Notes
-
[1]
Machines automatisant le passage d’ordres de Bourse.
-
[2]
Une simulation multi-agent est une simulation d’un système complexe à base d’entités virtuelles permettant, à partir de simples comportements individuels, de voir émerger des propriétés collectives caractéristiques du modèle étudié. Ces simulations s’appuient notamment sur des propriétés fondamentales, comme l’autonomie des différents agents et la non-centralisation de l’information, propriétés que l’on retrouve dans toute organisation vivante. L’avantage de cette technique informatique est avant tout d’être très proche du modèle initial et de fournir une approche explicative des différents phénomènes étudiés en utilisant les mêmes termes et entités que la discipline s’y rattachant.
-
[3]
Pour un panorama général des recherches en finance à base de simulations, on consultera par exemple Hommes (2005).
-
[4]
CISCo, Complexité, interaction stratégique, coopération (http ://cisco.univ-lille1.fr).
-
[5]
MARSS : Multi-Agent Researches for Stock-market Simulations.
-
[6]
« Le plus souvent » car de nombreuses approches hétérodoxes ou concurrentes existent.
-
[7]
Pour une discussion approfondie sur ce point, on verra Kirman (2003) ou Gallegati et al. (1999).
-
[8]
Il existe bien sûr des modèles de ce type prenant en compte un certain degré d’hétérognéité (sur l’ensemble d’informations disponibles ou sur l’horizon temporel de placement par exemple), mais cette hétérogénéité est très limitée.
-
[9]
Pour une transposition du modèle d’Arthur à la finance de marché, voir par exemple Marsili (2003).
-
[10]
Volatilité excessive, queue de distribution en loi de puissance sur les rentabilités extrêmes, autocorrélation du carré des rentabilités dans certaines séries, etc.
-
[11]
Dans certaines de nos simulations, les agents ne prennent pas leurs décisions de façon isolée (hypothèse classique, la coordination passant par le seul système de prix) mais sont au contraire influencés directement par l’opinion majoritaire qui domine la population ou qui se propage sur leur réseau social.
-
[12]
Par exemple, les « nouvelles » arrivent aux opérateurs de façon aléatoire. Cet aléa est organisé par le générateur de nombres aléatoires. En fixant une « graine » pour initialiser cet outil, l’aléa est reproduit à l’identique pour n’importe quelle simulation.
-
[13]
Tous les agents F possèdent un stock de 60 règles codées sur 10 bits, chaque bit représentant un descripteur tel que présenté dans le tableau 1. Nul autre descripteur n’est introduit et la variété des énoncés est obtenue à partir de 10 considérations présentées sans aucune variation.
-
[14]
Translation verticale de la courbe des prix par rapport à celle de la valeur fondamentale.
-
[15]
Ce qui n’est pas le cas dans le modèle original ou les règles des agents mélangent des critères fondamentalistes et spéculatifs et où l’action correspondant à un énoncé peut être quelconque (par exemple, tous les critères fondamentalistes indiquent une surévaluation, les critères spéculatifs ne « disent rien » et l’agent achète).
1Disons-le tout de suite avant que le doute ne s’insinue : simuler n’est pas jouer !
2Pourtant, les techniques que nous utilisons dans les marchés financiers artificiels sont assez semblables à celles que les développeurs de jeux vidéo ou les studios d’animation ont utilisé pour animer l’immense armée des orques de Sauron dans le Seigneur des Anneaux. Ce dont il est question pour nous comme pour eux, c’est bien de réalité virtuelle, d’intelligence artificielle, de comportements stylisés et d’interactions massives entre agents (Mathieu et al., 2005).
3La simulation à buts scientifiques s’est développée considérablement depuis que la puissance des machines nous évite d’avoir recours aux expériences du monde physique afin de tester nos théories. Gageons que bien des habitants du Pacifique Sud ont apprécié ce progrès quand la France a choisi d’avoir recours à la simulation pour développer ses armes nucléaires.
4Les sciences sociales connaissent aujourd’hui une véritable révolution grâce à ces méthodes.
5Par exemple, dans un champ qui paraît éloigné de celui de la finance, c’est la simulation informatique qui nous permet de mieux comprendre les propriétés des réseaux sociaux, au travers des modèles de small-worlds (Watts et Strogatz, 1998), de réseaux invariants d’échelle (Barabàsi et Albert, 1999), ou des réseaux d’affiliation (Newman et al., 2002).
6La finance connaît également, grâce à ces techniques, et sûrement plus encore grâce aux concepts scientifiques qu’elle utilise, un progrès dont on ne saurait apprécier aujourd’hui l’étendue.
7Ce mouvement a vraisemblablement été initié au Santa Fe Institute, au milieu des années 1990, sous l’impulsion de Brian Arthur et Richard Palmer (Palmer et al., 1994): de façon semblable à ce qui s’est passé pour la Vie Artificielle (Langton, 1995), des spécialistes d’horizons aussi divers que l’informatique (Holland, un des pères des algorithmes génétiques), la physique statistique (Palmer) ou bien encore la finance (Le Baron), ont joint leurs efforts afin de recréer dans le silicium une véritable vie financière, peuplée de robots virtuels dotés d’intelligence artificielle, c’est-à-dire capables, au moins dans une certaine mesure, de connaître, d’apprendre, de s’adapter et de réagir.
8Les marchés financiers artificiels recouvrent aujourd’hui une large variété de modèles qui s’échelonne entre deux extrêmes : certains se fondent sur des éléments minimalistes d’interaction (Levy et al., 1994) qui peuvent facilement être résumés dans des matrices de jeux (par exemple le $-Game, cf. Andersen et Sornette, 2003), tandis qu’à l’opposé, d’autres visent à reproduire le plus fidèlement possible la dynamique des marchés telle qu’elle peut être observée positivement, en ayant recours à des plateformes de simulation nettement plus complexes (Daniel et al., 2005).
9Si la diversité des démarches est grande, la variété de fins poursuivies est également très vaste. Certaines cherchent à obtenir des faits stylisés conformes à la réalité, affichant clairement une ambition très théorique, d’autres veulent engendrer des prototypes de marchés sur lesquels peuvent être testées sans risque des politiques de régulation, d’autres enfin visent à affiner la mise au point d’automates de trading [1] ou cherchent plus modestement à améliorer les outils d’aide à la décision en matière d’investissement boursier. Bien sûr, ces optiques trouvent à converger en maintes occasions, et ne sont pas nécessairement découplées.
10Cet article entend répondre à une double préoccupation :
- donner quelques éléments essentiels qui permettent de comprendre la philosophie générale des recherches à base de simulations en finance, et plus particulièrement de simulations multi-agents [2]. On y rencontre des phénomènes émergents, de la coévolution, des systèmes évoluant au bord du chaos qui méritent quelques développements ;
- illustrer l’intérêt de ces simulations en présentant une recherche [3] conduite au sein de notre groupe [4] et centrée sur l’étude d’un marché financier artificiel (MARSS [5] ).
11MARSS est une plateforme multi-agents, à l’origine pensée pour étudier la dynamique des bulles spéculatives (Derveeuw, 2005) – point que nous développons –. Cette plateforme permet également, d’un point de vue plus opérationnel, d’envisager les conséquences de politiques de régulation (par exemple, limitation de la liquidité du marché, suspensions de cotation) ou d’organisation de place (règles de fonctionnement du marché, décimalisation des ordres).
12À l’issue de ces (trop rapides) présentations, nous espérons que nous aurons réussi à ouvrir un peu plus encore la porte qui donne sur le champ de recherche passionnant qu’est la finance computationnelle, à la croisée des sciences de l’homme et de la société, des sciences et techniques de l’information et de la communication et des sciences cognitives.
I. – FINANCE, LOUPS ET REQUINS
13Avant toute chose, il nous faut convenir que l’approche multi-agent et interactionniste ne s’inscrit qu’imparfaitement dans la ligne standard en finance, dans l’école classique dirons nous. Par exemple, la théorie standard postule le plus souvent [6] que les agents sur les marchés prennent leurs décisions afin de maximiser leur utilité, sans tenir compte du choix de leurs semblables, donc de façon complètement autonome. Pour ce faire, ils font usage de leurs facultés computationnelles sur de larges espaces d’information (parfaite) et font preuve de rationalité « substantive ». La coordination sur le marché découle alors du seul système de prix, et nul n’a en soi la possibilité d’influencer ce système (les opérateurs sont des price-takers). Autrement dit, la finance classique (et nombre de ses branches plus ou moins hétérodoxes) étudie des populations d’opérateurs dont le comportement agrégé est décrit par des systèmes d’équations mathématiques globalisantes. Par ces équations, on sait que le phénomène financier étudié va converger vers tel ou tel attracteur, mais on ignore par quels mécanismes.
14Cela tient au fait que l’approche « mathématique » de la modélisation financière est prédictive et non pas explicative : elle ne cherche pas à reproduire des individus vraisemblables mais des dynamiques de populations correspondant à des situations observées dans la nature. Elle est incapable de renseigner finement sur les parties qui constituent le système. Par exemple, on ne connaît pas le devenir d’un individu particulier, ni la façon dont il intervient dans l’ensemble du phénomène analysé. La définition des équations régissant un modèle ne permet de faire des hypothèses que sur le comportement moyen des individus, ce que nous appelons parfois l’individu représentatif [7], mais, le plus souvent, il ne tient pas compte des variations de comportements entre ces individus [8].
15Pour ces raisons, nous dirons que cette façon de faire de la finance implique des analyses « centrées groupe ». Or, si la physique ou la chimie peuvent se permettre de considérer que des corps semblables sont interchangeables, comme le sont effectivement des atomes ou des molécules, il n’en est pas nécessairement de même en biologie ou dans les sciences de l’homme et de la société, où les acteurs ont une histoire et sont susceptibles de présenter une grande liberté de comportement.
16Dans les modèles à base d’agents informatiques (en finance comme ailleurs), la logique est radicalement différente et les travaux sont clairement « centrés individus » : par exemple, les agents évoluent en rationalité limitée, fondent leurs choix sur des paramètres qui n’intègrent pas uniquement le prix actuel. Leur comportement coévolue avec celui des autres agents. La dynamique macroscopique du système est émergente (Anderson, 1972) et découle de l’interaction microscopique d’opérateurs très hétérogènes, qui sont des pricemakers, qui répondent à des stimuli variés et qui participent aux nombreuses boucles de rétroaction parcourant le système. Clairement, l’approche « centrée individus » répond parfaitement aux exigences qu’impose l’étude de tels systèmes complexes (Kirman, 2003).
17Pour autant, les démarches « centrée groupe » et « centrée individus » concourent à la compréhension des mêmes phénomènes macroscopiques; cependant, la qualité des explications qu’elles proposent n’est évidemment pas la même.
18Pour illustrer ce propos, prenons un exemple célèbre en dehors de la discipline financière : les modèles proies-prédateurs du type Lotka-Volterra. C’est là que les loups entrent en scène.
19L’idée est la suivante : deux espèces, disons
donc des loups et des moutons, occupent un
même écosystème. Comme chacun le sait,
les loups, carnivores, raffolent des moutons. Si les loups dévoraient tous les moutons, leur horde serait vouée à disparaître
peu de temps après l’extinction du troupeau
de moutons. Les populations vivantes
d’animaux ont une dynamique qui peut
s’écrire comme un système de deux équations différentielles simples :
[1] dM/dt = aM – bM 2 – cML
[2] dL/dt = – a'L + c'ML
20Ces équations rendent compte des hypothèses suivantes sur la variation des effectifs des proies et des prédateurs :
- pour les moutons (M):
- une croissance exponentielle (aM),
- un terme d’auto-limitation lié aux interactions entre congénères (– bM 2 ),
- une décroissance sous l’effet de la prédation proportionnelle aux effectifs de chaque espèce (– c ML) ;
- pour les prédateurs loups (L):
- une décroissance exponentielle de la population qui surviendrait en l’absence de nourriture (– a’L),
- une croissance fonction de la prédation
- c’M L).
21Il est facile de résoudre numériquement ces équations pour déterminer l’évolution au cours du temps des effectifs M et L de chaque espèce. On peut obtenir plusieurs situations typiques dans l’évolution des populations selon les valeurs de paramètres choisies.
22Par exemple, si b/c > 0, on obtient une spirale qui converge vers un attracteur, le point
d’intersection des droites x = (a'/c') et
y = (a/c) – (bc/x), ce qui donne des oscillations amorties avec :
[3] Mt→∞ = a'/c'
[4] Lt→∞ = a/c-(b× a)/(c× c')
23Les deux figures ci-après présentent ce régime d’oscillations amorties des populations où l’attracteur est évident.
PROIES/PRÉDATEURS
PROIES/PRÉDATEURS
OSCILLATIONS AMORTIES
OSCILLATIONS AMORTIES
24Ce genre d’analyse nous renseigne bien sur le devenir global des populations mais nous ne savons rien, sauf à rajouter des variables au modèle, en ce qui concerne chaque individu : dans ce jeu entre les loups et les moutons, combien de générations coexistent-elles ? Saurions-nous par exemple dessiner une pyramide des âges des deux espèces ? Pourrions-nous dire, à un instant donné, si une proportion particulière de carnivores et d’herbivores découle d’un phénomène de migration, les moutons n’appréciant guère le voisinage des loups ?
25L’analyse mathématique ne permet pas une telle précision aisément. Elle demeure essentiellement descriptive mais n’est pas à proprement parler explicative. En revanche l’analyse centrée individus autorise un tel degré de finesse dans l’observation. Et en ce sens, une simulation multi-agent permet une analyse autrement plus complète du phénomène (Mathieu et al., 2005): non seulement elle permet de mettre en évidence les courbes présentées aux figures 1 et 2 sans aucune difficulté, mais elle autorise également l’établissement de la pyramide des âges des proies comme des prédateurs, la visualisation de phénomènes spatiaux, ainsi que la collecte et l’analyse de toutes les variables décrivant l’état d’un agent (ce qu’illustre la figure 3 où les loups ont cédé la place aux requins et les moutons aux poissons).
26Par ailleurs, l’analyse mathématique repose sur des hypothèses de continuité des variables. Or, si le modèle de Lotka-Volterra, simulé numériquement sur la base d’équations différentielles, permet bien d’observer des fluctuations périodiques dans les populations sous certains paramètres, c’est parfois au prix de taille de populations inférieures à 1… ce qui correspond à l’extinction d’une espèce. Le système d’équations n’en a cure, et le troupeau de moutons, pour être passé par ce minimum, n’en continuera pas moins à croître. Là aussi, la simulation multi-agent est apte à traiter sans difficulté des systèmes entièrement construits sur des variables discrètes. Une fraction de loup ou de mouton n’engendrera jamais un nouveau troupeau dans ce cadre.
SIMULATION MULTI-AGENT D’UN MODÈLE DE LOTKA-VOLTERRA
SIMULATION MULTI-AGENT D’UN MODÈLE DE LOTKA-VOLTERRA
27Dans le domaine des sciences sociales, un travail de Brian Arthur (1994) permet de comprendre ce que l’analyse des phénomènes financiers a à gagner d’approches centrées individus : il s’agit du problème dit « du bar d’El-Farol ».
28Le point de départ du travail d’Arthur, il faut en convenir, ne paraît guère de prime abord financier.
29– 100 personnes se demandent toutes les semaines (disons en début de semaine) si oui ou non elles se rendront le jeudi suivant dans un bar de Santa-Fe, le « El-Farol », où l’on donne des concerts de musique Irlandaise. Hélas, le lieu est trop petit pour que tous puissent y tenir à leur aise : le seuil de fréquentation au-delà duquel le lieu devient intenable, est fixé à 60 consommateurs. Ainsi, si tous préfèrent aller au bar quand l’assistance est inférieure ou égale à 60 personnes, tous préfèrent rester chez eux dans le cas contraire.
30Il s’agit d’un exemple d’une classe de jeux, nommés jeux de minorité(Challet et Zhang, 1998) qui capture un aspect particulier du fonctionnement d’un marché.
31– Dans le travail d’Arthur, les agents ne disposent d’aucun modèle théorique permettant d’anticiper si oui ou non les autres consommateurs se rendront le prochain jeudi au « El-Farol ». En revanche, chacun dispose d’un certain nombre de prédicteurs, plus ou moins élaborés, qui les autorisent à formuler une estimation de l’affluence probable. Ces prédicteurs utilisent, pour la plupart, de l’information passée: l’affluence au bar constatée les n derniers jeudis.
32Les prédicteurs peuvent être de la forme « il y aura la fois prochaine autant de personnes que jeudi dernier », ou bien encore « autant qu’il y en avait en moyenne les 5 derniers jeudis ».
33– Ces prédicteurs sont ordonnés, pour chaque joueur, selon leur efficacité : plus ils s’avèrent précis, mieux ils sont classés. Les agents utilisent, pour former leur prévision, le plus performant des prédicteurs qu’ils possèdent. En fonction de l’affluence prévue, ils se décident à se rendre ou non au « El-Farol ».
34La décision prise est immédiatement appliquée : ainsi, le lendemain, chacun est en mesure de reconsidérer s’il a bien fait ou non de se déplacer et de réordonner son stock de prédicteurs. Par ce mécanisme évolutif, on sélectionne dans la population de prédicteurs celui qui est le plus performant, de façon à réaliser une estimation aussi fiable que possible.
35Ici, les agents sont inductifs (leur raisonnement est heuristique) et leur rationalité pour le moins limitée.
36Les données du problème posées quelle sera la dynamique d’affluence au « El-Farol » ?
37Faut-il s’attendre à une alternance plus ou moins régulière d’un bar vide et d’un bar bondé où les 100 agents se serreront inconfortablement ?
38Le graphique de la figure 4 montre la dynamique du système sur cent itérations (issu de Brandouy, 2005).
DYNAMIQUE DU PROBLÈME « EL-FAROL »
DYNAMIQUE DU PROBLÈME « EL-FAROL »
39La dynamique globale du système oscille en moyenne autour de 60, ce qui correspond à l’optimum allocatif. C’est là l’attracteur de la dynamique, et non pas 50, comme cela pourrait paraître « naturel » si l’affluence au bar était uniformément distribuée entre 0 et 100 par exemple. Ce qui est saisissant ici, c’est que cette propriété émerge de l’interaction sans qu’aucun mécanisme sophistiqué n’intervienne, par le seul jeu de l’évolution dans le stock de prédicteurs de chaque agent.
40Il ne rentre pas dans l’objet de cet article de discuter plus avant des raisons de ce résultat. Cependant, quelques points essentiels sont à noter ici :
- Le système proposé est clairement centré individus, et la dynamique collective émerge de l’interaction (bottom-up). On renverse la logique habituelle top-down où un agent représentatif agrège une grande diversité de comportements. On se place donc délibérément dans un cadre d’analyse où la population est constituée d’agents hétérogènes dotés d’une rationalité très limitée. Cette population témoigne cependant d’une intelligence distribuée remarquable, un peu à l’image des populations de termites ou de fourmis, insectes qui, considérés individuellement, ne brillent guère par leurs facultés intellectuelles, mais dont on connaît l’habileté à réaliser de grandes choses collectivement. Le système d’Arthur met ainsi en exergue un des mécanismes à l’œuvre dans l’auto organisation sociale.
- Le résultat obtenu par Arthur peut se traduire ainsi en termes financiers : les 60 places offertes correspondent à la quantité optimale de titres demandés à un instant donné compte tenu d’un ensemble d’informations disponibles, et ce pour un prix spécifique. Toute demande supplémentaire entraîne un déséquilibre du rapport offre/demande compensé par une hausse des prix (les agents sont servis au-delà de la valeur fondamentale) [9].
- La dynamique collective est donc expliquée par une série d’interactions gouvernées par des processus évolutionnaires (la rationalité des agents « évolue » au fur et à mesure de leurs échecs). Nul besoin d’hypothèse d’anticipations rationnelles et de rationalité absolue pour obtenir une forme d’efficience, ce qui cadre tout de même mal avec les soubassements de la finance moderne.
- La recherche d’Arthur présente enfin, une autre originalité, et non des moindres : chaque agent, en faisant un choix, affecte la situation du système. Cela dit en termes financiers : les opérateurs ne sont pas simples price takers mais bien des price makers, ce qui constitue une rupture avec la tradition théorique dominante.
- Dans ce système, on peut étudier s’il existe ou non un comportement optimal (une classe de stratégies qui domine les autres – aléatoire, périodique, etc. –) à la manière de ce qui se fait en théorie des jeux computationnelle, ce qui évidemment est absolument exclu si on part d’une fiction type « individu représentatif ».
41Les pistes ouvertes par ce travail ont provoqué depuis de très nombreuses recherches interdisciplinaires, à commencer par les travaux fondateurs de Palmer et al. (1994) sur l’Artificial Stock Market de Santa-Fe (SF-ASM). C’est à la découverte de l’une d’entre elles que nous vous convions maintenant.
II. – DE L’INSTABILITÉ DE MARSS
42Comme nous l’avons évoqué en introduction, MARSS est une plateforme permettant d’émuler un marché financier artificiel. Ce projet part d’une question de finance théorique qui ne sera pas développée ici, mais dont on doit signaler la teneur pour saisir l’esprit de cette recherche : quel modèle à agents hétérogènes le plus simple serait-il susceptible d’engendrer le plus de faits financiers stylisés [10] ? Au-delà de cette intention de base, MARSS permet d’attaquer des questions connexes tout aussi passionnantes :
- la première traite d’événements financiers spectaculaires et sujets de nombreuses controverses : nous avons voulu mettre en place une plateforme de simulation qui puisse servir de terrain pour tester des hypothèses relatives à l’apparition, au développement et à la mort soudaine des bulles spéculatives. Nous voulons, dans cet aspect du travail, aller plus loin dans la compréhension des mécanismes de spéculation en empruntant les voies de la théorie des jeux computationnelle et en explorant des hypothèses d’influence sociale [11].
- le second concerne plutôt le régulateur, l’autorité de marché : si nous savons simuler des populations d’agents financiers susceptibles de faire apparaître des bulles et des krachs, si ces simulations sont regardées comme des modèles, réduits certes, mais fiables, de ce qui se passe sur les marchés réels, alors nous pouvons tester l’impact de mesures régulatrices sur ces dynamiques catastrophiques. Autrement dit, nous pourrions vérifier l’effet de mesures comme des suspensions de cotation, des variations de liquidité sur le marché, ou bien encore l’impact de « taxes Tobin » sur ces dynamiques.
1. MARSS, une planète financière virtuelle…
43MARSS s’appuie sur un modèle de base développé par Palmer et al. (1994) corrigé d’un certain nombre de faiblesses qui nous paraissaient dommageables (Derveeuw, 2005). La plateforme offre un terrain d’étude peuplé d’agents financiers artificiels cognitifs qui s’adonnent à l’investissement (à l’arbitrage, à la spéculation) dans le cadre d’un marché financier synchrone centralisé. Ces agents évoluent en rationalité limitée (connaissance imparfaite de l’état du monde, capacités de prévisions bornées) et prennent des décisions sur la base d’heuristiques. À la différence des études qui peuvent être réalisées dans un marché expérimental, l’environnement informatique permet de contrôler n’importe quel paramètre de l’expérience, jusqu’à ceux qui, usuellement, sont hors d’atteinte du chercheur. Par exemple, les procédures d’apprentissage des agents, leurs cognitions, leurs comportements, sont écrits en quelques lignes de code.
44De même, MARSS permet des réplications à l’identique, même si le « hasard » gouverne certaines procédures [12].
45Cette plate forme peut être adaptée à différentes questions de recherche, pour peu qu’elles tolèrent les simplifications qui ont guidé sa construction.
46MARSS doit être compris comme l’imbrication de 3 modèles en interaction (voir figure 5 ci-après)
REPRÉSENTATION DE MARSS
REPRÉSENTATION DE MARSS
47Le « modèle du monde » sert de générateur d’« informations »; il est sensé résumer l’impact réel des fluctuations de la nature et de la société sur la valeur des actifs cotés sur le « modèle de marché ». Ce dernier consiste en une architecture simplifiée de marché, où le déséquilibre offre/demande permet la fixation d’un prix d’équilibre. Les décisions des opérateurs de marché sont codées dans le « modèle d’agents ». Pour comprendre le fonctionnement de MARSS, quelques précisions sur chacun de ces modèles doivent être données.
Le modèle du monde
48Le monde de MARSS est vraiment peu hospitalier : le temps n’y est pas continu (itérations), on y travaille sans relâche (une expérience consiste souvent en plusieurs
centaines de milliers d’itérations), on y est
impitoyablement observé, et ce jusqu’aux
tréfonds de sa conscience (toutes les
variables peuvent être analysées). La densité « humaine » y est parfois conséquente
(rien n’empêche d’imaginer plusieurs milliers d’agents) ou parfois réduite (une centaine d’investisseurs), les inégalités peuvent
y être cruelles (très riches côtoyant les très
pauvres) ou bien négligeables. Par ailleurs
le passé peut se répéter à l’infini, tout, jusqu’au hasard pouvant être reproduit à
l’identique… les pires crises, les pires
catastrophes qui agitent ce monde peuvent
ainsi être « rejouées » sans limite. Toute-fois, l’information n’y est pas (trop) complexe. Nul secteur industriel aux fluctuations erratiques, nulle fusion-acquisition
spectaculaire, nulle annonce de « profitwarning » : elle se résume (dans cette version de la plateforme), en un signal numérique dépourvu de toute d’ambiguïté, un
« dividende », qui est engendré de façon
stochastique à chaque itération selon le processus décrit ci-après :
[5] dt = dt– 1 + εt avec εt → N(0, σ )
49Enfin, MARSS peut être doté d’une topologie sous la forme de réseaux interpersonnels divers qui lient les agents et symbolisent les canaux par lesquels transitent des informations, des croyances partagées ou des conventions. Cette complication n’est pas présentée dans cet article.
Le modèle d’agents
50Si MARSS est frustré quant à sa représentation du monde, il n’en va pas de même quant à sa définition du comportement des agents.
51Soumis au flot incessant des informations émises par le « modèle du monde », les investisseurs de MARSS cherchent constamment à s’enrichir en se livrant à une activité de négoce de titres. Il convient ici de préciser qu’ils possèdent tous, par dotation initiale, une certaine quantité d’actifs financiers, qui donnent droit au dividende dt (équation [5]), ainsi qu’à un certain montant d’argent liquide, le tout constituant leur portefeuille.
52Dans MARSS deux types d’agents coexistent, différenciés par leur comportement générique, mais rien n’empêche là encore d’en imaginer un très grand nombre. Les fondamentalistes (agents F) côtoient des spéculateurs (agents S), la proportion des deux espèces étant variable selon l’expérience souhaitée par le chercheur.
53Quel que soit le type d’agent considéré, leur mode de fonctionnement global est identique :
- ils cherchent à identifier un « état du marché » auquel ils associent une « action spécifique » qui s’est révélée être « plus ou moins opportune » dans le passé ;
- autrement dit, leur réactivité s’appuie sur une série de triplets {descripteurs} {action}{force}, que nous appelons une « règle » ;
- chaque agent possède un ensemble de règles (une soixantaine), toutes différentes, qui bornent à un instant donné ses possibilités d’actions.
54Ici les agents sont très hétérogènes, autrement dit, la probabilité pour que deux agents possèdent exactement les mêmes règles est faible, comme on pourra s’en rendre compte plus loin. Au-delà de ce point, ce qui distingue profondément les fondamentalistes des spéculateurs, c’est que les premiers construisent leurs {descripteurs} sur des prix observés et sur la valeur fondamentale des actifs qu’ils échangent, alors que les spéculateurs fondent leurs {descripteurs} sur des tendances de marché, sans jamais faire référence à une quelconque valeur intrinsèque des titres.
55Il est temps d’en dévoiler un peu plus sur le comportement des deux sous-populations, agents F et agents S, ainsi que sur les procédures d’apprentissage qui sont les leurs.
56Un agent F fonctionne « à gros grains » comme un arbitragiste (dans ce contexte précis); son ensemble de règles est construit sur des {descripteurs} qui doivent être interprétés comme des séries de 10 propositions sur l’écart entre le prix actuel et leur valeur fondamentale, 10 propositions qui prises ensemble forment un « énoncé » relatif à l’état du marché.
57L’énoncé littéral qui est présenté dans le tableau 1 se lit « Il est vrai que le rapport entre le prix de l’actif coté et sa valeur fondamentale est, au moment où j’observe la marché, supérieur à 0,6,0,8,1 et 1,4; en revanche il est faut de dire que ce rapport est supérieur à 1,6 et 1,8; reste des descripteurs pour lesquels je ne sais pas me prononcer, qui sont codés par un # ». Les agents virtuels dans MARSS sont vraiment bornés ! Ils ne savent pas lier les énoncés les uns les autres pour juger de leur véracité, ce que nous pourrions faire à coup sûr dans de nombreux cas. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.
EXEMPLE DES DESCRIPTEURS D’UNE RÈGLE APPARTENANT
EXEMPLE DES DESCRIPTEURS D’UNE RÈGLE APPARTENANT
58Un énoncé, sous sa forme littérale ou extensive n’est guère maniable; on préfère lui
appliquer une rotation de 90 degrés et l’alléger de sorte qu’il ressemble à une liste de
caractères sur le triplet {1,0, #}; ainsi le
tableau précédent devient-il:
59Sur ces 59049 énoncés, nombreux sont ceux qui sont parfaitement absurdes et complètement impossibles, par exemple {1 0 1 0 1 0 1 0 1 0} ou bien simplement {0 # # # # # # # # # 1}. Donc la variété des énoncés cohérents est bien plus faible. Toutefois, les agents n’ont pas à connaître ces subtilités. Ils naissent avec un stock d’énoncés, valables ou fantaisistes, peu importe. Cependant, à chaque période de temps, ils observent le marché et cherchent dans leur stock de règles celles dont les descripteurs forment un énoncé cohérent au regard de l’état actuel du marché (ils cherchent les énoncés compatibles). Ils ont ainsi dans leur stock de 0 à n énoncés compatibles avec cet état, ce qui met à leur disposition autant de règles de comportement « éligibles ».
60Comme il a été dit précédemment, une règle consiste en un triplet {descripteurs}{action}{force}; parmi les règles éligibles, certaines ont une force plus importante que d’autres. L’agent choisira parmi les règles éligibles une règle au hasard en attribuant à chacune d’entre elles d’autant plus de chance d’être choisie que sa force est importante (c’est un processus de « roulette » qui est ici mis en place). Il appliquera enfin mécaniquement l’action correspondant à la règle sélectionnée.
61Les actions, lorsque les règles sont construites, sont rendues « rationnelles », « cohérentes » dans le sens où, si un énoncé semble indiquer un décalage du type « prix > valeur fondamentale » (surévaluation), l’agent F vendra; si la relation est inversée, il est acheteur, tandis que si l’énoncé est trop vague pour trancher, l’agent F s’abstient de toute intervention.
62En d’autres termes, les agents F dans MARSS sont hétérogènes quant à leur stock de règles mais répondent tous à une logique d’arbitrage.
63Il en va de même pour les agents S. Leurs règles sont bien sûr fondées sur des descripteurs tout autre : ils construisent leurs énoncés sur des critères de tendance de marché et non plus sur des critères de déviation par rapport au fondamental. Autrement dit, ils cherchent à identifier des configurations de marché en combinant des signaux révélant une tendance. Un énoncé, pour eux, consiste en une combinaison des descripteurs présentés dans le tableau 2 ciaprès.
EXEMPLE DES DESCRIPTEURS D’UNE RÈGLE APPARTENANT
EXEMPLE DES DESCRIPTEURS D’UNE RÈGLE APPARTENANT
64Ici encore, parmi les règles éligibles, l’agent choisira aléatoirement celle qui déterminera son action en pondérant d’autant plus une règle qu’elle aura une force importante.
65Les agents S sont des « positive feedback investors », autrement dit, si la majorité des signaux qu’ils reçoivent les porte à croire que la tendance est haussière, ils achèteront, tandis qu’ils vendront s’ils signalent une tendance baissière.
66On imagine bien ce qui pourrait se passer dans un monde « sans force de rappel » peuplé de tels agents : les prix s’envoleraient sans fin, ou finiraient par tendre irrémédiablement vers zéro. Une des difficultés dans MARSS est donc de penser à intégrer un mécanisme qui ne soit pas « artificiel » mais qui puisse corriger l’effet catastrophique de ces attracteurs de la dynamique. La réponse que nous proposons est directement inspirée des travaux d’Orléan (1999): les spéculateurs sont particulièrement sensibles au fait de pouvoir déboucler leur position (vendre s’ils ont acheté précédemment, ou acheter s’ils étaient vendeurs à découvert par exemple). Orléan place ainsi la notion de liquidité du marché au cœur de ses analyses. Pour intégrer cette dimension, nous avons « stressé » les agents S en les rendant sensibles à la liquidité du marché : plus celle-ci s’assèche, plus ils sont nombreux à remettre en cause ce que leur règle de décision leur indique de faire; ainsi, si leur énoncé indique une tendance haussière, ils sont acheteurs tant que la liquidité sur le marché leur semble suffisante. En revanche, dès qu’elle passe au-dessous d’un certain seuil, ils renversent leur position et deviennent vendeurs, malgré la tendance haussière. La liquidité est observée comme un ratio du nombre de titres qui sont effectivement échangés à l’itération précédente sur le nombre total de titres réellement échangeables.
67Clairement, la distribution de ce seuil dans la population d’agents S aura un impact important sur la dynamique de marché. Si tous possèdent le même, ils réagiront en inversant leur position de façon synchrone ! Enfin, agents F et S fonctionnent de façon identique pour l’évaluation de leur règle : à chaque itération, ils calculent ce que chaque règle aurait pu leur faire gagner ou perdre et ajustent la force de celle-ci proportionnellement à ce gain potentiel.
68Enfin, chaque agent évolue dans sa rationalité grâce à un algorithme génétique qui lui permet d’innover et d’éliminer les règles qu’il n’utilise jamais, parce que non logiques ou parfaitement inappropriées.
Le modèle de marché
69On pourrait imaginer insérer dans MARSS n’importe quel type d’architecture de marché, des plus simples aux plus complexes. Dans sa version actuelle, MARSS s’appuie sur une structure de marché très simplifiée : les ordres transmis le sont de façon synchrone et ne sont pas confrontés dans un carnet d’ordre. Le prix calculé par le commissaire priseur tient compte du déséquilibre entre l’offre et la demande agrégées. Par exemple, si le déséquilibre est liée à une offre excessive par rapport à la demande, le prix décroît, ce qui est traduit dans l’équation [6], où Bt et At représentent respectivement la demande et l’offre de titres agrégées; η est un paramètre de célérité dans le modèle, fixé arbitrairement.
70[6] pt+1 = pt + η ( Bt – At )
2. … aux trajectoires « complexes »
71Qu’avons-nous à apprendre de MARSS ?
72Avant de répondre à cette question, il fallait tout d’abord vérifier que cette « artificial financial life » n’était pas corrompue, qu’elle ne se comportait pas de façon insensée, notamment dans des espaces de paramètres connus et bien contrôlés : ainsi, si toute la population est constituée d’agents fondamentalistes, est-elle bien capable de coter des prix proches des fondamentaux ? Peuplée uniquement de spéculateurs (peureux), quelle dynamique observe-t-on ?
MARSS AVEC 100 % D’AGENTS « F »
MARSS AVEC 100 % D’AGENTS « F »
73À la première question, la réponse est sans ambiguïtés : lorsque MARSS est initialisé avec un ensemble d’agents F, après que l’algorithme génétique ait affiné leurs cognitions, les prix qu’ils proposent encadrent parfaitement la valeur fondamentale, comme le montre la figure 6; si les courbes n’étaient pas indexées sur deux axes [14], elles se distingueraient fort mal car elles sont parfaitement superposées.
74Des tests statistiques (Derveeuw, 2005) confirment cette impression visuelle : les prix cotés suivent, comme la valeur fondamentale, une marche au hasard. C’est un résultat en soi intéressant, qui dépasse celui de Palmer et al. puisqu’il est obtenu avec des agents rationnels ou cohérents [15] : une dynamique de prix qui ressemble fort à ce que décrit la théorie classique peut donc être obtenue avec des agents en rationalité limitée, inductifs et évolutifs ! Ce résultat est à rapprocher par ailleurs de celui de Gode et Sunder (1993) qui ont également montré que la contribution de la rationalité humaine à la fixation de prix efficients dans un marché d’enchère était tout à fait limitée. Cependant, s’il n’est pas nécessaire pour atteindre ce but que les agents soient individuellement dotés de capacités cognitives hors pair, sans doute doivent-ils témoigner d’une intelligence collective achevée.
75Quand le marché est peuplé d’agents S, la dynamique des prix n’a rien de conforme à ce que la théorie (standard) prédit : les prix semblent tout à fait prévisibles, et le système ressemble à un oscillateur plus ou moins bien réglé; la sinusoïde des prix témoigne du caractère « suiveur de tendance » des agents et de leur nervosité quand la liquidité se tarit. En revanche, le lien avec le « fondamental » a définitivement disparu.
76Si MARSS prétend proposer une maquette du monde tel qu’il nous entoure, alors il doit mixer les populations et les dynamiques de prix doivent être étudiées selon des proportions variées d’agents F et S. C’est un des intérêts de la plateforme : les comportements peuvent être définis de façon très libre, ce qui autorise des observations expérimentales reproductibles et très générales.
77Une idée consisterait par exemple à partir de la dynamique de prix observée avec 100 % de F, puis à étudier l’effet de la suppression de 1 % d’entre eux contre la même quantité d’agents S, puis 2 %, 3 %, etc. On comprend intuitivement que tant que la puissance d’arbitrage des agents F sera suffisante, la présence des agents S devrait être peu sensible et qu’elle deviendra d’autant plus prégnante que leur proportion s’accroîtra, pour devenir dominante au-delà d’un certain seuil…
78Le graphique de la figure 8 ci-après présente une dynamique spécifique obtenue en présence de 25 % de F et 75 % de S.
79Les systèmes complexes sont plein de surprises ! Alors que pour toutes les proportions moindres d’agents S dans le plan d’expérience, rien de spectaculaire n’apparaît (les prix sont plus volatiles, mais restent ancrés sur le fondamental), il faut que la population d’agents S devienne trois fois plus nombreuse que celle des F pour que la dynamique exhibe ce qui peut être qualifié de bulles spéculatives et de krachs ! En dehors de ces épisodes critiques, les prix suivent une marche au hasard parfaitement cointégrée à celle du fondamental.
MARSS AVEC 100 % D’AGENTS « S »
MARSS AVEC 100 % D’AGENTS « S »
MARSS AVEC 75 % D’AGENTS « S » ET 25 % D’AGENTS « F »
MARSS AVEC 75 % D’AGENTS « S » ET 25 % D’AGENTS « F »
80MARSS se révèle être une plateforme de simulation aux applications multiples et passionnantes. Tout d’abord, elle permet d’engendrer divers régimes de marché en mixant les populations. Chacun de ces régimes constitue un point de référence par rapport auquel on peut étudier l’impact d’une modification du système : par exemple, la dynamique de prix demeure-t-elle identique si on crée un asynchronisme dans les ordres envoyés au centralisateur ? Dans les régimes spéculatifs (bulles et krachs), quel effet aurait une suspension de cotation de 1,2 ou n itérations ? Quels effets aurait l’introduction de nouvelles règles d’échange (limitation des quantités offertes, autorisation des positions short, introduction de coûts de transaction)? Les résultats sont-ils significativement différents si le modèle de marché initial est remplacé par un carnet d’ordres complet et si le comportement des agents peut être enrichi (possibilité de passer des ordres à cours limités, stop, etc.)?
81Pour le régulateur, certains des points évoqués ci-dessus sont évidemment sensibles; MARSS permet également de juger de l’impact d’une taxe Tobin sur la liquidité et sur divers régimes de marché.
82Parmi les voies d’exploration particulièrement séduisantes, l’une d’entre elle nous semble aujourd’hui plus stimulante encore. Notre marché financier artificiel est, à n’en pas douter, un système complexe; l’intense interaction entre les agents détermine sa dynamique globale et le système dans son ensemble chemine « au bord du chaos » : une modification insignifiante au niveau microscopique peut avoir des conséquences dramatiques au niveau macroscopique si le système est proche d’une transition de phases. Notre équipe cherche aujourd’hui à déterminer quel devrait être le comportement minimal d’un agent régulateur, dans des configurations de marché susceptibles de provoquer des crises (épisodes de forte volatilité, bulles, krachs) afin de les éviter. Ce comportement pourrait être « économique » et une intervention limitée pourrait être susceptible de produire l’effet stabilisateur escompté. Cependant, si la formule de ce comportement reste encore à découvrir, on imagine volontiers l’intérêt qu’elle aurait pour une autorité de marchés soucieuse d’assurer la bonne marche des affaires.
CONCLUSION
83« Simuler n’est pas jouer ! », disions-nous au commencement de cet article. Retournons la proposition et plaçons la dans le contexte des marchés financiers réels : « Jouer n’est pas simuler ! ». La financiarisation de nos économies impose, plus que jamais, de comprendre, d’expliquer mieux encore, la dynamique macroscopique des marchés. C’est là une affaire sérieuse, où ne sont pas simplement impliquées des sommes colossales, mais au-delà, le bien être de toute la société.
84L’approche multi-agent propose d’attaquer cette question, pour dépasser la fiction de l’agent représentatif, en centrant ses explications sur des agents hétérogènes en forte interaction. Elle nous ouvre ainsi la perspective de modélisations formelles de situations très complexes, parcourues de boucles de rétroaction et d’interactions croisées, profondément non linéaires, où l’endogénéité des phénomènes prend une place prépondérante. Ici l’outillage mathématique classique pourrait s’avérer limité, peu pratique et simplificateur, dans la mesure où sa puissance s’exprime surtout sur des univers linéaires et continus et où seule une hétérogénéité limitée peut être prise en compte.
85À la recherche de lois, d’invariances, de classes d’universalités, nous disposons, grâce aux simulations informatiques, d’outils puissants pour étudier le système financier dans toute sa complexité, en affrontant l’hétérogénéité la plus « sauvage » qui se puisse concevoir : celle qui caractérise les stratégies des investisseurs (ce qui intéressera les spécialistes de finance comportementale), qui procède également des informations qu’ils traitent, mais aussi celle qui découle de l’organisation, de la microstructure des places boursières.
86Reste ici à conserver un esprit parcimonieux pour écrire ces modèles afin que leur complexité soit très inférieure à ce qu’ils souhaitent expliquer, et que les effets qu’ils produisent découlent d’éléments, « d’ingrédients » minimalistes.
87Par ailleurs, modélisation et simulation multi-agents sont des techniques génériques susceptible de transformer nos disciplines des sciences humaines et sociales, la finance entre autres, en véritables sciences expérimentales. Il est très probable que pour parvenir à ce stade nous devions travailler dans une optique véritablement interdisciplinaire, ce que nous avons essayé de montrer en empruntant parfois à la biologie, à la physique statistique, à l’informatique.
88C’est là une perspective passionnante et prometteuse.
BIBLIOGRAPHIE
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- Palmer R. G., Arthur W. B., Holland J. H., LeBaron B., Tayler P., “Artificial Economic Life : ASimple Model of a Stock market”, Physica D, n° 75,1994, p. 264-274.
- Watts D.J., Strogatz S.H., “Collective dynamics of ‘small-world’networks”, Nature, n° 393, 1998, p. 440-442.
Notes
-
[1]
Machines automatisant le passage d’ordres de Bourse.
-
[2]
Une simulation multi-agent est une simulation d’un système complexe à base d’entités virtuelles permettant, à partir de simples comportements individuels, de voir émerger des propriétés collectives caractéristiques du modèle étudié. Ces simulations s’appuient notamment sur des propriétés fondamentales, comme l’autonomie des différents agents et la non-centralisation de l’information, propriétés que l’on retrouve dans toute organisation vivante. L’avantage de cette technique informatique est avant tout d’être très proche du modèle initial et de fournir une approche explicative des différents phénomènes étudiés en utilisant les mêmes termes et entités que la discipline s’y rattachant.
-
[3]
Pour un panorama général des recherches en finance à base de simulations, on consultera par exemple Hommes (2005).
-
[4]
CISCo, Complexité, interaction stratégique, coopération (http ://cisco.univ-lille1.fr).
-
[5]
MARSS : Multi-Agent Researches for Stock-market Simulations.
-
[6]
« Le plus souvent » car de nombreuses approches hétérodoxes ou concurrentes existent.
-
[7]
Pour une discussion approfondie sur ce point, on verra Kirman (2003) ou Gallegati et al. (1999).
-
[8]
Il existe bien sûr des modèles de ce type prenant en compte un certain degré d’hétérognéité (sur l’ensemble d’informations disponibles ou sur l’horizon temporel de placement par exemple), mais cette hétérogénéité est très limitée.
-
[9]
Pour une transposition du modèle d’Arthur à la finance de marché, voir par exemple Marsili (2003).
-
[10]
Volatilité excessive, queue de distribution en loi de puissance sur les rentabilités extrêmes, autocorrélation du carré des rentabilités dans certaines séries, etc.
-
[11]
Dans certaines de nos simulations, les agents ne prennent pas leurs décisions de façon isolée (hypothèse classique, la coordination passant par le seul système de prix) mais sont au contraire influencés directement par l’opinion majoritaire qui domine la population ou qui se propage sur leur réseau social.
-
[12]
Par exemple, les « nouvelles » arrivent aux opérateurs de façon aléatoire. Cet aléa est organisé par le générateur de nombres aléatoires. En fixant une « graine » pour initialiser cet outil, l’aléa est reproduit à l’identique pour n’importe quelle simulation.
-
[13]
Tous les agents F possèdent un stock de 60 règles codées sur 10 bits, chaque bit représentant un descripteur tel que présenté dans le tableau 1. Nul autre descripteur n’est introduit et la variété des énoncés est obtenue à partir de 10 considérations présentées sans aucune variation.
-
[14]
Translation verticale de la courbe des prix par rapport à celle de la valeur fondamentale.
-
[15]
Ce qui n’est pas le cas dans le modèle original ou les règles des agents mélangent des critères fondamentalistes et spéculatifs et où l’action correspondant à un énoncé peut être quelconque (par exemple, tous les critères fondamentalistes indiquent une surévaluation, les critères spéculatifs ne « disent rien » et l’agent achète).