Notes
-
[1]
L’accent est mis sur les relations entre confiance et apprentissages du point de vue du partenaire européen. Pour des motifs assez évidents de proximité, tant géographique que culturelle et linguistique, il a en effet été plus difficile de recueillir des données de la part de l’entreprise japonaise de manière quasi continue pendant près d’une décennie.
-
[2]
Techmed et Nippontech sont des noms d’emprunt afin de respecter l’anonymat des deux entreprises.
-
[3]
Ces aspects, très variables selon les alliances étudiées, mériteraient à ce titre des études de cas comparatives, voire des enquêtes quantitatives sur large échantillon.
-
[4]
Elle se situe dans le prolongement d’une recherche antérieure sur la dynamique de la confiance dans la même alliance (Ingham et Mothe, 2002; Mothe et Ingham, 2003).
-
[5]
Shi insiste sur les qualités humaines de VE, qui a ses yeux fait des efforts pour comprendre la culture japonaise et les méthodes utilisées chez Nippontech.
1Les alliances entre entreprises offrent un terrain privilégié pour l’étude de la confiance et de l’apprentissage, en particulier de nature interorgani sationnelle. La confiance permet et renforce le comportement coopératif (McAllister, 1995) tout en favorisant l’apprentissage (Dodgson, 1993). Elle contribue à renforcer les processus de création et de modification des règles et routines partagées pour les entreprises partenaires (Lazaric et Lorenz, 1998) ainsi qu’à réduire les coûts de transaction.
2Nous cherchons à illustrer les évolutions mutuelles de l’apprentissage et de la confiance dans une alliance, et plus spécifiquement un accord bilatéral international (Europe-Japon) en matière de recherche et développement (R&D) [1].
3Certes, la réalisation d’apprentissages est influencée par d’autres dimensions que la confiance (objet et contenu de l’accord formel, répartition des tâches, fonctions couvertes par l’accord, nature des connaissances, des comportements, voir Ingham, 1994). Toutefois, nous avons ici tentéd’isoler le phénomène de la confiance, en particulier par rapport à des dimensions proches et interdépendantes, telles que la coopération ou l’engagement. Il ne s’agit donc pas de traiter de causalité entre confiance et apprentissages mais, plus humblement, de comprendre leurs imbrications et évolutions.
4La première partie présente notre recherche : partenaires et caractéristiques de l’accord, concepts de confiance, d’apprentissage et de coopération, positionnement au niveau théorique et méthodologie suivie (voir encadré). La seconde partie analyse la manière dont confiance et apprentissages se sont modifiés et mutuellement renforcés. Elle expose les principaux domaines d’apprentissage et les acteurs concernés. Par ailleurs, elle identifie l’origine, l’objet et le rôle de la confiance dans ces apprentissages. La dernière partie explicite les données, ce qui nous permet de formuler des propositions et un schéma d’interprétation de la dynamique entre apprentissages et confiance.
I. – L’ALLIANCE ENTRE TECHMED ET NIPPONTECH : PRÉSENTATION, CONCEPTS, POSITIONNEMENT ET MÉTHODOLOGIE
1. Présentation de l’alliance
5Fondée en 1986, Techmed est une entreprise européenne qui conçoit et commercialise des équipements de haute technologie pour des applications médicales et industrielles. Elle a développé avec Nippontech, unité spécialisée d’une très grande entreprise japonaise, un équipement dédié à une nouvelle thérapie du cancer [2].
6La coopération a débuté en 1992 après une année de négociation. L’accord, signé pour une période de cinq ans et renouvelable, couvre la R&D, la production et le marketing. Chaque partenaire développe le design des parties du nouveau système comprenant un équipement central, des équipements périphériques et logiciels spécialisés. Le développement du prototype ne débutera qu’après obtention d’une commande ferme; la répartition des marchés sera la suivante : Asie pour Nippontech, Europe et Amérique du Nord pour Techmed. Ce système nécessite une intégration poussée des interfaces entre sous-ensembles développés par chaque partenaire et une programmation précise des étapes du développement. Il s’agit d’un projet important et risqué, tant sur le plan des investissements et des coûts de développement que sur le plan de sa durée.
2. Les concepts d’alliance, d’apprentissage et de confiance : vers la « coopération » ?
7Les thèmes de l’apprentissage organisationnel, de la confiance et des alliances suscitent un intérêt croissant chez les chercheurs en management et les praticiens depuis une dizaine d’années. Force est de constater que la littérature foisonnante rend difficile tout essai de synthèse, qui dépasserait du reste le cadre de cette contribution. Les revues de littérature ont servi à préciser le sens dans lequel nous utilisons ces concepts. Nous concentrons notre attention sur les travaux qui traitent de ces thèmes dans le contexte d’alliance et, plus spécifiquement, d’accords en R&D.
Alliance
8Les vocables désignant ce type d’accord sont variés (alliance, partenariat, coopération, collaboration, etc.) et désignent généralement « un accord de collaboration explicite, établi dans une perspective de durée, par lesquels des membres d’entreprises indépendantes, interagissent pour en réaliser l’objet » (Ingham, 1994). Cette définition met l’accent sur les interactions et la collaboration des membres d’organisations indépendantes, qui sont précisément au cœur des dynamiques que nous souhaitons explorer. Nous insistons aussi sur la perspective de durée, nécessaire pour réaliser des apprentissages significatifs et développer des relations de confiance.
9Nous privilégierons par la suite le terme d’« alliance » dans la mesure où il a largement été utilisé pour désigner des accords entre entreprises se trouvant en situation de concurrence dans les activités non couvertes par l’accord – ce qui correspond à notre cas.
10Nous considérons dans cet article l’alliance comme un contexte dans lequel se manifestent et évoluent les phénomènes dynamiques de la confiance et de l’apprentissage. Il est évident que les formes que peuvent prendre ces alliances sont nombreuses et que leur structure (fonctions couvertes, répartition des tâches entre les partenaires, etc.) et leur dynamique sont susceptibles d’influencer les phénomènes explorés.
11S’agissant d’une analyse de cas unique, nous ne développons pas ici ces aspects [3].
12Les phénomènes d’apprentissage organisationnel constituent un des motifs avancés à l’explication de l’existence des alliances (Fiol et Lyles, 1985), qui représentent un moyen d’accès, d’acquisition ou d’échange de connaissances et de compétences, en particulier technologiques (Mothe et Quélin, 2000).
Apprentissage organisationnel
13Nous adoptons dans cet article une définition large de l’apprentissage en tant que « processus d’interactions sociales qui a projet et/ou pour résultat la production de nouvelles connaissances organisationnelles » (Ingham, 1994). Nous appréhendons en priorité les apprentissages organisationnels réalisés, certes dans le contexte d’une alliance, mais dans le cadre de processus internes à une organisation (Techmed) – tout en impliquant des interactions avec les membres de l’organisation partenaire (Nippontech).
14Cette définition appelle plusieurs commentaires :
- les transferts de connaissances entre partenaires, et leur création collective, sont facilités, en particulier dans les alliances de haute technologie, par le partage d’informations et les interactions fréquentes entre les membres des partenaires (Crossan et Inkpen, 1995; Norman, 2003). La notion d’interaction ne signifie pas nécessairement une présence simultanée des individus qui interagissent. Toutefois, elle suppose l’échange, le partage et la confrontation de connaissances individuelles, et en particulier un « dialogue », entendu comme une enquête collective qui permet de promouvoir la communication et, de ce fait, l’apprentissage;
- l’analyse de l’apprentissage dans le contexte d’alliances conduit à identifier différents niveaux : individuel, groupe, organisationnel, interorganisationnel, ainsi que les liens entretenus entre ceux-ci;
- l’apprentissage est avant tout un phénomène humain et individuel : nous partageons donc le point de vue que ce sont les individus qui apprennent. Toutefois, les résultats de ces apprentissages en termes de connaissances produites et créées ne sont pas équivalents à la somme des connaissances individuelles (Hedberg, 1981). L’apprentissage individuel est pour nous une condition nécessaire – mais non suffisante – de l’apprentissage organisationnel. Cette approche s’inspire de la constatation de Simon (1991) : ce sont les individus qui apprennent, mais, dans les organisations, l’apprentissage est considéré comme un phénomène social plus qu’individuel;
- dans le prolongement des travaux sur les processus d’acquisition ou de production de nouvelles connaissances organisationnelles, jugées pertinentes pour l’entreprise par les décideurs, nous retenons ici les apprentissages propices à l’innovation, qu’il s’agisse de savoirs explicites ou tacites. Il s’agira d’apprentissages en double boucle (Argyris et Schön, 1978), de niveau II (Bateson, 1972), de retournement ou de restructuration (Hedberg, 1981). Ces apprentissages revêtent, à des degrés divers, une dimension tant cognitive que comportementale et entraînent une modification dans les connaissances de l’entité qui apprend.
15Quelques travaux ont mis en lumière les leviers et freins à la réalisation d’apprentissages organisationnels dans les alliances, ainsi qu’à leur appropriation (Ingham et Mothe, 1998) : nature des connaissances (tacites/explicites), caractéristiques du contrat formel, structure de l’alliance, intentions stratégiques des parties, motivation à apprendre, capacité d’absorption (Hamel, 1991), comportement et confiance entre partenaires.
Confiance
16Comme c’est le cas pour l’apprentissage, la confiance a été largement étudiée au niveau des relations interpersonnelles, puis étendue au niveau des groupes et des organisations. Si aucun accord n’existe sur le concept même, un certain consensus se dégage toutefois sur sa composition et les éléments fondamentaux de sa définition : faire confiance, c’est accepter d’être vulnérable dans des conditions de risque et d’interdépendance. La confiance n’est pas un comportement (comme l’est la coopération) ou un choix (comme l’est la prise de risque) mais une condition psychologique sous-jacente qui peut être la cause ou le résultat de telles actions. Nous retenons ici la définition de Bidault (1998), qui intègre une grande partie de ces caractéristiques : « présomption que, en situation d’incertitude, l’autre partie va, y compris face à des circonstances imprévues, agir en fonction de règles de comportement que nous trouvons acceptables ».
17Les sources et formes de la confiance dans les partenariats ont été largement discutées (Mothe, 1999) : calculée, institutionnelle, contractuelle, relationnelle, affective, les terminologies des types de confiance foisonnent. Nous privilégions ici la confiance (Sako, 1991) :
- basée sur les compétences, qui traduisent la croyance que l’autre partie dispose des compétences nécessaires pour réaliser l’objet de l’accord;
- fondée sur le bon vouloir du partenaire (cf. la dimension comportementale de la confiance interorganisationnelle, Larsson et al., 1998), c’est-à-dire la croyance que le partenaire agira dans l’intérêt mutuel des parties et de l’alliance. Certains auteurs (McAllister, 1995) vont plus loin en avançant que la confiance ne peut être perçue que dans sa dimension affective. La nécessité de relations interpersonnelles fortes, qui reposent sur la loyauté, la bienveillance, l’intégrité et l’ouverture d’esprit (Sako, 1991), apparaît alors comme un préalable indispensable à la réussite.
18Ces deux formes de confiance jouent un rôle central dans les apprentissages réalisés dans le contexte d’alliances car elles favorisent la réduction du recours à des mécanismes de contrôle du partenaire (Crossan et Inkpen, 1995) ainsi que les comportements d’ouverture, de communication et de partage d’informations, préalables indispensables à tout apprentissage.
19Reste à savoir qui fait confiance… Zaheer, McEvily et Perrone (1998) établissent une distinction entre confiances interpersonnelle et interorganisationnelle. Pour eux, ce sont bien les membres d’une organisation qui, collectivement, ont une attitude de confiance envers la firme partenaire. Dès lors, nous pensons qu’il peut être intéressant de mobiliser le concept de confiance institutionnelle pour expliquer ce passage de l’individuel au collectif. La confiance institutionnelle représente « les attentes qui se constituent au sein d’une communauté régie par un comportement régulier, honnête et coopératif, fondé sur des normes partagées par les autres membres » (Fukuyama, 1995). Ces normes peuvent être partagées au sein d’une société mais aussi par un groupe (Hosmer, 1995).
20L’intérêt de la confiance institutionnelle pour notre propos est double car d’une part, elle peut expliquer la diffusion de la confiance d’un niveau individuel à un niveau collectif par l’appartenance à la même communauté ou réseau social, sans nécessairement impliquer d’interactions directes et simultanées (en face-à-face ou en temps réel). D’autre part, elle contribue à éclairer le rôle de tiers dans l’établissement et le développement de la confiance interindividuelle et de groupe.
3. Positionnement théorique de la recherche
21Les approches des alliances, de l’apprentissage organisationnel et de la confiance retenues ici comportent un certain nombre de traits communs : se situant dans une perspective dynamique, elles insistent sur le rôle des interactions sociales et sur la nécessité d’une coopération – ou d’un comportement coopératif. Par ailleurs, apprentissages et confiance évoluent de concert et se manifestent à différents niveaux d’entités : individuel et groupe.
22Ces relations se situent au cœur de notre recherche. La caractéristique essentielle des partenariats en R&D réside dans le fait que le résultat obtenu, notamment en termes de résultats des apprentissages (connaissances acquises/produites), est souvent incertain au démarrage. Les incertitudes, l’incomplétude des contrats, la nécessité de partager et les risques d’apprentissages déséquilibrés et de transfert de compétences vers le partenaire renforcent l’importance du rôle de la confiance – surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises concurrentes, comme c’est le cas ici.
23Or, peu de recherches existent (à notre connaissance) sur l’identification des principaux facteurs permettant d’améliorer les processus d’apprentissage dans le contexte de coopérations en R&D, et en particulier du rôle de la confiance. Doz (1996) analyse les conditions qui renforcent ou bloquent l’apprentissage interorganisationnel dans les alliances et l’impact de l’apprentissage sur leur évolution. Dans les alliances les plus réussies, les partenaires s’engageraient dans une série de cycles d’apprentissages itératifs, typiquement caractérisés par une confiance et une adaptabilité croissantes. Kumar et Nti (1998) s’intéressent aux apprentissages, aux interactions entre les partenaires et aux comportements coopératifs : l’absence de confiance engendre des apprentissages déséquilibrés, accentue les divergences, un contrôle important du comportement du partenaire né. Larsson et al. (1998) élaborent un schéma de compréhension des développements collectifs de connaissances et des apprentissages respectifs des partenaires.
24Les interactions antérieures, des enjeux d’apprentissage élevés, la confiance et une orientation à long terme consolident le processus d’apprentissage collectif.
25Notre apport principal par rapport à la littérature existante réside dans l’isolation de l’influence du mécanisme de la confiance sur l’apprentissage – et vice-versa. Par ailleurs, les études empiriques, en particulier les observations longitudinales, restent rares. Ces aspects ont motivé notre choix de conduire une recherche exploratoire sur les relations entre alliance, apprentissage et confiance [4], qui nous conduit à adopter une perspective unificatrice des stratégies relationnelles des entreprises.
26La notion de coopération recouvre différentes significations : mode de coordination alternatif au marché et à la hiérarchie, type de transaction spécifique dans lequel les acteurs participent conjointement à un processus de cocréation de ressources. Elle peut également désigner une attitude, celle de ne pas se conduire de manière opportuniste. Nous avons pour notre part opté de réserver ce terme au mode de coordination caractérisé par la confiance entre organisations participantes. Dans ce cadre, l’alliance devient le terme générique caractérisant l’accord entre les parties de créer des ressources en commun.
27Cette manière d’appréhender les alliances, notamment technologiques, nous permet de proposer des liens conceptuels entre l’apprentissage organisationnel et le champ préparadigmatique des recherches sur la confiance. Dès lors, la coopération, entendue comme mode de coordination reposant sur la confiance entre partenaires, apparaît à l’intersection de l’alliance, de la confiance et de l’apprentissage.
28Le tableau 1 présente les principaux acteurs rencontrés et les thèmes des entretiens.
II. – ACTEURS, CONTEXTES ET PROCESSUS DANS L’ALLIANCE
29Nous avons individualisé quatre principales phases des relations entre les deux firmes : négociation (1991-1992), R&D (1992-1994), marketing/prototype (1995-1997), installation et tests (1997-1999). À chaque phase, nous identifions les acteurs concernés, les types d’apprentissage et de confiance et leurs liens, tant au niveau individuel que collectif, et les contextes dans lesquels confiance et apprentissages se développent. Le choix de ces dimensions a été guidé par la revue de la littérature et nos premiers entretiens. Une lecture verticale (par période) du tableau 2 permet de décrire les phénomènes observés.
LACOOPÉRATION À L’INTERSECTION ENTRE ALLIANCE, APPRENTISSAGE ET CONFIANCE
LACOOPÉRATION À L’INTERSECTION ENTRE ALLIANCE, APPRENTISSAGE ET CONFIANCE
MÉTHODOLOGIE DE L’ÉTUDE
- La première concerne les différents niveaux d’analyse des phénomènes chez Techmed. Notre intention est de mener une analyse multi-niveaux dans la mesure où nous explorons les relations entre confiance et apprentissage des individus et groupes et les « passages » d’une entité à l’autre (individu – groupe – individu). Nous retenons les apprentissages réalisés par des membres de Techmed (noté t), qu’ils soient individuels (noté A.It) ou collectifs (A.Gt). Nous distinguons également la confiance interpersonnelle (CPt-Pn) (d’un membre de Techmed dans un membre de Nippontech) de la confiance d’un individu (ou d’un groupe) de Techmed dans un individu (ou un groupe) de Nippontech (CPt-Gn, CGt-Pn, CGt-Gn, CGt-CGn).
- Une seconde difficulté, plus classique, tient au fait que nous nous appuyons sur les opinions des personnes interrogées. Aussi ne rendons-nous pas tant compte de la confiance que de la perception que les acteurs ont de leurs collègues comme étant dignes de confiance. Nous avons toutefois identifié des signaux de confiance, qui se traduisent notamment dans les actions menées.
1. La négociation de l’accord (1991-1992)
30En tant le leader scientifique, Techmed se trouve confronté à un risque d’adoption d’un comportement opportuniste de la part du partenaire et d’un transfert de connaissances déséquilibré, voire unilatéral. Cette menace renforce la nécessité d’une confiance partagée pour pallier les incertitudes et les incomplétudes du contrat. Certains acteurs sont particulièrement impliqués dans les négociations : JO et Sa pour les aspects scientifiques et technologiques, MO et Shi pour les aspects managériaux, juridiques et financiers. La décision de contacter Nippontech trouve son origine dans les relations antérieures au cours de laquelle JO et Sa ont eu l’occasion de se rencontrer et de s’apprécier. La direction générale de Techmed (JO et MO) a appris à connaître et à établir des relations de confiance avec son partenaire japonais.
31Ces apprentissages individuels sont donc nés d’interactions fréquentes avec leurs collègues Sa et Shi. Ils appartiennent aussi tous à un réseau formé d’une petite communauté scientifique (importance de la réputation et des confiances institutionnelles et de compétence). Par la suite, JO a eu l’occasion d’aider Sa à résoudre des problèmes scientifiques et techniques. JO et Sa s’apprécient et ont établi une relation amicale, basée sur une confiance mutuelle. Par ailleurs, il existe chez Nippontech une volonté de travailler avec Techmed, liée aux relations entre JO et Sa mais aussi au fait que JO est perçu comme appréciant la culture japonaise. Les liens entre confiance et apprentissages interindividuels, ainsi que leur renforcement mutuel, apparaissent clairement. C’est par la réputation, le dialogue, les rencontres, l’aide mutuelle que les deux partenaires ont appris à se connaître et à se faire confiance.
32MO et Shi se sont rencontrés au début de la négociation. Des rencontres régulières en face-à-face, entrecoupées de nombreux contacts (télécopie/téléphone), leur ont permis de mieux se connaître, de mieux cerner les attentes respectives afin d’atteindre un consensus à chaque étape. Le dialogue a été facilité par une grande ouverture des partenaires, notamment sur l’estimation des coûts et des contributions de chaque partie. Les acteurs insistent sur l’importance de lever toute ambiguïté liée à la difficulté qu’ils ont parfois éprouvée à communiquer. Plus tard, MO insistera sur la clarté et la simplicité du contrat, qui n’a jamais été « ressorti des tiroirs ». Ce fait est attribué à la confiance qui s’est instaurée progressivement entre lui et Shi, mais aussi à celle qui existait entre JO et Sa.
33Nous interprétons cette dynamique de la façon suivante : il s’agit d’apprentissages (tant cognitifs que comportementaux) et de confiance essentiellement individuels, qui s’amplifient et se renforcent mutuellement au cours de la négociation. Plusieurs formes de confiance coexistent. Toutefois, la confiance de comportement contribue sans doute le plus au développement de la relation (comportement d’ouverture, d’honnêteté, dialogue et recherche d’un consensus). Tant la qualité que le nombre des interactions sociales permettent de connaître le partenaire, de dialoguer avec lui et de rechercher des solutions mutuellement avantageuses.
2. La R&D (1992-1994)
34Des apprentissages significatifs ont été réalisés dans les deux domaines suivants :
- méthodes de calcul et de présentation des plans (mathématiciens et dessinateurs) : apprentissages et confiance individuels ont évolué vers des apprentissages et une confiance collective (i.e. qui ne porte pas sur un membre particulier de l’équipe de Nippontech mais sur l’équipe tout entière). Ce passage est marqué par des échanges au sein de l’équipe de Techmed, qui débouchent sur une prise de conscience partagée de la compétence du partenaire et de la bonne volonté de l’équipe de Nippontech à expliquer leurs méthodes de calcul et de dessin et à apporter des réponses satisfaisantes aux questions posées par les membres de Techmed;
- utilisation d’une méthode planning des étapes et de suivi du projet (le responsable des relations avec Nippontech). Le résultat de ces apprentissages individuels a été transféré à d’autres responsables de projets chez Techmed. La confiance, basée sur la compétence reconnue du partenaire en matière de gestion efficiente de projets de R&D et sur la perception de la bonne volonté du partenaire, et l’apprentissage se renforcent mutuellement par les nombreux échanges et le dialogue instauré entre les individus concernés [5].
3. Le marketing et le développement des deux prototypes (1995-1997)
35Un premier contrat fut obtenu par Nippontech au Japon, un second par Techmed aux États-Unis. Chaque prototype est réalisé séparément. Toutefois, des réunions régulières permettent des échanges.
- Au niveau marketing, les apprentissages concernent surtout les applications de la nouvelle thérapie et les attentes des clients et utilisateurs potentiels. Essentiellement cognitifs, ils ont trait à des connaissances explicites et se traduisent par la collecte, la transmission et le stockage d’informations scientifiques et techniques mises à la disposition de chaque partenaire. Les apprentissages au sein de l’équipe d’ingénieurs de Techmed prennent la forme d’une réflexion collective alimentée par l’évaluation critique des informations transmises par Nippontech. Ces apprentissages s’accompagnent d’une confiance collective qui s’appuie sur la perception d’une compétence du partenaire en matière de sélection et d’interprétation des informations pertinentes.
- Au cours du développement du prototype, les apprentissages réalisés ont trait essentiellement aux connaissances et savoir-faire techniques (engineering). Les ingénieurs et spécialistes des équipements interagissent avec leurs collègues, échangent des informations, s’aident mutuellement afin de résoudre les problèmes rencontrés. Au fur et à mesure des interactions entre les ingénieurs, la confiance basée sur la compétence perçue cède le pas à une confiance de comportement, facilitant les apprentissages individuels. Les réunions de coordination et de suivi de l’état d’avancement des projets offrent l’occasion de renforcer la confiance et les apprentissages collectifs.
4. Installation et test des équipements (1997-1999)
37Des apprentissages ont été réalisés par les spécialistes de l’installation et de la mise au point des machines chez les clients. Ces apprentissages individuels, de nature cognitive et comportementale, naissent et se développent au cours d’interactions sur le terrain, dans la recherche de solutions pour répondre aux desiderata des utilisateurs. Apprentissages et confiance individuelle cèdent progressivement le pas à une confiance et à un apprentissage collectifs.
III. – DYNAMIQUE CONFIANCE/APPRENTISSAGE : UN SCHÉMAD’INTERPRÉTATION
38Apprentissages et confiance semblent donc bien évoluer de concert et se renforcer mutuellement. Cependant, ces liens prennent des formes diverses selon les domaines d’apprentissage, les acteurs concernés et les étapes de l’alliance. Nos propositions portent sur les relations entre confiance et apprentissages, leurs nature et objet, et les processus de renforcement mutuel.
1. Confiance et apprentissages individuels et collectifs
39P1. Confiance et apprentissages collectifs se fondent sur le niveau individuel
40Ceci confirme largement les apports de la
littérature. Il existe une relation tant dynamique et séquentielle, présentée dans les
sous-propositions suivantes :
P11: la confiance interindividuelle (CPt-Pn)
facilite l’apprentissage individuel (AIt);
41P12 : les apprentissages collectifs (AGt) s’appuient sur les apprentissages individuels;
42P13 : la confiance collective (CGt) se fonde sur une confiance interindividuelle (CPt);
43P14 : la confiance collective (CGt) facilite les apprentissages collectifs (AGt).
2. Nature et objets des apprentissages et de la confiance
44P2. Les apprentissages revêtent des dimensions cognitive et comportementale qui s’appuient respectivement sur une confiance de compétence et de bonne volonté
45Les contenus et résultats des apprentissages en termes de connaissances produites (ou acquises) dépendent de leur nature et se fondent respectivement sur une confiance (essentiellement) de compétence ou comportementale (bonne volonté). Si les apprentissages à dominante cognitive concernent en priorité des connaissances explicites et s’appuient particulièrement sur une confiance de compétence (P21), les apprentissages à dominante comportementale portent surtout sur des connaissances tacites ou implicites et s’adossent à une confiance de bon vouloir (P22). Cependant, la plupart des apprentissages individuels ou collectifs observés comportent les deux dimensions.
3. Origines et renforcements de la confiance et des apprentissages
46P3. L’apprentissage et la confiance naissent et se renforcent mutuellement au travers de la répétition des interactions sociales et de la coopération avec le partenaire
47Les interactions sociales et la coopération sont au cœur des processus de création de la confiance et d’apprentissages organisationnels. Au début des processus, c’est la confiance de compétence, basée sur la réputation, qui domine, relayée par une confiance de comportement au fur et à mesure de l’ampleur et de la multiplication des interactions. La confiance interindividuelle au début de processus agit comme un déclencheur. Elle naît d’une réputation de compétence et/ou de bon vouloir, liée à une personne spécifique. Ceci indique l’importance du rôle joué par les personnes en charge de la relation avec le partenaire, de l’appartenance des individus à des réseaux sociaux et des communautés et, pour les alliances internationales, la reconnaissance de la volonté à comprendre la culture du partenaire. La dynamique des relations entre confiance et apprentissages individuels et collectifs est résumée dans les sous-propositions suivantes :
- P31 : les confiances de compétence et de bon vouloir jouent un rôle central dans les apprentissages en début de processus et cèdent progressivement le pas à la confiance de comportement, qui permet de les renforcer ;
- P32 : la confiance interindividuelle de comportement facilite les apprentissages individuels – dont les résultats renforcent à leur tour cette confiance interindividuelle ;
- P33 : la confiance collective de comportement facilite les apprentissages collectifs dont les résultats renforcent à leur tour cette confiance collective.
48La figure 2 synthétise notre interprétation des données.
49Nous espérons avoir contribué, par l’analyse de ce cas sur dix ans, unique en son genre, à une meilleure compréhension de la dynamique de la confiance et de l’apprentissage organisationnel dans une coopération technologique. Nous avons notamment mis en lumière le rôle des personnes clés et des tiers en tant que déclencheurs de la confiance et de l’apprentissage, ainsi que les liens :
- entre confiance et apprentissages individuels : ils forment le socle de la confiance et des apprentissages collectifs et se renforcent mutuellement par le nombre et la qualité des interactions sociales et la coopération avec les membres de l’organisation partenaire;
- entre les formes d’apprentissage et de confiance, qui se retrouvent souvent entremêlées.
50Les apprentissages individuels et collectifs revêtent ainsi des dimensions cognitive et comportementale, qui s’appuient respectivement sur les confiances de compétence et de bonne volonté. Apprentissage et confiance naissent et se renforcent mutuellement au travers des interactions sociales et de la coopération avec les membres de l’organisation partenaire.
51Cette recherche comporte de nombreuses limites. Les premières ont trait à la méthodologie :
- le recours à un cas unique d’alliance ne permet pas de généraliser les résultats;
- les phénomènes observés ne se prêtent pas facilement à une triangulation des données primaires et secondaires, réduisant ainsi la validité interne de la recherche;
- le fait de ne pas avoir eu l’occasion de rencontrer plusieurs informants-clés de Nippontech avant 1999 et de les interroger sur l’évolution de la confiance et de l’apprentissage depuis l’origine de l’accord augmente les risques d’une rationalisation a posteriori. Enfin, nous avons mentionné certaines difficultés rencontrées dans l’interprétation des entrevues réalisées au Japon en 1999.
52D’autres limites concernent le contenu et ouvrent des pistes pour des recherches futures :
- La première concerne les liens entre confiance et apprentissage individuels et collectifs. Si nous avons mis l’accent sur le passage de l’individuel au collectif, il serait intéressant d’analyser en détail le passage du collectif vers l’individuel. Comment la confiance et les apprentissages au niveau des groupes influencent-ils la confiance et les apprentissages individuels ?
- Une seconde limite concerne les dimensions culturelles de la confiance et de l’apprentissage, mises en lumière dans la littérature. Cette alliance entre deux entreprises, l’une européenne, l’autre japonaise, suggère l’existence de ces dimensions mais ne les traite pas en détail. Or il s’agit à nos yeux d’une piste féconde pour la compréhension des alliances internationales. Il nous reste à souhaiter que des recherches futures s’attellent à l’examen de ces questions passionnantes.
ÉVOLUTION DYNAMIQUE ENTRE APPRENTISSAGES ET CONFIANCES : PROPOSITIONS
ÉVOLUTION DYNAMIQUE ENTRE APPRENTISSAGES ET CONFIANCES : PROPOSITIONS
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Notes
-
[1]
L’accent est mis sur les relations entre confiance et apprentissages du point de vue du partenaire européen. Pour des motifs assez évidents de proximité, tant géographique que culturelle et linguistique, il a en effet été plus difficile de recueillir des données de la part de l’entreprise japonaise de manière quasi continue pendant près d’une décennie.
-
[2]
Techmed et Nippontech sont des noms d’emprunt afin de respecter l’anonymat des deux entreprises.
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[3]
Ces aspects, très variables selon les alliances étudiées, mériteraient à ce titre des études de cas comparatives, voire des enquêtes quantitatives sur large échantillon.
-
[4]
Elle se situe dans le prolongement d’une recherche antérieure sur la dynamique de la confiance dans la même alliance (Ingham et Mothe, 2002; Mothe et Ingham, 2003).
-
[5]
Shi insiste sur les qualités humaines de VE, qui a ses yeux fait des efforts pour comprendre la culture japonaise et les méthodes utilisées chez Nippontech.