Couverture de RFG_146

Article de revue

De l'usage de concepts gestionnaires dans le champ de la santé

Le cas de la qualité hospitalière

Pages 167 à 189

Notes

  • [1]
    Cet article s’appuie sur une intervention recherche que l’auteur mène depuis 1990 en accompagnement des développements portant sur la qualité hospitalière, en collaboration avec d’autres chercheurs, notamment Kimberly (Insead/Wharton).
  • [2]
    Outre l’accréditation, mais qui n’a jusqu’à maintenant exercé qu’un objectif de conformité à des standards, non une véritable mesure de la qualité.
  • [3]
    Il n’est d’ailleurs même pas certain que ce fondement existe à l’origine.

1La qualité et la gestion à l’hôpital. Le sujet se prête à de nombreuses interprétations : le constat d’un effet de mode managérial, les questions de l’implication des professionnels dans l’évaluation de leurs pratiques et l’organisation de la prise en charge, ou encore de la réelle signification d’un management plus participatif du patient.

2Nous nous efforcerons de montrer qu’un éclairage par les sciences de gestion offre aussi une lecture critique du mouvement de la qualité hospitalière, permettant de l’inscrire dans trois problématiques : la gestion interne des établissements, l’évaluation de la performance et la régulation des hôpitaux. Nous présenterons ensuite successivement chacune de ces problématiques. Nous tenterons dans le même temps de préciser quel peut être l’usage de concepts gestionnaires dans un système social fortement enclin à manipuler des théories managériales, mais aussi fortement enraciné dans une culture professionnelle et administrative. Entre l’exportation de théories reconnues ailleurs et l’émergence de théories spécifiques, cet usage doit éviter deux écueils : le transfert de concepts sans véritable réflexion sur leur bien-fondé, et l’enfermement dans la spécificité sectorielle [1].

I. – QUALITÉ ET GESTION À L’HÔPITAL : CROISEMENT OU RENCONTRE ?

3La mise sous contrainte des ressources du système hospitalier par les financeurs publics est effective depuis les années 1975. Depuis cette date, la qualité des soins délivrés aux malades se renvoie d’une manière constante à cette interrogation : la réduction ou la modération de l’évolution des coûts ne se traduisent-elles pas par des soins de moins bonne qualité ?

4C’est en grande partie à cette préoccupation que de nombreuses réformes et initiatives professionnelles se sont efforcées de répondre depuis les années 1980. La qualité y a d’abord croisé la question de l’évaluation des pratiques professionnelles. L’hypothèse sous-jacente est que l’amélioration de la qualité dépend d’une réduction des hétérogénéités constatées des pratiques médicales ou infirmières. Afin de réduire cette hétérogénéité, il est nécessaire de définir des pratiques de référence. Dans ce domaine, le constat est vite apparu que si des démarches ont été localement initiées par des sociétés savantes ou des catégories de médecins, le corps professionnel médical a manifesté une faible appétence à évaluer ses pratiques. Ce constat a conduit les pouvoirs publics à « prendre la main », en créant en 1990 l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (ANDEM), et en affirmant dans la loi hospitalière de 1991 cette priorité de l’évaluation des pratiques professionnelles.

5Par la suite, des programmes d’assurance qualité visant à financer des actions d’amélioration de la qualité hospitalière ont été créés sous l’égide du ministère et de l’ANDEM. L’accent est alors largement mis sur les conditions organisationnelles nécessaires à la délivrance de soins de qualité. Avec les ordonnances Juppé de 1996 et l’accréditation obligatoire des établissements de santé est apparue une nouvelle étape. L’ANDEM se transforme alors en une agence plus importante, l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) dont la mission est d’« accréditer » les quelque 3000 hôpitaux et cliniques sur la qualité de leur fonctionnement. L’accréditation se fonde sur des référentiels, composés de normes, recommandations ou standards en matière de qualité, qui permettent de construire une analyse de conformité au sein de l’établissement.

6Parallèlement, la qualité, vue sous l’angle de la réduction des risques et de la prévention de la douleur, a fait au cours de la même période l’objet de nombreuses dispositions réglementaires – création du Comité de lutte contre les infections nosocomiales, c’est-à-dire les infections contractées à l’hôpital, et du Comité de lutte contre la douleur, mise en place de programmes de prévention et de contrôle de ces infections ainsi que des événements indésirables apparus lors de l’hospitalisation, développement de spécialistes de l’hygiène.

7Enfin, ce panorama ne serait pas complet sans rappeler la loi sur le droit des malades de 2002 qui adjoint à cette thématique de la qualité du service rendu des dispositifs prenant en compte le point de vue des usagers : le traitement systématique des plaintes en complément des enquêtes de satisfaction existantes, leur participation aux instances de décision interne.

8Un tel mouvement a forcément des répercussions sur l’organisation des établissements. Les ressources dédiées à la qualité sont ainsi devenues plus importantes. Ont notamment été créés : des responsables d’assurance qualité (les RAQ), acteurs censés mener des enquêtes d’évaluation des pratiques ou d’audit organisationnel sur les thèmes de la qualité; et des directeurs qualité au sein des directions. Des médecins de santé publique ont aussi largement été sollicités sur ces sujets, adjoignant à leur compétence médicale, des compétences statistiques et gestionnaires.

9De ce bref tour d’horizon, on pourrait, en tant que gestionnaire, aisément imaginer qu’il est facile d’établir une définition précise de la qualité à côté des coûts hospitaliers, de clairement repérer les modes de gestion permettant son amélioration, et d’identifier un système d’évaluation de la performance aidant tant les directeurs hospitaliers dans leur pilotage stratégique que les décideurs dans leur gestion publique. Le constat est pourtant plus nuancé : les définitions varient; les actions d’amélioration mettent tour à tour l’accent sur le rôle des pratiques professionnelles ou des modes d’organisation, eux-mêmes prônant sans véritable logique le développement de procédures opératoires standardisées ou l’excellence de la compétence professionnelle; les systèmes d’évaluation de la performance se heurtent aux difficultés de mise en œuvre de mesure de qualité ainsi qu’au marquage d’une frontière précise avec des raisonnements fondés sur une recherche d’efficience. De manière que si la notion de qualité hospitalière apparaît particulièrement lier, ces dernières années, au domaine de la gestion, la nature de leur lien reste encore largement ambiguë.

10Cette ambiguïté n’est pas véritablement surprenante tant cette notion couvre une variété de concepts et de pratiques difficiles à synthétiser, dont certains ne relèvent d’ailleurs pas du simple domaine de la gestion. Mais peut-être en raison même de cette prolifération, n’est-il pas inutile de revenir à des questions simples, mettant de côté toute rhétorique convenue : quelles sont les caractéristiques principales de la production de service à laquelle s’attache cette qualité ? Quelles sont les acceptations du terme gestion que l’on peut déceler derrière les pratiques de la qualité ? Et l’on verra ainsi comment la qualité peut se caractériser et tendre à rencontrer la gestion à travers trois niveaux d’analyse.

1. De la qualité d’une relation de service

11Vue en termes de production de service, la qualité s’applique à une prestation, la prise en charge, engagée auprès d’un bénéficiaire, le patient. La prestation assurée associe ainsi des actions multiples dans une relation de service où le patient comme son entourage sont coproducteurs. Dans cette optique, trois caractéristiques principales de la qualité se dégagent :

  • Cette qualité s’applique à une activité « multiservice ». Selon les outils les plus répandus d’analyse de l’activité hospitalière, un hôpital peut « produire » entre 600 et 1500 types de prise en charge selon le degré de finesse de la classification. Cette variété de prestation est amplifiée par le fait qu’elle s’applique à des personnes humaines aux caractéristiques sociales et comportementales différentes. Plus qu’une variété, c’est d’une singularité dont il faut tenir compte. La reconnaissance de cette singularité pose d’emblée un problème particulier : il faudrait en toute rigueur évoquer une qualité « sur mesure » pour chaque type de prise en charge.
  • Cette qualité concerne par ailleurs autant les résultats sur l’état clinique du patient que les conditions de déroulement de la relation. Elle est en parallèle sous le jugement du professionnel et du bénéficiaire, le patient et son entourage. Il ressort de ce fait une double décomposition de la qualité en action/résultat, et état clinique/perception par le bénéficiaire.
    La littérature spécialisée montre qu’en réponse à cet état de fait, les définitions de la qualité oscillent encore aujourd’hui entre deux extrêmes. D’un côté, certaines définitions officielles lui font couvrir un champ très vaste, la qualité devenant une sorte de métaniveau au niveau des résultats, couvrant l’efficience, l’efficacité clinique, l’équité (Leatherman). De l’autre, certains auteurs soulignent, non sans justesse, que la qualité par analogie avec les processus serviciels ne devrait se rapporter qu’à toutes les actions entreprises durant la prise en charge du malade, les résultats constituant une conséquence et non un attribut de la qualité de la relation (Contandriopoulos et al., 2000).
    Entre ces deux extrêmes, un certain consensus se dégage néanmoins afin d’isoler une qualité du processus (les modes d’organisation, les pratiques professionnelles, la fiabilité des supports d’information à commencer par le dossier du patient) et une qualité des résultats excluant des critères d’efficience ou d’équité (Hurtado et al., 2000). Les approches engagées valorisent ainsi autant au niveau des résultats, les attributs techniques, en termes d’efficacité clinique et de prévention des risques, que les attentes et des ressentis du patient (taux de satisfaction et des plaintes, récits d’expérience). D’une manière plus fine, les résultats cliniques distinguent pour leur part des résultats finaux (comme la guérison, la récupération de la mobilité après une pose de prothèse de hanche) et des résultats intermédiaires (comme les infections contractées au cours de l’hospitalisation, c’est-à-dire les infections nosocomiales).
    L’intérêt de ces définitions est d’identifier le champ de la qualité d’une manière autonome aux côtés des mesures d’efficience ou d’équité, et son objectif d’amélioration vis-à-vis d’un autre objectif d’utilisation des ressources (Minvielle et Pouvourville, 2001).
  • La troisième caractéristique découle de la précédente. En distinguant la qualité du processus et des résultats, on introduit une relation qui, dans le cas présent, souligne le caractère stochastique des soins. Il n’y pas une relation déterministe entre les actions entreprises et le résultat. L’aléa de l’évolution clinique du patient empêche de garantir qu’une maîtrise parfaite du processus de prise en charge assure un résultat.

12Ces caractéristiques vont nous aider tout au long de l’analyse à mieux comprendre les actions engagées en matière de qualité.

2. Gérer = organiser, évaluer, réguler

13En tant que système d’action sociale, on peut également distinguer dans le mouvement de la qualité hospitalière plusieurs lignes d’action conduites par les acteurs du système : une logique professionnelle confrontée à la rationalisation de ses pratiques; une logique de la part des responsables gestionnaires cherchant à développer de nouvelles formes d’organisation et de pilotage au sein de l’établissement; une logique des régulateurs/payeurs qui vise à cerner les risques de dégradation de la qualité induits par de nouveaux modes de paiement des hôpitaux, et qui vise aussi à réduire la variabilité des pratiques; une logique sociale, enfin, qui revendique une plus grande information sur la qualité du service rendu par les établissements.

14À travers ces logiques, on observe que la qualité constitue à la fois un principe d’action et un outil de mesure du résultat de la relation de service :

  • certaines pratiques associent en effet la qualité à un principe d’amélioration des pratiques professionnelles (la logique professionnelle et des régulateurs) et/ou des modes d’organisation s’intéressant aux circuits productifs internes à l’établissement (la logique des responsables d’établissements);
  • d’autres se consacrent au développement de mesures afin de bâtir, soit de nouveaux systèmes d’évaluation de la performance hospitalière (la logique des responsables d’établissement et des professionnels soumis à ces nouvelles formes de jugement), soit de nouveaux schémas qui permettraient de mieux intégrer les résultats obtenus sur la qualité du service rendu en termes de régulation du tissu hospitalier (la logique des régulateurs/payeurs, et la logique sociale).

15Si cette distinction action/résultat mérite d’être soulignée, c’est qu’elle permet de rattacher le mouvement de la qualité hospitalière à trois niveaux d’analyse gestionnaire : l’organisation interne des établissements, l’évaluation de la performance, et la régulation des producteurs que sont les établissements de santé.

16En tant que principe d’action, la qualité s’inscrit en effet dans la gestion interne des établissements : qu’elle joue sur l’amélioration de l’expertise professionnelle ou sur la réduction des dysfonctionnements organisationnels, elle vise l’amélioration du système prestataire. En tant que critère de résultat, la qualité se situe sur deux autres plans : celui d’abord du pilotage de la performance par un responsable managérial et/ou des professionnels de l’établissement; dans une perspective de gestion publique ensuite, posant la question des nouvelles formes de régulation tenant compte de critères de qualité et de diffusion des résultats auprès du grand public.

17Ce sont ces trois acceptations du terme gestion qui vont servir de fil conducteur à notre récit du mouvement de la qualité hospitalière. Il existe dans ces trois acceptations une certaine chronologie : la majorité des pratiques ont d’abord décliné la qualité comme un principe d’action, s’intéressant ainsi à l’organisation interne des hôpitaux; les développements sur l’évaluation de la performance, dépendante de la construction de mesure fiables, sont d’apparition plus récente; la régulation par la qualité reste pour sa part un thème essentiellement prospectif. C’est dans le respect de cette chronologie que sont abordés ces trois thèmes.

II. – LAQUALITÉ DANS LA GESTION INTERNE DES ÉTABLISSEMENTS : LES DÉMARCHES QUALITÉ

18Dans cette première acceptation, la qualité est érigée en un principe d’action, les démarches qualité. Celles-ci sont apparues au début des années 1980 au sein des hôpitaux français, connaissant un essor important à partir des années 1990.

19Il est habituel de leur associer une « visée gestionnaire ». Dysfonctionnement, coordination, analyse de processus, sont ainsi des notions qui leur sont largement rattachées. Mais ces notions se partagent avec d’autres, relatives à l’évaluation des pratiques professionnelles, ou aux systèmes de surveillance des événements indésirables. Pour mieux cerner le sens de cette « visée » gestionnaire, il est donc nécessaire de mettre en perspective ces démarches en reprenant le fil de leur histoire.

1. Approche médico-administrative et organisationnelle

20Dans cet aperçu historique, la première étape (Contandriopoulos et al., 200) identifiable au nom des démarches qualité est l’évaluation de la qualité. Cette étape qui renvoie au début des années 1970 aux États-Unis et des années 1980 en France, affirme l’émergence d’une interprétation médico-administrative de ces démarches.

21Pour le corps médical et infirmier, la qualité y est en effet assimilée à l’ensemble des actes techniques relatifs aux soins. Les démarches visent au développement de recommandation de pratique clinique (RPC), « description standardisée et spécifique de la meilleure conduite à tenir dans une circonstance pathologique donnée, formulée à partir d’une analyse de la littérature scientifique et de l’opinion d’experts » (Leape, 1990). Différentes méthodes viennent en support afin de synthétiser les connaissances existantes nécessaires à l’élaboration de ces recommandations – méta-analyse de la littérature, conférence de consensus entre experts –, et de juger la valeur de la preuve apportée par la connaissance produite selon la technique statistique utilisée – la technique de randomisation étant considérée, au regard des autres techniques, comme celle qui permet d’apporter la meilleure preuve.

22Parallèlement, une lecture administrative rattache les démarches qualité aux aspects relatifs au fonctionnement de l’établissement, et dans une certaine mesure, à la manière dont les patients jugent la prestation. Les actions concernent alors les normes sécuritaires relatives au matériel ou au bâtiment, l’accueil des malades ou l’accessibilité aux personnes handicapées. Aussi variés soient-ils, ces sujets sont traités de la même façon : la définition de règles générales, souvent assises sur des textes juridiques, formalisées par les équipes de direction, en collaboration avec les médecins en charge de responsabilités administratives; une application homogène; et un suivi général des écarts éventuels.

23C’est d’ailleurs ce principe d’évaluation, élaboration d’un standard, analyse de l’écart entre celui-ci et la pratique existante, qui justifie l’association entre l’approche médicale et administrative. Car quel que soit le type d’acteur concerné, on retrouve toujours ce même fondement.

24L’assurance de la qualité est une seconde étape qui vient consolider cette approche médico-administrative. Elle le fait en associant au temps de l’évaluation précédent un temps de mise en œuvre d’actions correctives. Ces actions se fondent sur de nouveaux principes : le développement de systèmes d’alerte permettant une surveillance de l’événement considéré et le déclenchement de l’action; un schéma d’exécution de cette action qui obéit au respect de la conformité aux recommandations ou normes pré-établis. Le recours à l’écrit par l’élaboration de procédures représente également un nouveau credo. À travers ces actions et méthodes, l’assurance de la qualité permet l’affirmation d’un cycle évaluation/action cohérent, qui s’applique autant à des pratiques professionnelles qu’aux thèmes administratifs du fonctionnement interne de l’établissement.

25Avec la troisième étape, l’amélioration continue de la qualité, apparaît par contre une rupture par rapport à l’approche médico-administrative précédente. Car tant les principes que les méthodes employées s’inscrivent dans une nouvelle logique plus managériale. Elles apportent aussi des réponses à deux critiques exprimées envers l’évaluation et l’assurance de la qualité. En premier lieu, en rapportant la qualité à la valeur des pratiques professionnelles, la démarche se focalise sur la conception des stratégies diagnostiques et thérapeutiques, négligeant du même coup les conditions de leur mise en œuvre (Berwick, 1989). Parallèlement, la quête systématique d’une conformité à des standards de qualité tend à associer cette conformité à un niveau de performance idéal en matière de qualité. Or, rien n’affirme qu’en misant sur cette qualité de conformité, on épuise les potentiels d’amélioration (Lomas, 1990).

26C’est sur ce lit de critiques que voit donc le jour au début des années 1990 un ensemble de nouveaux principes et de méthodes orientés vers l’organisation du travail. Au niveau des principes, l’amélioration continue de la qualité met en exergue une recherche permanente d’excellence dans le travail, le recentrage des actions entreprises autour du malade, et la nécessaire maîtrise des conditions de mise en œuvre des stratégies cliniques. Pour instaurer des formes d’action plus coordonnées est également introduite la notion de relation client-four-nisseur. Parallèlement, les méthodes employées s’appuient sur une nouvelle forme de description de l’activité hospitalière, le processus. Le processus, unité de description composée de multiples activités et de différentes étapes, sert de base au diagnostic des causes réelles de dysfonctionnements (réalisées à l’aide de méthodes simples telles que des diagrammes de contrôle et en « arêtes de poisson »). L’application de ces méthodes s’effectue dans des sessions dites de problem-solving auxquelles participent les acteurs du processus considéré. Si ces méthodes renvoient à des notions couramment admises dans le monde de l’entreprise, elles apparaissent particulièrement novatrices dans l’univers de l’hôpital. Elles consacrent au nom des démarches qualité une nouvelle approche de type organisationnel.

27À travers cet aperçu historique, on perçoit donc combien le sens des démarches qualité a pu évoluer au cours du temps, d’une approche médico-administrative à une logique plus organisationnelle. La « visée » gestionnaire devient alors plus aisément identifiable, se rattachant plus particulièrement à cette dernière approche organisationnelle.

28À cet égard, les notions contenues dans l’amélioration continue de la qualité ne sont pas très éloignées de celles présentées dans les analyses historiques généralistes sur le sujet (Gogue, 1988). Mais la comparaison avec ces mêmes analyses montre aussi les spécificités du cas hospitalier : la forte interprétation médico-administrative parallèle du sujet, l’apparition relativement récente de l’approche organisationnelle et la faible greffe de la qualité totale. Ces trois éléments convergent pour affirmer la forte influence professionnelle et administrative exercée dans le secteur hospitalier, et son corollaire, le caractère relativement imperméable, du moins jusqu’à un passé récent, d’un tel univers à des approches gestionnaires.

2. Des « théories spontanées »

29Ce caractère imperméable à des approches gestionnaires explique sans doute la relative faiblesse du soubassement conceptuel de cette « visée » (Minvielle et Kimberly, 2000). Car si l’accent mis sur les processus productifs relatifs à la prise en charge des malades pointe les besoins de coordination entre les différents lieux de l’hôpital au détriment d’un pilotage centré sur l’optimisation de chaque unité opérationnelle, de nombreux points restent aussi dans l’ombre (Hurtado et al., 2000):

  • Si l’on met en œuvre des actions d’amélioration de l’organisation, celles-ci restent localisées. Elles ne s’inscrivent dans aucune forme de pilotage qui permettrait de les positionner les unes par rapport aux autres. Elles laissent donc entière la question de l’objectif général de rationalisation qui guide ces démarches au-delà de l’injonction d’une « recherche de la qualité ».
  • Les principes organisationnels sous-jacents à ces démarches sont également ambigus : l’amélioration continue de la qualité dans sa revendication de l’excellence de l’action collective se place dans une opposition assez caricaturale vis-à-vis de l’assurance de la qualité, fondée sur une quête de conformité à des standards. La complémentarité entre la standardisation et l’adaptation montrée dans les travaux précédents n’apparaît pas dans ce contexte alors qu’elle constitue un élément-clé de l’organisation d’une telle activité.
  • Différentes notions sont, enfin, peu explicites : « la relation client-fournisseur », par exemple, insiste sur les modes de coordination, mais peu d’éléments permettent d’expliquer comment celle-ci doit être assurée selon le degré d’incertitude, l’urgence de la demande, ou la spécificité des exigences. De même, l’idée du « client-roi » renvoie à la figure d’un « client générique ». En cela, la singularité des attentes reste peu appréhendée.

30À travers ces exemples on cerne mieux le statut des théories avancées à l’appui des pratiques managériales des démarches qualité : des théories qui ne s’avèrent jamais complètement formulées, jamais non plus véritablement articulées, et qui constituent au bout du compte, des « théories spontanées » (Gomez, 1995).

3. Un outil de gestion au service de la production de valeur

31En même temps, le recours à des concepts gestionnaires permet d’éclairer deux éléments essentiels de l’histoire de ces démarches.

32Le premier a trait aux activités à considérer au nom de la qualité. Faute d’objectifs clairement explicites, il est en effet souvent difficile de distinguer dans les pratiques actuelles ce qui relève d’une logique rationnalisatrice de l’utilisation des ressources où la qualité n’est qu’un prétexte et ce qui renvoie à une véritable « logique qualité ». Nous avons déjà montré (Kymberly et Minvielle, 1991) que cette ambiguïté était manifeste dans des pratiques nord-américaines où ces démarches servaient essentiellement des activités où économie de ressources et amélioration de qualité allaient de pair, plus rarement des cas où l’amélioration de la qualité supposait des ressources supplémentaires. Cette ambiguïté peut s’expliquer tant la contrainte économique exercée sur le secteur hospitalier est forte. Mais elle introduit une interrogation sur les activités à considérer au nom des démarches qualité. Existe-t-il des activités à considérer prioritairement dans un objectif d’amélioration de la qualité ?

33Le concept de chaîne de valeurs (Porter, 1986) constitue dans ce cas un appoint théorique utile. La chaîne de valeurs est classiquement définie comme l’ensemble des activités qui composent la prestation finale. Par analogie, on peut considérer que la valeur fournie par l’hôpital correspond à la qualité du service rendu. La chaîne de valeurs est aussi une chaîne de coûts, la combinaison d’activités qui engendre la valeur finale engendrant aussi un coût. Mais, comme le rappelle Lorino (2001), si ces chaînes de valeur et de coûts s’intéressent aux mêmes activités, elles les pondèrent et les structurent de manière distincte. Il peut y avoir des activités dysfonctionnelles ou parasites, sources directes ou indirectes de coûts importants mais sans influence significative sur la création de valeur (par exemple, les activités liées aux rivalités médico-administratives). Inversement, certains dysfonctionnements nuisibles du point de vue de la création de la valeur peuvent avoir une influence limitée sur les coûts (par exemple, la qualité de l’empathie d’un professionnel vis-à-vis de ses patients). Autrement dit, si les démarches qualité s’intéressent aux mêmes activités que des démarches de rationalisation des coûts, elles les pondèrent et les hiérarchisent différemment en fonction de l’objectif d’optimisation de la qualité du service rendu.

34Le second point concerne la doctrine que l’on peut établir autour de l’usage de ces démarches. Il est habituel de les considérer comme des techniques permettant de répondre à un ensemble de problèmes d’organisation bien précis, remaniement des circuits d’information, amélioration des prises de rendez-vous en consultation externe, ou encore amélioration des pratiques professionnelles. Leur usage le plus visible apparaît ainsi sur le versant de la prescription de nouvelles modalités organisationnelles de la prise en charge afin d’améliorer la qualité du service rendu.

35Mais il convient aussi de souligner les nombreux débats et expérimentations diverses qui ont accompagné la diffusion de ces mêmes démarches. Compte tenu de la tension existante dans les hôpitaux quant à la capacité des professionnels à accomplir l’ensemble des tâches directement associées aux soins, ce temps passé dans des « réunions qualité ou accréditation » a souvent été jugé comme superflu. En même temps, on ne peut négliger les apprentissages multiples, concernant aussi bien les responsables d’établissement, les médecins, que les infirmières et autres paramédicaux qu’elles ont générées. Ces apprentissages sont souvent ignorés, relativement éparpillés aussi. Pourtant, comme l’illustre l’exemple qui suit, ils ne sont pas négligeables.

36D’une manière générale, l’éclairage gestionnaire proposé permet de positionner les démarches qualité comme des outils de gestion au service de la création de valeur. En tant qu’instrument de gestion, ces démarches présentent une doctrine d’usage connue, exerçant sur le double registre de la prescription et de l’apprentissage (Moisdon, 1996). Les apports de la prescription de nouvelles modalités organisationnelles sont guidés par un objectif d’amélioration de la qualité de la relation de service ce qui traduit une certaine originalité par rapport à une instrumentation traditionnellement dédiée à la rationalisation économique. Ces démarches participent aussi au développement d’apprentissages sur l’organisation interne de la prise en charge des malades. Relativement ignoré, c’est pourtant sur ce dernier versant de l’apprentissage que l’apport de ces démarches dans la gestion interne des établissements nous semble le plus important. Pour peu que les dispositifs soient engagés avec une certaine adresse, les démarches qualité peuvent en effet favoriser l’implication des professionnels et des responsables d’établissement sur des sujets organisationnels jusqu’alors peu abordés, et pourtant riches de conséquences au niveau du résultat du service bien évidemment, mais aussi des conditions quotidiennes de la prise en charge des malades, …et donc de la motivation de ces mêmes professionnels et responsables d’établissement.

L’APPRENTISSAGE DE LA DÉMARCHE QUALITÉ

L’expérience menée en collaboration avec la commission d’évaluation d’un hôpital universitaire parisien avait pour objectif d’identifier les causes de prescriptions répétées en matière d’examens complémentaires qui ne se justifiaient pas d’un point de vue médical. Cet objectif renvoie à l’analyse d’un processus particulièrement transversal aux différentes activités de l’hôpital : depuis le médecin prescripteur jusqu’au retour du résultat au sein de la même unité de soins, une multitude d’acteurs interviennent, médecins, infirmières, membres des laboratoires, s’appuyant également sur une variété de supports tant pour acheminer les prélèvements que pour adresser en retour les résultats. L’enquête a ainsi conduit à mettre en évidence la faiblesse de modes de coordination. Elle a aussi souligné l’importance des modes de transmission d’information entre les différents acteurs impliqués dans ce processus. En réponse, différentes actions d’amélioration ont été engagées montrant l’apport sur le plan de la prescription : des procédures ont été rédigées, puis intégrées dans un système informatique d’alerte couvrant l’ensemble de prescriptions biologiques de l’hôpital (Minvielle, 1998). En même temps, dans un univers peu habitué à définir des lieux de diffusion et de construction de savoirs organisationnels, ce type de démarche a eu la vertu de créer des lieux d’échange. La communication entre des acteurs porteurs de savoirs différents a été rendue possible. Dans ce processus, divers acteurs sont amenés à formaliser leurs savoirs locaux, selon les trois principes de « socialisation, d’externalisation et d’internalisation des connaissances » décrits par Nonaka et Takeuchi (2000). Ainsi, une infirmière « socialise ses savoirs », en exprimant ses contraintes de formulation de la prescription au sein des formulaires aux autres acteurs du processus (le temps opportun pour s’assurer d’un résultat rapide, le niveau de savoir médical requis, le savoir lié aussi au choix des formulaires et aux règles de remplissage – à titre anecdotique, cet hôpital présentait à l’époque plus de 63 formulaires de prescription différents !) À l’inverse, la rédaction des procédures vise à « externaliser » son savoir, c’est-à-dire à codifier ces connaissances informelles pour répondre aux besoins de communications entre acteurs d’un même processus. L’enjeu se situe, plus que dans des savoirs spécialisés, dans l’intégration de ces savoirs de nature différente au sein du processus. Enfin, l’intégration de ces procédures dans un système d’alerte tournant en routine au moment de la réalisation d’une prescription joue sur « l’internalisation » de ce savoir en devenant des connaissances tacites de l’établissement.
Ce cas précis illustre ainsi que les démarches qualité offrent toute une série d’améliorations dans le circuit de prescription, mais qu’elles génèrent également toute une série de connaissances nouvelles sur l’activité hospitalière, les marges de manœuvres véritables du management, les modes de coordination, etc.

III. – LA QUALITÉ DANS L’ÉVALUATION DE LA PERFORMANCE HOSPITALIÈRE

37Parallèlement aux démarches présentées ci-dessus, une autre déclinaison de la qualité est apparue très présente ces dernières années : le développement de mesures de la qualité et leur intégration dans l’évaluation de la performance hospitalière. La qualité est vue dans ce cas comme un critère d’évaluation de la relation de service au même titre que les coûts. Traditionnellement, comme pour d’autres activités de services à forte composante professionnelle, cette mesure est jugée peu « objectivable ». Les signaux qualité que perçoivent les patients et les financeurs sont liés à des phénomènes de réputation : prestige de la formation initiale (filière de l’internat et des hôpitaux universitaires), prestige lié à la technologie mise en œuvre, effets de réputation construits par les patients. Sur un plan théorique, la qualité de tels systèmes professionnels à forte asymétrie d’information vis-à-vis du bénéficiaire ne peut alors s’appréhender que par des conventions d’effort ou de résultat (Karpik, 1989).

38Les développements entrepris au cours des années 1990 ont pourtant quelque peu mis à mal cette idée d’une qualité incommensurable. La mesure de la qualité est devenue un champ de recherche nouveau dans le secteur de la santé publique, la recherche portant notamment sur les résultats de soins. Des équipes médicales, en collaboration avec des équipes de santé publique, ont investi des thèmes multiples comme les taux de mortalité, d’infections contractées à l’hôpital dites nosocomiales, ou encore de césariennes.

39En parallèle, des bases de données traitées à l’échelon national ont amené de nombreux pays anglo-saxons à se lancer dans la construction de tableaux de bord à visée comparative (les League Tables), assortissant les résultats de ces comparaisons d’effets sur la distribution des ressources financières. Dans ces tableaux la qualité constitue une des dimensions de la performance abordée. En France, ce sont essentiellement les medias qui se sont emparés de ce thème – cf., les enquêtes menées par Sciences et Avenir (1989), Le Figaro et Le Point (2001) sur le palmarès des établissements français, publics et privés –, rappelant par ailleurs la faiblesse des données existantes et facilement utilisables. La Direction de la recherche et des études en santé (DREES) du ministère a plus récemment présenté une actualisation des données recensées dans ses systèmes d’information sur la performance hospitalière (DRESS, 2001). L’ANAES mène également une réflexion sur le thème (Minvielle et Pouvourville, 2001) [2]. Enfin, certaines Agences régionales de l’hospitalisation (ARH) introduisent dans les contrats d’objectifs et de moyens négociés avec les établissements des objectifs de performance en matière de qualité.

40Avec ces développements, de nouveaux horizons se sont ouverts : analyser l’impact des démarches qualité; conditionner les financements à la performance des établissements en matière de qualité, comme nous le verrons plus loin; ou bien envisager de nouvelles formes de pilotage de la performance hospitalière, comme nous allons le voir. Cependant, l’abord de ces nouveaux horizons, quels qu’ils soient, reste subordonné au caractère opérationnel des mesures construites. Or, dans ce domaine, les problèmes techniques sont loin d’être anodins. Leur analyse témoigne aussi d’une confrontation entre deux approches, l’une de type « contrôle de gestion », l’autre statisticienne.

1. Le développement des indicateurs : de l’analyse statistique à une forme de pilotage de la performance

41Toutes les expériences engagées ces dernières années pointent en effet les différents écueils à surmonter avant d’envisager une utilisation régulière de mesures de la qualité au sein d’un établissement.

42Parmi ces écueils, ceux relatifs aux questions métrologiques occupent le devant de la scène. De nombreux débats d’experts en statistiques ont en effet vu le jour ces dix dernières années autour des méthodes de construction des instruments de mesure. Ils concernent les modes de collecte de l’information, la fiabilité de la mesure et la qualité de l’interprétation proposée. Des questions pointues sur la validité des outils construits, les tailles d’échantillon nécessaires pour permettre des comparaisons, les systèmes d’information sur lesquels s’appuyer pour obtenir des données fiables, ou encore les techniques d’ajustement pour garantir une interprétation précise du résultat, sont ainsi traitées (Eddy, 1998; Brook et al., 1996). Ces débats montrent d’une manière générale la complexité des sujets à traiter, le thème de la mortalité étant sans doute le plus exemplaire de la difficulté à produire des taux fiables et permettant une comparaison interétablissement.

43L’importance de ces débats ne doit pas néanmoins conduire à négliger d’autres types d’écueil.

44En amont, des questions d’ordre métrologique se pose la question de la « cartographie » de la qualité qui permet de positionner les mesures les unes par rapport aux autres (Minvielle et al., 2001). On touche là aux questions déjà évoquées (cf. section II.1) de définition du champ de la qualité et des dimensions qui la compose. Nous l’avons dit, une spécificité de la qualité de la prise en charge des malades par rapport à des activités industrielles est la difficulté de lier les actions entreprises (les indicateurs de processus) et les résultats. Cette distinction rend le besoin d’associer des indicateurs de résultats et processus, les premiers pris isolément pouvant mal rendre compte des efforts entrepris par les équipes de soins. Comprendre le choix entre des indicateurs dits « plongeurs » (spécifiques d’une activité médicale) et « patineurs » (transversaux aux différentes activités comme les mesures de la satisfaction des patients) constitue un autre aspect à considérer. Sans la référence à un « cadrage » d’ensemble, l’interprétation d’un indicateur reste délicate.

45Du stade expérimental à une mise en œuvre routinière se situe aussi toute une série de questions à résoudre relatives aux conditions de mise en œuvre opérationnelle et routinière des indicateurs. Ces questions classiques de l’« implementation » d’un nouveau dispositif dans un système socio-technique abordent des sujets tels que : l’intégration dans la stratégie de l’établissement, la faisabilité en termes de charge de travail et l’acceptabilité par les professionnels concernés, ou les supports de restitution (ce que les anglo-saxons nomment les score cards) (Shortel et al., 1995). Il y a dans ces sujets des raisonnements managériaux à engager pour s’assurer que les conditions d’une utilisation réelle des indicateurs soient réunies.

46Parvenir à une utilisation en routine des indicateurs renvoie donc à un cheminement délicat au sein duquel des considérations de différentes natures interviennent. Elles sont d’ordre statistique, managériale ou taxinomique. À l’heure actuelle, l’orientation des débats témoigne d’une prédominance des questions biostatistiques et professionnelles sur les autres. Chacun s’accorde à reconnaître que les problèmes métrologiques justifient l’importance donnée à ces questions. Pour autant la question de l’objectif recherché dans la construction de ces indicateurs subsiste. Face à cette question, deux conceptions s’opposent d’une manière plus ou moins implicite : celle du métrologue et celle du gestionnaire.

Le métrologue et le gestionnaire

47Le statisticien va guider la construction de la mesure vers la recherche de l’excellence métrologique. C’est la recherche de spécificité et de sensibilité du phénomène étudié, la focalisation sur un phénomène pointu, bref la recherche d’une description fidèle du phénomène considéré au prix d’une certaine sophistication de méthode qui est privilégiée. En comparaison, le gestionnaire dans son objectif de « pilotage de la qualité » est prêt à accepter volontairement une certaine imperfection, l’indicateur tenant plus un rôle de marqueur de dépistage d’un dysfonctionnement que celui de reflet précis de l’intensité du phénomène considéré. Les indicateurs composant un tableau de bord sont également assez synthétiques, de façon à faciliter l’exercice de la vigilance au niveau d’un pilotage d’ensemble. Le caractère réducteur des indicateurs construits est la contrepartie de leur commodité d’utilisation.

48Il est possible d’avancer, sans grand risque de se tromper, que les deux conceptions expriment chacune une part de vérité, et que le développement technique des indicateurs doit trouver un équilibre entre les deux approches.

49En même temps, l’histoire récente montre que le besoin d’intégrer les réflexions sur les indicateurs à l’échelle de l’établissement, voire à un niveau national, est grandissant. Il existe une revendication sociale forte au développement de tableaux de bord et à de nouvelles formes de pilotage de la performance. Souci de transparence, besoin de connaissance sur le plan de son efficacité clinique (notamment sur le plan des risques encourus) et de l’investissement économique dans le secteur, besoin aussi de comparaison pour s’assurer d’une égalité de traitement des malades quel que soit l’établissement visité, sont les arguments mis en avant. De ce fait, l’équilibre à trouver entre les deux conceptions ne se traduit plus tout à fait dans les mêmes termes qu’il y a quelques années : l’investissement méthodologique jusqu’à maintenant réalisé sur quelques indicateurs spécifiques doit être repensé dans un cadre plus large.

2. L’apprentissage du pilotage d’une performance multidimensionnelle

50Même si les revendications sociales en vue de « concevoir des systèmes de performance hospitaliers » sont fortes et semblent marquer une nouvelle ère, le sujet reste encore aujourd’hui sensible. L’action des médias, à travers la publication du palmarès des hôpitaux, a montré qu’à force de contester toute possibilité d’évaluation de cette performance, le vide reste béant et le besoin majeur. En même temps, on peut comprendre les craintes que peuvent ressentir les professionnels, responsables hospitaliers ou régulateurs à se lancer dans une telle aventure.

Un apprentissage périlleux ?

51Un premier argument d’ordre technique est parfois avancé en appui de ces craintes. Comme nous l’avons indiqué, en toute rigueur, il serait nécessaire de couvrir tous les champs de la qualité ce qui apparaît difficile au regard du caractère singulier de l’activité hospitalière. Mais cela n’est pas forcément incompatible avec la philosophie des tableaux de bord. Ces derniers n’ont pas vocation à être exhaustifs mais à définir des thèmes prioritaires. Ils n’ont pas non plus l’ambition de créer un maillage serré dans l’analyse, mais seulement de permettre le dépistage des principaux phénomènes.

52D’autres arguments portant cette fois sur les conséquences de l’introduction de tels systèmes peuvent inciter certains à privilégier le statu quo. Le caractère aléatoire de la qualité de la prestation conduit à définir traditionnellement une obligation de moyens de la part du producteur lors de la réalisation de la prestation, et non de résultat. En même temps, la pression sociale qui s’exerce sur les hôpitaux tend à revendiquer des indicateurs de résultat. Quel serait alors le moyen de recours du producteur si d’aventure les résultats s’avéraient mauvais malgré des efforts entrepris et des moyens mis à disposition importants ? Sur un autre plan, une comparaison interétablissement implique une objectivation de données sur des sujets parfois sensibles : comment alors accepter d’entrée dans ce jeu de la comparaison surtout si les instruments de mesure ne donnent pas toutes les garanties dans l’interprétation des résultats ?

53Enfin, une évaluation de la performance hospitalière offrirait aussi des lectures d’ensemble permettant d’objectiver toutes les logiques d’actions. Or, le bénéfice d’un tel changement n’est pas toujours évident à considérer par rapport à des équilibres précaires, mais existants.

54À y regarder de près, la méfiance dont certains acteurs peuvent faire preuve relève d’une prudence stratégique, voire d’une certaine résistance au changement. En même temps elle est révélatrice d’une certaine méconnaissance des questions posées par le développement d’un système d’évaluation de la performance organisationnelle. Car les questions engendrées dans le secteur hospitalier par l’introduction de critères de qualité dans le pilotage de la performance ne constitue pas un cas isolé. D’autres organisations ont connu ces dernières années la nécessité de développer des systèmes d’évaluation de la performance, tant dans le domaine des services que de l’industrie (Abate, 2000). Au regard de ces expériences, la confrontation entre la qualité et les indicateurs existants (la durée de séjour, le taux d’occupation des lits, et les points ISA, indice de productivité prenant en compte les caractéristiques de l’activité de l’établissement et servant de base à une valorisation financière) peut même paraître relativement pauvre.

55Sur le plan théorique, ces initiatives ont en commun de s’inscrire dans un vaste processus d’apprentissage du caractère multidimensionnel du concept de performance. De nombreux travaux se sont efforcés de décrire cette multidimensionnalité de la performance organisationnelle, et son caractère forcément paradoxal (Cameron, 1986; Lewin et Minton, 1986).

Système de pilotage et arbitrage de terrain

56Mais l’intérêt de ces travaux théoriques, généralistes (Parsons, 1951) ou adaptés à la santé (Sicotte, 1998) est aussi de souligner combien le rapprochement de plusieurs dimensions au sein d’un même système d’évaluation de la performance peut être bénéfique en matière de pilotage de l’organisation. Car en objectivant de nouveaux arbitrages, le système devient plus proche de la réalité du terrain, et donc des acteurs des unités opérationnelles, ce qui dans un système à forte résonance professionnelle comme celui de l’hôpital constitue un argument à prendre en considération.

57Dans cette optique, l’introduction de critères de jugement sur la qualité constitue une évolution par rapport à une évaluation de la performance exclusivement fondée sur des critères financiers et de productivité, que les professionnels peuvent trouver « plus parlante ».

58En se rapprochant de la complexité de leur activité quotidienne, on perçoit en même temps que les arbitrages engendrés entre le coût/productivité et la qualité a une signification particulière dans le cas du service rendu au malade. La question de la qualité est en effet première par rapport aux questions de délai ou de coût car elle est elle-même dominée par celle du risque clinique. Or, la qualité relative au risque clinique ne souffre, au moins théoriquement, d’aucun compromis : elle s’impose au coût, au délai. Ce qui compte dans la gestion d’une prise en charge, c’est avant tout de ne pas faire d’erreur : c’est-à-dire de ne pas passer à côté d’un signe clinique significatif d’une maladie, de ne pas répéter un examen dangereux à cause d’un oubli, de ne pas non plus mettre en péril l’évolution clinique du patient pour des questions associées à d’autres critères.

59Cette qualité relative au risque clinique oriente le but à poursuivre dans ce type d’activité. Un tel objectif ne signifie pas pour autant l’exclusion de considérations sur les délais ou les coûts : un « arbitrage » est effectué quotidiennement par les professionnels de santé entre ces trois principes, ce qui suppose une adaptation de la priorité donnée à la minimisation du risque à chaque cas rencontré. De plus, en considérant la multiplicité des prises en charge à gérer simultanément, les arbitrages ne s’effectuent pas isolément, mais dans un contexte d’interdépendance, ce qui relève de la gestion d’une singularité à envisager à grande échelle (Minvielle, 1996).

60Une approche de l’évaluation de la performance intégrant des critères de qualité présente dans ces conditions l’intérêt d’opérer un rapprochement entre les arbitrages si spécifiques opérés sur le terrain et le système de pilotage mis en place.

IV. – LA QUALITÉ DANS LA RÉGULATION HOSPITALIÈRE

61Le dernier développement notable autour du mouvement de la qualité concerne la définition de nouveaux modes de régulations des hôpitaux. Sur ce registre le chantier reste entier.

62En termes de planification, des activités, voire des établissements, sont fermées selon des critères de qualité, entendus comme le niveau de sécurité minimal requis pour maintenir le fonctionnement, par exemple, la sécurité du matériel. Mais en agissant de la sorte ils restent sur un registre purement structurel et technique, restrictif en termes de qualité.

63En termes d’allocation budgétaire, la démarche habituelle consiste plutôt à évoquer l’impact d’un mode de tarification sur la qualité. Dans le contexte américain, pourtant en avance dans le développement des mesures de la qualité, donc à même d’envisager de nouvelles règles, les mécanismes de paiement sont considérés faiblement couplés – loosely-coupled – avec la qualité. Celle-ci apparaît essentiellement comme un « parapet » contre des politiques de rationnement excessives, rarement comme une démarche compatible avec des modes de rationalisation financières, jamais comme le principe sur lequel se fonde l’allocation des ressources. De ce fait, une régulation fondée sur une compétition par la qualité reste un leurre, même dans les pays qui l’affichent en tant que telle (Maynard, 1998).

1. L’incitation à l’amélioration de la qualité plus que la concurrence

64Le rapprochement théorique est donc là d’ordre purement prospectif. Dans cette perspective, il est néanmoins possible de fixer quelques repères. D’abord, notons que l’introduction de nouveaux modes de concurrence fondée sur la qualité marquerait une rupture avec une conception microéconomique classique fondée sur une concurrence par les prix, à qualité « égale ». Mais en même temps, cette concurrence se heurte à certaines caractéristiques relatives au contexte de régulation français (Pouvourville et Minvielle, 2002):

  • Un des principes du système d’assurance maladie français est d’assurer que la qualité soit la même quel que soit l’établissement. Ce principe oriente l’action du régulateur, celui-ci ne devant pas contribuer à discriminer par la qualité mais à l’homogénéiser.
  • Il faut aussi noter que le régulateur se trouve dans une situation de connaissance imparfaite de la qualité des établissements. Il peut juste juger les établissements selon différents niveaux : « bon », « moyen »,
  • mauvais ». Cette imprécision se module néanmoins selon le niveau auquel le régulateur se situe, forte si ce dernier se trouve à l’échelon national, moindre si celui-ci est à un échelon plus décentralisé, comme les agences régionales de l’hospitalisation.
  • Enfin, le régulateur est soumis à une connaissance sélective : la qualité concerne tel ou tel domaine ou activité. De ce fait, il est amené soit à établir une hypothèse qui consiste à admettre que, si l’établissement est « bon » sur des domaines particuliers, il est « bon » dans son ensemble; soit il se limite à un raisonnement sélectif.

65Toutes ces réserves suggèrent que cette concurrence ne peut être que partielle, restant subordonnée à un objectif de réduction des inégalités observables en matière de qualité. Il apparaît ainsi plus logique de situer l’enjeu sur le plan des incitations permettant l’amélioration de la qualité.

66Sur ce plan, une première incitation pourrait correspondre à la diffusion publique des résultats en matière de performance hospitalière sur des thèmes jugés essentiels, notamment des thèmes jugés régaliens par les pouvoirs publics comme le risque ou la démocratie sanitaire. Cette incitation pourrait aussi s’associer à de nouveaux modes d’allocation des ressources hospitalières. Elle pourrait également jouer sur des modes de planification ou d’accréditation des établissements (la non-qualité de certaines activités ou de l’établissement tout entier, entraînant le refus d’autorisation de fonctionner ou des réserves majeures). Elle pourrait enfin lier les trois. On perçoit donc la possibilité de jouer sur plusieurs registres permettant de bâtir, plus qu’une incitation isolée, un véritable système.

67Mais dans la construction de ce système de nombreuses questions restent évidemment ouvertes, concernant : la nature de l’incitation (redistribution, prime, sanction), le type de mesure utilisé (l’incitation peut être plus ou moins sélective selon les thèmes retenus), le niveau (régional ou national), et enfin le mécanisme utilisé (quelle part de l’allocation peut être redistribuée sans risquer une discrimination par la qualité ? Quelle voie contractuelle envisager ?)

2. « Rendre des comptes » sur la qualité

68En parallèle, cette analyse sur la régulation ne serait pas complète si l’on ne revient pas sur le fait qu’elle s’inscrit dans un contexte où les demandes sociales sont fortes, non seulement en France, mais plus généralement dans l’ensemble des pays industrialisés. Média, association de consommateurs, et plus généralement interrogation citoyenne sont là pour rappeler le besoin d’une plus grande transparence sur des données relatives à la qualité des soins hospitalières, on l’a dit. De ce fait, le régulateur se retrouve face à d’autres défis que la seule incitation de l’amélioration de la qualité. Il doit notamment se préoccuper de la diffusion d’une information ciblée vers le grand public. D’une manière plus générale se pose la question de la constitution d’un débat démocratique sur la performance (Girard et Minvielle, 2002).

De l’expertise à la diffusion publique de l’information

69Sur ce plan, il apparaît que, pour l’instant au moins, l’information délivrée sur la performance, qu’ils s’agissent de rapports officiels ou de palmarès des médias, a peu d’impact sur le grand public (Hibbard et al., 1997). Les raisons évoquées sont que les citoyens découvrent progressivement l’importance de ces informations, qu’ils sont souvent noyés devant sa densité, qu’ils préfèrent les avis de leur entourage et que leurs préférences sont mal connues. Elles traduisent également une tension entre le souci d’expertise et le souhait d’alimenter un débat démocratique : la pertinence de l’information produite est fondée sur une expertise scientifique qui tend à la rendre sophistiquée et détaillée; en même temps, la diffusion publique de cette information suppose une compréhension par le plus grand nombre qui peut conduire à l’effet inverse d’agrégation et de simplification, effet dont on peut d’ailleurs douter du bien-fondé.

70En regard, diverses expériences ont rapporté les initiatives pour pallier à ces faiblesses : l’éducation et la motivation des citoyens, l’amélioration et l’accessibilité des supports de diffusion, enfin, l’identification de personnes intermédiaires, médiateurs qui doivent aider les citoyens tant dans leur choix que dans leur éducation (Naylor et al.). Toutes ces actions ont pour objectif d’initier un débat qui pour l’instant reste embryonnaire.

Vers un débat démocratique ?

71Une information sur des mesures de la performance aisément accessible au grand public est une condition sine qua non à la constitution d’un débat démocratique sur le sujet. En même temps, l’émergence de ce débat ne relève pas seulement d’une question de diffusion de l’information. Elle traduit aussi l’émergence d’une expression citoyenne, et d’une manière plus large, de nouvelles relations entre les acteurs du système de santé. À côté des citoyens, les professionnels de soins, les décideurs politiques, et les gestionnaires (qu’ils soient acheteurs ou producteurs de soins), sont en effet concernés par ce débat. Chacun y est amené à développer de nouvelles relations, et à tenir un nouveau rôle. Dans cette sociabilité d’un nouveau genre une certaine perplexité se devine derrière les messages d’optimisme.

72Ainsi, le citoyen s’affirme comme un acteur à part entière du système, voire un codécideur. Il pourrait en tant que consommateur de ce système sélectionner les professionnels et les services de santé. Il aurait également en tant que citoyen un droit de regard sur toutes les données, même les plus « sensibles » qui lui permettrait de porter un jugement plus précis sur les éléments de ce système. Autant d’évolutions qui sont évidemment largement fondées. Mais en même temps, les difficultés de concilier cette évolution avec les efforts d’amélioration de la performance ne manquent pas. Par exemple, les professionnels de soins ou les gestionnaires peuvent hésiter à s’investir dans l’identification des sources d’amélioration potentielles sachant qu’elles constituent autant de dysfonctionnements évalués et jugés par le grand public. Ces mêmes professionnels peuvent également ressentir une perte d’autonomie préjudiciable à leur implication dans les efforts d’amélioration.

3. Régulation, performance et gestion interne : quelle cohérence ?

73L’analyse du mouvement de la qualité aux trois niveaux de la régulation, du pilotage de la performance et de la gestion interne pose au final une question de cohérence de l’ensemble.

74Par exemple, le système d’incitation envisagé doit être soigneusement articulé avec les modes de pilotage. Il s’agit d’assurer une certaine cohérence entre incitation et mode de pilotage, et ne pas, à l’inverse, lier trop strictement l’incitation et le pilotage de la performance. Par exemple, si les indicateurs qui fondent l’incitation privilégient la réduction des délais d’attente aux urgences d’un hôpital, ils peuvent inciter à développer un ordre de priorité sur l’ordre d’arrivée et non sur la gravité des cas.

75Sur un autre plan, quel que soit le système d’incitation retenu, la démonstration que la mesure comparative de la qualité du service soit rendue possible et qu’elle devienne une source d’enjeu conduit à des besoins de conceptualisation sur les comportements du régulateur, du producteur et de l’usagerconsommateur. Car cette nouvelle donne soulève de nombreuses interrogations : l’usager tiendra-t-il un rôle de consommateur « éclairé » ? Le régulateur peut-il faire face à cet objectif d’amélioration de la qualité et aux nouveaux arbitrages coût/qualité auquel il est confronté ? Quel comportement adoptera réellement le producteur dans l’arbitrage interne entre le coût et la qualité de la prestation ?

76Si nombre de ces questions sont encore ouvertes, soulignons qu’elles ne constituent pas pour le spécialiste de la gestion publique de véritables surprises. Car il voit dans cette quête de cohérence un cas spécifique d’un mouvement de modernisation qui traverse, comme l’hôpital, l’éducation, la justice ou les transports. Ce mouvement qui vise à plus d’évaluation, plus de mesure sur la qualité et plus de diffusion publique de l’information, dépasse même les frontières nationales si l’on se réfère aux développements actuels du New Public Management (Pollit et Bouckaert, 2000) dans les pays anglo-saxons. À ce titre, le cas hospitalier n’apparaît pas particulièrement isolé.

V. – ENSEIGNEMENTS SUR L’USAGE DE CONCEPTS GESTIONNAIRES EN SANTÉ

77À travers l’histoire du mouvement de la qualité hospitalière de nombreux concepts managériaux ont été évoqués : outil de gestion, performance organisationnelle, nouvelle gestion publique, pour ne citer que les principaux. À ce titre, ce mouvement constitue un cas de l’usage de tels concepts dans le champ de la santé. Nous voudrions pour conclure, tirer quelques enseignements sur cet usage. Notamment comment juger de l’intérêt d’importer des concepts venus d’ailleurs au sein d’un secteur donné ? Quel crédit apporter également aux différents rapprochements théoriques observables ? Et enfin, quel peut être le rôle tenu par le chercheur en gestion dans ces conditions ? Ce sont autant de questions qui méritent une certaine attention à un moment où, comme il l’est rappelé dans l’introduction de ce dossier, la question du management dans la santé n’a peut-être jamais été autant d’actualité.

1. La mobilisation : entre approche généraliste et émergence de la spécificité

78Dans la démarche de mobilisation de concepts gestionnaires se situe un élément central : la pertinence de l’importation de concepts déjà existants ailleurs, le plus souvent dans le monde de l’entreprise. Le cas de la qualité hospitalière est là illustratif des différentes difficultés qui peuvent surgir au cours de cet exercice.

79Un premier risque est de se servir de raisonnements empruntés, en s’empressant d’oublier les hypothèses simplificatrices et contestables qui les sous-tendent, pour ne retenir que des conclusions pseudo-opéra-tionnelles. L’aperçu historique sur les « démarches qualité » témoigne d’un certain penchant pour cette pratique. Par exemple, le recours à la notion de « relation clientfournisseur » nous semble particulièrement révélatrice d’un exercice de nominalisme sans grand fondement théorique  [3].

80Ce cas de figure en cache un autre où la mobilisation renvoie à de véritables concepts mais où l’adaptation aux caractéristiques du contexte hospitalier est mal assurée. Par exemple, la notion de risque introduit des arbitrages coût/qualité particuliers en matière de pilotage de la performance par rapport à d’autres secteurs. De même, une théorie de la concurrence par la qualité ne peut s’envisager dans un système de régulation administré comme la santé. Ce cas du transfert des concepts sans adaptation ne reconnaît implicitement aucune spécificité à l’hôpital.

81Un troisième risque est a contrario de ne pas percevoir une communauté de pensée avec d’autres secteurs qui conduirait à oublier certains concepts connus ailleurs. Il en est ainsi de la reconnaissance du caractère multidimensionnel de la performance hospitalière, ou des tensions liées à de nouvelles formes de gestion publique qui jouent sur le double registre de la mise en œuvre d’évaluation de la qualité et de diffusion publique de cette information.

82On voit bien à travers ces risques que cet exercice de mobilisation navigue entre deux écueils : une application aveugle sans considération de la spécificité du secteur et, à l’inverse, un faible recours à des concepts extérieurs en raison d’un enfermement sectoriel.

2. Le sens donné par les acteurs et par le chercheur en gestion

83Ces risques guettent tous les acteurs engagés dans cet exercice de mobilisation conceptuelle. L’opposition entre des logiques professionnelle et administrative d’une part, et managériale d’autre part, est une distinction classique pour distinguer les catégories d’acteur « profanes » et « expertes » qui engagent cet exercice. Elle se retrouve au niveau de la déclinaison des démarches qualité. Elle se voit également dans la confrontation de vue entre approche métrologique et gestionnaire au niveau de l’usage des mesures de la qualité. Elle souligne combien une lecture gestionnaire se heurte à d’autres représentations portées par des catégories d’acteurs peu familiers avec des notions gestionnaires.

84Mais une autre distinction est à prendre en considération, ce que Dumez (1988) nomme une recension des sens donnés par les acteurs du secteur et le chercheur en gestion. Les acteurs doivent alors être compris dans un sens large, professionnels, voire gestionnaires du secteur. Ces acteurs du terrain produisent un exercice de mobilisation alors qu’à un autre niveau le chercheur en gestion produit sur les mêmes faits un rapprochement théorique différent.

85À cet égard, le cas de la qualité montre que le sens donné par les acteurs hospitaliers à la gestion marque une certaine appétence, sans forcément avoir toutes les clés de lecture pour déjouer les écueils de la mobilisation des concepts. Le chercheur en gestion n’est bien évidemment pas non plus à l’abri de faire des erreurs. Dumez évoque notamment les risques d’une conceptualisation dans une « tour d’ivoire » déconnectée des faits (1988). Sans donc préjuger de sa valeur ajoutée, nous voudrions souligner le rôle que peut tenir un chercheur en gestion dans un secteur donné.

86Il est d’abord tenu à une analyse serrée de la capacité des concepts à être exportés. Nous l’avons vu certaines notions sont mobilisées parfois trop rapidement par les acteurs de terrain. Il tient également un rôle dans le choix des concepts mobilisés. Certains sont parfois moins évoqués alors qu’ils peuvent offrir de nouvelles lectures des phénomènes. Plusieurs cas dans l’histoire de la qualité hospitalière témoignent de cet exercice : la formalisation des « démarches qualité » comme un outil de gestion mettant en avant le rôle majeur de la fonction d’apprentissage, la traduction des développements sur la mesure de la qualité dans une double perspective de construction de systèmes de pilotage de la performance ou de régulation. Dans cette démarche, le niveau du rapprochement entre les faits et les concepts est un paramètre essentiel. La réarticulation de certains faits dans des cadres conceptuels globalisants peut permettre de retrouver des communautés de pensée qui atténuent la spécificité du mouvement que connaît l’hôpital. Tel est le cas de l’intégration de la performance, de la place de la qualité du service rendu, et de la nécessité de rendre plus de comptes dans un vaste mouvement de modernisation de la gestion publique.

87Dans l’ensemble de ces actions, on voit la capacité que possède le chercheur en gestion d’introduire une visée explicative et descriptive dans le secteur considéré. Autrement dit, sa recherche peut offrir les moyens non d’expliquer un mouvement comme celui de la qualité, mais de le comprendre suffisamment pour donner aux acteurs des moyens accrus de le changer de façon plus efficace. On perçoit au passage que dans cet exercice, la conséquence normative qui conduit à la prescription et à des recommandations de changement ne peut être oubliée. Comme le souligne Martinet (1990), « il n’est sans doute plus beaucoup de chercheurs pour croire à la neutralité de leurs explications. Il y a en peut-être davantage à laisser implicites les normes qu’elles transportent inexorablement ».

88D’une manière plus ambitieuse, enfin, le chercheur en gestion est engagé dans la reconnaissance de concepts spécifiques à l’hôpital et, stade ultime dans la reconnaissance de l’hôpital comme un cas exemplaire, est capable de produire des concepts à portée générale. On retrouve dans le cas présent cette quête de spécificité dans la considération de la singularité des cas à traiter simultanément, de la prédominance de la notion de risque dans la qualité hospitalière, ou de l’incertitude du résultat. De ce fait, cette qualité s’applique à un service singulier, de proximité et de masse ce qui donne aussi sa particularité à la manière d’appréhender l’évaluation de sa performance et sa régulation.

89À travers ces rôles, on voit combien le chercheur en gestion dans un secteur donné est partagé entre la réalisation d’exercices à visée explicative, souvent à partir de concepts déjà éprouvés, et la recherche d’une nouvelle conceptualisation. Dans ce partage, l’histoire du mouvement de la qualité montre que la complexité des phénomènes étudiés est dans un secteur comme l’hôpital si grande, les obstacles si nombreux, et la demande sociale si forte, que le chercheur en gestion est souvent conduit à mener en priorité son travail de recherche avec méthode et rigueur dans son pouvoir explicatif. Mais cela ne doit pas introduire une peur de l’insolite du phénomène étudié, car c’est à ce prix que progresse aussi la connaissance dans un secteur comme la santé.

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Notes

  • [1]
    Cet article s’appuie sur une intervention recherche que l’auteur mène depuis 1990 en accompagnement des développements portant sur la qualité hospitalière, en collaboration avec d’autres chercheurs, notamment Kimberly (Insead/Wharton).
  • [2]
    Outre l’accréditation, mais qui n’a jusqu’à maintenant exercé qu’un objectif de conformité à des standards, non une véritable mesure de la qualité.
  • [3]
    Il n’est d’ailleurs même pas certain que ce fondement existe à l’origine.
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