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Article de revue

Le « négociable » et le « non-négociable »

Différenciation et typologie

Pages 29 à 44

Notes

  • [1]
    On trouvera dans les ouvrages classiques sur la négociation les précisions nécessaires et la distinction indispensable entre la négociation et les divers autres systèmes de décision. Par ailleurs Zartman consacre des développements intéressants à la question des « conditions de négociabilité » (The Practical Negotiator, 1982, p. 66-69, p. 84-88, p. 154).
  • [2]
    BATNA : Best Alternative To a Negotiated Agreement. « Situation 3A » : meilleure alternative à un accord négocié ou en cas d’absence d’accord. Zone d’accord possible :ZAP. En ce qui concerne ce dernier concept, il est évident qu’une situation ne devient négociable que si les acteurs, subjectivement ou objectivement, considèrent par anticipation qu’une solution existe dans une ZAP.
  • [3]
    Zartman parle de « maturité » (ripeness) tandis que Pruitt préfère la notion « d’être prêt » [à négocier] (readiness). Ces deux auteurs proposent des critères précis et utiles des conditions favorisant la maturation de la situation.
  • [4]
    Le Raid, avec l’aide d’experts en matière de prise de décision, de criminologues et de psychologues, a mis au point plusieurs modèles sous la forme d’arbres de décision qui se ramifient à partir de certains critères. Ces modèles, qui sont en fait des versions adaptées de systèmes-experts, sont alimentés par des banques de données et par l’accumulation en temps réel des faits et des perceptions. Les cellules sont continuellement actualisées. Le modèle fournit des probabilités de « chances de succès » d’une éventuelle négociation et permettent aux autorités responsables de compléter leur savoir-faire de terrain par des indications sur l’opportunité de diverses décisions ou actions.
  • [5]
    La médiation est l’un des axes privilégiés du programme IRÉNÉ qui, au sein de l’ESSEC, réunit un certain nombre de professeurs, spécialistes et praticiens de la négociation.
  • [6]
    Pour concrétiser cette notion d’intention tactique, on peut se référer à Wallihan (1998) dans son article du Negotiation Journal (p. 257-268). Voir plus loin dans l’article.
  • [7]
    Si « l’on peut négocier avec Dieu », pourrait-on « négocier avec le Diable » (un problème illustré symboliquement par des écrivains comme Goethe) ou « avec soi-même » (comme l’évoque Dostoïevski dans Crime et Châtiment)? La question n’est peut-être pas si arbitraire ou futile qu’il y paraît, comme l’ont montré les discussions intéressantes sur ces sujets du groupe PIN (Processes of International Negotiations) dans une journée d’études (évidemment plus large que ces thèmes) à Washington DC en juin 1998.
  • [8]
    Le journal Le Monde (9 juillet 1999, p. 14), dans son reportage sur Cuba rappelle la présence de nombreux panneaux affichant l’indication : « Les principes ne sont pas négociables. Fidel. »
  • [9]
    Sur la grande diversité des tactiques, notamment distributives, voir Audebert (2002).
  • [10]
    Il existe de nombreux guides pratiques pour l’élaboration d’un diagnostic de prénégociation. Celui qui se réfère aux points cités ici peut être résumé par le sigle « OCEAN » : objets, contextes, enjeux, asymétrie de pouvoirs (ou atouts nets) et négociateurs. Voir Dupont (1994) ou le guide dérivé du Conflict Management Group utilisé par Lempereur et Lattuada (1997).
  • [11]
    La référence au « normatif » est la reconnaissance que, si la théorie s’efforce de montrer les avantages (surtout en prenant en compte la dimension de la relation et de l’avenir) de négociations intégratives, la réalité observée et les données de fait de certaines situations conduisent à envisager des négociations de type distributif (conflictuel). Sur ce point, voir Faure G. O., Touzard H., Mermet L., Dupont C. (1998) et l’orientation qui inspire les travaux d’IRENE à l’ESSEC.

1Tout (ou n’importe quoi) est-il négociable »? Certains le soutiennent; pourtant l’observation montre bien que dans la pratique (et quel que soit le domaine) il existe des situations pour lesquelles une partie désireuse d’initier une négociation se voit d’emblée refuser par l’autre (ou les autres) partie(s) d’entreprendre cette démarche ou, tout en en acceptant le principe, de se voir opposer par avance l’exclusion de tel ou tel objet dans la négociation. Ainsi apparaît la notion du « non-négociable ». Y-a-t-il entre ces deux concepts : le « négociable » et le « non-négociable » une dichotomie infranchissable; ou existe-t-il des cas intermédiaires correspondant à des facteurs de contingence ou de degré ? La question de la « négociabilité » concerne à la fois la théorie et la pratique. Ceci conduit d’abord à présenter quelques références tirées de la littérature, à prendre ensuite une illustration éclairante (le cas des « négociations » d’otages), à proposer en troisième lieu une typologie montrant la variété des situations et enfin, en conclusion, à évoquer quelques implications importantes.

I. – LA « NÉGOCIABILITÉ » DANS LA LITTÉRATURE SUR LA NÉGOCIATION

2Le concept du « négociable » (versant positif) et celui du « non-négociable » (versant négatif) sont rarement traités en tant que tels dans la littérature (qui devient de plus en plus abondante) sur la négociation. C’est plutôt sous l’angle des conditions nécessaires et suffisantes pour l’ouverture d’une négociation que l’on voit apparaître ces notions. On considère ainsi que si un certain nombre de conditions sont respectées il y a – et alors seulement – une négociation. La théorie est à peu près d’accord sur l’énumération de ces conditions (ce qui généralement se retrouve dans la définition que l’on donne de cette activité). La « négociabilité » est alors le fait ou la qualité d’une situation impliquant des acteurs confrontés à des différences (conflit, projet, problème) susceptibles de prendre la négociation comme moyen de résolution (c’est-à-dire d’effort de parvenir à un accord mutuellement acceptable grâce aux interdépendances et malgré l’opposition des intérêts et des valeurs) [1].

3Plusieurs contributions majeures ont permis d’approfondir la question de la négociabilité/nonnégociabilité et ont donné lieu à des approfondissements sous la forme de concepts tels que « intérêts négatifs », « procédures d’élimination », « ouverture conditionnelle » par Lax et Sebenius (1986) de même qu’elle a mis en évidence l’importance des concepts-clés de « BATNA »/ « situation 3A »  [2] et de zone d’accord possible (ZAP).

4Sans doute l’avancée la plus importante est constituée par les apports (notamment) de Zartman, de Pruitt sur la maturité [3] d’une situation rendant la négociation envisageable comme étant la meilleure option ouverte aux parties prenantes. Certes ces parties peuvent n’avoir que peu conscience des chances de réussite de la négociation (si effectivement la situation – en termes pratiques l’état du conflit ou du dossier, le contexte – ne s’y prête pas), il n’en demeure pas moins qu’elles entreprennent la démarche. Pour elles la situation est « négociable » même si « objectivement » elle n’est pas « mûre ». Il n’y a donc pas équivalence entre « négociabilité » et « maturation » mais l’apport des théoriciens est capital en ce sens qu’ils permettent d’établir un niveau (« objectif ») à partir duquel la situation est non seulement négociable mais « opportunément négociable ».

5La situation de prise d’otages – par son caractère dramatique et malheureusement de plus en plus actuel – a stimulé de nombreuses contributions à la fois de théoriciens et de praticiens. Quelques références figurent à la fin de cet article mais il faut signaler l’intérêt d’une parution récente du Journal of International Negotiation traitant de la « négociabilité » au-delà de cet aspect définitionnel. Cette parution sous le titre « Negotiating with terrorists » rassemble près d’une dizaine d’articles dont l’un, par exemple, est particulièrement approprié pour la présente contribution : « Négotiating the Non-Negotiable ». Actuellement un autre apport théorique a été l’étude de situations particulières pour lesquelles la négociation ne joue pas son rôle reconnu. Aumann (1976) examine ainsi le cas du « être d’accord pour ne pas être d’accord ». Crawford (1982) étudie le thème d’une « théorie du désaccord ».

II. – UNE ILLUSTRATION DES CONCEPTS DE NÉGOCIABILITÉ ET NON-NÉGOCIABILITÉ

6Une situation particulièrement pertinente pour illustrer les deux concepts étudiés est celle de la prise d’otages. Cette situation permet une exploration de terrain spécialement utile précisément parce qu’elle est extrême (à l’intérieur même des « situations difficiles », celles où se pose d’une manière aiguë le problème du négociable/non-négociable).

7Une question que l’on considère comme préalable est de savoir si intrinsèquement le cas de prise d’otages est susceptible de rentrer dans la catégorie « négociation ». Rappelons la situation générique de la prise d’otages et examinons si l’on a bien une correspondance possible avec les éléments traditionnels d’une négociation.

8La situation est classique : une ou plusieurs personnes prennent en otage une ou plusieurs personnes et exigent pour leur libération la satisfaction de diverses demandes, la plupart du temps contraires à l’ordre public (libération de détenus, rançon) mais pouvant prendre aussi la forme de revendications idéologiques (messages télévisés, publication de tracts, etc.). Les pouvoirs publics sont mis en face de décisions à prendre en urgence, la première étant :« La situation est-elle susceptible d’être négociée ? »; en d’autres termes y a-t-il une forme ou une autre de « négociabilité » entrant dans le champ des décisions à prendre, y compris l’usage éventuel de la force, pour obtenir (dans les meilleures conditions) la libération des otages.

9Du point de vue de la théorie de la négociation, et sur ce point la pratique rejoint la théorie, il n’y a rien qui en principe empêche de poser le problème de la négociabilité. En effet, les conditions d’une négociation sont effectivement présentes, sauf, ce que nous verrons ultérieurement, à en déterminer l’applicabilité dans la situation concrète existante. C’est ce qui apparaît dans le tableau 1. Le tableau décrit les éléments constitutifs d’une négociation. En prenant en parallèle les contenus des éléments du point de vue de chaque acteur on voit qu’il est théoriquement possible de considérer la situation comme susceptible d’être « négociable ». Bien entendu cela ne nous renseigne pas sur le point de savoir si, en fait, dans la circonstance concrète, la décision sera prise de « négocier », dans quelles limites et avec quelles modalités, ce qui rend nécessaire d’élaborer et d’appliquer un modèle de décision. Le Raid a d’ailleurs mis au point un système expert servant de guide dans l’analyse de la situation.

10En conclusion, on voit que le concept de « négociabilité » demande d’abord que l’on examine les conditions sous lesquelles les éléments constitutifs d’une négociation se trouvent réunis dans la situation concernée. Il faut enfin mentionner que cette analyse s’adresse aussi bien à la situation considérée dans son ensemble qu’à des points particuliers (items, clauses, sous-objets) : une situation peut-être « négociable » à l’exclusion de tel ou tel point particulier, exclu de l’ensemble qui, lui, est considéré comme négociable.

Tableau 1

PLACE DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS D’UNE NÉGOCIATION DANS LE CAS DES PRISES D’OTAGES

Tableau 1
Tableau 1 PLACE DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS D’UNE NÉGOCIATION DANS LE CAS DES PRISES D’OTAGES Éléments constitutifs 1. Acteurs d’une négociation Pouvoirs publics Preneur(s) d’otage(s) 2. Objet Conditions de la libération Obtention totale (ou des otages sains et saufs et partielle) de leurs du respect de la loi exigences* 3. Divergences Primauté de l’ordre public Exigences non conciliables avec l’ordre public 4. Intérêts communs Sortir de l’impasse sans effusion de sang ou sévices graves (interdépendance) 5. Face à face – Prise et maintien de contact – Techniques de communication – Rapport de force 6. Recherche de solution (accord – Concessions acceptables par chacune des parties mutuellement acceptable) – Compromis – Promesses – Conditions minimales de sortie de crise * Exemples: liberté, rançon, publicité, libération de détenus, etc.

PLACE DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS D’UNE NÉGOCIATION DANS LE CAS DES PRISES D’OTAGES

11Il s’agit maintenant d’examiner comment se pose en pratique la « négociation » de prise d’otages. Les auteurs qui étudient ce genre de situation (par exemple, Hayes dans Kremenyuk, 1991) s’efforcent de distinguer les différents cas qui peuvent se présenter et qui, derrière certaines homogénéités, peuvent cependant présenter des singularités. Les professionnels (par exemple le Raid en France) se gardent bien d’appliquer des procédures et modes d’action uniformes. Le genre d’approche correspond assez bien au traitement du problème de la négociabilité.

12À titre d’illustration le Raid confronte les types de situation aux chances de succès d’une négociation (tableau 2). Le modèle montre ainsi une gradation entre des situations considérées comme « négociables » et d’autres situations pour lesquelles les caractéristiques conduisent à décider qu’elles ne sont pas négociables. À partir du critère de « probabilité de succès » le modèle introduit en fait une échelle de négociabilité [4].

Tableau 2

VARIETÉ DES SITUATIONS PAR RAPPORT À « L’OPPORTUNITÉ DE NÉGOCIER » (CAS DE LA PRISE D’OTAGES)

Tableau 2
Tableau 2 VARIETÉ DES SITUATIONS PAR RAPPORT À « L’OPPORTUNITÉ DE NÉGOCIER » (CAS DE LA PRISE D’OTAGES) Type de situations Éléments Cas d’applications selon la probabilité de succès descriptifs (exemples) Négociation « possible » – Situation apparemment bloquée mais susceptible de se (probabilité assez ou très élevée dénouer dans le temps. de dénouement « acceptable ») – Le preneur d’otages est conscient des risques et les prend en compte. – Il semble ouvert à un dénouement « honorable ». Négociation « aléatoire » – Psychopathes violents et ou « risquée » asociaux (la statistique historique montre – Paranoïaques à la fois des succès et des (non en situation de crise) échecs) – Dépressifs suicidaires – « Suicidaires par procuration » « Pseudo-négociation » – La manipulation consiste à – Schizophrènes en crise. gagner du temps et à (une « vraie » négociation est déstabiliser le preneur d’otage. – Paranoïaques en crise considérée comme inopérante et (délire de persécution la solution du drame repose sur – Tout en observant certaines et de destruction). une manipulation « contrôlée » contraintes, l’opération pour préparer l’assaut) emprunte quelques éléments – Delirium Tremens. d’une « vraie » négociation. Négociation impossible – La stratégie est de préparer – Situations extrêmes de crise, et conduire l’assaut (même si notamment face à des (situations extrêmes où même la une apparence de contact et/ou antagonistes « inébranlables » prise de contact est impossible) dialogue sont utilisés). (par exemple pour raisons idéologiques).

VARIETÉ DES SITUATIONS PAR RAPPORT À « L’OPPORTUNITÉ DE NÉGOCIER » (CAS DE LA PRISE D’OTAGES)

13Peut-on à partir de cette illustration construire une typologie plus générale ?

III. – UNE APPROCHE TYPOLOGIQUE

14Le but d’une démarche de généralisation n’est pas seulement de différencier les situations selon qu’elles relèvent de la non-négociabilité ou de la négociabilité; une telle démarche est plus exigeante à deux égards : elle conduit à différencier des sous-catégories de situations et à s’interroger sur le caractère statique ou dynamique de ces situations. Dans ce dernier cas il s’agit de déterminer les barrières qui séparent la sphère de la négociabilité de celle de la non-négociabilité, en se demandant si leur pertinence est valable une fois pour toutes ou s’il est possible ou opportun de faire venir (ou revenir) dans la sphère du négociable (y compris sous la forme particulière de la médiation) [5], ce qui, dans les circonstances du moment, est jugé actuellement non négociable.

15Face à la grande variété des situations possibles la démarche de différentiation consiste d’abord à déterminer les sous-ensembles de situations (non-négociables et négociables). Cette dichotomie n’est cependant pas exclusive, car il y a lieu de considérer également une zone intermédiaire que l’on peut appeler la zone de négociabilité apparente ou fictive. Si l’on retient trois grandes catégories de non-négociabilité, le schéma général se présente donc comme dans le tableau 3.

1. Les situations « non négociables »

16Par rapport à une situation donnée (recouvrant un problème, un conflit ou un projet), la non-négociabilité peut être le résultat de nombreux facteurs. Une approche typologique élémentaire conduit alors à classer ces derniers en fonction de leur nature. Un critère assez discriminant à cet égard est la distinction entre facteurs relevant de la structure de la situation, de la relation entre acteurs et de l’intention stratégique ou tactique de l’un ou l’autre protagoniste [6]. Il y a donc lieu de rechercher les éléments qui appartiennent à ces trois catégories de non-négociabilité : structurelle, relationnelle ou décisionnelle. Il est à noter que cette recherche n’a pas qu’un simple intérêt conceptuel : ses implications sont importantes d’un point de vue aussi bien théorique que pratique. En effet, la classification donne de précieux enseignements au sujet de plusieurs questions fondamentales de la négociation :

  • La négociation est-elle la modalité possible ou la meilleure dans une situation donnée ?
  • Comment, si tel est l’objectif et si la possibilité existe, passer du non-négociable au négociable ?
  • Et enfin, comment éviter des erreurs de diagnostic de prénégociation et des erreurs de conduite dans le déroulement ?

Tableau 3

TYPOLOGIE DE LA NÉGOCIABILITÉ

Tableau 3
Tableau 3 TYPOLOGIE DE LA NÉGOCIABILITÉ Types de situations Sous-catégories – par nature: « non-négociable structurel » Non-négociables – par exclusion d’acteurs: « non-négociable relationnel » – par opportunité: « non-négociable décisionnel » Négociables Grande variété des situations Négociables en vue d’un non-accord « Négociabilité fictive »

TYPOLOGIE DE LA NÉGOCIABILITÉ

La non-négociabilité structurelle

17Cette caractéristique peut s’appliquer à deux cas très distincts bien que l’un comme l’autre touchent à la structure de la situation pour laquelle se pose la question d’une négociabilité éventuelle. Le premier cas concerne la nature même de l’objet, le second se réfère aux circonstances ou données de fait de la situation.

18La nature de l’objet exclut catégoriquement ou avec nuances l’applicabilité de la négociation.

19Certains thèmes ou objets s’excluent pour ainsi dire d’eux-mêmes de la négociation. J. Rubin (1983, p.35), après avoir remarqué qu’on ne peut guère négocier des croyances fondamentales, et dans une certaine mesure des valeurs de base (bien que toute négociation suppose une certaine transformation de celles-ci, ne serait-ce qu’en termes de leur valorisation), ajoute : « On croit en Dieu ou on n’y croit pas, on est pour ou contre la peine de mort, l’avortement, ces opinions peuvent changer mais elles ne sont pas négociables : il y a peu de chance que vous modifiez votre opinion sur ces sujets à condition que je modifie la mienne »  [7]. Tout cela semble clair et pourtant ne faudrait-il pas distinguer la non-négociabilité d’une croyance ou d’une valeur, ou encore des principes, de leurs modalités d’exercice ? L’exigence de l’établissement (ou du rétablissement) de la démocratie peut être exigé comme « objet » non-négociable d’un acteur public international vis-à-vis d’un autre considérant cet « objet » comme, lui aussi, non négociable, mais dans le sens inverse : pourrait-on imaginer des modalités qui, elles, seraient négociables sans toucher à l’opposition exprimée au plan des principes ? Aux XVIe et XVIIe siècles les « guerres de religion » et les relations correspondantes entre factions opposées ont-elles fourni des éléments de réponse à ce genre de problématique ?

20Un autre domaine d’exclusion que l’on peut admettre comme allant de soi est celle des « tabous » : le négociateur international sait, ou l’apprendra vite à ses dépens, que ceux-ci ne sont pas négociables. Et pourtant, ici encore, une certaine réserve n’est pas déplacée, car la frontière entre « tabous » et « us et coutumes caractérisés » n’est pas toujours si facile à tracer et une marge, parfois étroite, voire inexistante, parfois assez large (par exemple en fonction du degré de tolérance culturelle mutuelle), permet alors de passer du non-négociable a priori à un certain degré de négociabilité.

21Une autre catégorie, importante, est celle relative à « l’intangible ». L’intangible est-il négociable ? La diplomatie n’a pas seulement à traiter de problèmes/valeurs/objets tangibles, par exemple les questions concrètes de territorialité, le montant de dettes de guerre, la répartition de ressources, le volume maximal de rejets polluants dans l’atmosphère, etc. Une partie, peut-être croissante, de son activité est d’instaurer des règles, d’en préciser le fonctionnement, d’en empêcher les abus. Or ceci revient souvent à prendre en considération, non pas du concret, mais de l’intangible se référant à des principes ou des concepts dont les applications sont certes concrètes mais dont l’essence est abstraite. Ainsi le Kosovo fait intervenir des concepts comme « la souveraineté », « l’autonomie », « l’ingérence », pour lesquels le contenu peut, et même doit être, précisé mais dont l’essence échappe à une dimension matérielle, terrain privilégié de la négociation. Il y a des questions importantes qui ont trait à l’articulation entre le droit international et la négociation. Le principe du « crime contre l’humanité » est-il « négociable » ? ou appartient-il au droit international (lequel il est vrai est soumis à la négociation permettant l’accord des États sur son contenu et ses modalités) [8] ?

22Le second cas vise des circonstances où les données de fait empêchent d’entrevoir l’intérêt même d’une négociation.

23Ceci peut se présenter parce que, d’évidence, l’un ou l’autre acteur, objectivement ou subjectivement, estime qu’il n’y a pas de possibilité de trouver une zone d’accord possible (l’espace séparant les points de rupture ou « de sécurité » respectifs se chevauchant sans qu’apparaisse un intervalle de zone commune); ou encore, parce que, objectivement ou subjectivement, l’une ou l’autre partie calcule (explicitement ou non) que le rapport net « avantage/coût » d’un éventuel accord serait de toute manière inférieur à celui d’un refus de s’engager dans une négociation; ou enfin, parce que la situation ne pose pas de problème d’urgence ou d’immédiateté. De telles évaluations peuvent correspondre à des faits avérés (tels que les déterminerait un « arbitre » impartial doté d’une « information parfaite » mais, et semble-t-il souvent, à des perceptions, voire de simples « intuitions » ou encore à des biais d’information. Et il faut noter également qu’aussi utile qu’elle soit la notion de « BATNA » (« situation 3A ») montre ici une certaine vulnérabilité résultant de son ambiguïté, car les termes de comparaison risquent d’être souvent difficiles à apprécier dans leur totalité ou avec la précision requise et peut en outre évoluer au cours du processus. L’auteur peut avoir conscience de ce qu’il trouvera (ou retrouvera), mais peut rencontrer des difficultés à évaluer ce qui n’est ou ne sera plus (en d’autres termes, le véritable coût d’opportunité). Enfin, la situation qui est décrite ici est foncièrement différente de celle qui sera décrite plus bas sous le terme de décision stratégique : dans le cas présent il n’y a pas refus ou intention stratégique (ou tactique) mais constat (vrai ou faux) d’une situation « impossible à négocier ».

La non-négociabilité relationnelle

24Une situation peut être, ou devenir, non négociable en raison, non plus de sa nature, mais du refus d’un protagoniste de traiter avec la partie adverse. La diplomatie connaît bien cette situation sous la forme de l’émissaire « non grata ». Les raisons d’un refus de négocier avec une partie, un groupe, voire une organisation étatique peuvent être diverses : manque de crédibilité, précédents, réputation fâcheuse, défaut de légitimité, etc.

25Le refus de négocier peut provenir aussi de l’acteur lui-même et non de la perception qu’il a des intentions ou des caractéristiques du protagoniste. Par exemple, un acteur peut refuser de s’engager dans une négociation parce qu’il ne veut pas « négocier sous contrainte ou sous pression » ou parce qu’il réagit négativement aux menaces. Certaines situations sont à la frontière de considérations stratégiques (dont il sera question ci-après): crainte qu’une négociation tournerait irrémédiablement à son propre désavantage ou détriment (risque de « se faire avoir »), crainte et/ou refus du « tout ou rien », de la surenchère systématique, de la remise continuelle en question, d’un ultimatum; crainte et/ou refus d’être entraîné dans un engrenage de concessions inacceptables; crainte que la partie adverse conduise à des résultats de « perdant-perdant ».

26Les motifs de non-négociabilité au titre du relationnel ne manquent donc pas : ils peuvent être « raisonnés » ou « intuitifs », systématiques ou circonstanciels; mais d’une certaine manière ils peuvent être traités ou manipulés plus aisément que lorsqu’il s’agit de facteurs structurels.

27Il faut cependant remarquer qu’il s’agit là de situations différentes de celles auxquelles pensent Fisher, Ury ou Brown quand ils parlent de « négocier avec des gens difficiles » ou « ne jouant pas le jeu ». Il s’agit ici de beaucoup plus que cela : c’est l’existence même de l’acteur qui est au centre du non-négociable. Mais la pratique doit parfois s’accommoder de ces « nécessités » : dans la capitulation sans condition (une expression claire de non-négociabilité) il faut quand même une partie adverse contractante (Doenitz pour le 3e Reich, Milosevic à Dayton, etc.). Il y a là un parallèle avec ce qui a été dit pour les principes en distinguant le concept et ses modalités d’exercice. Notons enfin, c’est un point sur lequel il faudra revenir dans la section suivante, que, sauf cas extrêmes, il y a tout lieu de se poser la question des conditions qui seraient nécessaires pour amener/ramener « l’acteur non négociable » au statut de négociateur agréé.

Le non-négociable décisionnel

28Une situation peut être, ou devenir, non-négociable en raison de la décision d’un acteur qui estime que, dans les circonstances données du cas, négocier ne serait ni pertinent ni opportun. Une telle décision peut relever d’une stratégie ou (mais ce cas n’a pas le même enjeu que le précédent) d’un jeu tactique.

29L’opportunisme stratégique résulte, en définitive, d’un calcul (ou d’une estimation) généralement implicite au terme duquel il apparaît que les intérêts ou les valeurs en jeu seraient mieux acquis ou protégés par d’autres voies que la négociation. Dans le langage moderne de la négociation, la négociation n’aboutirait pas à offrir une situation meilleure que toute autre alternative envisageable : la « BATNA » (« situation 3 A ») serait au terme du calcul de toute manière plus avantageuse, acceptable ou tolérable que l’accord que l’on pourrait espérer de la négociation, y compris dans ses diverses composantes non contractuelles (relation, avenir, effets latéraux ou indirects, etc). Il peut être noté que ce calcul ou cette estimation peuvent être aussi bien mono que multicritères.

30Les exemples de décision stratégique de ne pas négocier peuvent être trouvés dans les différents domaines de la négociation : une illustration en a déjà été donnée à propos des situations de prise d’otages. Dans le domaine commercial une actualité relativement récente a montré que, même sous la pression d’autorités influentes, les parties prenantes ne souhaitaient pas réellement ouvrir de négociations. Le « non-négo-ciable stratégique » est loin d’être exclu dans certaines situations cruciales comme dans les cas d’OPA, OPE, fusions/acquisitions mais aussi dans le cas de mise en question d’acquis commerciaux (exclusivité par exemple). Les concepts du non-négociable dans les situations sociales sont nombreux à la fois de la part des directions que des syndicats. Quant à la diplomatie, elle offre une ample panoplie du non-négo-ciable comme le montre la contribution de Zartman et Berman : les acteurs refusent de tenir compte de la réalité dans un conflit existant, n’envisagent pas de se plier ou de s’adapter à des changements devenus inévitables, considèrent que la situation n’est pas suffisamment mûre, ne veulent pas perdre l’avantage d’une capacité de veto, en droit ou en fait, préfèrent le recours à la force ou à la coercition, se cantonnent à une seule option fixe, ou enfin n’acceptent pas une notion d’échange, de partage ou de répartition. L’absence de possibilité d’ouvrir une négociation signifie que des modalités alternatives seront nécessairement trouvées : certaines peuvent être considérées comme positives (notamment la médiation, voire l’arbitrage); d’autres peuvent conduire au maintien à l’état, voire au « pourrissement », ou au recours à des actions unilatérales plus ou moins coercitives.

31La ligne de démarcation entre stratégie et tactique est parfois ténue. Lorsque l’enjeu est l’avenir même de la négociation, l’intention dilatoire passe de la tactique à la stratégie. Ainsi en est-il dans des conférences internationales aux enjeux élevés. Dans Saint-Germain ou la négociation (1959), Walter décrit une tactique de fauxpivot que l’on peut considérer aussi comme stratégique : le négociateur du Roi affiche la non-négociabilité de certains points (la poudrerie, les facilités administratives) pour amener la partie adverse à accepter sa propre solution préférée. Certains préalables, jouant le rôle de condition suspensive de la négociation, peuvent aussi être considérés selon les cas comme stratégiques ou tactiques. Et il en est de même de la menace de ne pas, ou plus, négocier l’ensemble ou certains points sensibles d’une négociation à venir ou en cours à moins que la partie adverse ne se range à certaines conditions. Des illustrations relativement récentes et frappantes concernent, par exemple, les péripéties des négociations qui présidèrent à la transformation du Gatt en OMC, où la formule fut brandie selon laquelle « il n’y aura accord sur rien tant qu’il n’y aura pas accord sur tout. »

32Examinons maintenant le cas des négociations négociables.

2. Négociations négociables

33Le « négociable », c’est-à-dire ce qui, en raison de l’objet, des acteurs et des intentions, ouvre la voie d’une possible négociation, exige un certain nombre de conditions (dont par ailleurs le manque ou l’insuffisance entraîne comme, on vient de le voir, la non-négociabilité). Dans son approche du problème dès 1982, Zartman (avec Berman) détermine des « conditions nécessaires et suffisantes » pour qu’il y ait « négociation ». Sous sa forme la plus synthétique, les auteurs proposent de définir ces conditions à partir des trois conceptsclés de « perception, volonté et égalité » (sur ce dernier point les termes de partage commun ou de participation dans le résultat permettraient peut-être de lever l’ambiguïté liée au partage non nécessairement, et même généralement peu, « égal » mais cependant « acceptable » du résultat entre les protagonistes).

34De ces trois conditions nécessaires et suffisantes Zartman et Berman placent la « volonté » comme élément primordial et il est vrai que de nombreux exemples leur donnent raison. Mais nous avons vu aussi que l’évaluation d’une situation (dans son objet, contexte, rapport de force, caractéristiques d’acteurs) pouvait être aussi bien « objective » que « subjective », ce qui montre l’importance du phénomène des perceptions dans la négociation; et la perspective d’une solution mutuellement acceptable place cette exigence minimale comme condition à la fois nécessaire (et avec les deux autres) suffisante.

35Une typologie du « négociable » doit évidemment recenser les cas d’applicabilité de ces trois concepts génériques. Zartman et Berman s’y intéressent en énumérant six catégories ouvrant la voie à la négociation :

  1. Il est nécessaire de prendre une décision qui ne peut être obtenue par le vote ou le recours à l’autorité.
  2. Il est nécessaire de s’adapter à un nouvel environnement institutionnel (un « ordre nouveau »).
  3. Le problème (conflit, projet) est devenu suffisamment « mûr » pour créer un « moment propice » à la négociation.
  4. Une solution est possible permettant à chacun de considérer l’avantage net d’un accord par rapport à l’absence de négociation (et d’accord).
  5. Il est possible de créer des gains individuels qui ne peuvent être obtenus que solidairement.
  6. La situation ouvre la voie d’un échange qui ne peut être mis en forme que par la voie de la négociation.

36Pour chacune de ces catégories, il faut la conjonction des perceptions, des volontés et de la commonalité pour qu’il y ait d’abord possibilité et ensuite opportunité de négociation. Bien que Zartman et Berman illustrent chacune de ces catégories par de nombreux exemples, le problème est que le découpage proposé souffre de certains recouvrements ou plus exactement doivent être envisagés complémentairement. Par exemple les conditions 1 et 2 peuvent se recouvrir, mais plus fondamentalement, même pour la condition 1, encore faut-il qu’il y ait au moins un début de la condition 3 et certainement la condition 4. Quant à la condition 6, elle suppose une certaine divisibilité de l’objet, ce qui n’est pas toujours le cas (mais il est vrai qu’à tout objet peut être mis en face un autre objet formant la base d’un « quid pro quo »).

37Aussi peut-on se demander si la typologie recherchée ne doit pas simplement reprendre en sens inverse les cas du non-négociable en les formulant d’une manière positive : il y a « négociabilité » parce que les éléments constitutifs de la situation (section 1) remplissent des conditions structurelles, relationnelles et décisionnelles. Et l’on peut alors pour chacune de ces catégories lister le plus grand nombre de situations observées qui répondent à ces caractéristiques (c’est ce que font d’ailleurs les auteurs précités quand ils examinent la question de « comment rendre une situation propice à la négociation ? », ce qui ouvre des perspectives intéressantes du point de vue des implications, notamment opérationnelles, thème abordé dans la conclusion. Ainsi pour Zartman et Berman il s’agit, par rapport à la situation, de générer des opportunités notamment par la recherche de solutions créatives, de techniques ou démarches appropriées (compensation, termes contingents, élargissement, etc), de montrer au protagoniste hésitant que des solutions meilleures que la négociation n’existent pas; de faire intervenir des éléments extérieurs ou de transformer la situation pour qu’apparaisse un « espace de négociation », c’est-à-dire une zone d’accord possible (ZAP). Pour chacun de ces cas des recommandations précises et opérationnelles peuvent être suggérées (voir conclusion).

3. Cas intermédiaire : la négociabilité fictive ou feinte

38Une typologie complète doit enfin inclure un cas intermédiaire et dans un sens plus ambigu. Il s’agit du cas où un des négociateurs (au moins) donne l’apparence d’être ouvert à la négociation mais où il/elle n’en a pas pour autant la volonté d’arriver à un accord mutuellement acceptable. Comme le définit J. Wallihan qui consacre un article à cette situation dans le Negotiation Journal (1998, p. 257-268) la négociabilité fictive est « l’utilisation de la négociation dans le but d’éviter un accord ». L’auteur qui donne plusieurs illustrations tirées de la diplomatie, de la sphère publique ou de la sphère privée, distingue deux cas : un premier, où une partie entre dans la négociation parce qu’elle y est forcée (par exemple par ses mandants ou par une obligation institutionnelle), alors qu’elle a la ferme intention de faire échouer la démarche, se donnant un « alibi » de bonne foi et un second cas plus opportuniste. Ce second cas est « l’évitement opportuniste » (« opportunistic avoidance ») qui apparaît plutôt comme un évitement contingent, la partie visant le non-accord mais n’excluant pas la possibilité d’un accord si, par chance, celui-ci se révèle particulièrement avantageux. Au départ le but de l’entrée en négociation est inavouable : recherche d’information mais non de résolution de problème, recherche d’effet de propagande, etc. Les moyens dont disposent les acteurs sont nombreux (on rejoint ici ce qui a été dit de la « non-négociabilité stratégique ou tactique »), par exemple : des positions affichées manifestement trop élevées excluant toute éventualité de ZAP (zone d’accord possible), des points de rupture tels qu’ils soient inacceptables pour la partie adverse, ou encore des manœuvres de préalables, des remises en question constantes, etc. [9]

39Cette exploration « typologique » de la variété des situations qui vont de la non-négociabilité à la négociabilité en incluant une zone intermédiaire montre que le concept de négociabilité couvre un champ particulièrement vaste. Mais, en dehors de son mérite d’identification, une typologie est d’autant plus intéressante qu’elle a une portée opérationnelle.

CONCLUSION LES IMPLICATIONS

40Le thème de la négociabilité pose à la théorie et à la pratique une triple interrogation : la première, sur la pertinence et/ou l’opportunité de la négociation comme mode de règlement des différends; la seconde, sur l’intérêt de rendre négociable une situation considérée initialement comme non-négo-ciable et la troisième, sur les conditions nécessaires et suffisantes de la négociation.

Pertinence et opportunité de la modalité « négociation »

41Les remarques qui ont été faites à propos du « non-négociable » montrent qu’il existe des cas où la négociation n’est pas la voie possible pour trouver une solution à un différend. Vouloir négocier une situation apparemment non-négociable n’est pas inévitablement une démarche vouée à l’échec, mais les risques sont importants qu’il en soit ainsi. Au minimum le professionnel aura tout intérêt à s’interroger sur les mérites des voies alternatives de règlement de conflit. Peut-être même est-il possible de combiner, séquentiellement ou non, plusieurs de ces voies avec une démarche de négociation. Il faut enfin remarquer que certains conflits se résoudront avec le temps sans passer par la négociation ou même d’autres voies alternatives (mais ce serait faire preuve d’optimisme que de penser que laisser une situation en l’état permettra à la longue de surmonter les difficultés). Enfin, il importe de se souvenir que pour être pertinente et/ou opportune une négociation doit en « valoir la peine », ce qui conduit à examiner les points sous les deux rubriques qui suivent.

Le passage du non-négociable au négociable

42La question peut se poser de souhaiter rendre négociable une situation qui, initialement, semble ne pas s’y prêter. La typologie explorée ci-dessus montre qu’il est nécessaire de distinguer les trois types de situations observées. L’approche, et les chances de succès, ne seront pas les mêmes pour les trois cas. Si la raison d’être de la « non-négociabilité » est structurelle, la voie ouverte, quand la possibilité existe, est la transformation de la situation de départ, ce qui peut être axé sur l’objet (en fait, les objets), le contexte, les enjeux et même le rapport de force. Si le fondement est relationnel, c’est bien entendu dans le choix et le changement d’attitude des interlocuteurs que peut résider la solution. S’il s’agit d’un problème d’attitudes, le mode d’accès doit être cherché dans la communication et la persuasion. Enfin, en ce qui concerne le troisième cas, les facteurs décisionnels, l’accent doit être mis sur le décodage des stratégies (et l’évaluation de leur force) ainsi que sur la mise en œuvre de techniques créatives (on peut reprendre à cet égard l’énumération de Zartman citée plus haut).

43Ce qu’il faut bien voir c’est que les trois cas mettent en avant l’importance de la qualité d’un diagnostic de prénégociation (ou plus exactement de « prénégociabilité ») de même que le caractère indispensable des précontacts. Ceci est d’autant plus important que la tentative de faire admettre la négociabilité est une démarche remplie de pièges et d’obstacles : les moyens utilisés peuvent ne pas être adaptés (par exemple une menace qui se retournerait contre la partie qui la profère, des déclarations trop précises ou intempestives, un engagement ou des promesses prématurées, etc.) alors que d’autres moyens apparaissent mieux adaptés (ballons d’essai, présentation de simples « vues ou opinions personnelles », des conversations discrètes sinon « secrètes » de couloirs, peut-être même des allusions, voire l’examen en commun de « rumeurs », etc.). Un autre aspect essentiel, et il faut de nouveau se référer à Zartman et à Pruitt à cet égard, est le questionnement sur le caractère propice ou non des pourparlers, ce qui conduit à la thématique de la « maturité » de la situation pour devenir négociable. Enfin, il est important dans cette tentative de « requalification » (du non-négociable au négociable) de distinguer la non-négociabilité en tant que telle des simples obstacles ou difficultés s’opposant à la négociation : par exemple, un simple problème d’opportunité du moment, une déstabilisation temporaire, une procédure mal acceptée, un problème de transition, etc. L’obstacle ou la difficulté (par exemple « des gens difficiles » [10] ) ne sont pas de la même nature que la non-négo-ciabilité proprement dite et doivent être traités d’une manière différente (voir par exemple, Fisher et Ury sur la question « des gens difficiles »).

Les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’une situation soit négociable

44Cette formulation conduit à approfondir certains concepts fondamentaux qui forment la base de la théorie de la négociation et à réfléchir sur les manières d’améliorer les techniques professionnelles.

45Sur le premier aspect on a vu dans cette contribution à quel point des notions fondamentales ont été utiles pour formuler la problématique. Citons, par exemple, les points de résistance ou de rupture (« security point ») et BATNA (« situation 3A »), la notion d’options/alternatives, celles de prénégociation, de « préalables », de mise entre parenthèses, de perception, d’intention (volonté), de partage commun du résultat (ouvrant la voie au thème essentiel de l’optimalité des objectifs), de maturité, de confiance. Des initiatives comme les menaces, les avertissements, les promesses, les prédictions, ont également émergé dans la discussion de même que le recours à la créativité. Le thème de la négociabilité est donc propice pour approfondir les bases théoriques de ces concepts fondamentaux.

46Pour le professionnel, quelques enseignements sont cruciaux, comme avant tout la nécessité de la préparation (dont notamment la phase du diagnostic) dont dépend la décision de s’engager ou non dans la négociation, de s’interroger sur des modalités alternatives (par exemple la médiation, l’arbitrage, le processus judiciaire, voire la substitution de projet ou d’acteur), de définir des objectifs et des stratégies adaptées, de mieux voir le jeu du temps, ou des tactiques. Un autre intérêt évident pour le professionnel est de bien maîtriser la notion de maturité de la situation. Enfin, s’intéressant aux situations non négociables aussi bien que négociables, le professionnel sera nécessairement conduit à réfléchir sur les conditions de réussite et les erreurs à éviter dans l’engagement des pourparlers et sur le déroulement d’une négociation : rôle des perceptions, des coûts, du temps; efficacité ou dangers de certaines tactiques, soit en tant que telles, soit devenant une composante de la stratégie; phénomènes relationnels; analyse et exercice (mais non abus) du pouvoir de veto (de fait ou de droit) inscrit dans le processus de négociation, phénomènes de pouvoir; rôle des tiers et plus généralement de contexte et de l’environnement. Ces différents aspects montrent bien que l’étude de la négociabilité n’est pas une question dont l’intérêt serait surtout théorique, mais que ce thème a d’importantes implications pouvant contribuer à l’amélioration des pratiques du négociateur.

47Ainsi le concept de « négociabilité » est beaucoup plus qu’un néologisme : il fait partie intégrante de la réflexion et de l’action concernant cette modalité particulière d’interaction sociale de résolution des divergences entre individus et groupes qui, du moins normativement, a pour essence de trouver une voie d’accord là où des initiatives unilatérales, notamment la coercition, risqueraient de prévaloir [11].

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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  • Faure G. O., Touzard H., Mermet I., Dupont C., La négociation : situations et problématiques, Nathan, 1998.
  • Fisher R., Ertel D., Getting ready to Negotiate, Penguin, 1995.
  • Fisher R., Ury W., Patton R., Getting to Yes. Negotiating Agreement without giving in, 2e éd., Penguin, 1991.
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  • Rubin J., “Negotiation”, Negotiation : behavioral perspectives, American Behavioral Scientist, 1983.
  • Wallihan J., “Negotiating to avoid agreemen”, Negotiation Journal, vol. 14, n° 3,1998.
  • Walder F., Saint Germain ou la négociation, Gallimard, 1959.
  • Zartman I. Berman M., The practical negotiator, Yale University press, 1982.
  • Zartman I., Ripening conflict, ripe moment, formula and mediation in Perspectives on negotiation, Center for the study of Foreign Affairs, Washington DC, 1980, p. 205-227.
  • Zartman I., « La théorie de la négociation en tant qu’approche de la résolution des conflits économiques », Colloque Négociation : théories versus pratiques, ESC Lille/ESSEC-IRENE (Miméographe), 1998.

Notes

  • [1]
    On trouvera dans les ouvrages classiques sur la négociation les précisions nécessaires et la distinction indispensable entre la négociation et les divers autres systèmes de décision. Par ailleurs Zartman consacre des développements intéressants à la question des « conditions de négociabilité » (The Practical Negotiator, 1982, p. 66-69, p. 84-88, p. 154).
  • [2]
    BATNA : Best Alternative To a Negotiated Agreement. « Situation 3A » : meilleure alternative à un accord négocié ou en cas d’absence d’accord. Zone d’accord possible :ZAP. En ce qui concerne ce dernier concept, il est évident qu’une situation ne devient négociable que si les acteurs, subjectivement ou objectivement, considèrent par anticipation qu’une solution existe dans une ZAP.
  • [3]
    Zartman parle de « maturité » (ripeness) tandis que Pruitt préfère la notion « d’être prêt » [à négocier] (readiness). Ces deux auteurs proposent des critères précis et utiles des conditions favorisant la maturation de la situation.
  • [4]
    Le Raid, avec l’aide d’experts en matière de prise de décision, de criminologues et de psychologues, a mis au point plusieurs modèles sous la forme d’arbres de décision qui se ramifient à partir de certains critères. Ces modèles, qui sont en fait des versions adaptées de systèmes-experts, sont alimentés par des banques de données et par l’accumulation en temps réel des faits et des perceptions. Les cellules sont continuellement actualisées. Le modèle fournit des probabilités de « chances de succès » d’une éventuelle négociation et permettent aux autorités responsables de compléter leur savoir-faire de terrain par des indications sur l’opportunité de diverses décisions ou actions.
  • [5]
    La médiation est l’un des axes privilégiés du programme IRÉNÉ qui, au sein de l’ESSEC, réunit un certain nombre de professeurs, spécialistes et praticiens de la négociation.
  • [6]
    Pour concrétiser cette notion d’intention tactique, on peut se référer à Wallihan (1998) dans son article du Negotiation Journal (p. 257-268). Voir plus loin dans l’article.
  • [7]
    Si « l’on peut négocier avec Dieu », pourrait-on « négocier avec le Diable » (un problème illustré symboliquement par des écrivains comme Goethe) ou « avec soi-même » (comme l’évoque Dostoïevski dans Crime et Châtiment)? La question n’est peut-être pas si arbitraire ou futile qu’il y paraît, comme l’ont montré les discussions intéressantes sur ces sujets du groupe PIN (Processes of International Negotiations) dans une journée d’études (évidemment plus large que ces thèmes) à Washington DC en juin 1998.
  • [8]
    Le journal Le Monde (9 juillet 1999, p. 14), dans son reportage sur Cuba rappelle la présence de nombreux panneaux affichant l’indication : « Les principes ne sont pas négociables. Fidel. »
  • [9]
    Sur la grande diversité des tactiques, notamment distributives, voir Audebert (2002).
  • [10]
    Il existe de nombreux guides pratiques pour l’élaboration d’un diagnostic de prénégociation. Celui qui se réfère aux points cités ici peut être résumé par le sigle « OCEAN » : objets, contextes, enjeux, asymétrie de pouvoirs (ou atouts nets) et négociateurs. Voir Dupont (1994) ou le guide dérivé du Conflict Management Group utilisé par Lempereur et Lattuada (1997).
  • [11]
    La référence au « normatif » est la reconnaissance que, si la théorie s’efforce de montrer les avantages (surtout en prenant en compte la dimension de la relation et de l’avenir) de négociations intégratives, la réalité observée et les données de fait de certaines situations conduisent à envisager des négociations de type distributif (conflictuel). Sur ce point, voir Faure G. O., Touzard H., Mermet L., Dupont C. (1998) et l’orientation qui inspire les travaux d’IRENE à l’ESSEC.
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