Couverture de RFG_146

Article de revue

Du système d'information médicalisée à la tarification à l'activité Trajectoire d'un instrument de gestion du système hospitalier

Pages 131 à 141

Notes

  • [1]
    Elles ont triplé entre la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui date la naissance de l’hôpital sous sa forme actuelle, et la période considérée.

I. – CINQUANTE ANS DE NON-GESTION ET NAISSANCE DU PMSI

1Le sigle PMSI (Projet – puis programme – de médicalisation du système d’information) est apparu pour la première fois en 1982 à la direction des hôpitaux (ministère de la Santé). Rappelons, de façon résumée, quel était alors le contexte, bien connu et décrit par de nombreux auteurs, et donc sur quelles considérations pratiques et théoriques s’est fondé le développement de ce nouvel outil de la gestion hospitalière.

1. Considérations pratiques

2Le système hospitalier français venait de passer par deux phases successives. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, on a assisté à un développement spectaculaire de l’hôpital avec une envolée des dépenses [1], largement favorisée par une méthode de financement non incitative (les prix de journée). On constate une absence de doctrine et d’instrumentation gestionnaire (celle-ci se résumant à quelques paramètres peu significatifs pour les professionnels médecins ou infirmiers, tels le nombre de journées, d’admissions, ou la durée moyenne des séjours). L’activité de management est tournée vers l’extérieur pour une acquisition des ressources auprès de la tutelle lui permettant d’amortir les conflits internes. La tutelle locale (DDASS et DRASS à l’époque), censée réguler notamment par la procédure budgétaire, ne manifeste guère plus de doctrine de régulation, et utilise de façon très modérée les mêmes critères synthétiques.

3À partir de 1975, un rationnement est instauré, représenté par un taux directeur, pourcentage maximal d’augmentation des dépenses hospitalières publiques, puis en 1982 par la substitution d’un financement forfaitaire (la dotation globale) au prix de journée. On assiste néanmoins à une belle résistance des établissements face à cette mesure, qui réussissent à se développer malgré tout grâce à des stratégies largement mimétiques, fondées sur l’acquisition de ressources technologiques, l’élargissement de la gamme de services, la maîtrise de la manipulation de l’image comptable, et des actions de lobbying. La compétition entre établissements s’accentue (public contre privé, mais aussi centre hospitalier contre centre hospitalier universitaire), la méfiance traditionnelle entre management et corps médical fait place à des relations de connivence, la tutelle locale se fait de plus en plus l’avocat d’institutions menacées par le pouvoir central.

4Évidemment rien n’assure (ou plutôt tout permet de douter), la cohérence, l’équité, l’efficacité d’un tel système.

2. Considérations théoriques

5De nombreux travaux, issus aussi bien de l’économie, de la sociologie, que de la gestion, permettent des cadrages explicatifs relativement convergents. Du côté de l’économie, on trouvera la théorie de l’agence (asymétrie d’information entre principal et agent; Mougeot, 1994), la théorie de la bureaucratie (maximisation du budget; Niskanen, 1975), l’économie des choix publics (la capture du régulateur par le régulé; Stigler, 1971). Du côté de la sociologie, on trouvera des éléments convaincants aussi bien du côté des sociologues de la contingence (spécificités des bureaucraties professionnelles; Mintzberg, 1982) que de celui de la sociologie des organisations (gestion des zones d’incertitude; Crozier, 1963).

6Les gestionnaires de leur côté mettent l’accent sur la complexité du produit, l’incertitude qui affecte à la fois les processus et les résultats. Ils relativisent la constante des analyses précédentes, à savoir l’idée d’une répartition inégale des savoirs. S’il en est bien ainsi des savoirs techniques, il vaut sans doute mieux parler, au niveau organisationnel, d’une symétrie de non-information. Personne ne sait gérer la « singularité à grande échelle » (Minvielle, 1996).

7À partir des années quatre-vingt dix le paysage change. Les contraintes de financement du système de santé conduisent l’État à vouloir réformer une situation qui ne lui paraît plus tenable. Il engage d’importantes transformations institutionnelles (vote en Assemblée nationale de l’enveloppe globale affectée à l’assurance maladie, création des ARH, Agences régionales de l’hospitalisation), et instrumentales : les SROS (Schémas régionaux d’organisation sanitaire), la contractualisation, le PMSI, qui apparaît comme l’innovation la plus radicale au niveau de l’outillage.

8De grands espoirs sont mis dans ces nouveaux dispositifs. C’est ainsi qu’en 1996 Moisdon et Tonneau (1996) écrivent : « La mise en place du PMSI […] apparaît, quelles que soient par ailleurs les critiques qui ont pu lui être apportées, comme une avancée stratégique. Il est d’ailleurs significatif de constater qu’actuellement, après une période de franche hostilité à ce projet, un certain nombre d’hôpitaux ont basculé, et jouent la carte de la nouvelle forme de régulation. Résignation ? Lucidité ? Nouvelles potentialités de comportements stratégiques ? Les années prochaines seront décisives à cet égard… » Qu’en est-il à présent que l’on est effectivement passé à une phase d’application ? Nous allons résumer ici l’histoire de ce projet, ses effets tels que l’on peut les appréhender à l’heure actuelle, son avenir proche. Pour les lecteurs peu familiers avec la gestion hospitalière, nous commencerons par décrire l’outil.

II. – HISTOIRE D’UN INSTRUMENT DE GESTION : DU « PETIT MACHIN SANS IMPORTANCE » À LA VALEUR DU POINT ISA

1. Qu’est ce que le PMSI ?

9L’objectif du PMSI (Projet de médicalisation du système d’information) est de mesurer la production de l’hôpital en se rapprochant de l’activité médicale tout en confrontant cette activité à la consommation de ressources. Pour ce faire, on utilise une catégorisation des séjours hospitaliers : chaque séjour est classé dans un groupe (GHM : groupe homogène de malades) supposé présenter une double homogénéité : médicale (un GHM renvoie à une pathologie ou à une classe de pathologies voisines; on trouvera par exemple le GHM « Insuffisances cardiaques », ou encore le GHM « Interventions majeures sur le thorax ») et économique (les séjours dans un même GHM demandent une mobilisation analogue des ressources, en personnels, matériels et consommables). Les contraintes de simplification conduisent à définir un nombre de groupes relativement limité (environ 600) par rapport aux 12000 pathologies répertoriées par l’OMS. L’association d’un GHM à un séjour se fait grâce à un recueil d’information uniformisé (le RSS : résumé de sortie standardisé), par lequel, sur chaque séjour, sont notés le diagnostic ou les diagnostics en cas de polypathologie, les actes invasifs effectués, l’âge, le mode de sortie, etc. L’activité d’un hôpital peut alors se résumer à son casemix: nombre de séjours dans chaque GHM, par exemple sur l’année (enrichissement considérable, cela dit, par rapport à la période précédente, où l’on disposait uniquement d’un nombre d’admissions globales, mélangeant allégrement appendicites et greffes de foie).

10Par ailleurs, on estime sur un échantillon d’hôpitaux et à partir d’une comptabilité analytique standardisée des coûts moyens totaux pour chaque GHM (appelés points ISA : indice synthétique d’activité). En conséquence, pour un établissement quelconque, on peut, en fonction de son casemix, calculer un budget théorique; on peut aussi évaluer sa « productivité » en rapportant ses dépenses constatées à son nombre total de points ISA.

11Ces principes sont très simples (on devine cependant qu’ils conduisent à un grand nombre d’opérations très complexes, notamment au niveau des systèmes d’information des hôpitaux, quasi-inexistants auparavant); mais comment se sont-ils concrétisés dans le système social, économique et politique décrit précédemment ?

2. Petite histoire du PMSI : la tactique et l’entêtement

12En fait, le développement du PMSI a commencé bien avant la période des réformes évoquées ci-dessus : en 1983, au moment de l’instauration de la dotation globale, qu’il était censé étayer. C’est dire que le développement du projet a été particulièrement long. Les chercheurs du Centre de gestion scientifique y ayant participé dès le début, par différentes interventions menées aussi bien pour l’administration centrale, les établissements, ou encore les ARH, nous pouvons décrire les différentes phases de ce développement de la façon suivante (on pourra consulter également Kimberly et de Pouvourville, 1993):

Phase d’expérimentation (1983-1989)

13 C’est Jean de Kervasdoué, directeur des hôpitaux de l’époque qui lance le projet en France, à partir d’une expérience américaine fondée sur les mêmes principes (les GHM américains s’appellent DRGs : Diagnosis Related Groups), mais sensiblement antérieures (les premiers DRG ont été élaborés dans la seconde moitié des années soixante-dix par une équipe de l’université de Yale, qui a proposé une classification des séjours explicative des variations des durées de séjour) et ayant des répercussions opérationnelles rapides (en 1983 une tarification au séjour par DRG est introduite par le programme fédéral pour personnes âgées, Medicare). Même si le scénario américain est présenté comme un repoussoir (« on ne veut pas en France fabriquer des tarifs »), l’accueil des professionnels mais aussi des managements hospitaliers est pour le moins méfiant et ironique (d’où l’origine du sobriquet : « Petit machin sans importance »). Le PMSI se développe dans une semi-clandestinité, avec une équipe-projet réduite au niveau de l’administration centrale et l’enrôlement d’établissements volontaires en nombre également réduit. En même temps, le ministère voudrait aller vite et applique pour l’essentiel le système américain des DRGs; cette période permet de mettre sur pied les principes de constitution des systèmes d’information (RSS, codage des pathologies et des actes, etc.).

Phase d’institutionnalisation (à partir de 1996)

14Les briques de base de l’outil étant posées, et par deux coups de force faisant réapparaître le projet au grand jour (tenue obligatoire des RSS par les établissements publics et création d’un acteur : le DIM, directeur de l’information médicale, médecin chargé dans chaque hôpital de recueillir et d’exploiter les données d’activité de ses collègues), l’État obtient que l’activité hospitalière soit désormais décrite dans le langage du PMSI. Il utilise pour ce faire un mélange subtil de contrainte et d’incitation (par exemple, le recrutement des DIM est partiellement subventionné en fonction des projets des établissements).

Phase d’utilisation

15En 1992, le panel d’hôpitaux permettant de calculer des points ISA, donc de faire la liaison entre l’information médicale et la consommation de ressources, est constitué. Une première échelle de points ISA par GHM paraît en 1995; elle sera recalculée chaque année ensuite (cette opération porte le sigle ENC : étude nationale des coûts). Ce dispositif s’insère alors dans les ordonnances de 1996 créant l’ONDAM (objectif national des dépenses de l’assurance maladie) et les ARH; il est mis à disposition de ces dernières pour orienter leurs pratiques d’allocation des ressources.

16Si la durée de développement du projet (qui deviendra « programme » dans la seconde phase) est particulièrement importante, c’est évidemment en raison de la complexité de nombreux problèmes techniques à résoudre (par exemple, il a fallu coder et estimer des coûts standards pour plus de 8000 actes médicaux), mais c’est aussi à cause des nombreuses oppositions et tentatives de meurtre qu’il a rencontrées, et surtout d’une valse-hésitation continuelle du pouvoir central entre deux finalités de l’outil : s’agissait-il d’un instrument de gestion à disposition des hôpitaux pour leur gestion interne ou devait-il servir aux ARH pour l’allocation des ressources entre les établissements de leur juridiction ?

17Ce n’est qu’en 1992 (premiers pas de l’ENC) qu’un choix clair est fait en faveur de la seconde optique, et que l’on abandonne alors une approche de médicalisation d’un contrôle de gestion relativement classique dans son esprit pour une perspective davantage axée sur la régulation, entendue comme un système dont le fonctionnement ne requiert pas d’autre énergie que celle des individus sur qui elle s’applique.

18Cela dit, ce difficile accouchement révèle de profondes transformations au niveau central : on assiste d’une part, à une diffusion large des principes et doctrine des principes et dispositifs de l’économie actuelle (relevant notamment de la théorie de la concurrence fictive; Shleifer, 1985) d’autre part, et plus généralement, les fondements mêmes de l’action publique se diversifient, l’inspiration juridique et budgétaire traditionnelle s’accompagnant de considérations d’ordre économique et gestionnaire (Jobert, 1994). Enfin, l’histoire du PMSI montre l’émergence d’un comportement stratégique inédit, fait de contournements, d’enrôlements, d’entêtements (Engel et al., 1995); tout cela étant porté par un réseau d’administratifs nouveaux, favorables à la fois à l’idée d’incitatifs économiques et à la mission de service public.

19À l’heure actuelle, un nouvel épisode se profile à un horizon proche : le passage du financement par dotation globale à une tarification au séjour par l’intermédiaire des GHM. Comme on l’a signalé, il s’est agi au démarrage du PMSI d’un scénario repoussoir. Pourquoi en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il faut partir d’un bilan des usages concrets du PMSI, depuis son apparition sur la scène de la régulation du système hospitalier, en 1996.

III. – RÉGULATION HOMÉOPATHIQUE ET INCRÉMENTALISME GESTIONNAIRE

20Le PMSI est tout d’abord utilisé de façon automatique pour un rééquilibrage des ressources entre les régions; on peut en effet calculer la valeur du point ISA pour une zone géographique comme pour un établissement particulier. Cela dit la formule qui est mise au point chaque année par la direction des hôpitaux dans une alchimie complexe et visant à pénaliser les régions bien pourvues (comme l’Île-de-France) prévoit des durées de convergence entre les régions singulièrement longues (de l’ordre de 35 ans actuellement).

21On retrouve cette prudence au niveau de l’action des ARH elles-mêmes. Peu d’entre elles utilisent le PMSI dans une optique de correction automatique des inégalités, que l’outil a confirmées pourtant de façon éclatante dès que les premiers résultats sont « tombés », en 1996 (productivité en points ISA allant de 1 à 4 sur l’ensemble du territoire national !) Quand elles le font, elles ne modifient qu’à la marge les dotations budgétaires historiques, que ce soit pour les hôpitaux surdotés ou les hôpitaux sous-dotés. La plupart d’entre elles utilisent le PMSI dans une démarche peu modifiée par rapport aux pratiques anciennes, c’est-à-dire dans des relations bilatérales où la valeur du point ISA apparaît comme un argumentaire parmi d’autres. Certaines semblent très peu s’en saisir.

22Derrière la variabilité des fonctionnements des ARH, soulignée par un certain nombre de recherches actuelles, se dessine une constante, qui est l’extrême prudence dans l’usage d’un outil a priori pourtant utile dans les relations avec les établissements. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cet état de chose :

  1. Tout d’abord l’outil est imparfaitet suscite de nombreuses contestations : il ne prend en charge pour l’instant qu’une partie de l’hôpital (le court séjour), les activités sont mal formalisées (les consultations, le palliatif, les urgences, la réanimation, etc.), il gomme certaines inégalités « naturelles » entre les établissements (les précaires, l’isolement géographique, etc.) et il intègre de façon conventionnelle les activités qui ne relèvent pas strictement du soin : l’enseignement, la recherche, l’innovation. Il prête le flanc à de nombreuses opérations opportunistes potentielles, que ce soit au niveau du codage des patients ou à celui de retraitements comptables qui permettent d’isoler la part court séjour dans les dépenses. La comptabilité analytique qui est à la base de l’ENC est également critiquée (problème de la ventilation des soins infirmiers notamment).
  2. Oter 10 % par exemple de ressources globales à un hôpital n’est possible que si ce dernier a les moyens de répondre à ce choc en ajustant et en redéployant ses ressources. Se pose à ce niveau évidemment les problèmes liés au statut du personnel, mais aussi ceux liés aux savoirs gestionnaires :le dispositif étant tout entier focalisé sur la régulation, les outils ont quelque mal à se traduire par des outils de gestion interne satisfaisants. Par ailleurs, un instrument de gestion, imparfait et lacunaire comme tous les instruments de gestion, n’aura pas à lui tout seul la faculté de supprimer d’un trait le système de relations en vigueur, qui est ici de l’ordre de l’arène politique. À ce titre, un des objectifs majeurs du dispositif, qui était de créer un incitatif global conduisant les acteurs de l’hôpital, administratifs, médecins, et cadres infirmiers, à entrer dans une véritable démarche gestionnaire, est loin d’être satisfait : quelques expériences ici ou là, emblématisées, ne cachent pas un immobilisme général, accompagné du cortège habituel de revendications sur les moyens, souvent portées dans la rue.
  3. Ces revendications, qui se traduisent également par des opérations de lobbying classiques, n’ont pas été sans trouver un écho du côté de l’administration centrale, dont des recherches précédentes ont montré une focalisation résiduelle sur le développement du système hospitalier (versus son contrôle). Si bien que les ARH, essayant tant bien que mal de procéder, à partir du PMSI, à un rééquilibrage des ressources, ont vu leurs efforts partiellement contredits par les crédits supplémentaires accordés par le centre (notamment les crédits de fin d’année destinés à aider les établissements en situation de déficit budgétaire), souvent selon des règles contradictoires avec celles théoriquement édictées par l’outil. Ainsi a-t-il par exemple été prévu que les moyens supplémentaires accordés dans le cadre de la réduction du temps de travail seraient attribués selon des critères classiques (lits ou effectifs), ceux-là même que la valeur du point ISA était censée remplacer…
  4. Se posent enfin de façon aiguë à nos yeux des problèmes de cohérence entre les divers dispositifs qui sont aux mains des ARH : l’incitatif PMSI traite un hôpital comme une « boîte noire », actant la constatation, issue d’un apprentissage organisationnel de longue durée, qu’une tutelle, même rapprochée comme une ARH, n’a pas la faculté de comprendre et d’évaluer dans une optique de contrôle de gestion, le fonctionnement de l’hôpital. Dans son essence, cette philosophie d’action est contraire à celle qui prévaut pour le SROS et également le COM, qui supposent que l’on entre dans le découpage des activités, et dans le calibrage des ressources associées. Par ailleurs, au niveau de l’outillage les savoirs de la planification sont loin d’être complets, alors que dans l’optique incitative ceux de la régulation, apportées par le PMSI, se suffisent en quelque sorte à eux-mêmes. Les ARH conscientes de ce problème se sont lancées dans la mise sur pied de vastes bases de données combinant celles qui existent (PMSI, SAE, éléments comptables), sans que l’essai soit vraiment transformé, et en contradiction avec l’esprit du PMSI : si ce dernier peut être considéré comme renvoyant à un projet de type panoptique (Foucault), le gardien du dispositif est non seulement toujours présent mais ne peut s’empêcher de faire des apparitions qui n’en font que réduire l’efficacité ! Fondamentalement enfin, les acteurs visés par ces deux « modes de gouvernement » (la planification et la régulation) ne sont pas les mêmes : l’entité hôpital, d’un côté, la discipline ou la spécialité médicale, de l’autre, si bien que des réflexions actuelles s’orientent vers un autre objet, susceptible de réconcilier ces deux façons de voir, à savoir les trajectoires de patients (avec comme avantage supplémentaire celui d’associer médecine de ville et médecine hospitalière; Lenay, 2001).

23Et pourtant, malgré toutes ces réserves, le PMSI, pour beaucoup d’acteurs, y compris de nombreux médecins, représente « un véritable coup de tonnerre dans un ciel clair » : il a profondément modifié le champ de jugement des directions d’hôpital, pour qui la valeur du point ISA est clairement devenu un objet de préoccupation essentiel; il a favorisé l’émergence de nouveaux acteurs (les DIM); et surtout il a conduit à de multiples opérations de savoir, concrétisant les apports potentiels cognitifs de tout outil de gestion : pilotage du changement (tableau de bord sur les progrès en matière d’efficience des établissements ou des régions), apprentissage organisationnel (meilleure compréhension du système de gouvernement interne à l’hôpital), induction de nouvelles pratiques de production (travail des médecins – en tout cas quelques-unes – sur les protocoles de soins à partir des résultats du PMSI) (Moisdon, 1997). Une partie du voile d’opacité se lève donc. À ce titre, le dispositif actuel, sous sa forme homéopathique, peut se justifier comme constituant un équilibre subtil entre incitatif et apprentissage, l’un et l’autre étant inséparables. Mais pour autant, ces savoirs sont-ils « actifs », c’est-à-dire, audelà des résultats « intéressants » auxquels ils conduisent, portent-ils en eux-mêmes le chemin qu’il faut prendre pour véritablement réformer le système ? Les développements précédents semblent conduire à un doute sérieux sur cette question.

IV. – LATARIFICATION À LAPATHOLOGIE : LE SYNDROME DU « ONE SHOT » ?

24C’est ce bilan mitigé, combiné avec le fait, jugé de plus en plus inacceptable, que le secteur privé était toujours financé par un système de tarification (à la journée, pour le moment; mais le PMSI s’étant généralisé au privé en 1994 le passage à des tarifs de séjour dans des GHM paraît inéluctable) qui a conduit l’État à faire un pas supplémentaire, d’une portée symbolique et pratique lourde : la tarification à la pathologie, en fait à l’activité (ce ne sont pas seulement des pathologies qui seront objet de rémunération; exemple : l’activité de recherche, surtout développée dans les hôpitaux universitaires, devra être financée); cette modalité de financement est censée être en vigueur au 1er janvier 2004.

25Puisque la situation présente laisse encore le régulateur local trop proche des entités qu’il est censé financer et contrôler, on fait remonter le dispositif d’un cran et on met en place une « machinerie », coupant court aux jeux habituels des négociations plus ou moins occultes, des récriminations continuelles, des opérations de lobbying, etc. On espère par ailleurs que, sous le choc, les établissements vont enfin se soucier d’intégrer la dimension gestionnaire.

26Les contours de cette tarification sont, à l’heure actuelle, à peu près dessinés (tarifs non identiques entre public et privé, tarifs par GHM et calqués sur les coûts de l’ENC, financement particulier de missions de service public : urgences, précarité, enseignement, recherche, innovation, etc.), mais de nombreux « détails » sont encore à traiter (par exemple, à combien calibrer les missions d’enseignement et recherche ?) Ces détails, qui peuvent avoir des incidences non négligeables sur les tarifs et donc sur la rémunération des hôpitaux, n’étaient pas trop stratégiques dans la situation précédente, où l’outil était aux mains d’un acteur qui pouvait l’adapter localement pour en diminuer les effets d’inéquité. Si l’on poursuit l’exemple de l’enseignement et de la recherche, il faut savoir que ces activités donnaient lieu à un « bonus » budgétaire de 13% aux établissements supposés les développer davantage que les autres, à savoir les centres hospitaliers universitaires et les centres de lutte contre le cancer. Ce dispositif n’avait pas des assises scientifiques incontestables, mais il a vite été considéré comme un facteur de paix sociale, diminuant les récriminations de ces deux catégories d’établissement vis-à-vis du PMSI. D’un autre côté, les hôpitaux généraux faisaient grise mine, exerçant pour les plus importants d’entre eux un effort non négligeable de formation et de recherche clinique. Dans ces conditions le dispositif avait été corrigé à la marge et de façon décentralisée par certaines ARH. Il devient maintenant obligatoire de prendre des décisions à portée nationale à l’égard de ce problème et d’un nombre important d’autres questions, et ce dans les mois qui viennent. Or les savoirs correspondants sont loin de la consistance qui permettrait de faire des choix qui convainquent l’ensemble des acteurs.

27Conscients de ces problèmes, les concepteurs de cette réforme prévoient un certain nombre d’amortisseurs : la tarification n’entrerait en vigueur que progressivement, les premières années mélangeant tarification à l’activité et dotations historiques; de même, une partie de la dotation régionale resterait à disposition des ARH pour le financement des contrats d’objectifs et de moyens. Mais se présente alors un dilemme : si ces amortisseurs sont importants, on ne voit pas, à part le côté symbolique d’un acte gouvernemental fort, quels sont les progrès réels de cette réforme par rapport à la situation précédente. S’ils sont de faible ampleur, on peut en revanche redouter que les comportements opportunistes des acteurs, réduits en l’état actuel, compte tenu de la faiblesse des incitatifs, ne s’accentuent, profitant des nombreuses lacunes du dispositif, et que les établissements s’isolent dans un environnement de compétition intensive, coupant court au développement des apprentissages. En dehors de la difficulté consubstantielle qu’il y a à gouverner un tel système, ce dernier épisode pose le problème du fonctionnement et des logiques d’action de l’administration centrale. Comme on l’a dit plus haut, elle semble à présent disposer de compétences élargies, de capacités de réaction plus affûtées, d’un panel d’outils et de dispositifs plus riche, mais elle est toujours dominée par la nécessité d’aboutir à l’acte réglementaire, « coup unique ». Cette focalisation sur l’acte unique, associée à la complexité des situations auxquelles l’acte en question s’attaque, l’empêche, d’une part, de transversaliser les questions (quid de la cohérence avec la planification, pour reprendre un des problèmes vus plus haut ?) D’autre part, elle l’empêche de traiter ces mêmes questions dans le cadre d’un processus interactif, avec mobilisation forte de l’ensemble des acteurs, et où les boucles de retour lui permettraient de corriger progressivement les outils, les modèles et les règles. En quelque sorte on en reste à une rationalité substantive (ou on y retourne), dans le cadre de laquelle les savoirs sont supposés suffisamment robustes pour se transformer en armes redoutables. On constate à ce titre une convergence forte entre cette culture de l’acte régalien et les principes et outils de la nouvelle économie, relevant par des dispositifs contractuels formalisés le défides asymétries d’information et des comportements opportunistes.

28Une autre philosophie d’action était possible, consistant à statuer que le processus d’apprentissage n’était pas terminé (et ne le serait sans doute jamais), et qu’il fallait poursuivre la voie d’un équilibre à construire en permanence entre incitatifs économiques et production de savoir. Sans passer à la tarification, un tel processus était possible dans la situation précédente, où d’ailleurs techniquement les outils de base (la nomenclature des GHM, par exemple) se corrigeaient au fur et à mesure des résultats de l’ENC, d’études et de recherches diverses. Que manquait-il ? Sans doute un travail largement collectif sur les doctrines d’usage, les pratiques de négociation et de décision dans lesquelles les acteurs locaux s’étaient engagés. Il aurait notamment fallu pour ce faire organiser la capitalisation d’expériences entre les ARH, ce qui n’a jamais été vraiment mis sur pied. Il aurait aussi fallu examiner avec attention, du côté des établissements, les tentatives de traduction en interne des outils du PMSI, malgré leurs imperfections dans ce domaine, et les conclusions qui en avaient été tirées quant aux évolutions possibles des pratiques de gestion interne. C’était notamment l’occasion de « mettre dans le coup » les professionnels, qui sont beaucoup plus intéressés qu’on ne le pense souvent par la chose économique.

29Ces ingrédients ont été plus ou moins présents dans l’émergence, le développement, et l’installation du PMSI, comme on a pu le voir dans ce qui précède. Les expérimentations, les essais, les procédures de concertation, n’ont en effet pas manqué. Mais tout se passe comme si l’on s’arrêtait en chemin et comme si l’on passait à un autre registre d’action. En d’autres termes, par rapport aux différentes grilles de lecture (Barouch, Crozier, Laufer et Burlaud, Lenay) qui scandent dans le temps les caractéristiques structurelles de la modernisation de l’État, et qui, d’une certaine façon se retrouvent pour mettre l’accent sur le passage d’une modernisation par le droit et l’imposition de solutions à une modernisation « managériale » par les processus, les méthodes, on aurait plutôt affaire à un « modèle sédimentaire » de l’action de l’État : il peut-être sur un même dossier à la fois État gendarme, État providence, État propulsif, État réflexif, et même État knowledge manager (Lenay, 2001), mélangeant allégrement et parfois simultanément l’ensemble de ces doctrines d’action.

30Cette confusion des genres ne simplifie pas l’effort de prédiction que l’on peut avoir tendance à exercer sur l’avenir du PMSI. Ici comme ailleurs, et sans doute davantage qu’ailleurs, la rencontre entre un instrument de gestion et une organisation recèle des surprises considérables. Qui aurait parié en 1982 que ce « petit machin sans importance » allait devenir en 2004 une machine de gestion impérieuse pesant sur plusieurs milliers de structures et plusieurs centaines de milliers de personnes ? Peut-on affirmer que le scénario alternatif à la tarification, accentuant les traits de l’État knowledge manager et que nous avons évoqué ci-dessus, est meilleur, et non pas seulement différent ? L’espace des actions, des apprentissages, des reconfigurations du système créé par le PMSI est ouvert, largement indéterminé, et ne peut qu’appeler la prudence, sinon la perplexité, du chercheur. En revanche, ce qui paraît clair, c’est que loin d’être l’intendant docile d’intentions et de principes définis par ailleurs, cet outil est devenu un acteur à part entière, structuré certes, mais également structurant, des évolutions du système hospitalier.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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  • M. Mougeot, Systèmes de santé et concurrence, Economica, Paris, 1994.
  • W.A. Niskanen, Bureaucracy and representative governement, Adline Atherton, Chicago, 1971.
  • G. Stigler, “The economic theory of regulation”, Bell Journal of Economics, 1971.

Notes

  • [1]
    Elles ont triplé entre la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui date la naissance de l’hôpital sous sa forme actuelle, et la période considérée.
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