Couverture de RFG_156

Article de revue

Gestion par les compétences et nouvelles formes d'organisation du temps et de l'espace

Pages 93 à 104

Notes

  • [1]
    Par modèle traditionnel d’organisation, nous entendons ceux qui sont marqués soit par le modèle fordien de régulation de l’économie soit par le modèle taylorien d’organisation du travail. C’est en effet aujourd’hui souvent à ces deux modèles d’organisation qu’est opposé le concept de flexibilité, qui sert, lui, à décrire de nouveaux modes d’organisation.
  • [2]
    La Lettre AEGIST, n° 16, mai 2001.
  • [3]
    Ainsi, par exemple, un système de gestion par les compétences peut être développé en parallèle à l’application d’un plan de restructuration. Pensons au plan Best de l’opérateur télécom Belgacom, au plan Transform 2003 du pourvoyeur énergétique Electrabel (groupe Suez), au plan Delta de l’entreprise sidérurgique Cockerill (groupe Arcelor), au plan Copernic de l’administration fédérale belge, etc.
  • [4]
    Les applications des NTIC dans les systèmes de gestion permettent par exemple à l’ensemble des collaborateurs ainsi qu’au management de consulter l’emploi du temps des travailleurs en ligne, leurs mouvements et déplacements, etc.

1Cette dernière décennie semble marquée par l’ampleur des changements – économiques, politiques, sociaux et technologiques – et la rapidité avec laquelle ils se succèdent, affectant ainsi les organi sations en même temps qu’ils façonnent le contexte dans lequel elles évoluent. Désireuses de réagir à ces changements, les organisations adoptent des pratiques de gestion qui répondent à de nouveaux critères : adaptabilité, efficacité et moindre coût. Dans ce contexte, la gestion des ressources humaines revêt plus qu’auparavant un caractère stratégique : on lui demande à la fois de faire en sorte que les objectifs de « l’entreprise moderne » soient partagés par tous et qu’elle réponde aux aspirations d’autonomie et de responsabilité des salariés (Le Goff, 2000).

2La gestion par les compétences est présentée comme l’une de ces nouvelles pratiques qui soutient la flexibilité et l’adaptation continuelle de l’entreprise. Ces pratiques voient le jour dans des formes organisationnelles où le rapport au temps et à l’espace n’est plus celui qui prévalait dans des modèles traditionnels d’organisation [1]. Le travail devient une ressource utilisée « où et quand il faut », parfois déconnectée de tout repère spatiotemporel comme l’illustrent le télétravail, le travail mobile ou encore les bureaux partagés.

3Pourtant, le développement de ces « nouvelles » pratiques de gestion ne va pas sans poser question : ne témoignent-elles pas plutôt d’une régression sociale, comme en témoigne le phénomène croissant de précarisation de l’emploi ?

4Ainsi, certains outils de gestion participeraient à la légitimation de modèles d’organisation qui induisent la fragmentation des sociétés et la segmentation du travail (Louart, 1994). De notre point de vue, cette nouvelle organisation sociale et économique se trouve légitimée par la combinaison de pratiques de management visant à décentraliser la gestion et, plus largement quant aux pratiques de GRH, à individualiser la relation au travail (Castells, 1998). L’individualisation apparaîtrait donc à la fois comme un levier de développement de nouveaux modèles d’organisation et comme une conséquence de l’apparition de ces modèles.

5Nous appuyons notre raisonnement sur l’analyse de deux pratiques qui trouvent un écho croissant au sein des organisations : la gestion par les compétences et les nouvelles formes de gestion du temps et de l’espace. La première témoigne théoriquement d’une volonté de mobilisation du personnel par la reconnaissance, le développement et le partage de ses compétences dans des collectifs de travail transversaux, alors que, dans la pratique, elle participe souvent à l’intensification de l’individualisation en stimulant avant tout la performance individuelle (Bichon, 2002) et l’évaluation du personnel. La seconde agit en toile de fond et organise l’espace de travail mobile voire impersonnel, au nom d’une rationalité économique. Cette gestion de l’espace conduit à une auto-gestion du temps de travail, légitimée par un discours vantant l’autonomie, la responsabilité et la loyauté de chacun et amenant de facto à l’avènement de nouvelles formes d’individualisation.

6Notre intention est de mettre en perspective un système de management de l’autonomie contrôlée qui serait basé sur la mise en œuvre de pratiques de gestion des ressources humaines individualisantes, dans un contexte organisationnel dynamique, et qui remettrait fondamentalement en cause quelques-unes des dimensions fondatrices du lien au travail. Dans la démarche critique que nous adoptons, nous tentons de montrer que ces mécanismes obéissent à une logique d’exclusion, qui nous paraît paradoxale dans le sens où la fonction « personnel », dans son essence, a pour mission l’intégration des hommes et des femmes dans l’organisation (Warnotte, 1979).

7Dans un premier temps, nous nous attachons à donner un sens à la gestion par les compétences et à la gestion du temps et de l’espace que nous mettons en scène dans ces pages. Nous identifions ensuite l’individualisation comme un stigmate révélé par ces pratiques de gestion des ressources humaines. Nous mettons alors en perspective une question soulevée par ces pratiques : l’autonomie est-elle contradictoire à la notion de contrôle telle que développée dans de nouvelles formes d’organisation ? Afin d’illustrer les dérives possibles induites par un manque de clarté au niveau de la distinction entre autonomie prescrite et proscrite (Alexandre-Bailly, 2002), nous poserons la question de l’apparition d’un modèle « Loft Story » dans lequel l’autonomie serait étroitement contrôlée. En guise de conclusion, nous proposerons quelques implications managériales ayant principalement trait à la définition d’un nouveau contrat social.

I. – VOUS AVEZ DIT « PRATIQUES DE GESTION » ?

8« Gestion par les compétences » ou « nouvelles formes de gestion du temps et de l’espace » désignent avant tout des pratiques organisationnelles qui tendent à être assimilées à un phénomène naturel dans la vie des organisations. Il nous incombe d’éclaircir ces notions pour mieux les comprendre et montrer comment elles participent au développement de l’individualisation dans les organisations.

1. Gestion par les compétences

9Depuis le début des années 1990, les compétences des individus deviennent objet de gestion dans l’organisation. Stratégie misant sur la responsabilisation des acteurs – et le développement des compétences qui en découle – pour partager et relever les défis économiques de l’entreprise [2], la gestion par les compétences donne lieu à de nombreux écrits, discours et débats, managériaux ou scientifiques. Pourtant la notion même de compétence, malgré le recours fréquent qui y est fait, conserve une signification ambiguë allant du sens commun, à l’inventaire précis des composantes qui la constituent. Ce caractère polymorphe amène Courpasson et Livian (1991) à s’interroger : l’utilisation du concept de compétence n’est-elle pas un révélateur d’enjeux plus complexes dépendant de la volonté stratégique de certains acteurs ? Si tel est bien le cas, la gestion par les compétences ne peut être une pratique de gestion neutre et univoque. Elle peut, par exemple, servir des desseins peu nobles lorsque, sous un discours managérial vouant le bénéfice des compétences, l’on instaure un système de tri du personnel, voire de restructuration de l’entreprise [3].

10Face à une multiplicité de définitions, de pratiques et de discours, Bellier (1999, p. 226) conclut : « la compétence permet d’agir et/ou de résoudre des problèmes professionnels de manière satisfaisante dans un contexte particulier en mobilisant diverses capacités de manière intégrée ». Parmi les éléments qui constituent la compétence, et par la-même les objets de la gestion par les compétences, on retrouve, à des degrés divers, des savoirs c’est-à-dire une base théorique de la compétence, des savoir-faire qui renvoient à la dimension pratique de la compétence exprimée à travers l’action, des savoir-être recouvrant les aspects sociaux et comportementaux de la compétence, et enfin des compétences cognitives. Ainsi, Bellier (1999) classifie les pratiques de gestion par les compétences en cinq approches : approche par les savoirs, approche par les savoir-faire, approche par les savoir-être, approche par les trois savoirs (savoirs, savoir-faire, savoir-être) et approche par les éléments cognitifs.

11Si les premières applications de la gestion par les compétences dans l’entreprise, à travers les pratiques de gestion prévisionnelle de l’emploi, relevaient sans doute d’une approche par les savoirs (Oiry et d’Iribarne, 2001); avec le développement de la notion de compétence et son utilisation de plus en plus large dans les pratiques de gestion, sont apparus des modèles basés sur l’approche par les savoir-faire.

12S’appuyant sur des injonctions de plus en plus larges et ambiguës prônant la responsabilisation du salarié, son engagement affectif à l’égard de l’entreprise, sa capacité d’innovation, son adaptabilité au changement et le développement continu de ses compétences, les modèles plus récents de gestion par les compétences, prémisses d’une « logique compétence » (Devos et Léonard, 2003), semblent de plus en plus se centrer sur les comportements des personnes dans l’entreprise et sur leurs capacités cognitives. Autant d’éléments relevant de la subjectivité du travailleur et présentant de ce fait un caractère peu « objectivable » et « standardisable ». Bien plus, le contenu attribué à la notion de compétence présente une certaine plasticité en fonction des situations organisationnelles particulières (Le Boterf, 2000). Ainsi, avec l’implication toujours plus importante de la subjectivité du personnel et la perte de définitions objectives et univoques de ce qui constitue la tâche d’un opérateur, le développement des pratiques de gestion par les compétences dans les organisations semble corroborer l’hypothèse du développement de l’individualisation.

2. Nouvelles formes de gestion du temps et de l’espace de travail

13Télétravail, travail mobile, espace partagé, etc. Ce sont là les stigmates de ce que l’on entend ici par « nouvelles formes d’organisation du travail », calquées essentiellement sur le modèle en réseaux et empreintes d’ergonomie, faisant ainsi essentiellement référence à l’aménagement de la structure physique du travail. En substance, il s’agit d’une nouvelle conception du « poste de travail ». L’espace, constituant fondamental du référentiel de l’exercice du travail chez tout individu, est aujourd’hui partagé, multiple voire « dé-personnalisé ». Parce que cette gestion de l’espace et du temps de travail agit au niveau du lien que l’individu construit par rapport à son travail, parce qu’elle a des implications sur l’autonomie des individus en matière de gestion du temps et de synchronisation des différents moments de vie, et finalement parce qu’elle remet en question le mode de gestion de l’organisation, « il devient plus opportun de parler de “déspacialisation” de l’activité comme une prise en compte du changement du contexte organisationnel, social et physique de l’exercice de l’activité professionnelle » (Taskin, 2003, p. 115).

14Dans le cas singulier du télétravail, où l’activité professionnelle est exercée à distance et au moyen des technologies de l’information et de la communication (TIC), la responsabilité de l’espace de travail – et donc la gestion du temps de travail – est entièrement transférée sur le travailleur. Les repères ne sont ainsi plus donnés mais sont à construire par le travailleur dans un univers qui semble cependant refuser toute marque de personnalisation. Tel est bien le principe des « bureaux » partagés : disposés le plus souvent en plateaux, ils se composent d’un simple espace plan, purgé de toute référence individuelle et où chacun doit pouvoir trouver sa place. Les effets personnels sont rangés dans un chariot nominatif lorsqu’ils sont tolérés. Le travailleur occupe un espace qui ne lui appartient plus. En outre, ces espaces de travail sont en général en sous-nombre par rapport à l’effectif de l’entreprise, dans la mesure où la gestion de l’espace tient compte des absences du personnel dues entre autres à la mobilité de certains travailleurs.

15En d’autres termes, le télétravail, comme ces autres formes d’organisation du travail, est un arrangement qui peut prendre place dans des organisations véhiculant certaines valeurs (responsabilisation, autonomie, auto-contrôle), basées notamment sur la confiance mutuelle (Bailey et Kurland, 2002, p. 388) et qui se traduisent la plupart du temps dans un style de management orienté résultats (Konradt et al., 2000; Daniels et al., 2001).

II. – INDIVIDUALISATION, STIGMATE D’UNE ÉVOLUTION ?

16La gestion par les compétences tout comme la pratique de gestion du temps et de l’espace telles que mises en place dans certaines organisations nous permettent d’illustrer le phénomène d’individualisation et de décliner les enjeux de son développement.

17« Porteuse tout à la fois d’un surplus d’autonomie et de dépendance, une telle dynamique est au cœur de la recomposition du travail-action contemporain : les salariés sont plus que jamais mis en situation d’acteurs responsables de leurs actes productifs (avec ce que cela implique comme stress, comme course à la différenciation, etc.) sans pour autant toujours disposer de toutes les ressources nécessaires aux tâches qui leur incombent ni pouvoir maîtriser les réseaux d’interdépendance dans lesquels ils sont placés. » (Lallement, 2001, p. 40). Cette lame de fond qui semble bien emporter le monde du travail et de l’organisation dans son ensemble, qui insuffle de nouvelles orientations aux pratiques de gestion du personnel, est bien l’individualisation. Elle se caractérise d’abord par « le fait que la situation de chaque personne (son activité, sa rémunération, sa carrière, etc.) est fonction d’éléments individuels, d’éléments attachés à la personne (talent, performance, mérite, motivation, compétence, voire chance, etc.) et par le fait que chaque personne est largement responsable de sa situation présente ou future » (Galambaud, 2001, p. 276).

18L’érosion de repères économiques, sociaux et culturels, les mutations des formes d’emploi et certains discours néolibéraux contribuent à diffuser un message aux nouveaux arrivants sur le marché du travail qui favorise un comportement individualiste : la relation d’emploi n’est plus construite autour des principes du temps plein, du contrat à durée indéterminée ou de la subordination et dépendance à l’égard d’un employeur unique. Certains auteurs voient en cela la manifestation, plus anthropologique, de l’individualisation croissante des rapports sociaux (Nanteuil-Miribel (de), 2002). Selon Thévenet, cette individualisation constitue un changement en soi pour les organisations. Ainsi, « elle ne consiste pas seulement dans l’individualisation des rémunérations et des plans de formation, mais concerne aussi le quotidien de la gestion du personnel qui est fait de relation managériale, de traitement permanent des comportements et attitudes au travail » (Thévenet, 1999, p. 10). Nonobstant, la GRH a incontestablement joué un rôle majeur dans ce développement : en individualisant d’abord la politique salariale – en la liant à la performance individuelle – et en fondant ses politiques de mobilité sur l’évolution des qualifications individuelles ensuite. Ces deux étapes, instigatrices de nombreux développements en matière de gestion de la performance ou encore de gestion par les compétences, s’inscrivent dans ce que les managers, appuyés par les consultants et les défenseurs de la pensée néolibérale, semblent attendre de la GRH : une véritable gestion d’un actif spécifique, la main-d’œuvre, qui apparaît comme une variable stratégique caractérisée et valorisée par des compétences individuelles (Cadin et al., 1997).

19La dernière phase de développement de l’individualisation à laquelle nous nous intéressons semble ne plus favoriser une logique de gestion mais cherche plutôt à « rendre de nombreux salariés responsables de leur devenir professionnel, de leur employabilité, de leur carrière » (Galambaud, 2001, p. 276). L’entreprise semble donc développer une logique de marché en matière de mobilité et d’emploi qui illustre la volonté d’accroître la responsabilité individuelle et de reporter sur le travailleur un nombre certain de charges et de problèmes de toute nature (administrative, etc.).

20Thuderoz (1995) relativise néanmoins l’hypothèse d’une individualisation généralisée des rapports de travail. Pour lui, si les appartenances collectives traditionnelles s’affaiblissent, cela ne signifie pas que disparaisse toute forme de solidarité ou de coopération : « Que les nouvelles technologies et/ou les restructurations successives aient réduit les équipes ou distendu les liens sociaux et professionnels antérieurs, cela n’évite pas que se reforment en permanence des liens de compréhension et d’échange mutuels dans l’atelier ou le service […]. Cet individualisme sera donc dit coopératif, car il mêle étroitement le souci de l’individu de se réaliser lui-même […] et sa volonté d’agir, avec d’autres individus, pour réaliser un projet. » (Thuderoz, 1995, p. 346).

21Pourtant, la gestion par les compétences met à mal cette communauté de travail comme il transparaît à travers une critique qui lui est adressée : elle met en cause les structures de qualifications traditionnelles, fondées sur une négociation collective, au profit d’une individualisation des relations d’emploi (Stroobants, 1994). Les statuts traditionnels semblent en effet disparaître, laissant place à de nouvelles classifications établies en fonction des compétences du travailleur. La valorisation et la négociation individuelle de la relation d’emploi sont dès lors susceptibles de se substituer à l’appartenance à un collectif.

22In fine, gestion par les compétences et nouvelles formes de gestion du temps et de l’espace de travail ne sont que des objets qui tentent de légitimer un système entier de gestion fondé sur la médiation de la contradiction existant entre autonomie et contrôle (Pagès et al., 1998), et dont l’individualisation n’est qu’un des stigmates perceptibles, qui ne tire d’ailleurs pas ses origines exclusivement dans l’organisation mais aussi dans la société. Ces outils et pratiques de GRH ont ainsi le rôle social d’occulter les véritables mécanismes de coordination à l’œuvre. Cette organisation moderne du travail, basée sur l’adhésion à une logique de domination qui institue l’objet en fait social, transforme du même coup la nature de l’autonomie de chaque travailleur : développée par le passé dans le but – souvent collectif – d’assouplir les contraintes de travail, elle devient aujourd’hui tellement canalisée par un système rationnel de règles (Pagès et al., 1998, p. 70) auquel les travailleurs adhèrent et qu’ils contribuent à façonner, qu’elle renforce ces mêmes contraintes de travail. Aliénation et soumission contribuent à générer une catégorie nouvelle d’exclus, enfermés dans un système où la place attribuable à l’action collective fond comme neige au soleil.

23Naturellement, ce phénomène que nous identifions n’est pas spécifique aux deux pratiques de GRH que nous traitons. Bien que la question de l’individualisation ait été assez peu développée dans la littérature consacrée à la GRH (voir Louart, 1994), d’autres pratiques ont déjà servi à illustrer cette tendance : recrutement, formation et rémunération, principalement. Notre réflexion ne s’applique dès lors pas exclusivement à la gestion par les compétences ou à la gestion du temps et de l’espace dans les organisations, mais pose les jalons d’une analyse plus fondamentale qui remet la fonction ressources humaines en question. Vecteurs d’une tension entre autonomie et contrôle, ces pratiques de gestion nous permettent d’évoquer le paradoxe de l’autonomie contrôlée.

III. – L’AUTONOMIE CONTRÔLÉE

24Le moteur de pratiques telles que le télétravail ou la gestion par les compétences est souvent associé à un gain de responsabilisation et/ou d’autonomie. Qu’est-ce qu’un bilan de compétence sinon une manière de responsabiliser l’individu en dressant le tableau de ce qu’il apporte à l’organisation par rapport à ce qu’elle attend de lui ? Le fait même de développer des pratiques de ressources humaines individualisées implique un accroissement de responsabilisation. Symétriquement, la possibilité de gérer son temps et de télétravailler est perçue comme un honneur, une marque de confiance de l’employeur envers le travailleur (Bailey et Kurland, 2002) et augure une gestion autonome de son travail. Comme nous l’avons noté dans le cas du télétravail, il s’avère en réalité que ces pratiques sont des leviers vers à peine plus d’autonomie. De même, notons que la plupart des systèmes de gestion par les compétences prennent d’abord place dans les entreprises au niveau des cadres supérieurs, ceux-là même à qui est déjà accordée une plus grande latitude dans l’organisation de leur travail.

25Dépassant ces premières contradictions, il est important de se poser d’autres questions : en transférant des responsabilités organisationnelles sur les travailleurs (gestion des carrières, développement des compétences, etc.), le management n’est-il pas en train de démissionner ? Aujourd’hui, c’est l’individu qui gère ses compétences, qui prend les initiatives de formations, qui communique ses résultats et son emploi du temps, qui héberge son bureau, etc. Autant de fonctions auparavant assumées par l’organisation et qui entraînent, outre une intensification du travail, un accroissement de la charge mentale au travail (Gollac et Volkoff, 1996,2000; Fernex, 1998). Si les entreprises cherchent toutes à accroître l’implication au travail, en accordant à leurs travailleurs plus d’autonomie et de responsabilités, elles ne mesurent pas toujours les conséquences que ces objectifs, traduits par des pratiques telles que la gestion par les compétences ou le télétravail, ont sur les conditions de travail (Freyssenet, 1995). Ainsi, l’autonomie apparaît comme ambivalente puisque « l’individualisation des objectifs et des performances renforce le poids de la charge mentale » (Hamon-Cholet et Rougerie, 2000, p. 251).

26Enfin, si d’ordinaire un accroissement d’autonomie va de pair avec une diminution du contrôle exercé par l’organisation – de nature hiérarchique ou autre –, est-ce bien toujours le cas dans les organisations adoptant des pratiques individualisantes ? Il apparaît à tout le moins que les « nouveaux dispositifs de gestion […] entraînent une formalisation croissante des tâches » (Hamon-Cholet et Rougerie, 2000, p. 248), comme l’illustrent les démarches qualité qui obligent à consigner sur papier les processus du travail. De même, si le télétravailleur pense jouir d’une certaine autonomie dans la gestion de son temps et de son travail, ces systèmes de gestion couplés à l’utilisation des NTIC augurent de nouvelles perspectives en matière de contrôle, au nom de valeurs centrales prônées par l’organisation : la loyauté et la confiance [4]. Le versant de cette autonomie est alors une disponibilité sans borne. À en croire ces témoignages et ces pratiques, le contrôle tend à devenir implicite, politique voire culturel, mais ne disparaît pas du tout. Dans ces conditions, l’autonomie n’apparaît-elle pas comme un leurre ?

27Ces réflexions nous amènent à soulever la question du développement d’un modèle « Loft Story ».

IV. – VERS UN MODÈLE « LOFT STORY » ?

28L’individualisation ouvre la voie à ce que nous avons ironiquement intitulé modèle « Loft Story », en référence à ce programme de télévision-réalité française où les faits et gestes d’une dizaine de personnes, enfermées dans un loft, sont diffusés en permanence. Si des pratiques de GRH telles que la gestion par les compétences et le télétravail se rapprochent de ce modèle « Loft Story », c’est non seulement pour cet aspect de voyeurisme un peu malsain : le travailleur dans l’entreprise voit les recoins les plus intimes de sa personnalité colonisés et mis sur la sellette dans l’organisation. La responsabilisation devient synonyme de perte de liberté. C’est aussi, et surtout, pour les relations particulières qui s’y développent : entre individualisme et coopération. En effet, si les travailleurs collaborent pour la réalisation de projets communs dans un but de survie de l’entreprise, à travers cette coopération, il semble que ce soit avant tout les objectifs de l’individu qui soient recherchés, par exemple, en termes d’avancement, de reconnaissance du travail réalisé. Bien plus, s’il s’avérait nécessaire de « nominer » un collègue de travail comme victime potentielle des écrémages que le marché rend incontournables, les travailleurs restant se remettraient très vite de cette perte en considérant que l’essentiel est qu’ils fassent encore partie du jeu. Le collectif n’est que mirage. Ainsi, certaines pratiques de GRH dont la gestion par les compétences et le télétravail s’appuient sur un paradoxe entre autonomie et contrôle : elles sont présentées comme offrant plus d’autonomie tout en développant un contrôle fin des réalisations et des occupations des travailleurs. Cela ne signifie pas pour autant que les évolutions se fassent à l’encontre de tous les travailleurs dans l’entreprise. Il semble évident que le rapport salarial est mis à mal, puisque « en un sens, d’une part, le salarié apporte une performance, il accepte d’ailleurs d’être jugé là-dessus. Plus exactement il contribue à une performance de l’entreprise. De l’autre, il reçoit une employabilité. Cet échange là n’est pas tout à fait l’échange traditionnel, ce n’est pas la définition traditionnelle du contrat de travail » (Reynaud, 2001, p. 12). L’échange n’est cependant pas davantage équilibré qu’auparavant : « Derrière l’affirmation optimiste d’un échange mutuellement avantageux, des problèmes considérables se posent : s’il est relativement facile de mesurer la performance de l’entreprise, pour ce qui est de la contribution du salarié, c’est peut-être plus difficile. En outre et surtout, l’employabilité est une chose beaucoup moins assurée, moins claire et l’échange ici est évidemment assez inégal. » (ibid.). Si ce déséquilibre participe à l’exclusion de certaines classes de travailleurs, il favorise la toute puissance d’autres profils de travailleurs qui profitent des déséquilibres pour appuyer leur propre pouvoir, aux dépens des plus faibles. Ainsi, derrière un discours promulguant la coopération pour atteindre les objectifs de l’entreprise prennent place des stratégies d’individus. La compétence devient un critère d’exclusion; le télétravail offre un sentiment de « liberté » au prix d’un isolement pesant… Si certains arrivent à tirer parti d’un tel système et à se hisser en finale, d’autres restent sur le carreau. On ne quitte pas le loft en claquant la porte, dans la réalité. Pas ce loft ci, en tous cas… puisque l’organisation du travail constitue un pilier fondamental de notre société salariale.

CONCLUSION

29Dans ces quelques lignes, nous avons tenté d’illustrer à quel point l’individualisation constitue une évolution centrale de la gestion des ressources humaines, comme le notait récemment Patrick Gilbert. Ainsi, l’émergence de pratiques telles que la gestion par les compétences et la gestion du temps et de l’espace de travail s’inscrit dans un modèle individualisant de la GRH qui serait basé sur la notion même de compétence, « pivot de la gestion des ressources humaines » (Pichault et Nizet,2000, p.128). Mais si l’on a pu croire que ces changements s’accompagneraient d’une évolution positive pour l’ensemble des salariés, force est de constater que l’évolution est plus contrastée. Dans cette optique et au travers d’une démarche réflexive et résolument critique, nous avons montré qu’avec le développement de certaines pratiques individualisantes de GRH apparaissent des contradictions (une autonomie asservissante, un contrôle renforcé, etc.), égéries du modèle « Loft Story » que nous avons imaginé ensuite. La GRH est un ensemble de connaissances ainsi qu’un ensemble de discours et de pratiques (Bournois et Brabet, 1993) qui s’inscrivent dans des contextes et des jeux d’acteurs donnés. Il importe donc aux praticiens comme aux chercheurs de comprendre que les pratiques de gestion ont souvent rapport à des enjeux multiples que les discours managériaux ne recouvrent pas. C’est pourquoi, il y a, comme depuis toujours au sein de la GRH, des réflexions à mener et une distance à prendre : si certaines pratiques individualisées sont aujourd’hui légitimées dans les organisations, notre intention est de prévenir d’un certain abus, constaté par exemple dans les raisons invoquées pour leur déploiement. La gestion par les compétences doit rester un moyen de développer des aptitudes et de stimuler l’apprentissage au sein de l’organisation et non un prétexte à l’exclusion de profils de salariés. De même, certaines pratiques de gestion du temps et de l’espace de travail doivent servir avant tout les intérêts des travailleurs demandeurs de flexibilité et non pas être un prétexte à la rationalisation de l’utilisation de l’espace. Si la fonction ressources humaines tend immanquablement à revêtir un caractère stratégique, nous prônons néanmoins une cohérence entre stratégie, discours et pratique managériale.

Bibliographie

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  • Reynaud J.-D., « Le management par les compétences : un essai d’analyse », Sociologie du
  • Travail, vol. 43, n° 1, janvier-mars 2001, p. 7-31.
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  • Warnotte G., « De l’administration du personnel à la gestion sociale : le véritable enjeu »,
  • Annales des sciences économiques appliquées, vol. 35, n° 1,1979.

Notes

  • [1]
    Par modèle traditionnel d’organisation, nous entendons ceux qui sont marqués soit par le modèle fordien de régulation de l’économie soit par le modèle taylorien d’organisation du travail. C’est en effet aujourd’hui souvent à ces deux modèles d’organisation qu’est opposé le concept de flexibilité, qui sert, lui, à décrire de nouveaux modes d’organisation.
  • [2]
    La Lettre AEGIST, n° 16, mai 2001.
  • [3]
    Ainsi, par exemple, un système de gestion par les compétences peut être développé en parallèle à l’application d’un plan de restructuration. Pensons au plan Best de l’opérateur télécom Belgacom, au plan Transform 2003 du pourvoyeur énergétique Electrabel (groupe Suez), au plan Delta de l’entreprise sidérurgique Cockerill (groupe Arcelor), au plan Copernic de l’administration fédérale belge, etc.
  • [4]
    Les applications des NTIC dans les systèmes de gestion permettent par exemple à l’ensemble des collaborateurs ainsi qu’au management de consulter l’emploi du temps des travailleurs en ligne, leurs mouvements et déplacements, etc.
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