Notes
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Whittington R., “5 Reinforcing senses of practice”, Strategy-as-practice website, 10 mars 2005.
1Depuis le début des années 2000, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à la perspective de la pratique en stratégie, c’est-à-dire à la manière dont les gestionnaires font la stratégie dans leurs activités quotidiennes (Mounoud, 2001; Johnson, Melin, Whittington, 2003; Golsorkhi, 2006; Johnson, Langley, Melin et Whittington, 2007; Jarzabkowski, Balogun et Seidl, 2007). Plutôt que de mettre l’accent sur le contenu de la stratégie et les processus de changement stratégique, ces travaux examinent les activités, les routines, les discours et les conversations quotidiennes des gestionnaires qui participent à la formation de la stratégie de leur entreprise (Balogun, 2003; de La Ville et Mounoud, 2003; Jarzabkowski, 2004).
2Le développement de cette perspective dans le domaine de la stratégie n’est pas étranger, d’une part, à ce que l’on appelle le practice turn en sciences sociales (Schatzki, Knorr-Cetina et von Savigny, 2001) et, d’autre part, à la demande des gestionnaires qui, au-delà des modèles prescriptifs qu’ils apprennent dans les écoles de gestion, souhaitent que les chercheurs développent des connaissances concrètes plutôt que des modèles génériques difficilement actionnables. Ainsi, tant dans les sciences sociales qu’en sciences de gestion, il existe actuellement une tendance à privilégier l’action humaine pour comprendre le fonctionnement des groupes et les liens qu’ils entretiennent avec des structures plus larges que sont l’organisation et la société. En stratégie, le tournant de la pratique implique de considérer la stratégie non plus comme ce qu’une entreprise a, mais plutôt comme étant ce que les individus font (Jarzabkowski et al., 2007).
3Les racines de ce mouvement sont surtout européennes et regroupent principalement des chercheurs britanniques, français, scandinaves et allemands. Toutefois, des chercheurs québécois et canadiens s’y intéressent également. En fait, on retrouve trois noyaux d’influence importants qui, de manière imbriquée, marquent le développement de cette perspective en stratégie.
4Suite à l’article de Richard Whittington (1996) dans Long Range Planning, l’Angleterre a constitué un terrain particulièrement fertile au développement de cette perspective. C’est en effet autour de ce chercheur que plusieurs séminaires et ateliers ont été tenus sur la perspective de la pratique au début des années 2000. Le numéro spécial de Journal of Management Studies paru en 2003 est venu consacrer les efforts qu’il a mis de concert avec Gerry Johnson et Leif Melin au développement de cette perspective. Une seconde génération de chercheurs réunis cette fois autour de Paula Jarzabkowski, Julia Balogun et David Seidl ont ensuite pris la relève. L’aboutissement de leurs efforts communs a donné lieu à la sortie d’un numéro spécial sur la perspective de la pratique au début de 2007 dans Human Relations.
5Parallèlement, on a pu observer un cheminement similaire en France. Dans les années 1990, les travaux d’Hamid Bouchikhi (1993) sur l’entrepreneuriat et ceux de Marie-José Avenier (1997) sur la stratégie chemin faisant constituent des ouvrages précurseurs de la perspective de la pratique. Au début des années 2000, les travaux du groupe de recherche DRISSE qui se consacrait à l’étude des discours, des représentations et des interactions sociales en stratégie d’entreprise ont également contribué au développement de cette perspective (Mounoud, 2001; 2004). De nombreux jeunes chercheurs se sont ensuite intéressés aux pratiques par le biais des communautés de pratique pour réapprécier des questions théoriques classiques sur l’apprentissage et la connaissance. Enfin, la perspective de la pratique est en plein renouvellement grâce à une nouvelle génération de jeunes chercheurs et doctorants qui travaillent à ce qu’on appelle désormais la fabrique de la stratégie (Golsorkhi, 2006).
6Au Canada, plusieurs chercheurs québécois ont, à la fin des années 1980 et dans les années 1990, effectué des travaux visant à approfondir comment les stratégies émergent. Nous pensons notamment ici aux travaux d’Alain Noël, de Nicole Giroux et de Christiane Demers pour ne nommer que ceux-là. Enfin, le GEPS (Groupe d’étude sur la pratique de la stratégie) vient d’être mis sur pied à HEC Montréal dans le but de servir de lieu de collaboration, de concertation et de rayonnement pour les chercheurs québécois intéressés par le thème général de la pratique de la stratégie. Du côté du Canada anglais, la perspective de la pratique se développe par le biais de la notion de travail institutionnel proposé par Thomas Lawrence et Ray Suddary (2006).
7Depuis le début des années 2000, la perspective de la pratique connaît donc une croissance rapide et est en voie d’institutionnalisation. En plus de livres portant sur ce thème (Jarzakkowski, 2005; Golsorkhi, 2006; Johnson et al. 2007), les activités de ces chercheurs sont régulièrement diffusées dans les conférences internationales en management (Academy of Management, Association Internationale de Management Stratégique, European Group for Organization Studies, Strategic Management Society) et dans plusieurs numéros spéciaux de revues (Journal of Management Studies, European Management Journal, Human Relations, Long Range Planning). Un site web dédié au thème Strategy as Practice ((www. strategyaspractice. org)est en opération et compte une communauté de chercheurs de plus de 2000 membres.
I. – LAPERSPECTIVE DE LAPRATIQUE
8Ce que nous appelons ici la perspective de la pratique est une manière de penser et de faire la stratégie en devenir et dont les contours sont très fluides. En effet, la manière de désigner cette perspective fait encore l’objet de nombreux débats. Pour certains, il s’agit d’abord et avant tout de faire état de l’activité des gestionnaires, c’est-à-dire de décrire dans le détail les activités qui sont au cœur des processus stratégiques auxquels ils participent. Dans cette voie, Johnson et al. (2003) ont suggéré les appellations suivantes : micro-stratégie, strategizing ou activity-based-viewed.
9Pour d’autres, il convient plutôt parler de pratiques. Dans ce cas, il s’agit de comprendre comment les individus réalisent leurs actions en contexte, étant entendu que ces actions ne sont pas le seul fait d’une délibération, mais qu’elles s’inscrivent dans un contexte de relations sociales, de significations, de règles et routines, de savoir-faire et d’objectifs donnant sens à l’action; autrement dit que ces actions actualisent et renouvellent un ensemble de pratiques existantes. C’est ce que l’on entend généralement par perspective de la pratique, traduction de strategy-as-practice perspective (Whittington, 1996; 2003; Jarzabkowski, 2003; 2004).
10Entre ces deux pôles, on rencontre une diversité de positions qui font la richesse de la perspective de la pratique. Ainsi, certains travaux s’inspirent principalement de travaux en gestion ou en stratégie (Maitlis et Lawrence, 2003; Salvato, 2003; Regnér, 2003) alors que d’autres (Jarzabkowski, 2003; Hendry, 2000; Whittington, 2001) proposent de comprendre la pratique de la stratégie en s’appuyant sur ceux des socio-logues (exemple : Bourdieu, Giddens) ou des philosophes (exemples : Foucault). C’est par ailleurs autour de la notion de « pratique » elle-même que l’ambiguïté est la plus grande. Il y a plusieurs manières de se situer par rapport à la notion de pratiques et dépendamment de celle que l’on adopte, cela conditionne la vision de la stratégie qui en découle.
11À ce titre, une stimulante discussion sur le site strategy-as-practice a mené à définir cinq sens acceptable du mot pratique [1] : 1) la praxis (l’action sur le monde) ; 2) les pratiques de la stratégie (discours, standards et outils pour faire la stratégie); 3) la pratique de la stratégie (dans le sens d’une spécialité professionnelle) ; 4) le caractère pratique (dans le sens de ce qui est utile pour faire la stratégie) ; 5) le caractère social de la pratique (dans le sens du tournant pratique en sciences sociales).
12Les travaux s’inscrivant dans la perspective de la pratique retiennent souvent l’une ou l’autre de ces acceptions, visant la description fine des actions des managers dans leur contexte concret d’action pour les uns, le sens (significations et objectifs) de ces actions et leurs sources ou déterminations (historiques, sociales et sociétales) pour les autres.
13Si les travaux s’inscrivant dans la perspective de la pratique ne relèvent donc ni d’un ensemble théorique unifié ni d’un même projet, ils visent cependant tous à leur manière à répondre aux questions suivantes : Qu’est-ce que la stratégie ? Qui est le stratège ? Que font les stratèges ? Jarzabkowski et al. (2007) considèrent que la spécificité de la perspective de la pratique se trouve à l’intersection des liens entre ce qui constitue le faire stratégique (la pratique de la stratégie), les pratiques stratégiques (divers types de ressources qui se combinent à travers les pratiques) et les praticiens (acteurs qui influencent la constitution de la pratique). Autrement dit, la perspective de la pratique s’intéresse à toute question de recherche qui permet de faire des liens entre ces différents éléments.
14La stratégie peut dès lors être conçue comme un ensemble d’actions élaborées au travers d’interactions sociales, de routines et de conversations par le biais desquelles les gestionnaires de même que les membres de l’organisation, définissent une direction pour l’entreprise. La perspective de la pratique invite également les chercheurs à s’intéresser à tous les acteurs de l’entreprise qui participent à la formation des stratégies de même qu’à ceux qui se situent à l’extérieur de l’organisation. Elle propose ainsi une approche démocratique et pluraliste de la formation des stratégies. La stratégie ne se fait pas uniquement par les gestionnaires au sommet, mais aussi aux différents niveaux de l’organisation. Il est également important de faire des liens entre le micro et le macro bien que l’on ne sache toutefois pas trop comment faire et que l’on y parvienne rarement (Whittington, 2006). Enfin, on cherche à comprendre comment les acteurs utilisent les modèles stratégiques, les outils techniques et les codes organisationnels pour construire la stratégie. Le faire stratégique et le dire stratégique sont donc intimement liés à la manière dont les acteurs utilisent les objets et les artefacts qui les entourent pour construire la stratégie.
II. – IMPLICATIONS MANAGÉRIALES
15Jusqu’à maintenant, les travaux dans la perspective de la pratique ont surtout fait l’objet de développements théoriques et ont souligné la richesse des travaux empiriques qui pouvaient être réalisés en adoptant une telle perspective. Outre les considérations méthodologiques qui ont été peu étudiées, la question des implications managériales de cette perspective constitue sans aucun doute le parent pauvre des travaux effectués jusqu’à maintenant. Pourtant, cette question est centrale dans la perspective de la pratique puisqu’elle implique de se demander à quoi elle sert. Quelle est l’utilité pour les gestionnaires de cette perspective ? Que peut-on retenir comme enseignements pour l’action ?
16Certains diront que l’utilité de la perspective de la pratique tient à son projet fondamental qui consiste à décentrer la compréhension du fait stratégique de ses finalités managériales (Hendry, 2000; Chia, 2004). En considérant la stratégie comme n’importe quelle pratique sociale plutôt qu’une catégorie de la gestion, il y a là une contribution majeure pour l’action. En effet, c’est en s’éloignant de l’idéologie managériale et en considérant la stratégie comme une action qui prend son sens en fonction du contexte socio-économique, politique et culturel dans lequel elle évolue que cette perspective peut avoir des apports privilégiés au monde des affaires. Ainsi, consi-dère-t-on que c’est en faisant ressortir les dimensions cachées de l’action stratégique que l’on peut le mieux aider les gestionnaires dans leur action.
17En suivant un tel raisonnement, la question de la performance stratégique se pose moins en termes économiques ou de résultats qu’en termes d’apprentissage et de contrôle de l’action. Autrement dit, en essayant de comprendre quelles sont les habiletés que mettent en avant les gestionnaires quand ils font la stratégie, en repérant les activités qui la composent et en tentant de rendre explicite ce qui est tacite dans la formation des stratégies, les connaissances produites ont d’abord et avant tout pour but de soutenir concrètement l’action des gestionnaires plutôt que leur proposer des modèles complexes et difficilement applicables (Wilson et Jarzabkowski, 2004). La prise de conscience de l’existence de micro-dynamiques qui sont mises au jour dans ces travaux est susceptible de contribuer au renforcement de la réflexivité managériale en regard de la manière dont ils font les choses (Denis et al., 2007). C’est en développant ses capacités réflexives que l’on peut acquérir un plus grand contrôle sur ce que l’on fait et ce que l’on dit.
18À l’opposé, d’autres chercheurs voient dans la perspective de la pratique une manière de contribuer directement à la constitution de l’avantage concurrentiel des entreprises (Johnson et al., 2003). Alors que dans un contexte stable et non mondialisé, l’avantage concurrentiel passe davantage par la détention de ressources rares, ces chercheurs soutiennent que dans un contexte mondialisé, l’avantage concurrentiel réside de plus en plus dans les microactifs et les ressources intangibles. En cela, ils rejoignent d’ailleurs les chercheurs des théories des ressources et des connaissances (resource-based view, knowledgebased view) dont les travaux reposent sur le même présupposé. Ils s’en distinguent toutefois par le fait que dans la perspective de la pratique, c’est l’agencement des routines, des conversations et des interactions qui constituent les ressources rares et le savoir. Pour d’autres, ce sont les frontières entre la recherche et le monde de l’entreprise que la perspective de la pratique permet de repenser (Balogun et al., 2003). En effet, si l’on veut comprendre les pratiques des gestionnaires et comment se fait la stratégie au quotidien, cela nécessite aussi d’interroger nos manières de faire de la recherche. Une perspective de la pratique implique une proximité plus grande avec les personnes qui se prêtent volontiers au jeu de la recherche. Bien sûr, cette plus grande proximité implique en retour de repenser les critères de validité de la recherche et de se poser un certain nombre de questions. La recherche dans la perspective de la pratique nécessite-t-elle une plus grande implication dans la pratique ? Quel est le danger de faire de la recherche en portant les deux chapeaux ? Et si la perspective de la pratique conviait les chercheurs à s’inscrire dans le monde de la pratique, et les gestionnaires dans celui de la recherche, bref, invitait simplement chercheurs et praticiens à dialoguer autrement ?
III. – PRÉSENTATION DES ARTICLES
19Ce numéro spécial tente d’apporter des réponses à la question de l’utilité de la perspective de la pratique pour l’action. Nous avons insisté auprès de tous les auteurs afin qu’ils exposent leurs travaux en portant une attention particulière aux implications managériales qui en découlent. Les articles qui suivent portent sur une grande diversité d’objets (exemples : travail de consultant, gestionnaires de première ligne, outils de gestion, développement des compétences, organisation artistique, gestion du temps, projets internet, sécurité, etc.). Ils réfèrent également à des ancrages théoriques et disciplinaires tout aussi variés (exemple : théories de la communication, théories des ressources, théories du changement, théorie de la structuration, approches discursives, anthropologiques et psychosociales). Ils privilégient toutefois des méthodes de recherche qualitatives et longitudinales allant de l’observation participante à la recherche-action. Le caractère varié des contributions proposées reflète le potentiel de la perspective de la pratique en stratégie. Nous avons regroupé ces articles sous les rubriques suivantes : 1) la construction des savoirs de gestion, 2) les approches discursives de la stratégie, 3) les acteurs comme vecteur de l’activité stratégique, 4) les communautés de pratique et les pratiques organisationnelles.
1. La construction des savoirs de gestion
20Ce thème explore la manière dont les connaissances que les gestionnaires et les consultants utilisent, se construit à travers le temps. La construction de savoirs actionnables et le dévoilement des savoirs cachés à partir de l’expérience des stratèges et de ceux qui les entourent sont des thèmes qui, malgré l’importance capitale qu’ils revêtent pour la perspective de la pratique, sont encore peu développés.
21Marie-José Avenier et Christophe Schmitt partent de l’idée que les connaissances développées par les gestionnaires dans l’action restent souvent implicites faute de temps. Ils proposent donc une démarche de recherche visant à élaborer des savoirs actionnables, c’est-à-dire des savoirs issus de l’expérience des gestionnaires et dont la mise en action vise à fournir des repères pour susciter la réflexion et le questionnement de celui ou celle qui l’applique. De plus, ils explorent diverses manières de communiquer les savoirs actionnables formalisés qui puissent favoriser la réceptivité et l’appropriation de ces savoirs par les gestionnaires. En définitive, cet article fournit des pistes de réflexion et propose des moyens concrets pour renouveler les rapports que le monde académique et le monde de la pratique entretiennent.
22L’article d’Olivier Babeau révèle certaines facettes cachées du rôle des consultants dans la formation de la stratégie. Si l’expertise et la force de travail qu’ils apportent sont souvent relevées, leurs rôles d’interface entre l’entreprise et son environnement, sont rarement soulignés par la littérature. Babeau montre ainsi que l’expertise des consultants s’appuie sur des informations collectées lors de missions antérieures et que leur valeur ajoutée consiste essentiellement en une transmission « à la marge » d’informations censées rester confidentielles (mais bien sûr non réellement stratégiques pour l’organisation source). Loin d’être le fait d’entorses à des règles déontologiques strictes, ces pratiques relèvent d’un véritable savoir-faire et de la maîtrise de règles tacites de la part des consultants : savoir ce que l’on peut dire, ne pas dire, comment le dire, à qui le dire. La maîtrise de ces règles et de leur application en situation permet tout à la fois de garder la confiance des clients, et de leur garantir un apport pour la fabrique de la stratégie.
2. Les approches discursives de la stratégie
23La perspective de la pratique accorde une grande importance à la question du langage et au rôle du discours dans la formation des stratégies. Les deux textes suivants s’y intéressent particulièrement en montrant comment les approches discursives permettent de jeter un regard nouveau sur la mise en place d’outils de gestion.
24Chahrazed Abdallah examine la production et l’appropriation du discours stratégique dans une organisation artistique de manière à ouvrir la boîte noire des processus de diffusion et de réception de la stratégie dans ce type d’organisation. Elle souligne d’abord les dualités discursives qui structurent le discours contenu dans le plan stratégique. Elle montre ensuite comment les acteurs de l’organisation s’approprient ce discours. Dans un premier temps, le plan stratégique est l’objet d’une appropriation commune et rassembleuse. Dans un second temps, cette appropriation devient différenciée et reflète les tensions entre les groupes d’acteurs présents dans l’organisation. Cette transformation est liée au caractère dual et multidimensionnel du plan stratégique qui, en même temps qu’il permet la cohésion, porte en lui-même des éléments pouvant freiner la mise en place de la stratégie.
25De leur côté, Mathieu Detchessahar et Benoît Journé proposent une analyse discursive de la mise en œuvre d’outils de gestion des compétences dans une usine d’un grand laboratoire pharmaceutique. Dans cette organisation, les outils de gestion de la qualité et de recherche de l’efficience alimentent un discours organisationnel centré sur l’expertise. Les auteurs montrent que les outils de gestion de compétence mis en œuvre dans ce contexte constituent des textes qui sont lus et appropriés en fonction de ce discours organisationnel. Ainsi, si les outils compétence visent à promouvoir la flexibilité et la polyvalence tout autant que les savoirs techniques, ne seront retenues que les pratiques et interprétations faisant écho aux autres textes et pouvant être rapportées au discours organisationnel prévalant. Le lieu où se fabrique la stratégie est ici insaisissable : les stratèges sont partout distribués le long des chaînes de lecture et d’écriture des différents textes que constituent les outils de gestion.
3. Les acteurs comme vecteurs de l’activité stratégique
26La perspective de la pratique considère que la stratégie n’est pas uniquement le fait des gestionnaires de la direction comme les approches classiques en stratégie le laissent souvent entendre. Elle postule que la fabrique de la stratégie se fait dans le flux d’activités de l’ensemble des acteurs de l’entreprise.
27Dans son article, Geneviève Musca examine minutieusement les interactions entre techniciens et journalistes réunis autour d’un projet internet financé par un grand groupe de presse. Elle montre comment ces acteurs construisent dans le cours de leurs actions une nouvelle compétence d’édition interactive, qui constitue un avantage concurrentiel distinctif pour le groupe de presse. De son étude longitudinale, elle souligne trois types de pratiques fondamentales dans la construction de cette nouvelle compétence. Elle montre ainsi que la multiplication des échanges et des interactions directs entre les journalistes et les techniciens facilite le développement d’un langage commun. De multiples microexpérimentations permettent également la mise en place d’un cadre structurant les échanges, facilitant par là la construction de cette nouvelle compétence. Enfin, les activités aux frontières des différentes équipes impliquées jouent un rôle central dans sa diffusion. La perspective de la pratique fournit ainsi un éclairage complémentaire de la théorie basée sur les ressources et les compétences dynamiques en permettant de comprendre comment se construit un avantage concurrentiel dans un contexte dynamique et turbulent.
28David Autissier et Isabelle Vandangeon-Derumez réexaminent le rôle des managers de première ligne et la manière dont ils se comportent en contexte de changement. Le changement est devenu un phénomène permanent dans lequel ces managers jouent un rôle-clé. Ils ont cependant été jusqu’à présent peu étudiés tant dans la littérature en stratégie que dans celle sur le changement. À partir de l’analyse en profondeur de deux projets de changement, les auteurs proposent une typologie des comportements des managers de première ligne en contexte de changement (légitimistes, négociateurs, indifférents, contestataires). Pour faciliter le déploiement du changement dans une organisation et tenter de s’assurer de l’implication des managers de première ligne tout au long du projet, il importe de comprendre comment ils se positionnent en fonction des différentes phases de développement du changement. En adoptant une approche pratique du changement, les auteurs montrent que les managers de première ligne ne sont pas que des destinataires du changement, comme le sous-entend encore une large part de la littérature en stratégie.
4. Les communautés de pratique et les pratiques organisationnelles
29Bien qu’elle soit davantage associée à la dimension managériale, l’étude des communautés de pratique et celle des activités organisationnelles au quotidien est d’une grande importance pour la réalisation des stratégies de l’entreprise. En effet, c’est dans l’étude en profondeur de la manière dont les gens organisent leur activité au quotidien que l’on peut le mieux comprendre les véritables causes du succès et de l’échec de la mise en place des stratégies.
30Stéphanie Dameron et Emmanuel Josserand proposent une analyse relationnelle du développement d’une communauté de pratique. À partir de l’histoire d’un réseau de soin réunissant des chirurgiens dentistes au sein d’une communauté de pratique, ils analysent les relations qui ont façonné l’évolution de la communauté étudiée. Chaque phase du développement d’une communauté de pratique est marquée par un équilibre spécifique entre participation des acteurs et réification de leurs pratiques. Cet équilibre dépend de la nature des dynamiques relationnelles se nouant entre les acteurs et de leurs dimensions identitaire, affective et fonctionnelle. Cet article met en évidence l’importance des dynamiques sociales et relationnelles lors du développement de pratiques communes.
31De son côté, Luciana Castro Gonçalves offre une description détaillée et minutieuse des interactions dans une communauté de pratique technologique peu formalisée au sein d’une direction des systèmes d’information d’un grand groupe industriel français de l’automobile. S’inscrivant contre la vision idyllique que véhicule la littérature sur les communautés de pratique, elle fait le pari d’en montrer les dimensions cachées. Si une communauté de pratique facilite l’apprentissage et le partage d’informations, son caractère peu structuré constitue un terreau fertile pour la prolifération de conflits tant en son sein qu’avec l’environnement organisationnel dans lequel elle s’inscrit. En s’intéressant aux pratiques quotidiennes des chefs de projet internet, l’auteur, grâce à une approche microprocessuelle, témoigne de la nécessité de rendre compte des interactions et des règles sociales que les acteurs mobilisent pour comprendre la fragilité et les difficultés auxquelles se heurtent les communautés de pratique technologiques.
32François-Régis Chevreau et Jean-Luc Wybo développent une approche pratique de la culture de sécurité. Ils soulignent le caractère peu actionnable d’une conception anthropologique de la culture de sécurité. Ils proposent de concevoir cette culture comme un ensemble de principes d’actions (généraux et techniques), principes qui, s’ils sont portés par les valeurs et savoirs des acteurs, constituent une culture de sécurité. Cette conception sert de guide pour l’appréciation de deux processus de maîtrise des risques chez Sanofi-Aventis. Les actions à l’œuvre dans ces deux processus sont ainsi considérées non pas tant en termes de leurs finalités, mais des pratiques (interactions, significations et valeurs) qu’elles révèlent. L’article montre ainsi que la perspective de la pratique modifie finalement notre regard sur l’action, qui ne doit pas être évaluée uniquement au travers des objectifs qu’elle sert, mais également au travers des dimensions sociales et de sens qu’elle porte.
33Ce numéro se termine par un ensemble d’entretiens dans lesquels Ann Langley, Damon Golsorkhi et Valérie Chanal livrent leur point de vue sur la perspective de la pratique. Ils expliquent en quoi elle consiste, quels en sont les enjeux et les implications. Ce dossier spécial constitue une invitation à prendre position dans les débats autour desquels se structure la perspective de la pratique.
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Notes
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Whittington R., “5 Reinforcing senses of practice”, Strategy-as-practice website, 10 mars 2005.