Couverture de RFG_144

Article de revue

L'accompagnement de la jeune entreprise

Pages 153 à 164

Notes

  • [1]
    Nous utiliserons indifféremment ces notions dans ce travail; nous considérerons les termes conseil, formateur, accompagnant comme des synonymes.
  • [2]
    Expression que nous avons déjà à maintes reprises utilisée pour nommer les individus dont l’entreprise est en phase de création (créateur) ou en phase de démarrage (démarreur).
  • [3]
    « Parmi les créateurs, seuls deux sur dix embauchent dès la création ».
  • [4]
    Notamment dans le cas des primo-créations.
  • [5]
    Selon une expression de I. Nonaka (1999).
  • [6]
    Nous invitons le lecteur à se référer à la figure 2.
  • [7]
    Entrepreneur, organisation, activités, environnement, ressources financières.
  • [8]
    Mintzberg cite ici Herbert Simon.
  • [9]
    Le néodirigeant est très fréquemment le seul acteur dans l’organisation.
Tu me dis, j’oublie
Tu m’enseignes, je me souviens
Tu m’impliques, j’apprends
B. Franklin

1À la question « quelle est la discipline qui vous a été enseignée au cours de vos études secondaires et/ou supérieures qui vous sert le plus (ou qui vous a le plus servi) dans votre acte de création et/ou de gestion de jeune TPE ? », la réponse qui revient immanquablement est : « l’enseignement des mathématiques ». Cette apologie des mathématiques semble pour le moins déroutante. Mais lorsque l’on cherche à comprendre le caractère ténu de ce lien mathématique- création/démarrage, il apparaît que celles-ci aident le créateur, non pas dans la connaissance spécifique de la discipline, mais dans la façon dont l’individu va appréhender et réagir par rapport à la difficulté. Ce n’est donc pas au résultat du problème mathématique que le créateur fait allusion, mais à la réaction qu’il a eu face à cette difficulté qui, au premier abord, pouvait sembler insoluble, et qu’il est parvenu à résoudre en réfléchissant et en décomposant la question posée. L’analogie mathématique - création d’entreprise paraît donc désormais davantage compréhensible : le créateur retrouve dans la résolution des problèmes de création et de démarrage, des attitudes qu’il a développées face à la résolution de problèmes mathématiques.

2Cette réflexion montre que, si l’intégration de savoir formel est indispensable à l’apprentissage de la connaissance et donc à l’acquisition de compétences, et partant, au développement de la faculté d’improvisation de l’individu créateur, en revanche, elle ne peut suffire. L’enjeu principal de l’accompagnement en TPE réside moins, nous semble-t-il, dans l’accroissement des « bases de connaissances » du créateur que dans le développement et l’enrichissement de ses capacités à faire évoluer son système de représentation et à ouvrir de nouvelles complexités.

3Il ne s’agit donc pas pour le dirigeant de reproduire à l’identique ce qu’il a appris mais de se servir de sa connaissance, de son savoir-faire, de ses expériences, pour être un animateur actif dans le développement de son entreprise. Se pose donc, dans la relation formateur - formé ou accompagnant - accompagné [1], la question du contenu de la formation (« que transmettre ? ») mais aussi de la façon dont elle doit se dérouler (« comment transmettre ? »). Autrement dit, outre la transmission des connaissances liées à la gestion de toutes petites structures jeunes, est sous-jacente la problématique même des processus d’accompagnement et de transmission du savoir.

4Le fondement de l’accompagnement se trouve, nous semble-t-il, ici : permettre au créateur - démarreur [2] de donner un sens à son action. Il s’agit donc de rendre, à plus ou moins long terme, l’individu autonome – c’est-à-dire capable de construire un projet, de donner une identité propre à son organisation, d’agir sur son environnement – et doté de fonctionnalités – c’est-à-dire conscient de « faire quelque chose dans quelque chose » (Martinet, 1990). Le rôle de l’accompagnant est donc de favoriser les facultés réflexives de l’accompagné (Giddens, 1987).

5Sans vouloir rentrer dans une logique psychosociologique de la création d’entreprise, nous tenterons d’appréhender ici la difficile question de la pertinence de l’aide dans le cadre d’un accompagnement persistant que nous définirons, sous la plume de Davidsson (1991), comme un processus impulsé par un créateur et/ou dirigeant d’entreprise, destiné à repenser, réinventer sans cesse son organisation. Notre réflexion repose, ce faisant, sur un double raisonnement; nous montrerons dans un premier temps l’importance de la dimension relationnelle accompagnant - accompagné et du contenu de la servuction (au sens de Eiglier et Langeard, 1987) dans le processus d’apprentissage individuel puis nous mettrons en exergue les fondements de l’action stratégique depuis l’acquisition de connaissances jusqu’au développement de l’improvisation.

I. – L’ÉNONCIATION ET L’INTERNALISATION AU CŒUR DU PROCESSUS D’ACCOMPAGNEMENT

6Même s’il ne fait aucun doute qu’une entreprise nouvellement créée est une organisation à part entière, très peu de néodirigeants embauchent dès le démarrage de leur activité (Demoly et Thirion, 2001) [3]. La problématique de l’apprentissage est donc, dans le cadre spécifique du démarrage, centrée sur le créateur. Toute la question est, dès lors, de savoir comment et, jusqu’à quel point, peut-on l’aider durant cette phase d’apprentissage. L’interrogation semble d’autant plus cruciale que nous avons deux publics aux comportements et aux pratiques totalement différents : d’un côté, des formateurs, au sujet desquels nous faisons ici l’hypothèse qu’ils sont spécialistes de la création, du démarrage, et plus généralement, de la gestion de petites structures, et de l’autre, des créateurs, c’est-à-dire des personnes souvent néophytes [4] en matière de gestion des organisations, et non formées à l’interaction verbale caractéristique d’un processus d’accompagnement.

MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE

La méthodologie de recherche sur laquelle se fonde notre réflexion repose sur une logique qualitative centrée sur des entretiens individuels semi-directifs étalés dans le temps. Quinze cas ont été appréhendés, chacun d’eux étant la résultante de plusieurs entretiens menés indépendamment dans chacune des deux populations concernées : des créateurs ou démarreurs de TPE et des accompagnants spécialisés qu’ils appartiennent au secteur public ou au secteur privé. Une telle méthode nous paraît, en effet, la plus pertinente pour appréhender la dimension complexe du processus d’accompagnement et capturer les éléments fondateurs de la coopération entre les acteurs protagonistes de l’interrelation. Les protocoles suivis sont ceux proposés notamment par Yin (1984) en ce qui concerne le choix du qualitatif proprement dit, et de Miles et Huberman (1984) pour tout ce qui a trait au recueil et à l’analyse des données.

7L’intérêt de la question est fort; en effet, l’acquis enregistré durant cette période pourra se transformer facilement en habitus dès la première embauche et le développement organisationnel. La façon dont le créateur accepte l’accompagnement et l’apprentissage est certainement un éclairage précurseur de la manière dont il gérera et encouragera ou non, plus tard, le management des connaissances au sein de son organisation.

1. L’interactivité et la réflexivité de l’entrepreneur au centre du processus d’apprentissage

8L’accès à l’information et à la connaissance est un processus plus ou moins long au terme duquel le créateur doit être capable de passer de l’état de projet virtuel à celui d’entreprise réelle; autrement dit, le créateur doit se détacher d’une stratégie personnelle pour aller vers une stratégie d’entreprise. L’accumulation de connaissances n’est pas une fin en soi, tout au moins dans une logique de création d’entreprise. Elle n’est que le début d’un long processus qui doit aboutir, grâce à l’acquisition d’une plus grande sûreté intellectuelle, à la construction d’une réflexion stratégique plus proche d’une culture que d’une technique (Martinet, 1990). Au départ, l’individu créateur a un projet d’entreprendre, un projet de vie, qui peu à peu, de façon incrémentale ou plus abrupte, va se transformer en projet d’entreprise (Bréchet, 1994; Fonrouge, 1999), les deux desseins étant rarement isomorphes.

9Pour apprendre, il faut se mettre en condition d’apprendre (logique de situation, de mouvement); cela se traduit, d’une part, par une volonté d’action du créateur et, d’autre part, par un don et un contre-don (Cova, 1993; Godbout, 2000). Le savoir ne peut se distribuer, il résulte d’un processus actif auto-entretenu. L’on comprend, et donc l’on apprend, en posant (en se posant également) des questions. Il faut donc susciter chez l’apprenant créateur une émotion, une envie de rentrer dans un processus d’apprentissage actif et autorégénérescent. L’échange de savoir repose sur la qualité d’écoute, l’attention et la confiance.

10Le concept de confiance, qu’elle soit personnelle ou inter-personnelle, prend ici toute sa force : « devenir soi-même, c’est savoir se remettre en cause, et non exprimer sa personnalité en tachant de la faire accepter à l’extérieur. Plus on se remet en question, plus on développe sa confiance, précisément parce que la confiance naît de la flexibilité » (Le Saget, 1992). Davantage donc qu’un savoirfaire (ou en complément de), le créateur va ou devra chercher, consciemment et/ou inconsciemment, un savoir-être. C’est en cela que l’accompagnant doit l’aider. Serres, dans un autre contexte, évoque la notion de construction d’une tierce entité, l’esprit : « l’accompagnateur conduit à la rencontre d’une seconde personne – expérience dure et exigeante, sous le vent et les éclairs – d’où le même engendre en soi, sans abandonner sa personne propre ni son unité, une troisième personne » (Serres, 1991). Cette prédisposition à l’action et à la remise en question permet à l’entrepreneur, chemin faisant (Avenier, 1997), de développer sa capacité de compréhension et donc d’organisation et d’action stratégique. La dimension réflexive est ici déterminante : elle se caractérise, selon Giddens (1987), par la faculté de l’acteur à pouvoir se détacher de l’action qu’il mène pour en interpréter les signes et s’en resservir dans l’action à venir. La connaissance va s’enrichir de l’action qui, elle-même, va enrichir la connaissance. « Aime l’autre qui engendre en toi l’esprit » (Serres, 1991). Cet « autre » correspond à la face méconnue, enfouie, de la personnalité du créateur, se nourrissant de l’expérience et de l’apprentissage et renforçant, par là même, la capacité de synthèse et l’esprit d’initiative.

11Le rôle du formateur est donc essentiel : en déclenchant ou en favorisant l’accès à l’information, au savoir, à la connaissance, il va permettre, encourager ou accroître la réflexivité de l’entrepreneur, et partant, la structuration de son organisation. De même, il peut, par son action, ouvrir des perspectives, susciter de nouvelles représentations et élargir l’éventail de possibles jusqu’alors inenvisageables. La pertinence de l’accompagnement est au cœur de l’action stratégique de l’entreprise en création ou en démarrage.

2. L’interaction savoir tacite-savoir explicite, fondement de la spirale du savoir [5]

12« Apprendre, c’est de jour en jour s’accroître » nous dit Lao-Tseu. Le néocréateur ne peut passer outre, bien au contraire. S’il est souvent compétent dans un domaine de spécialité, en revanche, il ne peut être omniscient. L’apprentissage de nouveaux savoirs et une remise en question perpétuelle des compétences acquises restent inévitables.

13Le porteur de projet se contente généralement d’une recherche d’informations, notamment sur les aides dont il peut ou pourra bénéficier. Si cette quête de renseignements est louable et nécessaire, elle ne peut certainement pas être exclusive. On ne fonde pas la réussite d’une entreprise sur un « stock » d’aides financières accumulées mais sur une (des) compétence(s) et un (des) savoir(s) reconnus et appréciés. Dans une logique similaire, si l’on observe le contenu des formations inculquées aux créateurs en devenir ou aux dirigeants récemment installés, l’on s’aperçoit que la ligne directrice est essentiellement procédurale, formalisée. Ce savoir codifié, certes nécessaire, est, pour les mêmes raisons, très insuffisant. Loin de nous l’idée qu’il faille s’en détacher; mais à trop vouloir privilégier l’objectif, l’explicite et le formel l’on se prive d’autres dimensions fondamentales : l’implicite et le tacite.

14La différence entre savoirs tacite et explicite nous semble ici fondamentale. Nous empruntons les propos suivants à Nonaka. « Le savoir tacite est éminemment personnel. Il est difficile à formaliser et donc à transmettre à d’autres. (…) [Il] est également profondément inscrit dans l’action et dans l’engagement individuel pour un contexte spécifique. [Il] comporte une part de compétences techniques, le type de compétences informelles, difficiles à définir que l’on capte dans le terme de savoir-faire ou know-how. (…) Dans le même temps, le savoir tacite recèle une importante dimension cognitive. Il est fait de schémas mentaux, de croyances et de points de vue si profondément enracinés que nous les prenons pour acquis et nous ne pouvons donc pas facilement les énoncer. (…) Selon les termes du philosophe Polanyi : nous pouvons en savoir plus que nous ne pouvons le dire » (Nonaka, 1999).

15L’ensemble de la littérature présente le savoir tacite comme fondement du management des connaissances et donc de l’apprentissage organisationnel. Nous proposons de généraliser, ou plutôt d’élargir, le champ d’action à l’apprentissage individuel et donc à l’accompagnement de créateurs d’entreprise. Nous considérons, en effet, que la mission du formateur n’est pas de se limiter à la transmission de savoir explicite pour accroître le « stock » de savoir du créateur; elle consiste, en revanche, à transformer du savoir tacite en explicite et du savoir explicite en tacite. Telle l’abeille qui butine ici et là, l’accompagnant doit s’imprégner d’informations qu’il transformera, par son savoir, en connaissance et qu’il retransmettra au créateur. Celui-ci, en l’intégrant, développera ses compétences ou en acquerra d’autres [6]. C’est cette interaction entre savoirs tacite et explicite qui est le fondement de l’accompagnement pertinent des créateurs/démarreurs ancrés dans une logique d’entrepreneuriat persistant. L’accompagnant doit provoquer l’échange entre savoirs tacite et explicite.

16La transmission tacite - tacite repose essentiellement sur l’imitation; elle n’accroît ni la compréhension ni la connaissance. La transmission explicite - explicite reste tout autant insuffisante dans la mesure où, si elle développe un nouveau savoir parce qu’agrégé de sources différentes, elle n’augmente pas, en revanche, la base de connaissance. Quant à la transformation tacite - explicite, elle implique que l’acteur, imprégné de tout le savoir tacite accumulé depuis des années, en fasse une synthèse efficace et propose une démarche innovante, ou tout au moins spécifiquement adapté au problème à résoudre ou à la question à traiter. Cette transformation repose sur la formalisation du savoir compilé. Enfin, l’échange explicite - tacite repose sur la faculté à utiliser le savoir explicite ingéré pour accroître et développer son savoir tacite. Cela repose sur l’internalisation du savoir.

17La terminologie « nonakienne » est, une fois de plus, extrêmement précieuse. « L’énonciation, c’est-à-dire la traduction du savoir tacite en savoir explicite et l’internalisation, c’est-à-dire l’utilisation du savoir tacite pour accroître sa propre base de connaissances, sont les étapes-clés de cette spirale du savoir. (…) Traduire le savoir tacite en savoir explicite implique de trouver un moyen d’exprimer l’inexprimable. » (Nonaka, 1999)

18Le rôle du formateur est donc ici aussi essentiel que difficile à l’extrême; l’action est à la fois destinée au créateur et au processus de création/démarrage :

  • d’une part, il doit parvenir à « traiter » les informations observées dans le comportement du créateur (tacite) ou données par celui-ci (explicite); la tâche est d’autant plus délicate que les informations recueillies ne sont pas toujours « décodables », parfois peu précises ou en décalage par rapport à la réalité du problème. Une fois associées, comparées, filtrées par le prisme de ses propres savoirs tacites et explicites, le formateur doit traduire ces informations et autres connaissances en savoir explicite intégrable en savoir tacite par le créateur (action sur le créateur) ;
  • d’autre part, outre cette action ponctuelle de réponse à un problème présenté par le créateur ou identifié par lui, l’accompagnant doit insuffler dans l’esprit de l’accompagné, et dans l’organisation qu’il dirige, un élan créatif incitant l’entrepreneur à se placer dans une logique de flux de connaissances pertinent, i.e. toujours en adéquation avec le but recherché. L’idée ici est de susciter, chez le créateur, un état d’esprit avide de savoirs et de connaissances sans cesse revisitées (action sur le processus de création/ démarrage).

Figure 1

ÉNONCIATION ET INTERNALISATION,

Figure 1
Figure 1 ÉNONCIATION ET INTERNALISATION, FONDEMENTS DE LACONNAISSANCE

ÉNONCIATION ET INTERNALISATION,

19Cette quête de création de savoir repose sur une interactivité absolue. Elle est le seuil de l’acquisition de compétences reconnues et l’antichambre de l’improvisation.

Figure 2

DE L’ACTION ACCOMPAGNÉE EN TPE À L’IMPROVISATION DU DIRIGEANT

Figure 2
Figure 2 DE L’ACTION ACCOMPAGNÉE EN TPE À L’IMPROVISATION DU DIRIGEANT

DE L’ACTION ACCOMPAGNÉE EN TPE À L’IMPROVISATION DU DIRIGEANT

II. – CONNAISSANCE, COMPÉTENCE ET IMPROVISATION, ÉLÉMENTS-CLÉS DE LASTRATÉGIE D’ACCOMPAGNEMENT

20L’apprentissage provoque le changement et le changement engendre l’apprentissage.

21Plus le dirigeant aura procédé à des expérimentations successives, acquis de l’expérience, développé son savoir, accru ses connaissances, plus sa conscience stratégique (Sammut, 1995,1998) s’élargira. La potentialité à agir efficacement est, en effet, conditionnée par la capacité du dirigeant à concevoir et à percevoir l’interconnexion existant tant entre l’interne et l’externe de son organisation qu’entre les ressources dont il dispose et les activités qu’il propose. Plus le dirigeant est conscient de l’existence de ces cinq pôles [7] et de leur interrelation, plus sa marge de manœuvre sera grande et son action décisive. Cela lui permettra de gérer son entreprise de façon plus performante; ce n’est plus l’évolution de l’entreprise qui commandera l’action du dirigeant, mais le dirigeant qui impulsera le mouvement à son organisation en tenant compte de l’évolution combinée de différents paramètres stratégiques.

1. De l’accès à la connaissance à la faculté d’improvisation

22Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’improvisation ne s’improvise pas. La rapidité de la faculté d’improvisation (Moorman et Miner 1998) et la pertinence de l’action improvisée seront d’autant plus flagrantes qu’elles reposeront sur des compétences fines et fortes. Loin de nous la volonté de prôner l’idée selon laquelle l’improvisation ne s’exercerait qu’après l’atteinte d’un niveau donné de compétences; nous pensons simplement que la compétence est la mèche de l’étincelle que représenterait l’improvisation. Étincelle d’un potentiel feu d’artifice stratégique lorsque la compétence est à l’origine de la mèche; étincelle d’un feu de paille dans le cas contraire. Pour poursuivre dans la construction métaphorique, le pianiste virtuose est capable, et à plaisir, d’improviser à n’importe quelle heure du jour et de la nuit; celui qui ne détient pas ce capital de connaissances et de savoirs ne pourra exécuter une prestation d’un niveau comparable.

23Baudry définit le talent comme « la capacité combinée de comprendre puis d’exécuter plus vite que les concurrents » (Baudry, 1999). Mintzberg (1990) abonde dans ce sens : « se conduire comme un manager signifie avoir sous son contrôle tout un ensemble de talents nécessaires à la gestion et les utiliser lorsqu’ils se révèlent utiles » [8]. Nous rajouterons que l’improvisation se construit sur l’éventail et l’accessibilité des connaissances intégrées (internalisation dans le sens « nonakien ») et sur la confiance que cette maîtrise génère dans l’esprit de l’acteur. La faculté d’improvisation est donc dépendante de la conscience stratégique, ou plus exactement du niveau de conscience atteint.

24Mais l’apprentissage passe aussi éventuellement par le désapprentissage (Bettis et Prahalad, 1995; Rumelt 1995). La tâche du conseil est ici, d’une part, de repérer les savoirs, connaissances, compétences, obsolètes et surprotectrices, entravant la progression du créateur, et d’autre part, de convaincre le dirigeant de casser les routines défensives, asphyxiant tout changement, pour apprendre autrement. On se rapproche ici de l’apprentissage en double boucle d’Argyris et Schön (1978) pour lesquels il devient nécessaire de casser les schèmes de références, sources d’inertie, pour partir sur d’autres fondements, d’autres actions et d’autres apprentissages. Les croyances, les valeurs du créateur sont alors mises à mal.

25La mission de l’accompagnant consiste, finalement, à permettre le développement de compétences suffisantes tant au plan quantitatif que qualitatif pour révéler le talent du créateur. Sachant que la pression temporelle est extrêmement prégnante en phases de création et de démarrage [9], la capacité à agir et réagir plus vite que la concurrence est déterminante. L’accompagnant est donc celui qui peut permettre au créateur, grâce à la connaissance et aux compétences acquises, de se forger des marges de manœuvre, écrin de liberté et puits de confiance, dans lesquelles improvisation, intuition, et par là même autonomie trouveront leur pleine mesure.

26Paradoxalement donc, l’ancrage dans le réel au travers du processus d’accompagnement permet au créateur de s’en détacher pour se frayer un chemin vers l’émotionnel. C’est le début de l’autonomisation.

2. Vers l’autonomisation du dirigeant et la reconstruction de sens

27En intégrant de nouvelles connaissances, de nouvelles compétences, le créateur se reconstruit et donc réinvente son devenir et celui de son entreprise. « Chemin faisant », il s’autonomise. Mais « dire de l’acteur qu’il est autonome ne signifie en rien qu’il soit indépendant de son environnement. Bien au contraire, la dépendance s’accroît en même temps que la complexité mais l’acteur conserve des degrés de liberté, des possibilités de construire un projet, une identité, de choisir partiellement son environnement » (Martinet, 1990). L’entrepreneur et son organisation se transformeront de façon endogène et exogène mais chercheront toujours à conserver l’identité qu’ils se sont forgés. La quête de liberté et de marges de manœuvre pour développer l’action sont prioritaires.

28L’autonomie se concrétisant, l’entreprise devient progressivement un lieu de création – ou de reconstruction – de sens. Celle-ci ne commence et ne s’arrête jamais, elle est « en cours ». « L’implication des managers dans l’action les conduit à gérer conjointement de multiples projets et à être influencés par des changements continus dans leur attention. » (Marmuse, 1999). L’accompagnement pertinent est donc celui qui impose à l’accompagné un travail sur soi-même et rend cette reconstruction de sens indispensable.

29La figure 1 présente le cheminement non linéaire des effets de l’action accompagnée sur l’apprentissage du créateur. Elle repose sur l’idée, développée au cours de cette réflexion, selon laquelle l’accompagnement ne peut, d’une part, se réaliser sans volonté explicite et affirmée du créateur et, d’autre part, se limiter à la transmission d’informations. L’accompagnement est un processus au cours duquel les expériences partagées avec le formateur, les discussions engagées – voire les oppositions –, les connaissances acquises, vont permettre au créateur de s’engager dans un cheminement plus ou moins réagencé par rapport à la trajectoire initialement prévue. C’est un plus ou moins long processus comportant des avancées fulgurantes, des périodes de maturation où l’on croit s’engluer, des sensations de retour en arrière. C’est donc dans une dynamique récursive que le créateur s’engage en acceptant, ou en initiant, un processus d’accompagnement. Chaque avancée est un ingrédient majeur de la progression de l’ensemble. Les savoirs tacites et explicites vont s’auto-alimenter et les compétences générées par leur mobilisation et leur agencement permettront au dirigeant, d’une part, d’accroître sa réflexivité et son comportement dans l’action, et d’autre part, et concomitamment, de s’autonomiser par rapport à l’environnement et de laisser, plus spontanément, libre cours à l’improvisation.

CONCLUSION

30L’objectif de cette contribution a été de montrer que l’on doit agir sur au moins deux points si l’on souhaite s’orienter vers un accompagnement pertinent.

31D’une part, il incombe de dépasser la logique actuelle fondée sur les seuls accès à l’information et à une formation standardisée dont l’efficacité reste à démontrer et, d’autre part, corrélativement à la première action, de développer un accompagnement ancré dans la durée, exercé par des spécialistes, et fondé sur une logique combinant connaissances substantives et savoir procédural permettant au créateur de s’enrichir par des « connaissances actives » (Le Moigne, 1990).

32En effet, « la complexité en stratégie est un programme et une méthode de connaissance. Programme qui refuse de voir la stratégie réduite à une approche mécaniste, balistique, objective, enfermable dans une programmation détaillée mais qui l’inscrit, au contraire dans le riche paradigme de l’action sociale complexe, c’est-à-dire de l’interaction entre sujets dotés de représentations, de pouvoirs, d’intentions, de contextes différents » (Martinet, 1993a).

33Cela suppose, entre autres mesures, le développement de pratiques « andragogiques » (Belet, 1993) laissant une large part à la volonté des dirigeants d’aller vers l’accompagnement et la formation et non l’inverse. Cela condamne par avance toute tentative d’aliénation du créateur à quelque modèle extérieur que ce soit.

34Car accompagnement n’est pas carcan. Il s’agit simplement de provoquer une impulsion, de tracer un cadre de réflexion, de créer des habitudes, de montrer que la réalité n’est pas toujours logique, « que certaines contradictions ont des vertus heuristiques et permettent d’accéder à des dimensions cachées (et) que tout système formel est frappé d’incomplétudes » (Martinet, 1993b). Son action est datée, elle ne peut s’inscrire dans le temps continu et infini sous peine de voir son rôle se transformer en celui d’un gourou ou de toute autre icône sans la présence desquels on ne peut agir.

35L’accompagnant se doit aussi d’être présent pour contribuer à utiliser harmonieusement les deux hémisphères du cerveau du créateur. « L’intelligibilité d’une situation stratégique ne peut, en effet, se satisfaire d’une latéralisation de la pensée. Qu’elle se réfugie exclusivement dans le cortex gauche, elle ne « verra » que la disjonction, la réification des variables, les enchaînements logiques, la certitude… Qu’elle se complaise dans le cortex droit, et elle risquera de percevoir des synthèses superficielles, de conjoindre exagérément le réel et l’imaginaire, de privilégier changements et métamorphoses… »33. Le fondement de son action se trouve aussi dans la faculté qu’il aura à transmettre la richesse de la dialectique permanente existant entre la simplification et la complexification de la connaissance. Il ne s’agit donc plus d’accumuler des connaissances formelles plus ou moins imposées par l’extérieur, mais de développer un comportement ouvert vers le monde environnant, une façon d’être privilégiant la créativité et permettant d’alimenter un processus ininterrompu d’autorégénérescence personnelle et organisationnelle. C’est dans l’équilibration, au sens de Piaget, entre la transformation et la conservation mais aussi entre la rationalité et la spontanéité que l’autonomisation, par rapport aux événements et à l’accompagnant, se réalisera. Le développement d’un entrepreneuriat persistant en dépend.

36Le lien initialement présenté entre mathématiques et création devient donc moins déconcertant : le créateur cherche dans la rationalisation et la logique scientifique un moyen de se rassurer, de prévoir, de légitimer son action. Mais en suivant, par trop exclusivement, une telle logique, il risque de s’enfermer à terme dans une recherche incessante de sûreté intellectuelle. Face à cela, l’accompagnant peut être un guide pouvant l’aider à libérer son talent et s’autonomiser en acquérant une palette de connaissances et de compétences non circonscrites aux seules informations élémentaires.

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  • A.C. Martinet, « Épistémologie de la stratégie », Épistémologies et Sciences de Gestion, A.C. Martinet (coord.), Economica, Paris, 1990.
  • A.C. Martinet, « Une nouvelle approche de la stratégie », Revue française de gestion, marsmai 1993a, p. 62-63.
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  • M. Miles, A. Huberman, Qualitative data analysis : a source book of new methods, Sage Publications, 1984.
  • H.Mintzberg, Le management, voyage au centre des organisations, Éditions d’Organisation, Paris, 1990.
  • C.Moorman, A.S.Miner, « Organisational improvisation and organisational memory », Academy of Management Review, vol. 23, n° 4,1998.
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  • M. Serres, Le tiers-instruit, Éditions Françoise Bourin, Paris, 1991.
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  • T. Verstraete (coord.), Histoire d’entreprendre, tome 1, Éditions Management et Société, Paris, 2000.
  • R.K. Yin, Case study research : design and methods, Newbury Park, Sage Publications, 1984.

Notes

  • [1]
    Nous utiliserons indifféremment ces notions dans ce travail; nous considérerons les termes conseil, formateur, accompagnant comme des synonymes.
  • [2]
    Expression que nous avons déjà à maintes reprises utilisée pour nommer les individus dont l’entreprise est en phase de création (créateur) ou en phase de démarrage (démarreur).
  • [3]
    « Parmi les créateurs, seuls deux sur dix embauchent dès la création ».
  • [4]
    Notamment dans le cas des primo-créations.
  • [5]
    Selon une expression de I. Nonaka (1999).
  • [6]
    Nous invitons le lecteur à se référer à la figure 2.
  • [7]
    Entrepreneur, organisation, activités, environnement, ressources financières.
  • [8]
    Mintzberg cite ici Herbert Simon.
  • [9]
    Le néodirigeant est très fréquemment le seul acteur dans l’organisation.
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