent du court terme transactionnel et d’une logique relationnelle de long terme fondée sur la loyauté. Nous avons vu qu’elle reposait fondamentalement sur des relations fondées sur la confiance du fait du caractère localisé et « non vérifiable » de l’évaluation des compétences. Par ailleurs, les injonctions qui accompagnent cette démarche sont larges et ont un caractère global prônant la responsabilisation du salarié, son engagement affectif à l’égard de l’entreprise, sa capacité d’innovation, son adaptabilité au changement et le développement continu de ses compétences. La démarche compétences repose sur un réel engagement de la part des salariés dans une logique de réciprocité indirecte et de long terme. D’un autre côté, la démarche compétence s’accompagne de dispositifs d’évaluation et d’incitation élaborés qui mettent en avant une logique « comptable » de l’engagement au travail (via les référentiels de compétences, les grilles de rémunération basées sur les compétences, etc.). C’est grâce à ces instruments que la logique peut réellement être mise en œuvre; ce sont eux qui permettent une gestion individualisée des rémunérations, de la formation, des carrières. L’investissement de chacun est mesuré de façon très formelle.

26La multiplicité des niveaux d’engagement inscrits dans la logique compétence peut constituer une source de fragilité lors de la mise en œuvre de ces dispositifs. Elle peut favoriser le basculement d’une logique relationnelle à une logique transactionnelle. On observe que les salariés commencent à « compter » et à mesurer leur engagement quand ils ont l’impression que la confiance est rompue. Paradoxalement, c’est donc l’instrumentation des dispositifs elle-même qui peut favoriser la dérive « transactionnelle » de la logique compétence. C’est d’ailleurs cette instrumentation qui donne la possibilité aux agents d’être beaucoup plus vigilants sur les compensations de leurs contributions et peut les amener à réduire leur engagement dans une logique de réciprocité immédiate. Le « retrait dissimulé » consiste alors à en faire le moins possible tout en restant dans le cadre strict de ce que l’entreprise est en capacité de contrôler.

27On retrouve l’ensemble de ces mécanismes dans l’entreprise ABC Plus. Si les salariés étaient largement satisfaits des possibilités de progression et des augmentations salariales offertes dans les premiers temps, le mécontentement des employés de la production a augmenté lorsqu’ils se sont rendu compte que les compétences des grades supérieurs étaient difficiles à acquérir. Certains employés ont alors trouvé que les possibilités de formation et d’augmentation salariale étaient trop restreintes. Ils se sont demandés si le système ne visait pas à plafonner les parcours professionnels. Une proportion importante de salariés adopte alors un comportement de retrait (renoncement à progresser dans la structure de qualification, à continuer à se former). Pour ces derniers, l’introduction du SRC aurait contribué à rompre le contrat psychologique relationnel de long terme. Ils regrettent la perte d’une relation d’emploi dans laquelle « on ne comptait pas » son engagement dans le travail. Le SRC aurait réduit leur implication en changeant la nature de l’échange. Le fait d’acquérir des grades de compétences en attendant une contrepartie immédiate est dévalorisé. Montrer « exprès » aux cadres ce que l’on sait faire, c’est rompre avec la logique de confiance qui prévalait. C’est donc bien l’instauration d’un contrat psychologique transactionnel de court terme qui est ici dénoncée. Richebé (2002) décrit des phénomènes relevant du même registre. L’introduction d’un dispositif et d’un instrument de mesure des compétences dans une entreprise tertiaire a engendré un raccourcissement de l’horizon temporel des salariés et a favorisé l’émergence d’une logique de calcul strict (et non plus d’engagement) où il s’agit désormais de travailler « donnant, donnant ». Ce qui engendre des résistances persistantes et profondes de la part de personnes qui étaient très impliquées dans leur travail.

CONCLUSION

28Les entreprises qui s’engagent dans la voie de la rémunération des compétences sont confrontées à d’importantes tensions. En mettant l’accent sur le rôle crucial des acteurs dans la mise en œuvre de ces dispositifs, nous nous sommes efforcés de montrer que la gestion des compétences ne pouvait se réduire à l’application d’un modèle ou d’une instrumentation, dans la mesure où elle fait intervenir une diversité d’acteurs dans un environnement marqué par une incertitude radicale. Pour le salarié, la reconnaissance des compétences acquises par l’entreprise n’est pas absolument garantie. L’évaluation des compétences est décentralisée et contextualisée ; il s’ensuit que le jugement sur les compétences est non « vérifiable ». Pour l’organisation, le lien entre les compétences individuelles et la performance globale de l’entreprise est également difficile à identifier et à prévoir. L’échange salarial porte sur des transactions différées dont la nature et la valeur exactes ne peuvent être entièrement spécifiées à l’avance. Les partenaires s’engagent donc dans une action dont le retour est par nature incertain.

29Dans cette situation, chacune des parties peut être amenée à adopter une stratégie visant à réduire ses propres risques : politiques restrictives de reconnaissance des compétences de la part de la direction, compromis informels locaux dans le but de limiter les tensions de la part de l’encadrement de proximité, phénomènes de retrait de la part des salariés. Les salariés peuvent en effet se montrer réticents à s’engager dans une démarche qui ne leur garantit la reconnaissance de leurs efforts, ni dans l’immédiat, ni pour l’avenir. La déception qui peut être ressentie lorsqu’ils ne reçoivent pas en retour ce qu’ils estiment être en droit d’obtenir mine le socle sur lequel repose ce type de contrat. La motivation qui conduit les personnes à se former et à développer leurs compétences ne relève en effet pas d’un simple processus d’incitation économique, elle engage également les notions d’équité, de justice procédurale et de confiance. Comme le soulignent Aubret et al., (2002) en conclusion de leur ouvrage, le but de l’action ne peut donc consister à nier les tensions inhérentes à la gestion des compétences ou à minimiser leur existence. Il est essentiel de parvenir à réguler, de façon locale et dans la durée, des relations potentiellement conflictuelles afin d’aboutir à des équilibres acceptables, mais par nature instables. L’enjeu est, selon nous, d’éviter de basculer d’un « contrat relationnel » de long terme fondé sur l’implication et la loyauté des salariés à un « contrat transactionnel » de court terme qui se maintient avec un engagement minimal du salarié.

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  • Zarifian P., Objectif compétence, Éditions Liaisons, Paris, 1999.

Notes

  • [1]
    Certes, les travaux sur le sujet n’ont pas manqué depuis le début des années 1990, mais comme le notent justement Klarsfeld et Oiry (2003) les études de cas portaient, à quelques notables exceptions, sur des cas qui « marchaient », rarement sur les échecs ou difficultés. Or ceux-ci se révèlent riches en enseignement.
  • [2]
    Le Medef a organisé à Deauville en 1998 les « Journées internationales de la formation » autour du thème de la compétence. Onze rapports présentés à la fois par des responsables d’entreprise et par des spécialistes extérieurs à l’entreprise, universitaires, chercheurs, consultants ainsi qu’une « Synthèse des travaux » ont été publiés.
  • [3]
    Accord sur la conduite de l’activité professionnelle signé en 1990 entre le Groupement des entreprises sidérurgiques et minières et les organisations syndicales de salariés à l’exception de la CGT, souvent cité en exemple dans le domaine de la gestion par les compétences.
  • [4]
    Ainsi, dans un site de la sidérurgie ayant signé cet accord, la première vague a permis de distribuer plus de 300 promotions, bénéficiant à un quart de la population concernée, et plus de 1000 augmentations individuelles, de telle sorte que 80 % des OETAM (ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise) ont bénéficié d’une reconnaissance de leurs compétences. La règle est désormais que chaque année, seule une moitié du personnel des OETAM peut bénéficier d’une gratification (avancement et promotion réunis). La direction souhaitant qu’un nombre restreint de salariés reçoive des augmentations substantielles, les promotions et les avancements ont diminué en volume. Ainsi le taux annuel d’augmentations individuelles des OETAM est passé de 86 % en 1996 à 55 % en 1998 et 32 % en 2000.
  • [5]
    Le terme de « bonus » n’est pas toujours le plus approprié, notamment lorsque la démarche compétence s’inscrit dans le cadre d’une classification des emplois, auquel cas b reflète l’augmentation salariale consécutive à la progression du salarié dans la grille de classification.
  • [6]
    Lorsque les compromis sont difficiles à obtenir, les entreprises peuvent avoir tendance à se tourner vers des démarches à forte dimension technique, et très « outillées ». On privilégie ainsi l’approche « expert », dans l’espoir d’imposer une crédibilité technique au dispositif (Parlier et Savereux, 2000).
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