Couverture de RFG_176

Article de revue

Le rôle du client dans les stratégies de coopétition

Pages 99 à 110

1L’articulation entre des stratégies de concurrence et des stratégies de coopération est ancienne. Après tout, jusqu’à la Révolution, c’est ainsi que fonctionnaient les corporations. Depuis les années 1980, les alliances stratégiques dont on estime que plus de la moitié s’établissent entre concurrents directs, cette proportion étant plutôt à la hausse en dynamique (Ketchen et al., 2004; Garrette et al., 2005) ont été beaucoup étudiées. Depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis la parution du livre de Brandenburger et Nalebuff (1996), le thème a connu un regain d’intérêt sur le plan théorique.

2Plusieurs secteurs ont fait l’objet d’investigation, dont l’acier (Gnyawali et al., 2006), les télécoms (Spiegel, 2006) ou les ERP (Pellegrin-Boucher, 2006). Le phénomène a même été étudié à l’intérieur d’organisations composées de divisions multiples (Tsai, 2002). Méthodologiquement, il a été avancé que la combinaison de concurrence et de coopération devait être appréhendée à la fois dans le temps – analyse de séquences d’actions stratégiques – et sur plusieurs dimensions – le marché, la redéfinir du marché, le hors-marché (Dumez et Jeunemaître, 2006).

3En revanche, la recherche sur la coopétition a été jusqu’ici coupée d’un autre courant théorique : celui qui s’intéresse aux architectures sectorielles et qui établit que certains acteurs, dans un secteur donné, peuvent avoir une compétence architecturale et développer des stratégies à partir de cette compétence (Jacobides et Billinger, 2006; Jacobides et al., 2006; Jacobides, 2007).

4La question théorique ouverte par le rapprochement des deux courants de recherche se pose alors ainsi : les phénomènes de concurrence et de coopération peu-vent-ils être déterminés par la compétence architecturale d’un des acteurs en amont ou en aval ? Le client, par exemple, peut-il « piloter » stratégiquement, par des règles, des incitations, la concurrence et la coopération entre ses fournisseurs ? Si oui, comment les choses se passent-elles en pratique ?

5Le présent article va s’attacher à donner des éléments de réponse à cette question. Son objectif est d’attirer l’attention sur le rôle du client dans les phénomènes de coopétition et d’ouvrir ainsi un champ de recherches. Dans la mesure où il s’agit de comprendre des interactions stratégiques, c’est-à-dire des phénomènes dynamiques, la méthodologie retenue est celle de l’étude de cas (Yin, 2003). L’analyse va porter sur des actions concurrentielles. Nous empruntons à Gnyawali et al. (2006, p. 511) leur définition : « Nous définissons les actions concurrentielles comme des mouvements intentionnels et observables entrepris par les entreprises dans le but d’améliorer leur position concurrentielle vis-à-vis de leurs concurrents dans le secteur. »

6Le secteur retenu est celui des industries de défense aux États-Unis. Bien qu’il s’agisse d’un cas extrême puisque le client est en monopsone, les enseignements qui peuvent en être tirés ne sont pas forcément idiosyncrasiques : sans qu’ils soient des monopsones, on peut faire l’hypothèse que des clients puissants comme Boeing ou Airbus, ou même comme les grands distributeurs, peuvent développer des stratégies ayant un impact important sur les phénomènes de coopétition entre leurs fournisseurs.

I. – LES SÉQUENCES CONCURRENTIELLES TRADITIONNELLES DANS LES INDUSTRIES DE DÉFENSE

7Traditionnellement, les forces armées américaines étaient en concurrence pour la commande des matériels. La Navy, l’armée de terre, l’armée de l’air, le corps des Marines, les Coast guards, passaient commande de leurs matériels de manière relativement indépendante. Durant la guerre du Vietnam, les porte-avions de la Navy étaient équipés du Phantom conçu et fabriqué par McDonnell, alors que l’US Air Force était quant à elle équipée du F-104 conçu et fabriqué par Lockheed. Le bombardier F-111 commun à l’US Air Force et l’US Navy avait été attribué à General Dynamics.

8Chaque acheteur définissait le produit dont il avait besoin puis publiait un appel d’offres en appliquant comme principe de sélection du fournisseur la règle du « gagnant gagne tout » (« winner take all »). La séquence stratégique était donc simple : une phase de concurrence intense entre fournisseurs faisant chacun une offre était suivie par une phase de face-à-face entre le client et le fournisseur de premier rang (prime). La coopération n’était que verticale, entre fournisseurs de premier rang et fournisseurs de deuxième rang. Dans le projet F-111, par exemple, le département de la Défense (DoD) désigna Grumann comme sous-traitant de General Dynamics. On n’a donc pas véritablement, dans ce contexte, de phénomènes de coopétition. Il y a concurrence entre les demandeurs (les différentes forces armées) et concurrence ouverte entre les offreurs (dans les avions de combat : Boeing, General Dynamics, Grumann, Lockheed, McDonnell). Le client joue la concurrence frontale entre fournisseurs lors des appels d’offres, puis gère le face-à-face avec le concurrent finalement retenu. Ce face-à-face est toujours difficile : les coûts et les délais des grands projets dérivent à peu près à chaque fois.

9Ce système va tenir à peu près durant la période qui suit la Seconde Guerre mondiale et qui va jusqu’à la fin de la guerre froide. Au début des années 1990, l’effondrement de l’URSS change la donne. Le budget de la défense chute d’un tiers entre 1989 et 1999. Comme il n’est pas question de réduire brutalement les frais de personnel et les frais de maintenance des matériels, c’est le budget des nouveaux achats qui s’adapte : il baisse de moitié en valeur durant la même période. À l’époque, la menace de l’URSS ayant disparu, cette baisse est appréhendée comme durable et structurelle. C’est en imposant des restructurations chez ses fournisseurs que le client va y introduire des pratiques de coopétition.

1. Les premières formes de coopétition dans l’industrie de défense (1993-2000)

10Les premières formes de coopétition dans l’industrie de la défense américaine vont être provoquées par le client militaire : il va lui-même se restructurer, tendant à supprimer la concurrence entre demandeurs, et il va ensuite imposer des restructurations à ses fournisseurs. Le tout va conduire à une forme de coopétition mêlant concurrence horizontale avec coopération verticale.

11En juillet 1993 le sous-secrétaire à la défense William Perry, dans une déclaration publique (connue sous le nom de « Last Supper »), encourage les industriels à poursuivre les restructurations par fusions et acquisitions qu’ils avaient engagées depuis la chute du budget, en précisant que le gouvernement prendrait en charge les coûts de la restructuration (General Accounting Office, 1998). Une vague de fusions secoue l’industrie. Elle va durer cinq ans environ, jusqu’à ce que, le 23 mars 1998, la division Antitrust du département de la Justice bloque le projet d’acquisition de Northrop Grumman par Lockheed Martin, donnant un coup d’arrêt au mouvement.

12Les firmes ont eu le choix entre trois stratégies : sortir du marché, se spécialiser dans la défense, ou adopter une stratégie duale dans le civil et le militaire. Les petites se sont vendues. La plupart des grandes firmes se sont spécialisées dans l’activité défense (c’est le cas par exemple de General Dynamics qui vend sa filiale d’avions de tourisme Cessna) et ont restructuré leur portefeuille dans cette activité. Seule Boeing a choisi une réelle stratégie duale, arrivant à peu près à un équilibre 50/50 entre ses activités civiles et militaires.

13Le résultat de la vague de restructuration a donc été la création de grands acteurs essentiellement spécialisés dans l’industrie de défense (le cas de Boeing mis à part) ayant racheté les petits et étant verticalement intégrés. Le client s’est trouvé face à un nombre réduit de grands fournisseurs de premier rang qu’il pouvait mettre en concurrence sur les contrats, en maintenant la règle du « gagnant gagne tout ». À ce niveau de la séquence (la mise en concurrence autour des appels d’offres autour des grands contrats), le client a suffisamment de fournisseurs potentiels pour que la concurrence puisse jouer. Il prend soin de maintenir cette concurrence et de l’équilibrer.

Figure 1

POURCENTAGE D’ACTIVITÉ MILITAIRE POUR LES 5 « TOP PRIME CONTRACTORS » AMÉRICAINS

Figure 1
Figure 1 POURCENTAGE D’ACTIVITÉ MILITAIRE POUR LES 5 « TOP PRIME CONTRACTORS » AMÉRICAINS Source: à partir de Defense News Top 100 (2002).

POURCENTAGE D’ACTIVITÉ MILITAIRE POUR LES 5 « TOP PRIME CONTRACTORS » AMÉRICAINS

à partir de Defense News Top 100 (2002).

14Un des acteurs du secteur, lors d’un entretien, a comparé le jeu du marché à ce niveau à la Major Baseball League, la première division de base-ball. Aucun acteur ne gagne plus des deux tiers de ses matchs (les téléspectateurs des interminables soirées de base-ball le savent…), aucun ne perd plus d’un tiers de ses matchs. Le jeu des appels d’offres est un jeu ouvert qu’aucun acteur ne peut dominer trop fortement à lui seul, mais dont aucun acteur, sinon erreur stratégique très grave, ne peut être sorti. Le jeu des restructurations a conduit par contre à un phénomène de coopération complémentaire de cet affrontement concurrentiel : les entreprises s’affrontent pour être les fournisseurs de premier rang sur les programmes, mais elles coopèrent avec leurs concurrents pour réaliser ensuite ces programmes : en effet, par le jeu des restructurations, les compétences se sont redistribuées en profondeur entre les groupes; il est rare qu’un groupe à lui seul soit capable de maîtriser toutes les compétences d’un programme complexe sans avoir besoin de faire appel à ses concurrents. Donc, les firmes vont s’affronter pour mener les programmes, et coopérer pour les réaliser, ce qui constitue une forme nouvelle de coopétition.

15Prenons un exemple. En 1994, le DoD lance l’énorme programme de conception du nouvel avion de combat des forces armées américaines, qui sera commun à la Navy et à l’Air Force, avec une version à décollage court et atterrissage vertical pour le corps des Marines, le Joint Strike Fighter. Au stade de la conception, trois firmes sont en concurrence : Boeing, Lockheed-Martin et MacDonnell Douglas (par la suite, McDonnell est éliminée du stade des prototypes en 1996; finalement, le contrat est attribué en 2001 à Lockheed-Martin). En 1994 toujours, le DoD lance un programme de drone. L’un des projets (Dark-Star) se fait en coopération entre Lockheed et Boeing, cette dernière fournissant les ailes et l’avionique. Le projet concurrent (Global Hawk) est celui de Ryan et Rockwell (pour les ailes).

16Le cas montre que Boeing et Lockheed peuvent être en concurrence farouche pour emporter les contrats de fournisseurs de premier rang de certains projets, alors que, sur d’autres projets, ils ont besoin de leurs compétences réciproques. Le cas se compliquera d’ailleurs considérablement lorsque Boeing rachètera Rockwell. À partir de ce moment, Boeing détiendra une compétence exclusive sur la technologie des ailes des drones. Dès lors, toute concurrence peut être faussée : comme Boeing fournissait dans le projet avec Lockheed à la fois les ailes et l’avionique, la firme avait intérêt à favoriser le DarkStar. Elle le pouvait facilement en proposant une meilleure technologie en matière d’ailes au DarkStar et en dégradant la technologie fournie pour le Global Hawk. Les autorités antitrust imposèrent des murailles de Chine entre les équipes Rockwell/Boeing travaillant pour le DarkStar et les équipes Rockwell/Boeing travaillant sur le Global Hawk.

17Autrement dit, la volonté du client de ne trouver en face de lui que quelques grands fournisseurs aux compétences technologiques fortes, donc verticalement intégrés, a conduit à une structure de marché ouvrant à une première forme de coopétition : les entreprises restées sur le marché de la défense se font concurrence pour décrocher les contrats permettant d’être fournisseurs de premier rang sur le développement de systèmes (avions, missiles, chars, etc.), tout en coopérant au niveau des composants de ces systèmes sur la base de la mise en commun de complémentarités. C’est la première forme de coopétition qui s’est développée considérablement dans la première moitié des années 1990.

2. Les systèmes de systèmes et les nouvelles formes de coopétition

18La fin des années 1990 a été marquée par une nouvelle évolution du marché, le développement de systèmes de systèmes qui a conduit les firmes à développer des stratégies agressives, et le client à tenter de gérer au mieux l’articulation entre concurrence et coopération.

19Un missile est en soi un système complexe. Ce type de système est lui-même intégré dans des systèmes encore plus complexes : le missile est monté sur un avion, peut être programmé sur une cible et tiré par le pilote, puis éventuellement reprogrammé après avoir été tiré par le pilote, depuis une station au sol, sur une nouvelle cible. Les systèmes posent des problèmes de conception, d’architecture, d’organisation de la sous-traitance des composants, de tests et d’intégration technologique de ces composants (Prencipe et al., 2003; Depeyre et Dumez, 2006). Mais au début des années 2000, les armées ont commencé à raisonner sur des systèmes de systèmes. Il s’agit de maîtriser les flux et le traitement des informations échangées entre les unités engagées dans les combats (qui doivent articuler déploiement de troupes au sol, aviation, missiles, coordination avec des navires) et les systèmes de commandement, dans un univers technologique où de plus en plus de matériels (avions, véhicules, navires) opèreront sans personnel humain, mais en coordination avec des unités de soldats. L’ampleur de ces programmes, dits « centrés réseau » (Network Centric Warfare) a changé le fonctionnement concurrentiel du secteur.

20Premier point, le client s’est trouvé « dépassé » par la complexité de la tâche pour deux raisons complémentaires. D’une part, les budgets de défense ayant diminué, le DoD ne peut pas employer en son sein des équipes d’ingénieurs spécialisés capables de concevoir les systèmes et de mettre en concurrence les firmes. D’autre part, l’architecture des systèmes est si complexe qu’une réflexion interne, même appuyée sur des équipes compétentes, ne suffirait pas. Le client a besoin des compétences conceptuelles, architecturales, technologiques des firmes pour définir son propre besoin.

21Deuxième point, seul un tout petit nombre de très grands acteurs peuvent réunir ces compétences. Une hiérarchie s’est instaurée dans la « Major Baseball League » entre les firmes capables de maîtriser les systèmes de systèmes et les autres, désormais distancées et réduites au rang de concepteurs et de fournisseurs de sous-systèmes.

22Troisième point, les contrats sur ces très grands systèmes sont peu nombreux et définis pour des dizaines d’années. Ces contrats engagent le fonctionnement de l’ensemble des forces armées pour un futur long.

23Le mécanisme concurrentiel qui se met en place peut donc se caractériser ainsi. Un tout petit nombre de firmes seulement sont capables de répondre à un appel d’offres sur ces systèmes de systèmes. La firme qui décroche le contrat monopolise une relation extrêmement sophistiquée avec le client, et elle la monopolise sur chaque contrat pour des dizaines d’années. Il est probable qu’elle s’assure ainsi un avantage concurrentiel durable fondé sur des phénomènes de dépendance de cheminement (pathdependency) et de verrouillage (lock-in).

24Le problème de la traduction du besoin du client en spécifications techniques est trop sophistiqué pour qu’une firme qui n’a pas eu d’interaction longue avec ce client puisse entrer facilement sur le marché. Les concurrents sont handicapés par une sorte d’asymétrie de confiance et de connaissance des problèmes du client. Le résultat du processus concurrentiel risque d’être une confrontation entre le client et deux ou trois fournisseurs potentiels en concurrence dans un premier temps, puis une relation exclusive avec celui qui a été choisi, les deux autres concurrents se retirant ensuite du marché et perdant la capacité future de concurrencer celui qui a eu le contrat. C’est cette situation qui conduit le client à chercher à piloter stratégiquement la coopétition. Le processus se révèle subtile et complexe. Pour mettre en lumière ses différentes dimensions, nous allons centrer l’analyse sur un cas.

II. – ÉTUDE DE CAS DES NOUVEAUX MÉCANISMES DE COOPÉTITION

25Le cas étudié est celui des Future Combats Systems (FCS). Il concerne essentiellement l’US Army, mais aussi le corps des Marines. Il s’agit de concevoir le système de combat au sol du futur. Le système comprend un réseau, l’équipement du soldat, des capteurs, des systèmes aériens téléguidés (drones, hélicoptères), des véhicules téléguidés, des chars, mortiers, canons, et véhicules de toutes sortes (commandement, médicaux, etc.). C’est la première fois que l’US Army ne développe pas séparément un programme de conception d’un char de combat, de mortiers, de véhicules d’artillerie, mais un ensemble d’une dizaine de véhicules complémentaires pour le combat, plus des drones permettant d’informer, de guider et d’appuyer ces véhicules, c’est-à-dire un système de systèmes.

26L’objectif est de pouvoir déployer une force au sol partout dans le monde en quelques jours, ce qui pose des problèmes d’articulation complexes avec les moyens de transport (avions, navires, hélicoptères). Le programme doit être opérationnel vers 2012-2025 et donc doit pouvoir intégrer dans son développement des technologies qui n’existent pas encore et apparaîtront à l’horizon de dix à quinze ans. Ceci suppose des moyens de simulation extrêmement puissants et sophistiqués capables de suivre et d’orienter le développement du programme durant tout son cycle de vie.

27Le 9 mai 2000, l’armée sélectionne quatre équipes pour proposer en deux ans l’architecture du système : une équipe Boeing, une équipe SAIC, une équipe General Dynamics/Raytheon et une équipe constituée autour de Lockheed. Chaque équipe doit proposer un premier concept avec un système de communication (network centric), un véhicule de commandement, un véhicule robotisé de tir au contact de l’ennemi, un véhicule robotisé de l’arrière, et des systèmes de capteurs, et un second concept présentant la démarche suivie pour la conception d’un système de systèmes.

28Deux remarques peuvent être faites. Sur les quatre équipes, une seule était constituée autour d’un fournisseur traditionnel central de l’US Army – l’alliance General Dynamics/Raytheon. Encore General Dynamics avait-il dû s’allier avec Raytheon, un spécialiste des missiles, mais ayant une capacité sophistiquée en informatique et électronique. Les trois autres équipes étaient plutôt des nouveaux entrants en tant que partenaires de premier rang de l’US Army. Au cours de cette phase, Boeing et SAIC décidèrent de s’allier pour proposer une offre commune. Le 8 mars 2002, c’est cette alliance qui est finalement retenue en tant qu’intégrateur pilote des systèmes (Lead Systems Integrator). Par la suite, c’est cet intégrateur pilote qui met en concurrence les firmes pour les composants du système. C’est ainsi qu’une alliance General Dynamics/BAe Systems a obtenu la conception et la fabrication des véhicules avec équipage (non robotisés).

29Le cas illustre plusieurs points. D’une part, la complexification des systèmes qui deviennent des systèmes de systèmes a conduit à un double phénomène : le client n’a plus les capacités techniques de gérer lui-même le projet et il doit faire appel aux compétences des firmes. D’autre part, les firmes détenant ces compétences sont en nombre très limité. General Dynamics qui était traditionnellement le fournisseurs des véhicules de l’US Army (c’est General Dynamics qui a conçu et qui fabrique les chars Abrams équipant actuellement l’US Army) a essayé de passer du statut d’intégrateur de systèmes (les chars) à celui d’intégrateur de systèmes de systèmes. Mais il lui a fallu pour cela coopérer avec Raytheon. Les trois autres équipes en concurrence, Boeing, Lockheed Martin et SAIC sont des firmes qui n’étaient pas traditionnellement les partenaires directs de l’US Army.

30Le DoD, en tant que client, a choisi de confier la tâche d’intégration à une alliance qui n’était pas traditionnellement présente sur le marché de l’US Army, l’équipe Boeing/SAIC. Or, il s’agit bien d’une alliance. Dans la première phase concurrentielle, Boeing et SAIC avaient proposé deux projets concurrents. Puis, elles ont coopéré autour d’une offre commune. Deux raisons peuvent être évoquées pour expliquer cette stratégie coopérative. La première est que les deux firmes avaient des points forts complémentaires. Le savoir-faire de Boeing est reconnu en matière de capacité à définir un système en collaboration avec ses clients (la démarche, développée pour concevoir un avion commercial, le 777, a été formalisée comme le Working Together Team – WTT – et mobilisée dans les autres activités). SAIC a, de son côté, des capacités de calcul et de simulation reconnues. Mais la seconde raison peut être liée au client : les deux firmes ont anticipé qu’il était plus facile de convaincre le client de confier l’intégration du système de systèmes à une alliance plutôt qu’à une entreprise seule.

31Lorsqu’il ne retient pour une tâche aussi complexe qu’une seule firme, le client a la crainte que cette firme, chargée de concevoir le meilleur système, lui vende en fait le système qu’elle sait faire, mobilisant non pas forcément les meilleures solutions disponibles sur le marché, mais les solutions que ses filiales ont dans leurs tiroirs en recherche et développement. Si la tâche est réalisée par deux firmes (dont une, SAIC, qui n’est pas verticalement intégrée), l’indépendance technologique est mieux garantie. De plus, le client réfléchit à l’avenir. Il peut se dire que s’il attribue la tâche à une seule firme, il sera dépendant pieds et poings liés de cette firme pour des dizaines d’années. S’il confie la tâche à une alliance entre deux firmes ayant des capacités complémentaires, le client peut se dire qu’elles apprendront l’une de l’autre, chacune sur la capacité dont elle ne dispose pas au départ et dont l’autre dispose. En dynamique, les deux firmes seront mieux à même de maîtriser les capacités complémentaires nécessaires à l’ensemble de la tâche et seront donc à terme des concurrents potentiels. Autrement dit, le client favorise la coopération entre deux concurrents pour maintenir la possibilité d’une concurrence frontale à terme.

32Mais, en matière de coopétition, le cas va plus loin. En effet, pour l’instant, nous en sommes restés à la première phase : le premier appel d’offres autour de la conception architecturale du système de systèmes. Ensuite, Boeing et SAIC ont été chargées d’organiser la concurrence autour du développement des composants du système. Elles ont alors organisé la concurrence entre leurs concurrents, pour leur confier des tâches pour lesquelles, en tant qu’intégrateur de systèmes, elles auront à coopérer avec ceux qu’elles auront retenus. C’est ainsi par exemple que, dans le cadre du FCS, la conception, le développement et la fabrication (selon les spécifications définies par l’intégrateur de systèmes) des véhicules à équipages humains ont été, on l’a vu, attribués à General Dynamics et BAe Systems, le premier ayant été concurrent direct de Boeing lors de l’appel d’offres pour l’intégration des systèmes.

33Dans ce jeu compliqué, il faut souligner un autre point. Le client sait qu’il a besoin d’une firme (ou d’une alliance, on l’a vu) pour assumer l’architecture d’ensemble du système de systèmes. Les firmes qui concourent pour décrocher le contrat et assumer cette tâche savent que le client a une crainte : qu’elles essaient d’utiliser la position d’intégrateur pilote du système, si elles l’obtiennent, comme levier pour placer les solutions techniques développées par leurs filiales pour les composants (les marges pouvant être fortes à ce niveau). Pour décrocher le contrat, les firmes développent donc des stratégies d’autolimitation (self-restraining strategies) : elles affichent leur indépendance vis-à-vis de leurs propres filiales, en expliquant qu’elles mettront ces filiales en concurrence et choisiront de coopérer avec leurs concurrentes si leurs solutions à elles apparaissent supérieures. D’un contrat à l’autre, le client peut ne pas vouloir confier la tâche aux mêmes alliances, et il suscite donc des coopérations différentes pour régénérer la concurrence : dans le FCS, on l’a vu, Raytheon était alliée à General Dynamics contre Lockheed; en juin 2007, Raytheon, alliée à Computer Sciences et L3 Communications a gagné le contrat d’entraînement des troupes de l’US Army contre General Dynamics alliée à Lockheed Martin. On voit que les coopérations sont variées, dans une perspective concurrentielle, ce qui répond à la logique de commande du client.

III. – DISCUSSION

34Aucune généralisation de type statistique n’est évidemment possible à partir d’un cas unique. De plus, comme il a été souligné, celui qui a été retenu n’est pas un cas moyen, mais extrême, puisque relevant d’un secteur dans lequel un acheteur en monopsone doit développer des systèmes de systèmes extrêmement complexes et sophistiqués avec en face de lui, comme fournisseurs, un petit groupe de firmes. Par contre, comme l’a noté Yin (2003), une généralisation de type analytique est possible à partir d’une étude de cas. Précisément, le cas étudié nous semble mettre en évidence quelques éléments analytiques intéressants.

35Le contexte est celui des relations entre grands clients et entreprises (l’équivalent d’un contexte de B to B, mutatis mutandis). L’enjeu des transactions est la conception, le développement, l’organisation de la production, l’intégration d’un système. Les firmes capables d’assumer cette tâche sont verticalement intégrées et elles disposent, potentiellement, de deux capacités : celle de concevoir, développer et intégrer le système (avec des capacités techniques de simulation et de tests) et celle de concevoir, développer et fabriquer les composants du système qui sont eux-mêmes souvent des sous-systèmes. Dans une telle configuration, le client est en position d’orienter la concurrence et la coopération entre ses fournisseurs – c’est-à-dire la coopétition – et il va tenter de mener des stratégies sophistiquées en ce domaine. C’est cette articulation verticale des capacités des firmes, fondement de leurs compétences propres, qui est à l’origine de la complexité de ces stratégies.

36Au niveau de l’architecture, le client a suscité la concentration chez ses fournisseurs conduisant à l’émergence de quelques acteurs très puissants, verticalement intégrés, seuls à même de gérer la conception des grands systèmes. Mais le client peut tenter de confier cette tâche à une alliance entre deux de ces entreprises plutôt qu’à une seule. L’avantage est double : d’une part, en matière d’architecture des systèmes, une seule entreprise, même très puissante, n’a pas toujours toutes les capacités nécessaires et une alliance peut permettre de réaliser la complémentarité nécessaire (une situation de cospécialisation au sens de Teece, 1988).

37C’est la raison souvent avancée pour expliquer la constitution des alliances. Mais le client peut aussi viser un autre objectif stratégique. Il peut en effet espérer que les deux firmes vont apprendre l’une de l’autre au cours de leur travail commun et que chacune va pouvoir, au long de cet apprentissage, compléter en dynamique ses capacités avec celles qui lui manquaient. En favorisant une alliance au niveau de l’architecture, le client cherche à maintenir la concurrence à ce stade et préparer la concurrence future. S’il ne le peut pas, et si les choses se passent mal, la seule solution pour lui consiste à créer la réversibilité en réintégrant – s’il le peut – des capacités architecturales et en remettant la firme à qui il avait confié la conception du système en concurrence à un stade verticalement inférieur – celui de concepteur et fournisseur de composants et d’intégrateur de systèmes plus simples.

38En avril 2007 par exemple, les US Coast Guards, sous la pression du Congrès, ont retiré le contrat de Lead Systems Integrator à l’alliance formée par Lockheed Martin et Northrop Grumman, suite à leur incapacité à mener correctement le programme Deepwater (programme de modernisation massif des Coast Guards mis en place après les événements du 11 septembre 2001). Le coût du programme est en effet passé des 17 milliards de dollars initialement prévus à 24 milliards et a connu de plus de graves problèmes techniques au niveau des systèmes et de leur intégration. Les Coast Guardsont annoncé leur intention d’assurer le management du programme en interne. L’alliance Lockheed Martin et Northrop Grumman se trouve rétrogradée à un rôle de fournisseur de rang un « classique ».

39Le cas illustre le fait que le client, quand il attribue un contrat d’architecture et d’intégration de systèmes, peut favoriser la coopération entre concurrents à ce niveau, mais dans une perspective de maintien de la concurrence réelle ou potentielle. La coopération entre concurrents favorisée par le client implique cette possibilité toujours ouverte d’une dissolution de l’alliance et d’un retour à la concurrence entre les deux partenaires, possibilité dont le client joue stratégiquement. Au niveau des capacités « inférieures », le client pèse sur la firme ou l’alliance qui a décroché le contrat au niveau supérieur pour qu’elle mette en concurrence ses compétences inférieures internes avec celles de ses concurrents, de manière à se voir offrir le système le plus efficient – avec les composants techniquement les meilleurs (Gholz, 2003).

40Les firmes qui concourent pour le contrat d’architecture développent donc des stratégies d’auto-limitation pour décrocher le contrat, c’est-à-dire qu’elles essaient de montrer au client qu’elles ne sont pas prisonnières de leurs capacités inférieures, et qu’elles sont donc prêtes à coopérer avec leurs concurrents les meilleurs à ce niveau, en désavantageant s’il le faut leurs filiales. Pour l’emporter au niveau supérieur sur la concurrence, le client les incite à ouvrir les voies de la coopération avec ces mêmes concurrents au niveau inférieur. De même, d’un contrat à l’autre, il suscite probablement d’autres coopérations (on l’a vu dans les cas du FCS et du programme d’entraînement de l’US Army) pour ouvrir le jeu concurrentiel.

CONCLUSION

41Le cas des industries de défense, bien que très spécifique, met en lumière le rôle possible du client dans les phénomènes de coopétition. Dans les secteurs où des clients puissants confient le développement de systèmes complexes à des fournisseurs, l’étude illustre le fait que le client peut d’abord créer les conditions même de la coopétition en cherchant à constituer un petit groupe de fournisseurs potentiels disposant d’importantes capacités intégrées; qu’il peut stratégiquement susciter la coopération sous forme d’alliances en concurrence autour de l’architecture même du système, dans la perspective dynamique d’un maintien de la concurrence; qu’il peut enfin confier l’architecture du système à une firme ou une alliance en l’obligeant à adopter une stratégie autolimitative qui l’incite à coopérer avec ses concurrents au niveau de la conception et de la fourniture des sous-sys-tèmes ou composants du système. Le cas invite, quoi qu’il en soit, au développement de recherches sur cette dimension stratégique du client dans la coopétition.

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