Couverture de RFG_174

Article de revue

Une approche narrative des outils de gestion

Pages 77 à 92

Notes

  • [1]
    Nous remercions Bénédicte Geffroy et Laurent Pascail, maîtres de conférences à l’École des mines de Nantes, chercheurs au CRGNA avec qui nous avons réalisé l’enquête de terrain, dans le cadre du programme ACOR piloté par l’OPCAREG des Pays de la Loire et financé par la DRTEFP, la DRIRE Pays de la Loire et le FSE.
  • [2]
    Les pilotes des groupes de conception demeurent souvent les experts fonctionnels du domaine couvert par l’outil (la conception des outils de contrôle de gestion est prise en charge par les experts contrôle, les outils de gestion des ressources humaines par les experts de RH, les outils de gestion de production par les ingénieurs de production, etc.).
  • [3]
    Les collectifs plus ou moins participatifs ont mandat pour agir sur un outil mais pas pour se saisir des autres outils déjà en place.
  • [4]
    Ce score est obtenu par le ratio : Nombre de jours passés par le salarié sur l’équipement principal/Nombre de jours de présence du salarié sur la période.
  • [5]
    C’est-à-dire une situation dans laquelle « l’adhésion aux règles conçue à l’origine comme un moyen devient une fin en soi (…) ainsi dans certains cas ce sont les éléments même de l’efficacité qui produisent de l’inefficacité » (Merton, ibid., p. 192-193).

1La question de l’implantation des outils de gestion, et des dynamiques de changement qu’elle implique, occupe une place particulièrement importante dans la réflexion sur les organisations contemporaines (David, 1998; Hatchuel et Weil 1992; Moisdon, 1997; Lozeau et al., 2002). Celles-ci se distinguent en effet par l’inflation des dispositifs instrumentaux permettant le pilotage de l’action collective. Dans un tel contexte, l’enjeu porte souvent sur la bonne appropriation de ces outils par les acteurs de l’entreprise et sur leur capacité à appuyer la stratégie (Bourguignon et Jenkins, 2004).

2Pour faire face à cet enjeu, de nombreuses organisations ont désormais compris les bénéfices d’une démarche participative associant des représentants du terrain à l’élaboration de l’outil. Cependant, les concepteurs se focalisent surtout sur le raffinement technique de l’outil, puis sur la communication devant accompagner son déploiement. En raison de la division du travail de conception d’une part [2], et du mandat confié au collectif des concepteurs d’autre part [3], la question essentielle des liens à construire entre l’outil considéré et l’ensemble des outils déjà en place, reste bien souvent sans réponse. Ce point est d’autant plus problématique que les acteurs de terrain sont, eux, confrontés à l’ensemble des outils de gestion de l’entreprise dont ils doivent déduire les attendus comportementaux pour définir leurs stratégies d’action.

3Dans cette perspective, les approches discursives des organisations (Grant et al., 1998 ; Grant et al., 2004) offrent un cadre théorique particulièrement adapté à l’analyse des phénomènes d’interaction des outils de gestion dont elles conduisent à souligner le caractère décisif en matière de conduite du changement. Ces approches permettent d’enrichir et de préciser les travaux portant sur les outils de gestion et, plus spécifiquement, sur la nature du processus de contextualisation de ces outils, c’est-à-dire d’inscription dans l’organisation et d’appropriation par les acteurs (Berry, 1983; Hatchuel et Weil, 1992; Moisdon, 1997). L’approche discursive éclaire ainsi de manière très concrète la façon dont les opérateurs de l’entreprise comme le middle-management (Rouleau, 2005) construisent et déconstruisent les discours stratégiques de l’organisation et sont donc des acteurs essentiels de la fabrique de la stratégie mise en œuvre par l’entreprise. Ces propositions seront illustrées et discutées à partir des résultats d’une rechercheaction conduite dans une usine d’un grand laboratoire pharmaceutique, Ouest Pharma. Nous montrerons comment la mise en place d’une démarche très outillée de gestion des compétences produit de la rigidité organisationnelle, bien loin du discours stratégique de l’entreprise sur la mise en flexibilité de l’organisation.

I. – LES ORGANISATIONS COMME DISCOURS : LE PROBLÈME DE L’INTERTEXTUALITÉ DES OUTILS DE GESTION

4Un outil de gestion peut être vu, avec Hatchuel et Weil (1992, p. 122-126), comme un conglomérat singulier constitué d’un « substrat formel » porteur d’une « philosophie gestionnaire » et « d’une vision simplifiée des relations organisationnelles »:

  • Le « substrat formel » de l’outil désigne l’ensemble des supports concrets dans lesquels s’incarne l’outil (tableau, courbes, graphiques, référentiels, etc.). Pour la gestion des compétences chez Ouest Pharma, il s’agit essentiellement d’un dictionnaire des compétences et de descriptifs emploi-poste auxquels sont associés des grilles de polycompétences et des matrices de polyvalence.
  • La « philosophie gestionnaire » correspond aux comportements de travail que l’outil est censé promouvoir, soit en les organisant (comme dans une procédure opérationnelle), soit en incitant à leur adoption (comme dans un outil de rémunération ou d’évaluation). Dans notre cas, la « cible de la rationalisation » est la compétence. L’outil est porteur d’une philosophie gestionnaire pour laquelle une des sources essentielles de la performance repose sur la mise à disposition de l’entreprise d’individus poly-compétents et polyvalents.
  • La « vision simplifiée des relations organisationnelles » définit « la scène » et les participants à la scène dont l’outil vient régler le jeu. On peut a minima distinguer les acteurs influencés par l’outil – parce qu’ils l’utilisent ou parce qu’ils se conforment aux prescriptions dont il est porteur – des spécialistes de l’outil qui l’ont conçu et en assurent la diffusion. Chez Ouest Pharma, l’outil compétence influence l’action de l’ensemble des salariés de l’entreprise, chaque descriptif emploi-poste a été retravaillé dans une logique compétence, et les spécialistes de l’outil sont les gestionnaires des ressources humaines.

5Comme le suggèrent Hatchuel et Weil, l’outil de gestion fonctionne comme un script qui scénarise l’action d’un ensemble d’individus de l’organisation en vue d’une plus grande performance. Si l’on veut comprendre la façon dont les individus se saisissent des scripts proposés par les outils de gestion, l’approche gagne à s’enrichir d’une théorie générale des textes en présence dans les organisations (Grant et al., 1998, Grant et al., 2004). Les outils de gestion peuvent en effet être considérés comme des textes qui participent à l’élaboration du discours organisationnel, c’est-à-dire d’un système d’énoncés cohérent définissant les bonnes façons de se comporter, de parler ou de penser dans l’organisation et écartant les types de comportement, de pensée ou de parole proscrits (Phillips et al., 2004).

6Les approches discursives mettent l’accent sur la dimension fondamentalement communicationnelle des organisations (Mumby, Clair, 1997). Celles-ci se créent et se transforment au travers d’un ensemble de conversations quotidiennes qui produisent des textes, c’est-à-dire des « artefacts symboliques écrits ou oraux qui conservent des solutions construites dans la communication » et pourront servir de guides ou de points d’appui pour des actions ou conversations futures (Robichaud et al., 2004, p. 621). Ces conversationsse déploient, soit dans le cadre informel des activités quotidiennes (les textes qu’elles produisent sont dans ce cas faiblement objectivés, ils ne sont présents que dans les mots et les énonciations des acteurs), soit dans le cadre plus formel de groupes de travail (amélioration continue, etc.) ou d’instances de décision (comité de direction, etc.), dans ce cas les textes produits font l’objet d’une plus forte objectivation : comptes rendus, graphiques, tableaux.

7Ainsi la dynamique communicationnelle des organisations combine une dimension actionnelle (la conversation à travers laquelle s’échangent et se négocient des représentations d’un même phénomène) et une dimension interprétative (le texte qui fixe, conserve et diffuse la représentation élaborée collectivement) (Taylor et Lerner, 1996, p. 257).

8Les conversations permettent donc la construction de différents types de textes auxquels les tenants de l’approche discursive ont consacré de nombreux travaux : des histoires (Böje 1991), des métaphores (Grant, Oswick 1996), des rituels (Trice, Beyer 1984). La réalité de l’organisation n’est pas contenue par un seul texte, elle est bien plutôt produite par des ensembles de textes qui, affrontant les individus de façon plus ou moins cohérente, leur apprennent quelque chose du discours de l’organisation, entendu ici comme un niveau de sens supérieur proche de la notion d’idéologie et définissant le bon/le mauvais, le beau/le laid, l’efficace/l’inefficace dans l’organisation.

9Pour le chercheur comme pour le nouvel arrivant dans l’organisation, le discours organisationnel ne peut être étudié ou appris qu’au travers des textes à partir desquels il se constitue et qui sont peu à peu découverts lors de la socialisation (pour le nouvel arrivant) ou par des méthodes de collecte plus systématiques (pour le chercheur : entretien, analyse documentaire, observation, etc.). Ce n’est qu’au terme de cet apprentissage, que le chercheur ou le nouvel arrivant pourra déterminer le ou les discours de l’organisation venant régler l’activité de sa communauté de travail.

10Le recours aux approches discursives des organisations, au sein desquelles nous inscrivons cette recherche, oblige à un travail de définition rigoureux de manière à sortir du flou accompagnant souvent ses notions clefs (Grant, 1998, p. 2) et qui pourrait laisser croire au caractère interchangeable des principaux concepts (Gabriel, 2004, p. 63). Dans cette perspective, il convient notamment de bien distinguer la notion de texte de celle de discours organisationnel. Les textes sont des énoncés réalisés (de La Ville, Mounoud, 2004, p. 19), c’est-à-dire produits, concrets, objectivés, et à ce titre directement accessibles aux chercheurs comme aux acteurs de l’organisation. À l’inverse, le discours organisationnel n’est pas directement accessible (Phillips et al., 2004, p. 636), il se construit au carrefour des différents textes, il renvoie à l’espace des représentations sociales et des conventions. Le discours est donc de l’ordre de l’abstrait (de La Ville, Mounoud, 2004, p. 19), il a « une existence au-delà de chacun des textes à partir desquels il se construit » (Hardy et al., 2004, p. 60), il est le résultat d’une « collection ou d’un ensemble de textes » (Philips et al., p. 636). La question principale est alors de comprendre comment les conditions de production (c’est-à-dire d’écriture) et de réception (c’est-à-dire de lecture) de ces textes contribuent à la construction d’un discours « cohérent » pour les acteurs à partir duquel ils vont pouvoir construire leurs stratégies d’action.

11Cette manière de concevoir l’organisation peut être synthétisée dans le modèle « conversation- texte » qui est présenté dans la figure 1.

12De manière assez surprenante, alors que différentes formes symboliques ont fait l’objet d’investigations spécifiques (histoire, métaphore, rituel, etc.), l’approche discursive s’est peu préoccupée de l’instrumentation de gestion comme forme textuelle à part entière, résultat de l’activité communicationnelle du groupe des concepteurs et visant à diffuser auprès des autres membres de l’organisation des attendus comportementaux. Cet oubli est d’autant plus surprenant que la grande organisation contemporaine est extrêmement consommatrice d’outils de gestion qu’elle accumule en fonction des modes managériales et de l’évolution de ses impératifs stratégiques sans toujours bien maîtriser la cohérence discursive de l’ensemble des textes ainsi produits.

13On trouve cependant quelques propositions théoriques dans de rares recherches qui proposent d’envisager les outils de gestion sous un angle discursif (de La Ville et Mounoud, 2005; Lorino, 2005). Si Lorino souligne, à l’adresse du contrôle de gestion, la nature discursive des outils de gestion, La Ville et Mounoud proposent d’articuler discours, pratiques et outils dans l’analyse de la stratégie. Beaucoup reste toutefois à faire dans la compréhension de la nature des relations qui unissent l’activité, les représentations et les outils de gestion. Dans cette perspective, une des hypothèses de cette recherche est qu’en effet « la philosophie gestionnaire » n’est pas portée par un outil pris isolément mais qu’elle se construit bien plutôt à l’intersection des différents textes. L’outil de gestion n’existe pas de manière isolée dans l’organisation, il est parti prenante d’une polyphonie constituée de l’ensemble des textes portés, notamment, par les autres outils de gestion. De cette manière, sa capacité à produire des comportements se joue beaucoup plus dans l’intertextualité (dialogue et cohérence entre les textes, capacité à les rapporter à un discours commun) que dans le texte stricto sensu.

Figure 1

LE MODÈLE CONVERSATION-TEXTE DE L’ORGANISATION ET LAQUESTION DE L’INTERTEXTUALITÉ

Figure 1
Figure 1 LE MODÈLE CONVERSATION-TEXTE DE L’ORGANISATION ET LAQUESTION DE L’INTERTEXTUALITÉ

LE MODÈLE CONVERSATION-TEXTE DE L’ORGANISATION ET LAQUESTION DE L’INTERTEXTUALITÉ

14La notion d’intertextualité mobilisée ici renvoie notamment aux travaux des linguistes Michel Bakhtine et Julia Kristeva. Nous l’utilisons ici dans une acception étroite qui pose l’intertextualité, non comme un élément produit exclusivement par l’écriture, mais essentiellement comme un effet de lecture du texte, produit par le lecteur, qui établit, par sa lecture, des rapports entre ce qu’il lit et d’autres textes, cette intertextualité lui permettant de construire le sens du texte examiné (Riffaterre, 1980).

15La question de l’intertextualité des outils de gestion renvoie donc à la manière dont les salariés vont comprendre et utiliser un outil de gestion en fonction de l’univers de texte dans lequel celui-ci s’inscrit. Cette intertextualité est susceptible, soit d’aider à la lecture et à la compréhension du nouveau texte, soit d’en tordre la signification et, à l’extrême, de le rendre illisible par absence de liens, incapacité à inscrire le nouveau texte dans le corpus de textes existants.

16Cet article propose d’interpréter la démarche compétence chez Ouest Pharma à partir du cadre théorique ainsi défini. La recherche se centrera plus précisément sur deux outils de gestion : les matrices de polyvalence et les grilles de polycompétences. Ces outils se caractérisent par des intertextualités différentes expliquant des niveaux d’appropriation différents par les acteurs.

II. – OUEST PHARMA : LES OUTILS DE GESTION DES COMPÉTENCES CONTRE LAFLEXIBILITÉ

1. Un site à la recherche d’une nouvelle performance

17Ouest Pharma est un site de production français d’une entreprise multinationale leader du secteur de la pharmacie. Ce secteur est particulièrement intéressant dans la mesure où il est confronté aujourd’hui à des impératifs de transformation de ses modes d’organisation pour répondre aux enjeux de l’hyper compétition. Le nouveau contexte concurrentiel (arrivée des génériqueurs, maîtrise des dépenses de santé, globalisation) a contribué à déplacer les facteurs-clés de succès dans le secteur, ou plus exactement à ajouter aux enjeux traditionnels en termes d’innovation et de développement, la nécessaire diminution des coûts de production.

18Dans ce nouveau contexte, les sites de production localisés dans les pays développés sont soumis à une rationalisation d’autant plus vigoureuse qu’ils sont exposés à la concurrence directe des sites localisés dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. Bien souvent cette concurrence s’exerce à l’intérieur du groupe lui-même, l’entreprise multinationale possédant des implantations dans des pays en développement.

19Ouest Pharma, le site de production français sur lequel nous avons travaillé, est emblématique de cette évolution du secteur. La transformation de l’organisation de Ouest Pharma a été portée par le déploiement d’une véritable panoplie d’outils de gestion qui suffit à elle seule à résumer l’idéal du nouveau management : Lean production, méthode de gestion de la qualité six sigma, méthode ABC en contrôle de gestion, formalisation d’une charte des valeurs, programme « operational excellence » prônant le « reengineering » régulier des processus de l’entreprise et, enfin, à partir de l’année 2002, la mise en place des outils de la gestion des compétences. Trois années plus tard, et de manière assez paradoxale, cette logique compétence, développée pour faire face aux nouveaux impératifs stratégiques, semble avoir joué contre la flexibilité organisationnelle en suscitant une rigidification des affectations des personnels dont les opérateurs comme les managers de production ont aujourd’hui beaucoup de difficultés à sortir.

MÉTHODOLOGIE

Cette recherche-action répond à une demande exprimée par l’entreprise : comment développer la pratique de la polyvalence et de la poly-compétence, pour contrebalancer les effets de la compression des effectifs sur le site ? Le corpus des données de terrain a été construit classiquement par triangulation de plusieurs méthodes de collecte d’information animée par une équipe de quatre chercheurs :
  • 37 entretiens individuels semi-directifs auprès des équipes de production, des fonctions support (qualité, maintenance, ressources humaines) et de managers couvrant tous les niveaux hiérarchiques du site,
  • 6 jours complets d’observations in situ, réalisés sur le lieu de travail,
  • collecte des documents relatifs aux outils et aux pratiques de gestion de la polyvalence.
Les données ont fait l’objet de traitements quantitatifs (statistiques d’affectation des personnels et calcul de scores de polyvalence) et qualitatifs (analyse de contenu des entretiens).
La recherche s’est également appuyée sur une série de trois restitutions, devant le groupe projet, devant le comité de direction et devant les salariés. Loin d’être une simple étape de validation, ces restitutions ont été le moyen d’alimenter la dynamique d’apprentissage du site dans le domaine de la polyvalence, conformément aux objectifs de cette recherche-action.

2. Les outils du changement

20Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire de retracer l’histoire récente du développement des outils de gestion sur le site Ouest Pharma. Trois familles d’outils de gestion ont été introduites successivement dans l’entreprise :

  1. des outils de management de la qualité,
  2. des outils de maîtrise des coûts et,
  3. des outils de gestion des ressources humaines.

Les outils de management de la qualité.

21Dès le début de la décennie 2000, l’ensemble des outils classiques du management total de la qualité font leur apparition sur le site : les méthodes préventives de type 5S, l’amélioration des phases de changement de série avec la méthode SMED, un management de la satisfaction des clients internes et externes sur la base du « right first time » et d’un « indicateur de conformité » qui fait l’objet d’un suivi au niveau du groupe, et de manière plus générale, l’application systématique des principes du Kaizenau sein de chaque collectif de travail par la création de réunions hebdomadaires d’amélioration continue. Les méthodes de contrôle statistiques des procédés de type Six Sigma donnent les moyens d’un suivi au quotidien de la variabilité des processus de production. L’ensemble de ces outils vient servir l’objectif de qualité qui demeure un enjeu majeur dans l’industrie pharmaceutique.

Les outils de maîtrise des coûts.

22Sur le terrain de la maîtrise des coûts, les outils mis en place visent à la fois à intensifier l’utilisation des machines comme le travail de la main-d’œuvre directe. Dans cette perspective, le taux de rendement synthétique (TRS) est l’indicateur central qui renseigne en temps réel les opérateurs et l’encadrement de proximité sur le taux d’utilisation des machines. Il renseigne également sur la qualité dans la mesure où l’essentiel des évènements susceptibles de dégrader le TRS sont liés à des défauts de qualité provoquant l’arrêt des machines et une phase de diagnostic et de réglage. Les gains de productivité obtenus en production se matérialisent par la réduction sensible de la taille des équipes, aussi bien au niveau de la main-d’œuvre directe que des services supports comme la maintenance dont l’effectif a été divisé par deux en quelques années (lean management). Enfin, l’effort de réduction des coûts passe par la diminution du volume des en-cours permise par la mise en place de nouvelles méthodes d’ordonnancement de la production : le flux tiré et le juste-à-temps.

Les outils de gestion des ressources humaines

23De tels résultats n’ont pu être atteints que par l’accroissement significatif des compétences des équipes de production obtenu par la formalisation progressive d’une démarche compétence. Pour chaque emploi, ont été définies cinq familles de compétences : a) maîtrise des produitséquipements; b) capacité de gestion; c) application de la réglementation; d) culture générale; e) comportement) qui font l’objet d’une évaluation lors d’un entretien annuel. Le salarié doit progresser d’année en année à l’intérieur d’une échelle de maîtrise de la compétence constitué de 5 niveaux de maîtrise. Leur acquisition conditionne l’avancement du salarié dans la grille de classification de l’entreprise. En parallèle, un outil de suivi de la polyvalence appelé « Matrices de polyvalence » a été développé en 2001. Celui-ci avait pour objectif de suivre la mobilité des opérateurs sur les différents équipements et de mesurer leur niveau de maîtrise. L’outil devait permettre de faire face aux absences fortuites de personnels dans le cadre d’équipes de production « maigres ».

24Cette nouvelle rationalisation s’est accompagnée en production de la création de deux échelons hiérarchiques nouveaux : le technicien et l’animateur de production qui se positionnent entre l’opérateur et le responsable de secteur faisant fonction de chef d’équipe. Cette nouvelle ligne hiérarchique présente plusieurs avantages. Elle permet tout d’abord aux responsables de secteur de libérer du temps de participation aux dispositifs d’amélioration de la qualité transversaux. Par ailleurs, elle permet d’identifier les détenteurs d’expertise (techniciens) et de libérer, pour eux aussi, le temps nécessaire à la conduite des réunions de Kaizen locales avec les conducteurs et les opérateurs. Enfin, cette nouvelle ligne hiérarchique permet de créer un parcours de carrière lisible pour les opérationnels : opérateurs, techniciens, animateurs puis responsable de secteur.

3. Les dynamiques d’écriture et de lecture des outils

25Le déploiement de ces outils a été porté depuis 2001 par la démarche « Operational Excellence » (OE) dont l’importance stratégique a été affirmée par la création d’une fonction dédiée dirigée par le « Champion OE » qui coordonne une équipe de « correspondants OE » dans les services. Ce service est le garant de l’amélioration continue des processus du site par le questionnement systématique des pratiques et des résultats. Chaque chantier d’amélioration ouvert est pris en charge par une structure projet composée d’experts appartenant aux services concernés par le projet avec l’appui méthodologique d’OE. Ni les opérateurs, ni le management de proximité (techniciens et animateurs de production) ne sont associés aux travaux d’écriture alors même qu’ils seront les seuls à travailler sous les prescriptions croisées de ces différents outils. Ils seront par conséquent les premiers à mettre la cohérence du discours organisationnel à l’épreuve des différents textes.

26Ainsi, les outils de gestion de la qualité et de recherche de l’efficience alimentent un discours organisationnel dans lequel dominent les attendus en termes d’expertise. Chacun de ces textes pousse à une lecture privilégiant la spécialisation et l’appropriation profonde du poste de travail. En effet, les objectifs de qualité et d’amélioration continue ne peuvent être atteints que dans la mesure où le salarié développe une posture experte et réflexive sur son activité. De même, le lean management suppose des équipes plus resserrées composées de salariés capables de maîtriser les différentes dimensions de la partie du processus de production à laquelle ils sont affectés. La reconfiguration de la ligne hiérarchique offre la possibilité de récompenser l’expertise par l’accession au grade de techniciens, garant et animateur de l’amélioration continue locale.

27À la lecture, chacun de ces textes se renforce mutuellement et construit un discours organisationnel autour de l’impératif d’expertise, facilement repérable par les acteurs au sens où les comportements promus et récompensés sont clairement lisibles. Cette intertextualité cohérente est de nature à rassurer les acteurs quand aux règles du jeu social auquel ils participent. Elle leur permet de mobiliser leur capacité de calcul, d’élaborer leurs stratégies individuelles et in fine de s’impliquer dans l’organisation. Ce discours organisationnel a suscité le développement en production de tout un vocabulaire « indigène »autour de la notion d’expertise. Pour les opérateurs et le management de proximité, la figure de l’expert, c’est le « Conducteur de Ligne (CDL) meneur » – le terme de « meneur » ne renvoie à aucune reconnaissance ni aucun vocabulaire institutionnels, il est inconnu des managers « supérieurs » du comité de direction mais il fait partie du vocabulaire quotidien des ateliers. En production, le « CDL meneur » est celui « qui fait la performance de la ligne », « qui fait le TRS », celui « qu’on peut pas sortir de la ligne » (notons que le périmètre de l’expertise, tel que construit par les acteurs, c’est la ligne de production, c’est-à-dire un équipement spécifique). Cette production textuelle locale, ne bénéficiant que d’un faible niveau d’objectivation, produit et renforce en même temps qu’elle traduit le discours de l’organisation tel que perçu par les opérationnels. Les acteurs de production explicitent par des textes nouveaux la façon dont ils ont lu les textes proposés par l’organisation.

28Dès lors, les outils de gestion des compétences, écrits à l’initiative de la DRH du site, vont être passés au tamis de ce discours organisationnel. Parmi les multiples dimensions des « outils compétence », ne seront conservées que celles faisant écho aux autres textes et pouvant être rapportés au discours organisationnel.

29Ainsi, un certain nombre de compétences – celles renvoyant au niveau de maîtrise des outils du management de la qualité, du système d’ordonnancement et de la maîtrise de la productivité –, vont venir renforcer l’impératif d’expertise.

30Pourtant, rien dans l’outil ne déterminait un usage strictement orienté vers le renforcement de l’expertise sur une technique de production spécifique (au sens maîtrise d’une machine de fabrication ou d’une ligne de conditionnement spécifique). En effet, dans le dictionnaire des compétences, la compétence « Maîtrise des techniques du poste » couvre plusieurs machines différentes entre lesquelles l’individu est censé circuler en fonction des besoins. Ainsi, les fiches décrivant les compétences techniques stipulent que la compétence se définit par :

31

« la maîtrise de l’ensemble des éléments techniques du domaine (outils, produits, méthodes) » (source : « Descriptif Emploiposte »).

32De même, le guide des compétences insiste sur le fait que la polyvalence est un vecteur essentiel de développement des compétences :

33

« La polyvalence ouvre la possibilité de construire de véritables compétences et d’aller au-delà des procédures » (source : « Guide des compétences », p. 5).

34Le texte était donc potentiellement porteur d’une logique de polyvalence ou, au moins, ne l’excluait pas. Or, on constate que les acteurs en ont fait une lecture uniquement orientée vers l’expertise technique. La compétence « Maîtrise des techniques du poste » a été interprétée de manière restrictive mais cohérente avec les attendus comportementaux portés par les autres outils autour de la maîtrise approfondie d’une des techniques du poste. Cette lecture a bien entendu renforcé les stratégies de spécialisation experte des opérateurs, au détriment de la polyvalence. Cette dynamique d’appropriation de l’outil confirme l’absence de déterminisme de l’outil de gestion qui ne prend sens pour les acteurs que dans l’espace de l’intertextualité.

35L’incapacité de l’outil « Matrice de polyvalence » à atteindre ses objectifs, malgré la robustesse de son substrat technique, vient appuyer de nouveau cette analyse. Les observations et les entretiens réalisés montrent en effet que l’outil est au mieux connu des acteurs mais non utilisé (les matrices ne sont pas à jour, les acteurs peinent à les retrouver dans le système d’information), et dans un grand nombre de cas tout simplement inconnu bien que les matrices aient fait l’objet d’une large information au moment de leur lancement. Le phénomène trouve son explication dans le fait que les acteurs lisent le texte de la matrice comme dissonant au regard du discours organisationnel construit à partir des autres textes. Le suivi de la polyvalence instauré par l’outil semble indiquer aux acteurs la nécessité nouvelle de développer leur capacité à « faire tourner » différents équipements. Compte tenu du contexte d’interprétation créé par les autres outils, il est très difficile pour les acteurs d’accorder un statut clair (niveau d’importance, degré d’urgence) à cette nouvelle injonction. Ceci d’autant plus que l’outil « matrice de polyvalence » est très faiblement connecté aux autres textes, rien dans son écriture ne renvoie explicitement aux autres dispositifs techniques, et notamment aux dispositifs de rémunération et de carrière portés par la GRH. On comprend que, dans ces conditions, l’organisation ait engendré « l’oubli » d’un outil qui était, à l’extrême, porteur d’une menace de déconstruction du discours organisationnel qui aurait obligé les acteurs à revoir le cadre cognitif à partir duquel ils déterminent leurs stratégies.

36Dès lors, les acteurs ont, non seulement, oublié la partie des textes renvoyant à l’impératif de polyvalence et poursuivi leurs stratégies de spécialisation, mais aussi développé une vision négative de la polyvalence :

37

« Finalement, les gens qui sont reconnus comme étant bons ce sont les gens qui bougent le moins… » (un assistant de production en fabrication).
« Il faudrait changer les mentalités, parce que la polyvalence elle est assez mal vue et faut changer ça. Ben à cause des Conducteurs de Ligne meneur parce que on a tendance à maintenir sur ligne les meneurs et à faire bouger les conducteurs et les opérateurs qui sont plus en retrait… donc les gens qui sont bougés d’une ligne à une autre se disent ben ça y est je suis plus utile sur ma ligne, je suis plus bon à rien… » (un assistant de production en conditionnement).

38D’autre part, l’analyse quantitative des pratiques montre bien à quel point les stratégies de spécialisation et d’expertise dominent au niveau opérationnel. Nous avons reconstitué à partir des fiches de placement des opérateurs en production un « score de polyvalence » [4]. Celui-ci montre que près de 80 % du temps de travail des salariés est réalisé sur un même équipement. Par ailleurs, nos entretiens ont permis de révéler à quel point ce score est un bon prédicteur du niveau d’expertise du salarié tel que perçu par son encadrement direct. Moins le salarié est polyvalent, plus sa hiérarchie porte un regard positif sur son expertise et, au-delà, sur ses qualités; ceci signale à quel point la lecture des opérateurs est convergente avec celle de l’encadrement de proximité.

39La diffusion et l’appropriation des outils de la gestion de la polyvalence et de la polycompétence dans l’organisation Ouest Pharma sont fonction de leur inscription dans l’espace de l’intertextualité. Les outils de gestion des compétences ont fait l’objet d’une lecture influencée par le cadre de compréhension de l’activité porté par les autres outils. Il en résulte une utilisation de l’outil orientée vers l’évaluation et la rétribution de l’expertise. Les « matrices de polyvalence » dont la lecture ne permettait pas la construction d’un compromis de sens avec les autres textes ont été évincées. On comprend ici comment les outils de gestion des compétences ont contribué à rigidifier le système d’affectation des personnels et ont finalement joué contre la flexibilité du travail.

III. – POUR UNE INGÉNIERIE NARRATIVE DES OUTILS DE GESTION

40Cette étude montre bien à quel point « ce que fait un outil de gestion » est incompréhensible si l’on focalise l’analyse sur l’outil lui-même. Ce résultat a été mis en évidence notamment dans les travaux d’Hatchuel et Weil pour qui « une technique managériale se met en œuvre par un intense processus de contextualisation; sa réussite prouve bien plus la présence d’un « terrain » favorable capable de mener à bien cette contextualisation, que l’efficacité de cette technique » (op. cit, p. 126). L’approche narrative des outils de gestion proposée dans cet article prolonge, reformule et précise la nature de cette contextualisationdans un « terrain ». L’usage des guillemets montre en effet à quel point la nature du « terrain » comme le processus de contextualisation restent à expliciter.

41Nous considérons ici que l’efficacité d’un outil de gestion, c’est-à-dire la manière dont il oriente les comportements des acteurs, dépend de la façon dont les acteurs lisent et interprètent le texte porté par l’outil en fonction des textes déjà existants et déjà lus dans l’organisation. L’efficacité du texte dépend de la façon dont il s’inscrit dans l’espace de l’intertextualité et confirme, infirme ou infléchit le discours organisationnel. À cet égard, Hatchuel et Weil voient juste quand ils soulignent l’inachèvement des outils de gestion. On comprend bien ici que le texte porté par l’outil n’acquiert réellement de sens qu’à travers la lecture qu’en font les acteurs dans un contexte d’intertextualité et que ce n’est qu’au terme de cette lecture que l’outil trouve un achèvement au moins temporaire et devient un ressort d’action.

42En effet, et comme le soulignent de La Ville et Mounoud (2005, p. 350), reprenant les analyses de Ricoeur, « la lecture apparaît comme une activité créatrice qui prolonge la création propre de l’écriture ». Dans cette perspective, l’achèvement de l’outil se joue dans une dialectique d’écriture et de lecture se déployant à l’intérieur d’un contexte singulier composé de l’ensemble des textes précédemment écrits et lus.

43Cette dialectique écriture/lecture peut prendre différentes formes selon que le collectif des concepteurs a explicitement tissé des liens entre l’outil qu’il conçoit et l’outillage préexistant, et selon que les utilisateurs en font une lecture consonante ou dissonante avec le discours organisationnel.

44Dans une perspective plus ingénierique (Claveau et Tannery, 2002), on peut sur la base de l’approche narrative des outils de gestion proposer aux managers une grille de lecture pour analyser la situation de leur organisation et concevoir des voies d’action. D’une manière générale, plusieurs modalités de combinaison des effets de lecture et écriture sont en effet possibles. Quatre situations doivent être distinguées (figure 2).

45La situation 1 correspond à la dialectique écriture/lecture à l’œuvre autour des outils de gestion des compétences (« Grille de poly-compétences » et « Dictionnaire des compétences ») chez Ouest Pharma. L’écriture a été prise en charge par une structureprojet qui a pris soin d’intégrer explicitement dans les outils compétences des liens avec les autres outils structurants de l’organisation. Ces liens explicites créés par le « collectif des concepteurs » ont contraint les acteurs à s’interroger sur les modalités d’utilisation concrète de l’outil compétence, sans pour autant déterminer son mode d’usage. Les acteurs ont produit une lecture consonante avec le reste de l’instrumentation gestionnaire ce qui les a conduit à utiliser l’outil comme moyen de rémunération et d’incitation à la seule expertise alors même que l’outil n’était pas porteur de cette seule logique (il incluait potentiellement la polyvalence). D’une manière générale, les bénéfices associés à cette situation s’expriment en termes de cohérence du cadre managérial au sein duquel évoluent les acteurs de l’entreprise. Si un tel cadre donne aux acteurs des capacités de calcul et d’anticipation, on ne peut pas exclure que l’extrême cohérence de cadre ne produise à terme de « l’hyperconformisme » [5] (Merton, [1957], 1997) réduisant les capacités d’adaptation de l’entreprise au changement.

Figure 2

MATRICE LECTURE/ÉCRITURE DES OUTILS DE GESTION

Figure 2
Figure 2 MATRICE LECTURE/ÉCRITURE DES OUTILS DE GESTION Lecture Intertextualité Consonante Dissonante 1 3 Impact sur le discours: Impact sur le discours: Renforcement explicite de la Déconstruction du discours cohérence du discours organisationnel. organisationnel/anomie. Appropriation de l’outil: utilisation Appropriation de l’outil:Avec lien de l’outil dans l’activité. résistance/rejet Nature du changement: type 1: pas Nature du changement: type 2: de remise en cause du cadre cognitif remise en cause du cadre cognitif de l’activité. de l’activité. Écriture 2 4 Impact sur le discours: Impact sur le discours: Renforcement implicite de la déconstruction potentielle du cohérence du discours organisationnel. discours organisationnel. Les Appropriation de l’outil: conditions sont réunies d’unSans lien indécidable a priori. « oubli organisationnel ». Nature du changement: type 1: pas Appropriation de l’outil: de remise en cause du cadre cognitif oubli/évitement de l’activité. Nature du changement: changement de type 2 « avorté ».

MATRICE LECTURE/ÉCRITURE DES OUTILS DE GESTION

46La situation 4 correspond à la dialectique écriture/lecture à l’œuvre autour des matrices de polyvalence. L’outil est construit sans lien explicite avec l’ensemble des outils de gestion, ce qui permet aux opérationnels de gérer l’activité quotidienne sur la base de l’instrumentation déjà existante sans être nécessairement renvoyés au nouvel outil. Finalement, les acteurs n’ont été confrontés de manière obligatoire à l’outil qu’au moment de son lancement et des actions de communication associées. Le contenu du texte porté par l’outil était alors clairement dissonant avec les attendus comportementaux portés par les autres outils, et en l’absence de mécanisme de rappel (sans lien explicite avec les autres outils), l’outil a été oublié.

47Les situations 2 et 3 qui n’ont pas été directement observées sur notre terrain, renvoient à des figures différentes de la dialectique écriture/lecture. Dans la situation 2, les outils ont été écrits sans lien explicite avec le reste de l’instrumentation gestionnaire mais leur lecture est cohérente avec le discours organisationnel. L’appropriation et la diffusion de l’outil au sein de l’organisation est indécidable sur la base des seuls critères d’intertextualité : tout dépend de leur apport réel à la gestion de l’activité.

48Enfin, la troisième situation est porteuse d’une déconstruction sociale de l’organisation dans la mesure où le cadre cognitif de l’activité est remis en cause. Le lien avec les autres outils étant explicitement posé par les concepteurs, les utilisateurs vont être confrontés à l’outil dans la conduite de l’activité sans avoir la possibilité de jouer l’évitement. Les acteurs sont confrontés au coeur de l’activité à de nouveaux attendus comportementaux qui dévaluent les « bonnes compétences » associées à l’ancien cadre cognitif de l’activité. Les risques sont la résistance, le rejet et la désimplication des acteurs. Dans cette situation, le changement, s’il est particulièrement problématique, demeure toutefois possible. Il suppose alors une prise en charge managériale forte visant à donner aux acteurs la possibilité de convertir leurs ressources anciennes et de les inscrire dans le nouveau contexte organisationnel.

CONCLUSION

49Les théories des outils de gestion, initialement mobilisées dans cette recherche, sont particulièrement pertinentes pour l’analyse de la grande entreprise contemporaine. Dans un contexte « d’hyperinstrumentation », l’impact d’un outil de gestion ne peut être pensé en dehors de son inscription dans le « concert » des outils. Or, précisément, l’analyse discursive des organisations apporte un éclairage complémentaire important pour expliciter le processus d’achèvement et d’appropriation des outils de gestion. Les chaînes d’écriture et de lecture qui se nouent autour des outils de gestion constituent bien le lien entre le discours stratégique de l’entreprise (l’intention que l’outil est censé porter) et le discours organisationnel (la stratégie avérée, c’est-à-dire la façon dont les acteurs se sont appropriés cette intention). Dans cette approche, le lieu où se fabrique la stratégie est insaisissable et les « stratèges » sont partout distribués le long des chaînes de lecture et écriture. Si le middle-management est particulièrement impliqué dans ce processus (Rouleau, 2005), notre cas montre que le management de proximité et les opérateurs le sont aussi. En effet, dans le passage d’un discours stratégique orienté vers la flexibilité et la polyvalence à un discours organisationnel valorisant l’expertise et la spécialisation, ils ont été des lecteurs et des producteurs de textes très actifs.

50Ces résultats mettent en lumière deux dimensions particulièrement critiques dans la conception des outils de gestion. Ils invitent à sortir d’une conception « discrète » des outils (un à un) pour une conception simultanée qui permet de tenir compte des enjeux d’intertextualité afin de mieux piloter les liens entre les différents textes. Par ailleurs, ces résultats soulignent la nécessité de construire ces outils en prenant au sérieux l’activité créatrice des opérateurs et en articulant les nouveaux outils avec leurs productions textuelles locales.

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Notes

  • [1]
    Nous remercions Bénédicte Geffroy et Laurent Pascail, maîtres de conférences à l’École des mines de Nantes, chercheurs au CRGNA avec qui nous avons réalisé l’enquête de terrain, dans le cadre du programme ACOR piloté par l’OPCAREG des Pays de la Loire et financé par la DRTEFP, la DRIRE Pays de la Loire et le FSE.
  • [2]
    Les pilotes des groupes de conception demeurent souvent les experts fonctionnels du domaine couvert par l’outil (la conception des outils de contrôle de gestion est prise en charge par les experts contrôle, les outils de gestion des ressources humaines par les experts de RH, les outils de gestion de production par les ingénieurs de production, etc.).
  • [3]
    Les collectifs plus ou moins participatifs ont mandat pour agir sur un outil mais pas pour se saisir des autres outils déjà en place.
  • [4]
    Ce score est obtenu par le ratio : Nombre de jours passés par le salarié sur l’équipement principal/Nombre de jours de présence du salarié sur la période.
  • [5]
    C’est-à-dire une situation dans laquelle « l’adhésion aux règles conçue à l’origine comme un moyen devient une fin en soi (…) ainsi dans certains cas ce sont les éléments même de l’efficacité qui produisent de l’inefficacité » (Merton, ibid., p. 192-193).
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