1L’expression « management des savoirs » peut paraître paradoxale. Tout d’abord, les savoirs, comparativement aux ressources matérielles, semblent moins contrôlables parce que plus évanes cents. Comment en effet parvenir à gérer une chose aussi insaisissable que le savoir ? Une autre source de paradoxe apparent est que les savoirs sont, en première approximation, fortement associés à des individualités alors que le management évoque des règles et procédés organisationnels. Or, on peut également imaginer que ceux qui détiennent du savoir sont plutôt en position de force et, en tout état de cause, répugneraient à être dirigés, gérés, contraints dans des règles générales moyennes ou standard. Pourtant, il est de plus en plus communément admis que les savoirs doivent être gérés comme les ressources matérielles, l’idée étant même de plus en plus acquise que c’est là que réside désormais la clé de la compétitivité des entreprises (Tarondeau, 1998). Qu’en est-il de ce paradoxe apparent ? L’importance de l’enjeu commande de traiter la question. Et la meilleure manière de s’y prendre est, comme souvent, de commencer par un effort de définition.
I. – QUELQUES DÉFINITIONS
2La première exigence est de définir le « management des savoirs ». Cela peut commander de définir préalablement les savoirs en question. Les savoirs se définissent d’abord par contraste, par opposition, à ce qu’ils ne sont pas. Les savoirs s’opposent aux ressources matérielles que sont la terre, les constructions, les usines, les installations, voire le capital et le travail. Les savoirs sont de l’information et de la connaissance. Ils peuvent se traduire par des brevets et des droits de propriété mais ne se réduisent pas à cela uniquement. Les savoirs peuvent être décrits en première approximation comme des ressources immatérielles englobant des éléments de diverse nature : humaine (les savoir-faire individuels), organisationnelle (les structures, les modes de gestion et les routines organisationnelles), technologique (les brevets, les procédés, les publications scientifiques), commerciale (l’image institutionnelle, la réputation, la marque souvent appelée le capital marque), etc.
3La difficulté souvent rencontrée dans la définition des savoirs est que ceux-ci ont vocation à littéralement se « matérialiser » dans des produits, des machines, des matières ou d’autres manifestations tangibles. Dès lors, le risque de confusion devient très élevé entre la cause et sa manifestation : en effet, peut-il y avoir ressource matérielle sans ressource immatérielle ? Selon que nous prenons l’exemple de la terre ou des usines et des équipements, la réponse ne vient pas avec la même célérité ni le même degré de certitude : la terre nous ferait sans doute assez vite répondre positivement alors que les usines ou équipements nous feraient réfléchir un instant et hésiter. Et pourtant, même si nous considérons spécifiquement l’exemple apparemment plus simple de la terre, nous pouvons avoir à l’esprit que des savoirs sont tout de même mobilisés pour l’entretenir, la bonifier, etc. En clair, dans la vie concrète des entreprises, la distinction entre ressources matérielles et immatérielles n’est pas si nette : de toute évidence, les savoirs débordent les frontières traditionnelles à l’intérieur desquelles les analystes ont coutume de les contenir.
4Ces précisions apportées, on peut en arriver aux distinctions qui sont traditionnellement convoquées lorsqu’on évoque les savoirs. L’une des plus connues est celle établie entre savoir explicite et savoir tacite (Polanyi, 1962; Nonaka et Takeuchi,1997; Reix, 1995). Les savoirs explicites ou formels sont facilement codifiables, archivables et transmissibles, notamment à travers des documents ou le langage, alors que les savoirs tacites, implicites ou informels s’acquièrent surtout par la pratique et l’expérience. Il est généralement admis que les savoirs tacites sont sources d’avantages concurrentiels. De nombreuses autres catégorisations des savoirs sont proposées par divers auteurs sans néanmoins atteindre pour l’instant le succès de la distinction explicite/tacite.
5Comment définir à présent le management des savoirs au regard des réflexions précédentes ? Le succès du vocable depuis une bonne décennie et la multiplication des programmes de management des savoirs (knowledge management) conduisent à penser que ce qui se faisait antérieurement n’était pas du tout ou, à tout le moins, pas tout à fait du management des savoirs. En d’autres termes, cela semble accréditer l’idée de la spécificité du management des savoirs. Mais qu’en est-il exactement ? En quoi les pratiques actuelles diffèrent-elles des pratiques antérieures et en quoi sont-elles davantage orientées vers (ou plus efficaces concernant) le management des savoirs ?
6Pour répondre à ces questions, essayons, encore une fois, de partir des définitions. À la base de tous les programmes de management des savoirs figure la prise de conscience ou la revendication du fait que l’information et le savoir sont des ressources stratégiques et qu’il est impératif de disposer d’outils, de techniques et de méthodes pour les gérer en tant que telles. Le management des savoirs est un processus à travers lequel les organisations tentent de faire fructifier leurs ressources immatérielles. La plupart du temps, cela nécessite de partager des savoirs entre employés, services, filiales, et même différentes organisations (concurrents, fournisseurs, clients, institutions…) dans le but d’établir les meilleures pratiques. Viennent dès lors immédiatement à l’esprit deux éléments importants du management des savoirs : la codification (des savoirs explicites) et l’interaction (pour l’acquisition des savoirs tacites à travers le transfert d’expérience et la pratique).
7Le management des savoirs est par conséquent une démarche nécessitant d’utiliser des technologies, notamment celles de l’information et de la communication, pour codifier, archiver et diffuser les savoirs explicites. Mais c’est aussi une activité de gestion de personnes qui ont des savoirs personnels tacites, des aptitudes, des préférences, etc. Cette dualité technologie de l’information/gestion des personnes est donc consubstantielle du management des savoirs.
8En résumé, le management des savoirs peut être défini comme une démarche volontariste, souvent explicite et systématique, de valorisation des ressources immatérielles de l’entreprise. Cette démarche intègre des activités de création, de recueil, d’organisation, de diffusion et d’exploitation des savoirs explicites et tacites utiles à l’entreprise. En particulier, cela exige de transformer des savoirs individuels en savoirs organisationnels et d’importer des savoirs localisés à l’extérieur afin d’en faire un usage approprié dans l’entreprise. Plusieurs articles de ce numéro spécial analysent l’articulation savoirs individuels/savoirs organisationnels ou la création ou le transfert de savoirs en situation d’interaction organisationnelle (fusion, réseaux, relation transactionnelle, etc.).
9À ce stade de la discussion, nous disposons déjà des précisions minimales nous permettant d’analyser la notion de management des savoirs et son caractère apparemment paradoxal. Mais il sera opportun de définir au moins deux notions connexes : l’apprentissage et les compétences organisationnelles.
10Il est difficile de parler des savoirs et de leur management sans évoquer la notion d’apprentissage. La littérature de gestion consacrée à ce thème est très abondante depuis les approches étudiant la manière dont l’individu apprend jusqu’aux nombreux travaux consacrés à l’apprentissage organisationnel. Plusieurs textes traitent ici de l’apprentissage organisationnel et, dans une moindre mesure, de l’apprentissage individuel ainsi que de leur interaction. Nous nous contenterons de simplement préciser que les savoirs sont la résultante de processus d’apprentissage qui peuvent, bien entendu, être plus ou moins complexes. Mais la relation n’est pas unidirectionnelle : les savoirs peuvent contenir du savoir apprendre. C’est dire, qu’à leur tour, les processus d’apprentissage résultent également des savoirs.
11Les compétences organisationnelles sont l’autre vocable fréquemment utilisé en relation avec le management des savoirs. Il s’agit, là également, d’une notion décortiquée par plusieurs des articles de ce numéro. Notons d’emblée que les notions de compétences et de savoirs sont synonymes dans beaucoup de circonstances et chez beaucoup d’auteurs. Si on adopte une acception large de la notion de savoirs intégrant, au-delà des savoirs stricts (connaissances), des savoir-faire (aptitudes), des savoir-être (attitudes), des savoir-apprendre, etc., alors le recoupement entre savoirs au sens large et compétences est quasiment total. En particulier, on retrouve la distinction entre compétences individuelles et compétences organisationnelles qui est l’équivalent de la distinction qui a été évoquée entre savoirs individuels et organisationnels (collectifs). La gestion des ressources humaines et les chercheurs de ce champ disciplinaire ont effectué un travail considérable concernant la notion de compétences (Le Boterf, 1994; Zarifian, 1999; Haddadj et Besson, 2000) même si les auteurs en GRH ont surtout étudié les compétences individuelles. En examinant davantage les compétences organisationnelles, les chercheurs en management stratégique intègrent, en plus des femmes et des hommes en place, l’ensemble des ressources immatérielles de l’organisation (dispositifs, technologies, image institutionnelle, etc.).
12En somme, on pourra retenir que savoirs et compétences sont pratiquement des synonymes avec lesquels l’apprentissage entretient un lien d’influence réciproque.
II. – RAISON D’ÊTRE DU MANAGEMENT DES SAVOIRS
13De multiples raisons sont évoquées pour expliquer l’engouement des entreprises, depuis maintenant plus d’une décennie, pour le management des savoirs. Toutes se traduisent par la nécessité de puiser dans les savoirs disponibles (à l’intérieur ou à l’extérieur de l’organisation) ou d’en créer de nouveaux (seul ou en partenariat avec d’autres). Puiser dans les savoirs disponibles est un principe de sagesse et d’économie de base (ne pas réinventer la roue). Créer de nouveaux savoirs est souvent inévitable pour s’adapter à des contextes changeants. Or les environnements des entreprises deviennent de plus en plus dynamiques, instables, complexes et imprévisibles. Les recettes traditionnelles ne suffisent pratiquement plus nulle part à assurer le succès. Au contraire, il faut constamment réviser les savoirs, les actualiser et, parfois, les abandonner pour d’autres. La démarche d’apprentissage devient alors une tâche jamais aboutie, jamais achevée. Il faut fréquemment créer de nouveaux savoirs.
14La popularité toujours forte des démarches de veille stratégique, le développement récent du « benchmarking », l’attention forte ou croissante aux notions d’« entreprises apprenantes » ou de « capacité d’absorption » (de savoirs) sont autant de signes provenant des entreprises qui montrent l’actualité du management des savoirs.
15Détaillons à présent quelques-unes des raisons invoquées pour expliquer cette actualité. L’intensification de la concurrence dans quasiment tous les secteurs d’activité et son corollaire qui est la plus grande urgence de fréquemment – voire constamment – innover est une première raison d’augmentation du rôle des savoirs dans la gestion des organisations. Les réductions d’effectifs – notamment dans les services fonctionnels – obligent les entreprises à une gestion plus attentive (des savoirs) des ressources humaines disponibles. L’augmentation de la rotation du personnel ou l’abaissement du temps de présence des personnels dans l’entreprise (temps partiel, préretraite, abaissement de l’âge de la retraite…) sont d’autres phénomènes également susceptibles de provoquer dans les entreprises le même réflexe de pressurage maximal. Sécurité oblige. Ce mouvement de pressurage s’accompagne ou se traduit le plus souvent par une tentative de remplacer le savoir tacite par du savoir explicite, formalisé, codifié… et archivé.
16Dans de nombreux secteurs, le rythme de l’activité s’est considérablement accéléré. La compression du temps fait qu’on se trouve alors dans une sorte d’économie de l’instantané. On pense naturellement aux différents modèles d’affaires du commerce électronique. Il est probable que, dans ces nouveaux modèles, les entreprises ne sauraient se contenter de répliquer les recettes du commerce traditionnel si elles aspirent tant soit peu à réaliser des performances honorables. En d’autres termes, les entreprises de ces secteurs doivent faire preuve d’une grande inventivité. L’importation, la mobilisation, la combinaison de savoirs existants et/ou la création de savoirs nouveaux sont/est souvent alors la clé du succès.
17D’autres éléments justifient l’urgence de s’appuyer davantage sur les savoirs, de les gérer systématiquement. Le fait qu’on ait moins le temps conduit non seulement à réagir plus vite ou différemment mais oblige également à apprendre différemment. Tout comme pour le reste, le temps de l’expérience (plus exactement, celui de l’expérimentation) se raccourcit : il faut par conséquent au moins partiellement substituer à ce temps de l’invention par soi-même une vitesse d’acquisition de savoirs mobilisables à l’extérieur.
18On ne peut décemment examiner le rôle du temps sans s’intéresser à l’impact de… l’espace. La mondialisation des échanges et la globalisation des marchés se traduisent en partie par une dispersion géographique des lieux de conception, d’approvisionnement, de fabrication et/ou de consommation. Cette dispersion dans l’espace des acteurs signifie une dispersion des savoirs (tacites). L’enjeu de ne pas réinventer la roue revêt ici un sens et une importance particuliers. Les mécanismes de transfert de meilleures pratiques en œuvre à l’intérieur de filiales situées dans des zones géographiques différentes (sortes de benchmarking interne) sont alors fondamentaux. Ce benchmarking peut également concerner d’autres organisations externes à l’entreprise (mais toujours situées dans différentes zones géographiques). Tout comme la compression temporelle, la dispersion géographique est une contrainte qui pousse les entreprises à la créativité. Elle ouvre aussi l’opportunité d’apprendre par interaction avec des réalités diverses.
19On ne peut manquer, à côté de ces bonnes raisons qui justifient l’émergence et l’essor du management des savoirs, d’envisager d’autres causes comme, par exemple, un simple phénomène de mimétisme, le sacrifice à une mode ou encore le fait d’avoir succombé au discours de promoteurs de programmes, méthodes ou outils de management des savoirs. Néanmoins, on retiendra au total que de multiples facteurs se traduisant par une complexification du champ d’action des entreprises conduisent ces dernières à tenter d’exploiter systématiquement les savoirs internes ou externes disponibles et/ou de créer des savoirs nouveaux (seules ou en collaboration). Cette démarche de plus en plus courante et systématisée de mobilisation et/ou de création de savoirs exploitables par l’entreprise est le cœur de l’activité de management des savoirs.
III. – LE CONTENU DU MANAGEMENT DES SAVOIRS
20Au concret, l’activité de management des savoirs consiste souvent à identifier et répertorier les ressources immatérielles disponibles dans et autour de l’entreprise, à rendre accessibles les savoirs qui y sont associés et à partager les meilleures pratiques connues, notamment à travers les nouvelles technologies de l’information et de la communication (intranet, groupware, etc.).
21Sous une forme plus précise, il s’agit d’identifier les savoirs, de les codifier, de les archiver dans des supports papier ou électronique, de les traiter (par croisements, mise en forme, etc.), de les diffuser ou d’informer de leur disponibilité et, enfin, d’inciter et, parfois, former les personnels à l’accès, à la création, au partage et à l’usage desdits savoirs.
22La littérature abonde de programmes ou démarches de management des savoirs. Mais la source la plus féconde est incontestablement internet. La seule entrée du motclé « knowledge management » dans un quelconque moteur de recherche fournit une liste de sites dont la plupart sont extrêmement informatifs. Plutôt que de reprendre ou de paraphraser ces éléments, nous nous en inspirons pour discuter un certain nombre de questions qui nous paraissent cruciaux.
23Tout d’abord, beaucoup d’auteurs – mais pas tous – insistent sur le fait que le management des savoirs déborde les technologies, notamment celles de l’information et de la communication. Le management des savoirs est à la fois management des technologies de l’information et de la communication et management… de gens. Au lieu de s’opposer, ces deux aspects se complètent. Les technologies de l’information et de la communication sont très utiles pour traiter les savoirs explicites, formalisés. Mais elles sont moins efficaces en ce qui concerne les savoirs tacites enracinés dans le cerveau – et peut-être le corps, pourquoi pas la main ? – des personnes présentes dans les entreprises. Ces savoirs tacites seront sans doute mieux révélés, mobilisés, partagés et utilisés par les vertus du management… des gens.
24En particulier, comment obtenir des tenants du savoir qu’ils le partagent – voire l’abandonnent – alors même qu’il est bien connu que le savoir est une forme de pouvoir ? Quelles compensations faut-il donner en échange ? Il s’agit là d’une difficulté majeure, notamment dans certaines cultures nationales, à laquelle on ne trouve pas actuellement de réponse véritablement convaincante. Du reste, la plupart des travaux empiriques menés sur ce sujet, y compris dans ce numéro, révèlent que les résultats obtenus sont peut satisfaisants. De fait, comme toute forme de pouvoir, le savoir est objet d’intrigues, de ruses, de manœuvres, de menaces, de promesses, etc. Bref, de jeu politique. Une conclusion précise à tirer de cette observation est que le management des savoirs ne saurait être une approche tout-terrain qu’on peut plaquer sur une entreprise sans tenir compte de sa culture, de sa structure ou de sa stratégie.
25Tout comme les « qualiticiens » ou gestionnaires de la qualité sont apparus dans les entreprises, on pourrait voir se multiplier les postes de « cogniticiens » ou gestionnaires des savoirs. Des arguments multiples sont fortement développés par les parties prenantes (consultants, promoteurs de programmes de management des savoirs, experts, gestionnaires de ressources humaines…) en faveur d’un tel mouvement. Dans cette perspective, il serait sans doute opportun que le poste de « cogniticien » intègre les deux volets – technologique et management – qui ont déjà été discutés, sans oublier la dimension stratégique puisque le management des savoirs ne saurait être déconnecté de la stratégie globale de l’entreprise.
26La comparaison entre gestionnaire de la qualité (totale) et gestionnaire des savoirs peut être poussée plus loin : tout comme le management de la qualité totale, le management des savoirs est une tâche jamais achevée. Les développements précédents sur le mouvement de complexification de l’environnement de l’entreprise sont une première explication : le travail d’identification des savoirs disponibles, de leur codification, de leur transfert, de leur combinaison à d’autres savoirs pour la création de savoirs nouveaux est une tâche sans fin car l’environnement est dynamique. En effet, les technologies et les réglementations évoluent, les clients, les fournisseurs et les concurrents changent de comportement, l’entreprise modifie ses objectifs ou sa stratégie, le personnel tourne, etc. Tout cela oblige à l’actualisation permanente des savoirs de l’entreprise.
27Le fait que le savoir soit une forme de pouvoir nous permet d’expliquer que son détenteur puisse être réticent à le partager. Mais la réticence peut être provoquée par d’autres raisons. Si une personne détient un savoir lui permettant d’effectuer efficacement son travail, elle peut être réticente à abandonner ce qu’elle maîtrise parfaitement, éventuellement comme fruit d’une longue expérience, pour investir dans l’apprentissage risqué d’un savoir qui lui est étranger. On peut retrouver là une expression du fameux syndrome du « not invented here ».
28La question du lieu d’invention d’un savoir donné pose le problème redoutable du propriétaire d’un savoir. Qui dit propriétaire, dit droits de propriété. Les brevets sont certainement un moyen utile d’établir la propriété de certains savoirs. Mais on voit tout de suite apparaître deux questions importantes : celle du droit et celle de l’éthique. Le premier point peut être traité relativement vite. On prend conscience du fait que le management des savoirs est aussi un management juridique. Ce n’est pas tout de créer ou de diffuser du savoir, encore faut-il être capable de le protéger. Ce n’est pas tout de savoir importer du savoir, encore faut-il être inattaquable devant la loi. Le second point est plus délicat à traiter. Alors même que dans beaucoup d’activités de création, le plagiat est clairement condamné sur une base éthique, il est difficile de trouver une situation équivalente pour le monde de l’entreprise. Au contraire, on pourrait trouver du talent à une entreprise capable de systématiquement copier en toute légalité d’autres entreprises. À défaut d’avoir une réponse d’ordre éthique, on peut faire observer que les savoirs explicites et formels sont globalement bien protégés par les brevets et la loi et que les savoirs tacites sont relativement difficile à copier. On ne peut s’empêcher de s’abstraire un instant du seul champ de l’entreprise pour considérer le savoir dans un cadre plus large. Que dire à un étudiant ou à un chercheur qui se laisse entraîner par la facilité de la profusion et de l’accessibilité des savoirs explicites formalisés, par exemple sur internet, pour se contenter de paraphraser, voire de copier in extenso, les travaux d’autrui ? La réponse n’est pas forcément simple et nous n’essaierons pas de la donner ici. Par contre, la question permet d’approfondir un point : les savoirs dont il est question pour l’entreprise n’ont, en dernière instance, de valeur qu’en tant qu’ils peuvent produire des résultats tangibles. Un plan, un listing ou un brevet n’a de réelle valeur que traduite en réalisations concrètes. Or, dans l’exemple de l’étudiant ou du chercheur, le savoir subtilisé est valorisable tel quel sans aucune exigence d’exécution. Là une piste est peut-être à creuser.
IV. – RÉSULTATS DU MANAGEMENT DES SAVOIRS
29Nous avons commencé ce travail en nous interrogeant sur le caractère apparemment paradoxal de la notion de management des savoirs. Skyrme (1999) fournit une évaluation concise et structurée des programmes de management des savoirs, sur la base de son expérience de consultant en ce domaine. La grande difficulté à laquelle sont confrontées les entreprises est d’inculquer à leur personnel la culture du partage du savoir. Ce résultat empirique est conforme à la discussion que nous avons menée plus haut. Au-delà de cette difficulté majeure, il identifie plusieurs autres défis à relever : le premier d’entre eux est de trouver du temps à consacrer au management des savoirs. Les personnels sont généralement bien occupés par leurs tâches traditionnelles qui leur laissent peu de temps libre pour la préparation de savoirs à diffuser ou pour prendre connaissance de savoirs externes qui leur seraient éventuellement utiles. Un deuxième défiest celui de l’introversion. Les personnels sont peu enclins à divulguer leur savoir à autrui ou à remplacer leurs propres recettes par celles des autres. On peut faire l’hypothèse que c’est, entre autres, une manière d’éviter de changer ses habitudes. Un troisième défiest celui d’une focalisation trop forte sur des microprocessus plutôt que d’être dans le cadre plus général et plus chaotique du processus de création de savoirs. Ce défi peut être difficile à relever car les personnels préfèreront des savoirs applicables à des petits problèmes concrets plutôt que des savoirs qui permettront un changement de paradigme. Un quatrième déficonsiste à parvenir à inscrire les démarches de management des savoirs dans la durée. À notre sens, la difficulté sera ici de pouvoir justifier auprès des personnels, de la direction ou des actionnaires, des programmes dont les résultats tangibles se font attendre. Un cinquième défiest de parvenir à faire collaborer dans le cadre de la démarche l’ensemble des fonctions de l’entreprise sans en privilégier ni marginaliser aucune. Faire travailler ensemble des personnels de logiques fonctionnelles différentes est une difficulté connue. Un sixième et dernier déficoncerne l’exigence de faire reconnaître et rémunérer les savoirs. Il s’agit là d’une nécessité fortement énoncée ces dernières années par les gestionnaires des ressources humaines. Mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir dans ce domaine.
30Au total, si aucun de ces défis n’est insurmontable, beaucoup reste à faire pour les relever. Skyrme (1999) suggère également des guides pour augmenter les chances des programmes de management des savoirs.
- Il lui semble important de disposer d’un leader responsable du programme qui fixe l’agenda, motive les troupes et crée le mouvement.
- Il est important d’avoir le soutien total et actif de la direction générale.
- Il faut impérativement parvenir à établir un lien direct entre les savoirs et le résultat de l’entreprise en créant au besoin de nouvelles mesures de la performance. Il faut également établir un système de reconnaissance et de récompense du savoir.
- Il faut une volonté ferme et une feuille de route stricte.
- Il faut bâtir une culture qui favorise l’innovation, l’apprentissage et la culture du partage des savoirs, donc mettre en place des mécanismes de récompense appropriés.
- Il faut une infrastructure technologique minimale comprenant les éléments de base d’un système d’information et, éventuellement, un intranet, un groupware, des logiciels de simulation, d’analyse des données, de gestion documentaire, etc.
- Il faut avoir des processus systématiques appuyés par des spécialistes de la gestion documentaire travaillant en étroite collaboration avec les fournisseurs et les utilisateurs des savoirs.
32Plusieurs de ces guides ressemblent fort à des vœux pieux. En outre, il existe un tropisme net vers les techniques documentaires et les outils. Néanmoins, l’auteur fait un effort louable d’exhaustivité.
33L’examen de la littérature ne fournit pas de réponse convaincante sur les résultats du management des savoirs. Des exemples sont cités d’entreprises qui ont accéléré leur vitesse de résolution de problèmes critiques, réduit le temps et le coût de réalisation de leurs produits, trouvé de nouvelles sources de revenu, augmenté leur taux de croissance, etc. En vérité, la seule chose qui puisse éventuellement être mise au crédit de la rentabilité des programmes de management des savoirs est le fait que ces programmes continuent de prospérer. Le fait que l’on évoque la nécessité de modifier ou adapter les éléments de mesure de la performance pour ce qui concerne le management des savoirs est une indication pour signaler que l’évaluation définitive reste à faire.
V. – MISE EN PERSPECTIVE
34La définition du management des savoirs, de ses raisons d’être, de son contenu ainsi que de ses résultats nous permet à présent de mettre en perspective ce thème. Nous le ferons en repositionnant l’ensemble des articles de ce numéro spécial et en proposant une illustration complémentaire extraite de nos propres recherches (Mbengue, 1992,1994,1997).
35On peut identifier quatre grandes catégories dans l’espace couvert par Management des savoirs. Trois de ces catégories sont explicatives : l’apprentissage, les compétences organisationnelles et les connaissances ou savoirs. Une quatrième catégorie regroupe des résultats (réussite, qualité, certification, écologie industrielle) expliqués par les trois premières. Le thème de l’apprentissage est abordé dans les articles de C. Fillol, d’É. Nicolas et d’O. Boiral et J. Kibongo. Le thème des compétences organisationnelles est traité dans les articles d’E. Reynaud et É. Simon, de G. Musca et de V. Claude-Gaudillat et B. Quélin. Le thème des connaissances ou savoirs est abordé dans l’article de C. Abecassis-Moedas, S. Ben Mahmoud-Jouini et T. Paris et dans celui de C. Sargis Roussel. Trois articles étudient le lien entre les savoirs (au sens large) et les résultats. E. Reynaud et É. Simon étudient le lien entre compétences organisationnelles et la réussite ou la qualité; É. Nicolas examine le lien entre apprentissage et certification; O. Boiral et J. Kabongo analysent le lien entre apprentissage organisationnel et écologie industrielle. Ces différents textes éclairent chacun sous un angle particulier les catégories et/ou les relations qu’ils explorent. Dans ce qui suit, nous allons nous insérer dans ce cadre global en présentant une discussion de la relation entre les savoirs (au sens strict), les compétences organisationnelles, les stratégies des entreprises et leurs performances. Nous illustrons notre propos par l’analyse de l’interaction concurrentielle.
36Un phénomène particulièrement remarquable de l’histoire de la recherche en management stratégique est l’importance croissante accordée aux approches cognitives à partir des années 1970 (Child, 1972; Anderson et Paine, 1975; Weick, 1979). Élément central du management stratégique, l’interaction concurrentielle n’a pas échappé à cette vague cognitiviste. C’est le cas, en particulier, des travaux consacrés aux groupes stratégiques (Mbengue, 1994). En effet, bien que la théorie des groupes stratégiques et les nombreux travaux qui l’ont alimentée, accompagnée et enrichie aient indubitablement amélioré notre compréhension de l’interaction concurrentielle, ils ont généralement surestimé l’importance des éléments « objectifs » comme les ressources des firmes, les technologies ou les barrières à l’entrée et/ou à la mobilité au détriment des facteurs cognitifs comme les connaissances et intuitions des décideurs. Or, il est généralement admis que les choix stratégiques des entreprises sont influencés par la manière dont les décideurs-clés perçoivent leur environnement concurrentiel (Weick, 1979; Anderson et Paine, 1975; Schwenk, 1988; Fahey et Narayanan, 1989 : Stubbart, 1989; Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989; Porac et Thomas, 1990).
1. Perception de la concurrence
37Puisque la formulation et/ou la mise en œuvre d’une stratégie concurrentielle viable dépendent de la compréhension qu’ont les décideurs des objectifs, des stratégies, des capacités et des hypothèses des concurrents (Porter, 1982), les dirigeants doivent d’abord connaître qui sont ces fameux concurrents. Par conséquent, l’identification des concurrents apparaît comme un point focal de la perception de l’environnement concurrentiel (Porac et Thomas, 1990).
38La théorie cognitive fournit un cadre très utile pour comprendre la manière dont les décideurs se représentent, organisent et interprètent la lutte concurrentielle. Depuis le travail de base effectué par Herbert Simon et ses collègues (cf. Simon, 1976; March et Simon, 1958), la recherche sur la vie mentale des décideurs s’est développée, sous l’appellation générale de « processus de décision des dirigeants », autour de la question de savoir comment l’esprit humain reçoit, transforme, organise et utilise l’information. La notion de simplification cognitive (Schwenk, 1988) constitue un bon point de départ pour une compréhension de l’approche cognitiviste de l’interaction concurrentielle. Simon (1976, p. 79-96) a jeté les bases de l’analyse de la simplification cognitive dans sa discussion de la notion de « rationalité limitée ». Il a fait remarquer que le monde réel de la prise de décision s’écartait des exigences d’une rationalité objective pour cause de limites cognitives. La recherche cognitive suggère que la simplification est une nécessité cognitive et que les êtres humains ne pourraient pas fonctionner de manière intelligente en l’absence de catégories (Reger et Huff, 1993; Stubbart, 1989). Stubbart (1989) a suggéré que la catégorisation d’objets, d’événements et des acteurs était une exigence indispensable pour qui voulait réfléchir à la concurrence ou à la stratégie. En fait, plusieurs recherches déjà anciennes ont fait mention de cas où, effectivement, les dirigeants regroupaient cognitivement leurs concurrents (Reger et Huff, 1993; Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989). Parce que les managers peuvent classifier et organiser leur expérience très différemment des chercheurs et parce que la perception de la concurrence est au cœur de la stratégie concurrentielle, il semble naturel d’étudier les catégorisations que les dirigeants font (ou ne font pas) au sujet de leurs concurrents. Nous avons précisément introduit il y a plusieurs années le concept de « groupes concurrentiels cognitifs » (Mbengue, 1992, 1997) pour tenter de saisir la manière dont les décideurs pensent en termes de sous-groupes de concurrents afin de simplifier un environnement concurrentiel complexe.
Le concept de « groupes concurrentiels cognitifs »
39De nombreuses méthodes existent pour mesurer la concurrence. Dans la perspective de l’économie industrielle, des firmes sont en concurrence lorsqu’elles présentent les mêmes caractéristiques technologiques ou produisent des biens ou des services similaires. Du point de vue du marketing, des firmes sont en concurrence lorsqu’elles produisent des biens ou services qui sont sub-stituables pour la satisfaction des besoins des clients. Cependant, en dépit de l’existence de multiples méthodes très élaborées pour analyser et déterminer de manière objective les frontières concurrentielles, l’identification des concurrents principaux d’une entreprise reste, en dernière instance, du ressort de l’intuition et du bon sens des acteurs (Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989).
40Les travaux antérieurs fournissent de multiples exemples où les décideurs regroupent leurs concurrents en grandes classes afin de réduire la complexité de l’environnement (Reger et Huff, 1993; Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989). Les « groupes concurrentiels cognitifs » sont ces classes regroupant des entreprises perçues par les acteurs comme étant en concurrence les unes avec les autres. Les acteurs en question peuvent être les dirigeants des entreprises, les employés, les clients, les distributeurs, les fournisseurs, même des analystes du secteur ou des chercheurs, voire quiconque d’autre impliqué d’une certaine manière dans la vie de l’arène concurrentielle. Dans le cas particulier où les acteurs sont les dirigeants des entreprises, alors les groupes concurrentiels cognitifs représentent des sous-groupes d’entreprises qui se perçoivent et se définissent mutuellement comme des concurrents (cf. Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989).
41Avant toute chose, il importe de préciser qu’il peut exister de la variation dans les perceptions des décideurs aussi bien pour différentes entreprises qu’à l’intérieur d’une même entreprise. De fait, bien qu’il puisse exister des croyances partagées par l’ensemble ou la majorité des décideurs présents au sein d’un même champ concurrentiel, il n’en reste pas moins vrai que tout décideur occupe une position spécifique : il a des problèmes particuliers à résoudre et fonctionne sur un mode cognitif qui lui est propre. La notion de « sagesse conventionnelle » (Kiesler et Sproull, 1982) employée pour désigner les croyances de base de l’ensemble ou de la majorité des dirigeants apparaît ainsi comme un abus de langage. Il va de soi qu’à l’intérieur d’un champ concurrentiel existeront des variations dans les perceptions des dirigeants. Porac, Thomas et Baden-Fuller (1989, p. 405) mentionnaient déjà l’existence de telles variations d’une entreprise à l’autre. Nous désignons par perceptions managériales le noyau des connaissances et croyances des décideurs, c’est-à-dire celles qui emportent l’adhésion de la plupart de ces décideurs mais autour desquelles il y a ce qu’on peut appeler de la dispersion cognitive.
42Du fait de l’existence de limites cognitives chez l’être humain, il est fort possible que les groupes concurrentiels cognitifs ne correspondent pas exactement aux groupes concurrentiels objectifs. La section suivante montre comment les perceptions des dirigeants se diffusent à l’intérieur du champ concurrentiel, sont partagées par la majorité – sinon l’ensemble – des décideurs et finissent par faire partie intégrante de la réalité sociale.
La genèse des « groupes concurrentiels cognitifs »
43L’analyse des bases des structures concurrentielles à laquelle se sont livrés Porac, Thomas et Baden-Fuller (1989, p. 398-401) fournit un très bon point de départ pour l’étude de la genèse des groupes concurrentiels cognitifs. Selon ces auteurs, le processus continu de transformation stimulus objectif/interprétation subjective/comportement objectif qui définit l’activité humaine rend possible l’émergence d’interprétations partagées par plusieurs acteurs. Ces interprétations communes que l’on dénomme parfois la « sagesse conventionnelle » peuvent, au fil du temps, se cristalliser et devenir partie intégrante de la réalité sociale.
44Les aspects économiques et cognitifs de la concurrence entre firmes sont fortement enchevêtrés. Les différentes opérations techniques et économiques conduites le long de la chaîne de valeur fournissent un courant ininterrompu de signaux, de stimuli susceptibles d’être perçus par les décideurs. À travers les processus d’induction, de résolution des problèmes et de raisonnement, les décideurs construisent un modèle mental de l’environnement concurrentiel qui consiste au minimum en deux types de croyances : celles portant sur l’identité de l’entreprise, de ses concurrents, de ses clients et de ses fournisseurs et celles portant sur les relations de causalité, par exemple celles des actions à entreprendre pour parvenir au succès à l’intérieur de l’environnement qui a été identifié (en l’occurrence, les fameux « facteursclés de succès »).
45Il est bien connu que les décideurs développent, du fait de la contrainte de la rationalité limitée, des processus de simplification cognitive (Kiesler et Sproull, 1982; Schwenk, 1988). Par suite, les signaux de l’environnement sont perçus de manière incomplète ou déformée, de sorte que les modèles mentaux des décideurs ne sont que des représentations partielles des opérations économiques et/ou sociales. Qui plus est, les modèles mentaux sont influencés par des paramètres exogènes comme l’histoire personnelle des décideurs, leur engagement, ou encore les cartes mentales des autres décideurs.
46En même temps qu’elles déterminent en partie les modèles mentaux des décideurs, les opérations économiques et techniques en sont, en retour, une conséquence partielle. Les constructions mentales des décideurs – leurs croyances concernant leurs concurrents, leurs clients, leurs fournisseurs et les divers publics du champ concurrentiel – recentrent leur attention sur quelques-uns uniquement de ces acteurs, à l’exclusion des autres. Porac, Thomas et Baden-Fuller (1989, p. 399) suggèrent que des affirmations comme « nous faisons partie du secteur de l’électronique grand public » ou encore « nous servons le haut de gamme du marché audio » sont des résultats probables de cette segmentation opérée par les décideurs : la première étant orientée vers l’offre, la seconde vers la demande. Cette focalisation de l’attention des décideurs sur une part uniquement des acteurs et des transactions a pour conséquence immédiate que le sous-ensemble considéré fait l’objet d’une surveillance et d’un contrôle nettement plus soutenus.
47De même que les perceptions des décideurs soumis à des limitations cognitives ne reflètent que partiellement la réalité économique et technique, cette dernière réalité est loin d’être le reflet exact des cognitions des décideurs. Les actions de ces derniers, traduction objective – disons matérialisation – de ces cognitions, sont elles aussi soumises à des contraintes exogènes diverses liées à la structure des marchés, à l’action des pouvoirs publics, des associations de consommateurs, des clients, des fournisseurs ainsi qu’à celle des concurrents directs ou indirects. En somme, selon la capacité stratégique ou le pouvoir de marché plus ou moins fort de l’entreprise, ses actions stratégiques reflèteront plus ou moins bien les cognitions de ses décideurs.
48Porac, Thomas et Baden-Fuller (1989, p. 400-401) donnent des indications précieuses sur la genèse des groupes concurrentiels cognitifs ou, plus exactement peut-être, sur celle de communautés perçues. Ces auteurs estiment que c’est l’ensemble des interprétations des différents acteurs – concurrents, clients, fournisseurs – qui concourt à la structuration du réseau de transaction. Ils rappellent l’importance majeure des perceptions des concurrents, lesquelles font le lien entre deux niveaux d’analyse et d’activité concurrentielles : celui de l’entreprise individuelle et celui du groupe d’entreprises. Selon ces auteurs, la création de croyances sociales partagées qui définissent les concurrents pertinents et guident les choix stratégiques afférents à la façon de se battre contre ces concurrents pertinents est un mécanisme central de la liaison entreprise/groupe. En même temps, elle établit l’identité des entreprises individuelles et favorise l’institution d’un réseau transactionnel stable – disons un champ concurrentiel – à l’intérieur duquel les actions des concurrents sont prédictibles, au moins dans une certaine mesure.
49Les cognitions des décideurs sont fortement influencées par ce qui se passe à l’intérieur du champ concurrentiel qu’ils jugent pertinent. Du fait des tendances naturelles à l’imitation directe ou indirecte, les modèles stratégiques mentaux des décideurs tendent à se rapprocher dans le temps, à devenir identiques. Ce phénomène conduit à la formation de groupes d’entreprises dont les décideurs partagent les mêmes croyances sur la nature de l’activité et les voies de succès et, par suite, interprètent de manière similaire les mêmes signaux de l’environnement et tentent de résoudre les mêmes problèmes de la même manière. Comme l’a déjà noté Huff (1982), la communication formelle et informelle entre les différents concurrents favorise largement la diffusion et la généralisation des pratiques stratégiques introduites par l’un ou l’autre des concurrents. Ce phénomène est du reste accentué par le développement progressif des systèmes de veille concurrentielle au sein des entreprises. Un autre facteur important de diffusion et de généralisation des pratiques managériales est l’intervention des experts en formation continue ainsi que celle des consultants extérieurs, notamment les consultants en stratégie d’entreprise, qui ont souvent à leur disposition un petit nombre de recettes pragmatiques ayant fait leurs preuves par ailleurs.
50Porac, Thomas et Baden-Fuller (1989, p. 404-405) ont trouvé que, dans le secteur écossais de la maille, beaucoup des hauts dirigeants de la plupart des entreprises entretenaient des liens familiaux entre eux, avaient reçu la même formation ou connu des carrières professionnelles semblables et vivaient en proche voisinage. Naturellement, concluent les auteurs, cette proximité et cette homogénéité culturelle et géographique ont favorisé la naissance et le renforcement d’une identité commune qui se traduit par une conception identique du métier et des facteurs-clés de succès qui lui sont associés.
La dynamique des « groupes concurrentiels cognitifs »
51L’étude de la dynamique des groupes concurrentiels cognitifs revient, dans une large mesure, à l’étude diachronique des cognitions des décideurs. En ce sens, la question principale devient assez proche de celle qui a déjà été posée il y a quinze ans par Porac, Thomas et Baden-Fuller (1989, p. 402): Comment les cognitions des décideurs se maintiennent-elles ou se modi-fient-elles à travers le temps ?
52En prenant l’exemple du secteur écossais de la maille, ces auteurs montrent comment les perceptions des décideurs conduisent à une sorte de sélection naturelle des différents acteurs de la chaîne transactionnelle et comment, en retour, ces acteurs « conformes » maintiennent la tradition, confortent et perpétuent la structure cognitive centrale. Du fait de ce phénomène que nous qualifierions d’auto-contrôle, les transactions auront donc tendance à n’avoir lieu qu’entre un nombre limité d’acteurs, partenaires ou concurrents, avec, pour conséquence naturelle, l’émergence d’une cosmogonie ou, plus simplement, d’une « culture » propre. Du reste, cette vision du monde commune aux différents décideurs se traduit souvent par un langage – ou jargon – commun, par des manifestations symboliques ou folkloriques diverses qui tendent à rappeler comme à renforcer la spécificité du réseau transactionnel.
53Huff (1982) a introduit la notion d’« expérience empruntée » (« borrowed experience ») pour illustrer l’influence des autres acteurs du champ concurrentiel de l’entreprise – en particulier ses concurrents – sur les choix stratégiques des décideurs. Selon l’auteur, les stratégies appliquées par les concurrents aident l’entreprise à donner du sens à son environnement et à identifier les opportunités et les menaces. Deux types de repères jouent ici un rôle primordial : les stratégies exemplaires et les anomalies. Les stratégies exemplaires sont celles qui sont associées au succès. Ce sont les stratégies dites gagnantes, de succès ou d’excellence. À des époques différentes, Ford puis General Motors ont été les porteurs de telles stratégies. Les anomalies sont, de leur côté, des stratégies nouvelles, inattendues, qui se révèlent porteuses de succès. Ce sont les fameuses stratégies de rupture dont Ikea, Benetton ou McDonald’s ont été naguère les exemples les plus représentatifs. Les stratégies exemplaires comme les anomalies bénéficient généralement d’une grande visibilité au sein du champ concurrentiel et constituent souvent des références pour les décideurs qui sont présents en son sein.
54Si, comme nous l’avons vu précédemment, les phénomènes d’imitation sont à la base de la dynamique des groupes concurrentiels cognitifs, ils n’en sont pas le seul facteur important. L’exemple des anomalies mérite une plus grande attention que celle qui leur a été portée dans le travail de Huff (1982, p. 125). Il montre que l’imitation n’est pas la règle absolue et que la rupture est possible. Et même qu’elle peut « payer ». On trouve pourtant chez Huff (1982), avec le concept d’« expérience empruntée », un facteur potentiellement explicatif des anomalies. Les décideurs d’un champ concurrentiel peuvent transférer des concepts – et pratiques – stratégiques à partir de leurs expériences passées qui ont pu avoir lieu dans des contextes radicalement différents du contexte actuel ou bien encore emprunter des concepts d’autres champs concurrentiels que le leur. Une firme comme Saab, par exemple, a longtemps eu pour stratégie délibérée de transférer au domaine de l’automobile, les préceptes en vigueur dans l’aéronautique.
55Imitation et rupture sont les deux formes extrêmes des pratiques stratégiques des entreprises. Ces dernières, soumises à des forces centripètes (concepts et pratiques empruntés à l’expérience commune au champ concurrentiel, à la fameuse « sagesse conventionnelle ») et centrifuges (concepts et pratiques empruntés à l’expérience personnelle antérieure non partagée ou à l’expérience extra sectorielle), oscillent entre ces deux bornes que sont l’imitation et la rupture. Il en résulte alors un phénomène dynamique et complexe de décomposition/recomposition de la structure des groupes concurrentiels cognitifs.
2. Modèle mental, stratégies et performances des entreprises
56D’un point de vue cognitiviste, les décideurs agissent sur la base d’un modèle mental de leur environnement concurrentiel. Comme l’ont démontré Porac et ses collègues (Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989 ; Porac et Thomas, 1990), il faut tenir compte de la réalité psychosociale des « groupes » quand on essaie de comprendre les interactions concurrentielles qui ont lieu dans et entre les groupes concurrentiels. Poursuivant les travaux de Spender (1980, 1989) et de Huff (1982), ces auteurs montrent comment un ensemble de croyances communes aux membres d’un même groupe concurrentiel cognitif fixe la manière de se battre au sein de l’arène concurrentielle.
Modèle mental de la concurrence et choix stratégiques
57Les groupes concurrentiels cognitifs apparaissent ainsi comme des « groupes de référence » pour leurs membres. Le terme « groupe de référence » a été employé pour la première fois par Herbert H. Hyman (1942) qui le définissait comme un groupe qui influence les attitudes des individus qui l’utilisent comme point de référence pour évaluer leur propre situation. La théorie des groupes de référence identifie deux fonctions d’influence desdits groupes : une fonction normative et une fonction comparative. La fonction normative correspond au processus à travers lequel un groupe pose des standards de comportement et pousse les individus à s’y conformer. La fonction comparative est le processus à travers lequel les normes du groupe servent de standards aux membres du groupe quand ces derniers évaluent leurs propres comportements ou résultats.
58Une proposition de base de la théorie des groupes de référence est que les firmes appartenant au même groupe de référence tendent à se comporter de manière similaire. Sur la base de cette proposition et des résultats des travaux antérieurs ayant adopté une perspective cognitiviste de l’interaction concurrentielle (Spender, 1980,1989; Huff, 1982; Dutton, Fahey et Narayanan, 1983; Porac, Thomas et Baden-Fuller, 1989), il est souvent fait l’hypothèse que les entreprises membres d’un même groupe concurrentiel cognitif auront tendance à procéder à des choix stratégiques similaires. Au-delà de ce point, nous soutenons que les managers prennent leurs décisions stratégiques en tenant compte des caractéristiques de leurs concurrents. Autrement dit, les entreprises sont capables d’évaluer les caractéristiques de leurs concurrents, et ces caractéristiques influencent leur comportement stratégique et, par conséquent, leur performance. Ceci est la proposition centrale de la présente discussion.
Comportement stratégique et performance
59Dierickx et Cool (1989) ont proposé un modèle qui fournit un cadre approprié d’analyse de la relation entre le comportement stratégique et la performance. Ce modèle est fondé sur la notion d’accumulation des « stocks » de ressources. Selon les auteurs du modèle, les ressources stratégiques (par exemple, la fidélité à la marque, le savoir-faire technologique, la réputation, etc.) peuvent être conceptualisées comme des stocks qui sont accumulés en choisissant les montants et le timing appropriés d’investissements ou « flux » de ressources (par exemple, des dépenses de publicité, des investissements de R&D, de formation, etc.) sur une certaine période de temps. D’après la définition, « stocks » est clairement synonyme de « compétences organisationnelles ». Alors que, typiquement, les flux de ressources peuvent être ajustés très rapidement, les stocks ne peuvent l’être que très difficilement, lentement et indirectement. Ce sont les investissements (flux de ressources) cohérents et persistants qui seuls sont susceptibles de modifier le niveau des stocks de ressources.
60La discussion des notions de stocks et de flux de ressources que propose le modèle de Dierickx et Cool (1989) est directement connectée aux notions de comportement et de performance. Plus précisément, ces deux auteurs associent les flux étalés dans le temps à la stratégie concurrentielle (comportement) et les stocks à la position concurrentielle, c’est-à-dire à la performance. De ce fait, ils négligent la relation entre les flux de ressources et la performance. Pour eux, la relation entre les flux et la performance est indirecte et triviale.
Le modèle général
61Comme déjà indiqué, la proposition de base de cette discussion est que les caractéristiques attribuées par les firmes à leurs concurrents influencent leur stratégie et leur performance. Sur la base de la distinction fondamentale effectuée par Dierickx et Cool (1989) entre les stocks et les flux de ressources, le système de relations que nous défendons entre le profil des concurrents tel qu’il est perçu par l’entreprise, les stocks, les flux et la performance est synthétisé par le modèle représenté sur la figure 1.
62Le modèle de la figure 1 est un système de
trois hypothèses simples :
H1 : « Le profil perçu des concurrents
influence les décisions de flux des firmes ».
H2 : « Les décisions de flux des firmes
déterminent le niveau de leurs stocks ».
H3 : « Les stocks de ressources déterminent
le niveau performance des firmes ».
63L’hypothèse H1 n’est qu’une traduction de la position de base du courant cognitiviste du management stratégique telle qu’elle a été longuement présentée précédemment. Les hypothèses H2 et H3 sont une reprise directe de l’argumentation de Dierickx et Cool (1989) qui a également été présentée en détail.
LE MODÈLE – PROFIL PERÇU DES CONCURRENTS,
LE MODÈLE – PROFIL PERÇU DES CONCURRENTS,
64Le modèle présenté dans la figure 1 met en relation des connaissances (savoirs au sens strict), des actions stratégiques, des compétences organisationnelles et des résultats (performances financières). Il s’intègre dans le cadre esquissé par les neuf autres articles de ce numéro spécial et l’élargit en dissociant les connaissances (savoirs au sens strict) des compétences et en prenant en compte les actions stratégiques comme source des compétences organisationnelles. Nous avons essayé de conduire cette réflexion autour du management des savoirs de manière structurée et progressive. Que savions-nous au départ ? Une seule chose : nous ne savions rien. L’approche la plus sage semblait de commencer par un effort de définition. Ensuite, nous avons progressé et avons appris au fur et à mesure que nous agissions. Et s’il est vrai que ce texte fut un apprentissage, sa fin n’est pas un aboutissement. Tout juste une pause dans un cheminement jamais achevé à travers un champ complexe. Nous avons tenté d’identifier des points d’ancrage, des articulations, des paradoxes aussi, mais également quelques éclairages. Du moins l’espérons-nous, tout en restant convaincus du caractère provisoire de tous nos savoirs.
65À l’image de la communauté des membres de l’Association internationale de management stratégique, les auteurs des textes présentés dans ce numéro spécial ont tenté dans leurs travaux d’aller à la rencontre de ceux qui détiennent les réels savoirs en management stratégique : les praticiens. En tant qu’académiques, parfois consultants, nous sommes dans le sillage des praticiens qui agissent et résolvent les problèmes. Et s’il nous arrive d’oser prétendre apporter des éclairages aux praticiens, nous restons d’avis que le plus grand mérite leur revient. Nous essayons de faire œuvre utile et de bien le faire. Nous avons des critères pour cela, qui ne sont pas forcément ceux des praticiens, et qui sont notre marque de fabrique. Nous n’avons rien à vendre; nous essayons de contribuer au management des savoirs. C’est notre vocation.
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