Couverture de RFE_181

Article de revue

Taxation foncière redistributive : une fondation macroéconomique du georgisme

Pages 181 à 218

Notes

  • [1]
    Cet article est la version écrite d’une conférence prononcée à l’École d’hiver d’Aussois, organisée par le laboratoire TEPP en mars 2017. Il est aussi issu d’une réflexion sur les problèmes fonciers et immobiliers entamée lors de la rédaction de notes et de rapports pour le CAE avec Etienne Wasmer, Pierre-Henri Bono et Guillaume Chapelle et poursuivie depuis dans la rédaction d’un document de travail avec Odran Bonnet et Guillaume Chapelle et Etienne Wasmer intitulé : « Heterogeneous Capital and the Secular Accumulation of Wealth : Land is back… and should be taxed ».
  • [2]
    Il semble qu’on puisse y ranger Maurice Allais qui dans « l’Impôt sur le capital et la réforme monétaire 1977 » propose d’instaurer un impôt sur tous les actifs durables (terres, immeubles, équipements) situés en France à l’exclusion de la détention de tout actif financier à un taux de 2 %. Maurice Allais ne propose pas de faire un distinguo entre la terre et les autres actifs ou entre le logement et les actifs durables utilisés dans le cycle de production.
  • [3]
    Bonnet, Chapelle, Trannoy et Wasmer [2018] « Heterogeneous Capital and the Secular Accumulation of Wealth : Land is back…and should be taxed ».
  • [4]
    Contrairement au modèle de Chamley, il n’y a pas de marché du capital et donc pas de taux d’intérêt d’équilibre dans le modèle de Judd.

1L’économie publique moderne est née à la fin des années 1970 avec le livre d’Atkinson et Stiglitz [1980]. Il ne contient aucun chapitre consacré à la taxation de la terre (y compris les ressources naturelles). Le message de l’économie classique, et en particulier celui d’Adam Smith et de David Ricardo, a été oublié. Lorsque l’on pense à une taxation redistributive, on pense presque exclusivement à l’impôt progressif sur le revenu, sur le capital et sur l’héritage. Bien sûr, ces deux dernières catégories comprennent de la richesse foncière en général, mais la terre n’est jamais considérée comme un actif spécifique méritant un traitement fiscal spécial. Or la terre, ou plus exactement la valeur d’une localisation, n’a jamais été aussi importante avec les énormes externalités d’agglomérations engendrées dans les grandes métropoles, et, comme l’avait compris l’école classique, la terre en quantité fixe devrait constituer une base d’imposition privilégiée pour financer des dépenses publiques, ou bien plus spécifiquement, des compléments de revenu dans le bas de la distribution, que cela soit un revenu universel ou une aide aux travailleurs pauvres. L’objet de cet article est de réintégrer la problématique de la taxation de la terre de l’analyse classique dans le cadre de la taxation optimale du capital de l’analyse néoclassique. Pour être tout à fait juste, cet oubli n’est pas passé inaperçu aux yeux du créateur de la taxation optimale, comme en témoigne cette citation du prix Nobel James Mirrlees dans la Mirrlees-Review [2011] : « The economic case for a land value tax is simple, and almost undeniable. Why, then, do we not have one already ? Why, indeed, is the possibility of such a tax barely part of the mainstream political debate, with proponents considered marginal and unconventional. » Et encore : « Why hasn’t it been adopted widely in the western world ? Even more puzzling is that, right now, as western economies struggle with the global financial crisis, why isn’t this form of taxation being seriously considered as an alternative ? ».

2En fait, cet oubli est vraiment un oubli « moderne » de l’analyse économique après 1945 [2] puisque Léon Walras [1896], l’un des créateurs de l’analyse néo-classique, était pour la nationalisation de la terre. Cette part de sa pensée est tombée dans l’oubli et n’avait sans doute que peu de chances d’être audible dans un vieux pays où l’appropriation privée de la terre est ancienne et où l’accès à la terre, du moins agricole, a fait l’objet d’une redistribution massive au moment de la Révolution française. En revanche, dans les pays neufs comme les États-Unis, la problématique de la distribution des terres, de la richesse foncière, et, partant, de l’imposition de la rente foncière, a fait l’objet de mouvements sociaux et politiques très populaires. En particulier, le georgisme du nom d’Henry George, économiste, journaliste, homme d’affaires et homme politique, auteur d’un livre manifeste Progress and Poverty en 1879, qui a connu un immense succès, a créé un mouvement aussi connu et puissant aux États-Unis que le marxisme en Europe continentale jusqu’en 1914. Alors que la question sociale, comme on disait alors, était reliée en Europe à la question du capital, elle l’était à la question de la terre aux États-Unis. Le georgisme est plus particulièrement connu pour la promotion d’un impôt unique, « the single tax movement », une taxe sur la terre qui capterait complètement la rente foncière et qui remplacerait tous les impôts existants. Henry Georges prônait que les fruits de la rente foncière devaient être partagés entre tous, les fruits du travail et du capital ne profitant qu’à ceux qui en sont les détenteurs. Contrairement à John Stuart-Mill, lui aussi favorable à la captation de la rente foncière mais qui restait marqué par l’analyse classique de la terre agricole, Henry George a bien anticipé que la valeur essentielle de la terre allait se trouver dans les villes. La terre urbaine, à un moment donné, est en quantité fixe – que l’on songe à Paris intra-muros, à Manhattan et San Francisco circonscrites par la mer – et sa valeur dans ces grandes cités est créée par les actions de tous ceux qui habitent la ville ainsi que par les infrastructures et investissements publics. Henry George, très marqué par la vision de la pauvreté en Californie, proposait de créer un système de retraite et de soutien aux handicapés incapables de subvenir à leurs besoins au moyen d’un revenu de base financé par l’impôt foncier qui capterait la totalité de la rente foncière d’une localisation, à l’exclusion des investissements et constructions, du bâti, qui, lui, ne serait pas taxé, tout comme le capital productif. Ce revenu serait distribué comme un droit et non pas comme une aumône, un dividende citoyen, une idée similaire à celle de Thomas Paine et reprise. À cet égard, il ne faut donc pas confondre l’impôt sur la propriété foncière qui taxe l’ensemble de la valeur (terre + bâti) et dont disposent nombre de pays et une taxe spécifique sur la terre. Si la rente foncière de la localisation vaut 3 % de la valeur de la terre, le taux de l’impôt « georgien » serait de 3 %, qui représenteraient la taxe sur la valeur de la terre nue, « unimproved value of land ».

3Si l’échec du georgisme a des causes multiples (voir Samuel [1983] pour les raisons politiques et la vue provocante de Mason et Harrison [1994] pour l’échec intellectuel), cette pensée a continué à imprégner d’une manière souterraine la vision des économistes américains sur la taxation de la terre (voir Ely et Wehrwein [1940]), comme en témoigne cette lettre adressée le 7 novembre 1990 par trente économistes à Mikhail Gorbachev, alors encore à la tête de l’URSS : « The movement of the Soviet Union to a market economy will greatly enhance the prosperity of your citizens. Your economists have learned much from the experience of nations with economies based in varying degrees on free markets… It is important that the rent of land be retained as a source of government revenue. While the governments of developed nations with market economies collect some of the rent of land in taxes, they do not collect nearly as much as they could, and they therefore make unnecessarily great use of taxes that impede their economies-taxes on such things as incomes, sales and the value of capital. »

4Parmi les signataires américains, on relève les noms de William Baumol, Zvi Griliches, Franco Modigliani, Richard Musgrave, Tibor Scitovsky, Robert Solow, James Tobin, William Vickrey. Milton Friedman, pour sa part, a écrit : « In my opinion, the least bad tax is the property tax on the unimproved value of land, the Henry George argument of many, many years ago. »

5Le nom d’Henry George est quand même associé à un résultat en économie publique découvert par Arnott et Stiglitz [1979] qui énoncent que, sous certaines conditions, il est optimal de financer des infrastructures et des services publics locaux avec une taxe sur la rente foncière. La raison provient du fait que celle-ci internalise les effets externes générés par ces investissements publics locaux. Ce théorème est important puisqu’il fonde les principes sur lesquels sont basées les finances publiques locales de nombreux pays. Mais cette idée n’était pas, à vrai dire, celle envisagée par Henry George. Il voyait la possibilité de financer, au moyen d’un impôt foncier national, un revenu de base au niveau national qui corrigerait en partie les inégalités trop criantes liées à des déficiences de capacité à générer des revenus du travail et du capital.

6Ainsi, nous adoptons comme perspective, non pas celle des finances publiques locales, mais celle des finances publiques nationales et nous nous demandons dans quelle mesure il est possible de financer un revenu de base avec une taxe sur la terre qui corrige tout à la fois les inégalités dans l’appropriation de la terre et du capital. À cette fin, nous reprenons le célèbre modèle de Judd [1982] qui fait coexister deux classes d’agents : les capitalistes qui sont seuls détenteurs du capital, et les travailleurs qui ne possèdent que leur force de travail. Nous construisons un modèle d’accumulation du capital à la Judd dans lequel nous ajoutons une ressource, la terre, qui n’est pas utilisée comme intrant pour la production mais comme un bien logement. Les capitalistes sont également les uniques détenteurs de la terre qui est louée aux travailleurs pour qu’ils se logent et, en retour, ceux-ci louent leur force de travail aux capitalistes. Après avoir montré que la taxe sur le capital n’est pas une taxe de premier rang, nous montrons qu’une taxe foncière ou une taxe d’habitation sont des taxes de premier rang qui permettent de financer un supplément de revenu aux travailleurs.

7Le plan de l’article est le suivant. Nous exposons dans un premier temps en quoi les travaux de Thomas Piketty dans « Le capital au XXIème siècle » permettent de remettre cette question sur le devant de la scène. Nous nous interrogeons également sur les raisons de la hausse des prix de la terre urbaine. Ensuite, nous présentons le modèle et nous l’exploitons dans différentes directions. Les résultats évoqués et la démarche de cet article sont largement extraits d’un travail collectif [3] avec Odran Bonnet, Guillaume Chapelle et Etienne Wasmer.

Retour du capital ou retour de la terre ?

8Après avoir pointé que le fait marquant dans ces dernières décennies dans l’évolution patrimoniale est la croissance manifeste de la valeur de la terre urbaine, nous cherchons à en comprendre les déterminants.

9L’ouvrage de Thomas Piketty [2015] a remis sur le devant de la scène une grandeur, le rapport capital sur produit ou plutôt capital sur revenu national, le rapport K/Y. Quand les économistes mettent en avant ce ratio, par exemple dans l’analyse des fonctions de production ou de la croissance, il s’agit du capital productif. Thomas Piketty intègre dans le capital le patrimoine immobilier, le patrimoine logement qui est une utilisation de la richesse à des fins de consommation. Il serait beaucoup plus juste de parler de séries de patrimoine sur revenu, car le numérateur capte exactement ce que l’enquête Patrimoine de l’Insee mesure. Bonnet et al. [2018] décomposent l’évolution de ce ratio patrimoine sur revenu en différentes composantes : le patrimoine agricole, le patrimoine logement décomposé après 1970 entre patrimoine logement-bâti et logement-terre (unimproved land), patrimoine possédé à l’étranger et, enfin, capital productif et financier.

10Cette décomposition livre un résultat essentiel. La reconstitution du patrimoine porte la marque de la rente foncière, qui d’agricole en 1700 est devenu urbaine en 2010, changement radical complètement anticipé par Henry George, à l’inverse de John Stuart Mill, du fait que la principale source de création de richesse est maintenant localisée dans les villes. Cette richesse foncière urbaine vaut deux ans de revenu national en 2010, tout comme la richesse immobilière provenant du bâti, ainsi que la fortune financière. Cette règle des trois tiers est spécifique à la France, la part du logement dans le patrimoine étant plus proche de la moitié pour les autres grands pays industriels alors qu’elle est d’environ 2/3 en France (1/3 pour la terre et 1/3 pour le bâti). Pour comprendre un tel phénomène lié à l’urbain, il faut mobiliser, certes, la théorie de la croissance et le comportement d’épargne, comme l’a fait Thomas Piketty, mais également l’économie urbaine et le rôle de la terre, ainsi que l’économie géographique avec les externalités d’agglomération. L’intégration de ces trois théories reste à faire pour s’en tenir à l’économie réelle. Avec la seule théorie de la croissance, il ne peut être question de comprendre un tel phénomène, puisque cette théorie n’intègre que la partie capital physique et financier qui continuent à évoluer autour de deux ans de revenu national ; et ceci dans tous les pays industrialisés scrutés en profondeur par Bonnet et al. [2018], l’Allemagne, le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Cette place très conséquente du capital logement, quatre années du revenu national, est d’ailleurs spécifique à la France et à la Grande-Bretagne, il importe de le noter.

11Cette croissance de la valeur de la richesse foncière urbaine n’est cependant pas spécifique à la France. Knoll et al. [2017] présentent des séries de prix immobiliers pour 14 économies avancées depuis 1870. Si les prix réels sont restés constants du XIXème siècle jusqu’au milieu du XXème siècle, un changement de régime est très perceptible à partir de cette date avec une forte hausse mais toutefois une grande variabilité inter-pays. En France, l’évolution du prix de la terre et non du bâti explique la trajectoire des prix de l’immobilier. Plus précisément 80 % de la hausse du prix de l’immobilier s’expliquent par l’évolution des prix du foncier.

12La question que l’on peut naturellement se poser est de savoir si cette croissance de la valeur macroéconomique de la richesse foncière urbaine est un phénomène durable. En d’autres termes, l’augmentation de la valeur de la terre urbaine par rapport au revenu national s’apparente-t-elle à une bulle entretenue par des phénomènes financiers ou traduit-elle plutôt des phénomènes réels qui auraient une certaine persistance ? Nous pesons dans la suite les arguments « pour » et les arguments « contre ».

L’évolution cyclique des prix de l’immobilier

13Trois périodes d’exubérance immobilière peuvent être distinguées sur la figure n°2 à partir des données de 22 pays pour lesquels la banque fédérale à Dallas dispose de données sur une période assez longue et reporte une simple moyenne arithmétique des indices de revenu national et de prix de l’immobilier. Une première phase après le premier choc pétrolier, une deuxième plus importante qui se développe à la fin des années 1980 avant de se contracter au début de la décennie suivante, et enfin la dernière qui s’enclenche à la fin des années 1990 et qui dure une dizaine d’années jusqu’à la grande crise financière. Trois enseignements semblent se dégager du graphique. Les prix immobiliers sont cycliques, alors même que la période précédant la crise financière a été une période où l’on pensait que le cycle économique avait été en très grande partie raboté par le pilotage macroéconomique. Les booms immobiliers paraissent de plus en plus importants, ce qui semble indiquer un défaut majeur de régulation au niveau mondial. Depuis 2013, une phase de hausse est réenclenchée. Les autorités chargées de la coordination du pilotage macroéconomique et monétaire au niveau mondial (G8, G20) doivent se préoccuper de cette question, de manière à ce que la prochaine bulle immobilière soit sous contrôle.

Figure 1

Comparaison de l’évolution agrégée (22 pays) des prix immobiliers et du revenu national

Figure 1

Comparaison de l’évolution agrégée (22 pays) des prix immobiliers et du revenu national

Note : calculs de l’auteur.
Source : Fed, Dallas.
Figure 2

Evolution comparée du revenu disponible réel par tête et des prix de l’immobilier pour la France

Figure 2

Evolution comparée du revenu disponible réel par tête et des prix de l’immobilier pour la France

Source : Fed, Dallas.

14S’agissant de la France, la figure n°2 reproduit les mêmes séries que la figure n°1 où l’on découvre les trois mêmes cycles haussiers, à la différence près que les deux premiers sont très amortis et le troisième spécialement vigoureux.

Les facteurs financiers

15Cette augmentation concomitante dans tous les pays développés à l’exception de l’Allemagne, de la Suisse et du Japon (cf. Trannoy et Wasmer [2013]), a pour origine en partie la baisse des taux d’intérêt qui fait monter la valeur de tout capital pour un revenu constant. En effet, la valeur des loyers en termes du revenu national est restée approximativement constante, au moins dans la décennie 2000 en France. Cette baisse des taux d’intérêt réels traduit-elle un ralentissement durable de la croissance mondiale et est-elle pérenne ? C’est une question sur laquelle peu d’économistes s’aventurent et nous n’avons aucune raison d’être plus téméraire.

16En revanche, l’exubérance du « robinet du crédit », pour reprendre les termes de Robert Shiller [2000], n’a pas épargné la France. On feint de croire que l’octroi de crédit est resté sage en France, à l’inverse de ce qui s’est passé en Espagne et en Irlande, mais force est de constater, au vu de la figure n°3 issue de Trannoy [2015], que cela n’a pas été le cas.

Figure 3

Financement de l’acquisition dans l’ancien pour les primo-accédants

Figure 3

Financement de l’acquisition dans l’ancien pour les primo-accédants

Note : calculs de l’auteur.
Source : comptes du logement 2013 (millions d’€ courants).

17Pour ce faire, nous interrogeons l’évolution des concours des établissements de crédit et des pouvoirs publics au financement de l’activité immobilière depuis 2008. Nous nous focalisons sur le financement de l’acquisition dans l’ancien, puisque c’est l’indice de prix dans l’ancien dont nous cherchons à comprendre l’évolution. Nous étudions d’abord l’évolution du financement pour les primo-accédants qui représentent les 2/3 du marché (cf. figure n°3) avant d’étudier les sources de financement pour les autres acquéreurs (cf. figure n°4).

Figure 4

Rapport prêt non aidé / apport personnel

Figure 4

Rapport prêt non aidé / apport personnel

Source : compte du logement 2013.

18Ce faisant, nous adoptons une approche différente de celle de la littérature. Elle est beaucoup moins sophistiquée au sens où nous nous intéressons à une forme réduite. Le marché foncier urbain est un marché d’enchères, comme nous l’enseigne l’économie urbaine. A court terme au moins l’offre dans l’ancien est quasi fixe. En première analyse, les prix d’enchères s’envolent par rapport au passé si les sommes d’argent que sont prêts à mettre les acquéreurs pour remporter l’enchère augmentent. Nous avons la chance de disposer pour la France de données sur la somme des enchères immobilières de ceux qui les ont remportées et sur la façon dont ces enchères ont été financées sous la forme d’aides publiques, d’apport personnel ou de crédit immobilier (comptes du logement). Cette approche en forme réduite permet donc, d’une manière simple, de relier la hausse aux différents types de financements. En cela elle est originale. La majorité des auteurs adoptent une approche structurelle, tâchant directement d’estimer une équation où les prix des logements sont reliés aux déterminants structurels, aux taux d’intérêt, à la maturité des prêts, à la hausse de la population et à l’évolution de la structure de la population. L’approche en forme réduite nous semble une première étape indispensable qui, en quelque sorte, « met sur la piste ». Un des problèmes récurrents auxquels est confrontée l’approche structurelle est que nous avons peu d’informations quantitatives fiables au niveau macroéconomique sur le degré de régulation foncière et son évolution, alors que c’est une variable clé. De ce fait, un biais de variable omise entache les résultats économétriques de l’approche structurelle. En France, les différents essais d’estimation de modèles structurels ou VAR qui ont été tentés (Antipa et Lecat [2013], Avouyi-Dovi et al. [2014] et [2017]) pointent plutôt dans la direction d’une part inexpliquée dans l’augmentation des prix dans la décennie 2000.

19Les aides directes de l’État à l’acquisition dans l’ancien ne représentent presque rien (38 millions d’€ en 2013) et d’ailleurs on est en droit de se demander pour quelle raison elles n’ont pas disparu. Le graphique n°4 est très éclairant sur les responsabilités des uns et des autres dans le développement de la bulle immobilière. Jusqu’à 2004, les emprunts aidés sont négligeables. Il reste alors deux types de financement en lice, les capitaux propres et le crédit bancaire. Et là, surprise, de 2000 à 2006 les ménages primo-accédants n’augmentent pas leurs concours qui plafonnent un peu en dessous de 20 milliards d’€, c’est-à-dire qu’ils baissent en euros constants ! Les ménages français gardent la tête froide. Ils n’engagent pas plus leurs économies dans l’acquisition dans l’ancien. En revanche, que dire du comportement du système bancaire et de la complète inaction du régulateur qui laissent augmenter le crédit bancaire immobilier par un facteur de 2,6 en 6 ans ! Que pouvait faire d’autre le marché immobilier que flamber dans ces conditions ? Aucune offre ne serait assez élastique pour absorber une telle quantité d’argent supplémentaire. Le marché immobilier américain se retourne dès 2006. Le robinet bancaire reste sur un plateau de 2006 à 2007 mais les ménages français primo-accédants mettent plus d’argent sur la table, 40 % de plus en deux ans, commençant sans doute à croire vraiment à des lendemains qui chantent. Le robinet bancaire se tarit en 2008-2009 et les ménages primo-accédants accusent le coup en 2009.

20Le développement de la bulle sur la décennie 2000 n’a été possible que par le comportement exubérant des établissements de crédit et le comportement laxiste ou imprévoyant des autorités de tutelle. Il reste à comprendre la deuxième bosse du chameau, le rebond du marché immobilier dès 2010. Conséquence : les responsabilités s’inversent. Clairement, les ménages français effrayés par la crise de l’euro se réfugient dans le placement pierre, mais, comme l’indique la figure n°5, les banques sont maintenant plus sur la réserve et le coefficient de prêt (le rapport prêt sur fonds propre) revient à des valeurs inconnues depuis le début des années 1990, un peu au-delà de 1. Le durcissement des règles en matière de fonds propre a joué tout son rôle.

Figure 5

Financement de l’acquisition dans l’ancien, tous acquéreurs

Figure 5

Financement de l’acquisition dans l’ancien, tous acquéreurs

Note : calcul de l’auteur.
Source : compte du logement.

21Il reste à se pencher sur le comportement des autres acquéreurs, qu’ils soient propriétaires physiques non-accédants (résidence secondaire, propriétaires bailleurs) ou bailleurs sociaux. Le coefficient de prêt (cf. figure n°4) reste modeste au regard de celui des primo-accédants. Il atteint cependant 44 % en 2008, alors qu’il n’était que de 7 % en 1985.

22Au total, si l’on cumule les financements pour tous les types d’acquéreurs, les responsabilités en termes d’exubérance semblent plus partagées comme l’indique la figure n°5. Depuis 1995 les acquéreurs, autres que les primo-accédants, n’ont pas cessé d’alimenter d’une manière croissante le marché secondaire du logement. Toutefois, le comportement des établissements de crédit amplifie le mouvement au lieu de le freiner comme en témoigne le changement de pente de la courbe du financement bancaire à partir de 2002. Mais, concernant la reprise en 2010, les banques ont clairement précédé d’un an le retour des acquéreurs qui ont vu dans la pierre un placement refuge au moment de la crise de l’euro. Les dispositifs de prêts aidés ont joué un rôle modeste quantitativement mais peut-être important en termes de message dans la reprise de 2010, marquant là l’empreinte des pouvoirs publics.

23Finalement, force est de constater que l’engouement pour le marché immobilier, loin de se cantonner à des pays comme l’Espagne ou l’Irlande, a touché pleinement la France, et les sommes en euros courants mises sur le marché par des demandeurs de logement ancien ont atteint 180 milliards d’euros en 2011, moitié en fonds propre, moitié en crédit bancaire, ce qui représente un triplement par rapport aux sommes mises en jeu un peu avant le début de ce millénaire (60 milliards d’euros), et ceci sur le marché de l’ancien ! Même si celui-ci a dû se développer un peu, sans doute d’une dizaine de points de pourcentage entre les deux dates, il n’empêche que les facteurs financiers traduisent de la part aussi bien des investisseurs que des établissements de crédit une confiance et des anticipations très prometteuses dans l’évolution du marché du logement. Des facteurs réels peuvent-ils venir appuyer de telles anticipations ?

Les facteurs réels

24Du côté des facteurs réels, on peut soupçonner deux éléments plus permanents qui peuvent jouer un rôle dans l’accroissement de la rente foncière urbaine. Le premier est l’augmentation de la population et des facteurs corrélés du côté de la demande. Le second est la régulation foncière du côté de l’offre.

25Le premier facteur est déjà pointé dans les écrits de Ricardo et d’Henry George : « The value and thus economic rent of land, which is permanently inelastic in supply, is governed by the growth in demand for land for purposes of food production and housing, which in turn is driven by population growth. The increasing value and rent is, in the Ricardo-George context, entirely due to the growth of population », selon Warren Samuel [2003]. Cette relation théorique semble validée empiriquement. Takats [2012] trouve un effet significatif positif de l’évolution de la population (30 points de base par an) à partir de données macroéconomiques portant sur 22 pays avancés sur les quarante dernières années. L’effet cumulé sur quarante ans n’est cependant pas considérable, l’accroissement de la population expliquerait 12 % de hausse. En revanche, il prédit, du fait du vieillissement de la population, un renversement de tendance qui de positive deviendrait négative dans les quarante prochaines années.

26Le mouvement de décohabitation et la diminution de la taille des ménages participent également du même phénomène et peuvent être qualifiés de facteur réel. La taille des ménages diminue depuis les années 1970 (3,1 personnes en moyenne en 1968, 2,3 en 2008). La décohabitation des générations, les mises en couple plus tardives, les unions plus fragiles, la diminution des familles nombreuses et la hausse de l’espérance de vie ont contribué à cette baisse (Insee [2012]). Ainsi, alors que la croissance de la population ne dépasse pas 0,5 % par an, ce qui se traduirait par une nécessité de construire environ 150 000 logements, à peu prés le rythme de constructions neuves en Grande-Bretagne, la décohabitation entraîne facilement une demande d’autant de logements supplémentaires (le parc est environ de 30 millions de logements). Notons toutefois que le mouvement de décohabitation n’est pas totalement exogène aux variables économiques, prix et revenus, comme l’illustrent le fait que ce phénomène touche beaucoup moins l’Ile-de-France en raison des prix élevés (Trannoy et Wasmer [2013a et 2013b] et le fait que la décohabitation des jeunes se produit surtout parmi les jeunes issus d’un milieu aisé (Solard et Coppoletta [2014]). Une moindre croissance des revenus joue un rôle modérateur dans l’ampleur du mouvement de décohabitation.

27À cela, s’ajoute un phénomène d’obsolescence des logements anciens qui n’est pas mesuré exactement dans notre pays mais qui se constate comme un solde entre le nombre de logements construits et l’augmentation du parc de logements selon le recensement. On estime qu’environ 30 000 logements quittent le parc chaque année, soit 0,01 % du parc. Ce phénomène peut recouper une obsolescence physique en raison d’un défaut d’entretien, par exemple dans le cas d’une mésentente à la suite d’une succession, une obsolescence thermique et d’une manière plus générale une obsolescence provoquée par le fait que le logement n’est plus aux normes.

28Ces trois causes d’augmentation de la demande, croissance démographique, décohabitation, obsolescence sont renforcées par un basculement de la population de certains bassins d’emploi ou d’habitat du nord et de l’est du pays vers l’ouest et le sud et en particulier leurs littoraux, basculement qui est bien documenté dans Essafi et al. [2017]. En définitive, la demande qui importe résulte de la somme des augmentations de population par bassins d’emploi qui dépasse l’augmentation agrégée de population : quand une population diminue dans un bassin d’emploi, cela engendre une demande de logement négative mais qui n’impacte pas négativement la demande agrégée : elle compte simplement pour zéro. Le fait que la croissance de l’emploi n’est pas homothétique et que certains territoires sont en chute libre (comme la Nièvre ou l’Indre dont personne ne parle et qui meurent en silence) crée une perte sociale. La valeur du patrimoine logement qui y est localisée devrait se solder par une dépréciation d’actif dans l’enquête patrimoine. Il n’est pas sûr d’ailleurs que l’Insee procède à ce type de dépréciation d’actif logement.

29Que le prix des grains augmente à la faveur de la hausse de la demande pour une technologie constante, cela semble l’évidence si toute la terre arable disponible est déjà utilisée. En revanche, pour la terre urbaine, l’argument est moins convaincant, car il semble que l’on puisse toujours agrandir la taille de la ville qui va alors empiéter sur les champs. On peut aussi décider de permettre de construire en hauteur, si l’on veut éviter d’étendre indéfiniment la superficie de la ville. La question de la régulation foncière est alors une question centrale. Et, de ce point de vue, les pays et les villes sont très hétérogènes (Andrews, Caldeira et Johansson [2011]). Par exemple, Louis XVI prend deux édits de servitude « Non altius tollendi » à Montpellier en 1775 et 1779, afin de protéger les vues de la promenade du Peyrou aménagée par décision royale. Même si son histoire demande encore à être écrite en France (voir R. McLaughin [2012] pour les États-Unis), il nous semble indéniable que la régulation foncière a été croissante au cours de ces dernières décennies. De bonnes raisons y ont présidé, mais les conséquences en sont prévisibles. En régulant en hauteur et en largeur la taille de la ville, on laisse à plein l’effet de l’augmentation de la population se répercuter sur les prix du foncier. Cette hausse des prix va également entraîner une baisse des surfaces utilisées pour se loger. Cet excès de régulation peut alors déclencher un phénomène de hausse de prix qui va s’entretenir sans que l’on ait besoin de faire appel à un phénomène de tâche solaire. Les travaux aux États-Unis et en Angleterre permettent d’apprécier quantitativement l’impact de la régulation foncière sur les prix. Turner et al. [2012] estiment le coût net de la réglementation foncière en proportion de la valeur de la terre à 38 % dans leur échantillon de transactions immobilières résidentielles aux États-Unis. Dans une étude antérieure, Cheshire et Shepphard [2002] estiment que les coûts nets des politiques d’urbanisme représentent jusqu’à 3,9 % du revenu annuel des ménages au Royaume-Uni. Derrière ces chiffres estimés au niveau macroéconomique, se cache une hétérogénéité substantielle. Glaeser et al. [2005] estiment que la réglementation de l’espace foncier en terrain urbain s’apparente à une taxe « fantôme » qui représente plus de 50 % de la valeur des maisons à Manhattan et à San Francisco, 20 % à Washington et Boston, 12 % à New York ou à Salt Lake City. En revanche, cette taxe semble inexistante à Détroit, Baltimore et Houston.

30Dans son livre influent, Fischel [2001] postule que les propriétaires élisent des politiciens locaux qui mettent en œuvre des politiques protègeant la valeur de leur actif le plus important, leur maison. L’hypothèse du « homevoter » implique que les réglementations locales reflètent les souhaits de la majorité des électeurs-propriétaires. En conséquence, les communes qui abritent une majorité de propriétaires devraient adopter des réglementations plus restrictives que les communes qui n’en accueillent qu’une minorité ; des preuves empiriques au niveau local soutiennent cette hypothèse (par exemple, Dehring et al. [2008] aux États-Unis).

31En France, la régulation urbaine résulte d’une double évolution historique, évolution des idées en matière d’urbanisme et évolution institutionnelle. S’agissant de la première évolution, trois phases peuvent être distinguées depuis la dernière guerre. Dans la première, qui correspond en grande partie aux trente glorieuses, l’influence de grands architectes comme Le Corbusier ou Auguste Perret conduit à privilégier l’accueil de nouvelles populations urbaines dans les grands ensembles et donc des immeubles collectifs qui, en misant sur la verticalité, présentent l’avantage d’être peu gourmands en terre urbaine. Rapidement, une partie de la classe moyenne aspire à acquérir une maison individuelle et dans une seconde phase (19751995), une expansion urbaine plus horizontale sous forme de lotissements et une consommation d’anciennes terres agricoles plus importante rejoignent le modèle américain. La montée de la conscience écologique invite dans une troisième phase à redouter cet étalement urbain (urban sprawl), à privilégier une approche plus économe en terres, un retour vers les centres-villes, et à des plans d’occupation des sols plus respectueux des espaces agricoles et environnementaux. Ce dernier mouvement de balancier ne se traduit pas partout par une prise de conscience que l’évitement de l’étalement urbain exige une plus grande densification et par voie de conséquence une augmentation des coefficients d’occupation des sols (COS).

32S’agissant maintenant de l’évolution institutionnelle, une étape majeure a été franchie quand la délivrance des permis de construire et le plan d’urbanisme sont passés, avec les lois de décentralisation initiées par Gaston Defferre, des mains des préfets à celles des maires. Des lois restrictives sont alors soutenues par les propriétaires en place qui comprennent qu’en refermant la porte derrière eux, ils permettent de conserver à leur propriété la valeur la plus élevée possible, les enchères foncières étant le fait de tous ceux qui désirent se loger sur le territoire de la commune. Une coalition très solide entre les environnementalistes et les propriétaires terriens et immobiliers en place pousse alors dans la même direction à des plans d’occupation des sols très restrictifs. Hilber et Robert-Nicoud [2013] proposent une théorie politico-économique plus ample basée sur la notion de groupes d’intérêts liés au foncier, à la suite des idées émises par le sociologue Molotch [1976]. Ces intérêts englobent ceux des propriétaires, qu’ils soient résidents ou non dans la commune, des promoteurs immobiliers, des notaires et des agences immobilières et le secteur du bâtiment. Notre expérience au Conseil d’analyse économique (CAE) nous a fait rencontrer de près ce lobby extrêmement puissant et bien organisé, à la faveur des différentes propositions que nous avons formulées, Etienne Wasmer et nous-même, en matière de logement. Si ce lobby est déjà très puissant au niveau national, il n’est pas trop difficile d’imaginer sa prégnance au niveau local. L’intuition de Hilber et de RobertNicoud concorde avec l’idée que les décisions en matière d’aménagement sont sensibles non seulement aux opinions de l’électorat, mais aussi à l’influence du lobbying et aux pressions exercées par divers groupes d’intérêt liés au foncier. Á cet égard, Schone et al. [2013] et Solé-Ollé et Viladecans-Marsal [2011] fournissent des évidences empiriques quant à l’impact du lobbying des promoteurs immobiliers en France et en Espagne.

33Il n’est pas difficile de proposer une réconciliation de la version financière et de la version réelle de la hausse des prix de l’immobilier, qui s’épaulent en quelque sorte l’une l’autre. Supposons en effet que les banquiers qui accordent les crédits immobiliers soient conscients que cette régulation foncière est un équilibre politico-économique sur le long terme. Les banquiers, en anticipant également une hausse continue de la demande de nouveaux logements soutenue par un accroissement de population et de décohabitation, vont comprendre que la valeur des hypothèques immobilières n’a que peu de chances de baisser et, au contraire, a toutes les chances d’augmenter dans le long terme, disons à 10-20 ans selon l’échéance plus ou moins écourtée du prêt, en cas de non-possibilité de remboursement par l’emprunteur. Ainsi, ils seront très ouverts à toute demande de crédit immobilier en anticipant que l’accroissement des lignes de crédit sera en phase avec les fondamentaux. Pour boucler le modèle de formation des anticipations, il suffit de penser que les anticipations d’évolution des prix immobiliers sont adaptatives et en phase avec la connaissance de l’évolution des prix passés.

34Du point de vue empirique, nous pouvons donc, dès lors, conclure que l’évolution du ratio patrimoine sur revenu reflète essentiellement l’évolution de la valeur de l’immobilier résidentiel et en particulier celle du prix de la terre urbaine, qui de son côté est principalement gouvernée par l’évolution des taux d’intérêt comme tout actif, mais aussi par des phénomènes réels liés à l’évolution conjointe de la demande et de la régulation foncière. Les à-coups dans la politique de crédit peuvent expliquer temporairement de soudaines hausses de prix et expliquer des fluctuations à court et à moyen terme mais, sur des périodes de 20 ans, elles ne devraient jouer qu’un rôle relativement transitoire et secondaire. Pour revenir au cas français, le marché immobilier français a déjà connu de 2012 à 2015 une baisse des prix en réel de 8 %. La remontée des taux d’intérêt prévisible dans les années prochaines entraînera un tassement des prix et une correction mais il est peu probable qu’ils reviennent à leur niveau des années 1980. En revanche, le tassement de la population française à l’horizon 2050 à la faveur de la baisse de la fécondité, et des restrictions des flux migratoires ne peut qu’entraîner une stabilité des prix immobiliers relativement au revenu national. L’exemple allemand est là pour l’illustrer, la baisse des prix immobiliers dans la décennie 2000 étant concomitante d’une baisse de population de plus d’un million et demi d’habitants et de son vieillissement.

35Ainsi, notre conclusion, provisoire peut-être, est que si l’environnement financier a permis la hausse de l’immobilier en France et sans doute en Grande-Bretagne, des facteurs réels sont encore à l’œuvre dans ces deux pays pour soutenir cette hausse et la rendre difficilement réversible à court terme. En revanche, à plus long terme, le vieillissement démographique devrait, toutes choses égales par ailleurs, faire sentir son effet et un renversement de tendance, à l’image de ce que prévoit Takats [2012], est envisageable.

Une fondation macroéconomique du georgisme

36Pour montrer que cela peut faire sens de fonder un revenu minimum ou une aide aux travailleurs pauvres par un impôt sur la propriété foncière, nous allons nous placer dans le cadre du modèle de Judd [1985] qui est un modèle un peu différent de celui de Chamley [1986]. Ce dernier modèle est un modèle d’agent représentatif alors que dans le modèle de Judd il y a deux classes d’agents : les capitalistes et les travailleurs. Ces deux modèles sont cependant proches par leur conclusion principale, un résultat connu sous le nom de Chamley-Judd selon lequel la taxation asymptotique du capital dans un horizon infini devrait être égale à 0.

37Dans le modèle de Judd, il n’y a qu’un bien agrégé de consommation, un bien composite qui sert à la consommation et à l’investissement, un type de capital et deux types d’agents. Les capitalistes allouent intertemporellement des ressources à la consommation et à l’investissement dans le capital productif. Les travailleurs consomment entièrement le montant de leur salaire.

38Judd montre que la taxation du capital en horizon infini n’est optimale ni en premier rang ni en second rang. Ainsi le résultat de Judd doit-il s’interpréter comme un résultat négatif de taxation à la Ramsey. Des problèmes mathématiques ont été découverts par Straub et Werning [2015] et en tout cas la validité du résultat n’est pas générale. Ces difficultés ne nous concernent pas ici, car nous restons dans un cadre de premier rang.

39L’extension du modèle que nous retenons ne comprend toujours que deux classes qui opposent d’une part les capitalistes et propriétaires, d’autre part les travailleurs et les locataires. Nous supposerons, par souci de simplification, que la population des capitalistes et des travailleurs est de même taille et nous normaliserons cette taille à 1 (voir Bonnet et al. [2018]) pour le cas général. Dans le modèle, la terre ne sert qu’au logement et à rien d’autre. En revanche, un lopin de terre est suffisant pour se loger. On peut penser au fait que des tentes, cabanes ou huttes sont construites sur ces lopins de terre mais ne représentent qu’une dépense epsilonesque en bien physique et donc peuvent être négligées en première approximation. Nous réintroduirons le bâti, la construction de logement, dans un approfondissement du modèle.

40Les capitalistes possèdent toute la terre notée qui est en quantité fixe, ce qui se traduit par une barre horizontale. Ils disposent de cette terre pour leur propre logement en quantité, et ils en louent une partie aux travailleurs. Ces quantités sont les quantités de terre/logement utilisées par tête. Nous supposons également par souci de simplicité qu’il n’y a pas de bien public à financer. L’objet de la taxation est purement redistributif et offre un complément de revenu sous la forme d’un transfert aux travailleurs. Cette aide au bas-revenus des travailleurs est à la fois fondée dans une logique de réduction des inégalités de revenu, mais également dans une logique d’égalisation des opportunités, puisque les travailleurs ne possèdent et n’accumulent aucun patrimoine. Ils ne possèdent que leur force de travail. Nous supposons que leur niveau de vie est suffisamment faible pour qu’ils n’envisagent pas d’épargner.

41L’équation d’accumulation du capital fait apparaître le montant des investissements et un taux de dépréciation δ appliqué au capital de la période précédente.

42L’utilité des capitalistes-propriétaires, tout comme celle des travailleurs locataires s’écrit comme une somme actualisée d’utilités instantanées qui dépendent de deux arguments : la consommation du bien unique et l’utilisation de la terre logement.

43La contrainte de ressource de l’économie en biens fait apparaître la production et le capital de la période suivante du côté des ressources et les dépenses de consommation et le capital que la génération souhaite laisser à la génération suivante.

44La contrainte de ressource égalise la consommation de logement des deux classes sociales au montant de terre disponible.

45Le salaire des travailleurs est égal à la productivité marginale du travail ou encore égal au produit moins la rémunération du capital où on utilise le fait que la fonction de production est à rendements constants.

46Le rendement brut du capital est égal à la productivité marginale du capital plus le capital net de la dépréciation.

47Nous introduisons une taxe sur le capital, τK,t, qui nous permet de définir un rendement net du capital :

48

equation im6

49De même, nous introduisons un loyer brut qui est déterminé par l’équilibre du marché de la terre, RHgt, et qui diffère du loyer net par une taxe sur les loyers payés par les propriétaires, τR,t, de telle sorte que nous puissions définir un loyer net ou rendement net du capital immobilier comme :

50

equation im7

51Dans une économie décentralisée, les capitalistes/propriétaires maximisent leur fonction d’utilité inter-temporelle par rapport à trois arguments à chaque période, consommation du bien composite, logement et investissement, ce qui revient à fixer le niveau de capital pour la période suivante. La contrainte de ressource des capitalistes fait apparaître en recette le rendement du capital (premier terme du membre de droite) et le rendement du capital immobilier (second terme du membre de droite).

52On obtient classiquement comme transformation des conditions du premier ordre d’une part une équation d’Euler, pont-aux-ânes de la macroéconomie moderne, et d’autre part une équation classique d’allocation intra temporelle entre logement et consommation.

53L’équation d’Euler nous dit que le taux marginal de substitution de consommer une unité de plus demain à la consommation courante doit être égal au coût d’opportunité que représente investir un euro de plus aujourd’hui, égal au taux de rendement net corrigé du facteur d’actualisation.

54La condition d’allocation intra temporelle entre logement et consommation traduit l’égalité du taux marginal de substitution de la consommation au logement au coût d’opportunité de louer une unité incrémentale de terre aux travailleurs.

55La condition de transversalité nous dit qu’au point de fuite, la limite de l’utilité marginale de consommation pondérée par le taux d’actualisation doit converger vers 0.

56Le programme des travailleurs est plus simple, puisque comme ils n’épargnent pas, ils peuvent maximiser d’une manière séparée leur utilité de chaque période. Ils vivent sur un lopin de terre et disposent comme ressources de leur salaire et d’une aide du gouvernement.

57La condition du premier ordre se lit comme l’égalité du TMS de la consommation au logement au montant du loyer brut.

58Nous considérons un cadre de premier rang. En particulier nous supposons que le gouvernement est capable de se commettre inter-temporellement sur un programme de taxes futures.

59Dans un modèle sans terre, nous savons déjà que le premier rang peut être implémenté par :

  • une taxe constante sur la consommation de toutes les périodes futures (Coleman [2000]),
  • une taxe sur le capital avec un crédit d’impôt du montant de la taxe sur tout nouveau capital, qui est une façon déguisée de ne taxer que le capital initial (Abel [2007]).

60Dans un premier temps, nous considérons un environnement fiscal où, outre une taxe sur le capital, l’État peut taxer la terre ou les loyers y compris les loyers imputés (implicites), c’est-à-dire les loyers dont bénéficient implicitement les propriétaires occupants.

61En premier rang, le décideur social soucieux du bien-être collectif utilitariste cherche à maximiser la fonction de bien-être social qui est la somme des utilités individuelles inter-temporelles pondérées par un facteur γ qui traduit le poids social relatif des capitalistes par rapport aux travailleurs. Le poids des travailleurs est normalisé à 1. Si γ = 1, nous retrouvons la fonction de bien-être social utilitariste. Á l’autre extrême, si γ = 0, la fonction de bien-être social ne tient compte que de l’utilité du travailleur et l’objectif social est rawlsien (maximin). Entre les deux extrêmes, on a une gamme intermédiaire de fonctions de bien-être social et γ peut être vu comme l’inverse d’un paramètre de sensibilité à l’inégalité des utilités. Cette fonction objectif est maximisée sous la seule contrainte de ressources sur le marché des biens, la contrainte de ressources sur le marché de la terre étant directement incluse dans l’écriture du programme.

62On obtient trois conditions du premier ordre qui ont les interprétations suivantes. La première condition (respectivement la seconde) est celle de l’égalité des utilités marginales sociales de la consommation (respectivement du logement) à chaque date entre les deux classes d’agent, c’est-à-dire l’égalité des utilités pondérées par leurs poids sociaux. La troisième équation nous dit que le coût relatif de la ressource à la période t + 1 par rapport à la période t (le rapport des multiplicateurs de Lagrange pour les deux périodes de la contrainte de ressource de l’économie) doit être égal au taux de rendement brut du capital pondéré par le taux d’actualisation. Si le taux de rendement brut du capital est élevé, le coût de la ressource est élevé aujourd’hui par rapport à demain. En d’autres termes, il sera plus facile d’obtenir des ressources supplémentaires demain qu’aujourd’hui.

63Nous raisonnons dans la suite à l’état stationnaire qui se traduit par le fait que toutes les variables ont des valeurs constantes, y compris le multiplicateur de ressource. On déduit immédiatement de la troisième condition du premier ordre que Le taux de rendement brut du capital doit être égal au taux d’intérêt implicite [4] donné par l’inverse du facteur d’escompte.

64Si l’on rapproche les conditions d’optimalité à l’état stationnaire des conditions d’équilibre, on obtient alors les résultats suivants :

Proposition 1

65À l’état stationnaire en premier rang :

  • une taxation sur le capital n’est pas optimale
  • une taxation sur les loyers n’est pas optimale
  • une taxation sur la propriété foncière ou une taxation sur les loyers y compris les loyers imputés est optimale.
  • une taxe d’habitation est aussi optimale et elle est entièrement supportée par les propriétaires.

66La taxe d’habitation et la taxe foncière dans le cadre de notre modèle sont toutes les deux des instruments de premier rang. Comme l’offre de terre est inélastique dans les deux cas, la taxe est entièrement supportée par les propriétaires. Dans le cas de la taxe d’habitation, le loyer va baisser du montant de cette taxe. En cas de suppression de la taxe d’habitation, c’est le contraire, les loyers vont augmenter du montant de la taxe d’habitation et les bénéficiaires en seront les propriétaires.

67Nous nous livrons maintenant à un exercice de statique comparative en fonction de la taille de la population. Nous avons supposé pour l’instant que la taille des deux groupes était la même et égale à 1. Nous allons faire varier cette taille et supposer qu’elle est égale à N et regarder comment bouge le montant du loyer d’équilibre et la part des loyers dans le revenu national. Toutes les hypothèses du modèle sont conservées et en particulier le fait que la fonction de production reste à rendements d’échelle constants. Le capital par tête s’écrit maintenant k = K/N, puisque N est le nombre de travailleurs. L’équilibre du marché du logement peut s’écrire d’une manière compacte comme l’égalité de la demande agrégée D par tête, somme de la demande des capitalistes et des travailleurs et de quantité de terre par tête du côté de l’offre :

68

equation im8

69En utilisant le théorème des fonctions implicites, on obtient facilement le résultat suivant.

Proposition 2

70À l’état stationnaire, l’élasticité du loyer à la taille de la population est égale à l’inverse de l’élasticité de la demande agrégée de terre au loyer.

71

equation im9

72Si l’élasticité de la demande agrégée au loyer est de ½ en valeur absolue, l’élasticité du loyer à la taille de la population est de 2.

73Ce résultat est utile car il permet d’établir une proposition simple sur l’évolution des inégalités dans cette économie. La part des salaires dans la production reste constante et la part du capital ne varie donc pas non plus. En revanche, le revenu national comprend la production plus la valeur des loyers y compris les loyers imputés.

74Si k* le capital par tête à l’état stationnaire, le revenu national est donné par : equation im10.

Proposition 3

75À l’état stationnaire, la part des loyers et la part du revenu national qui revient aux capitalistes-propriétaires augmentent avec la croissance de la population pour une terre urbaine constante si, et seulement si, l’élasticité de la demande agrégée de terre au loyer est plus petite que 1.

76Il s’agit de regarder comment le rapport loyers sur production equation im11 évolue avec N. Il est facile d’établir que le signe de la dérivée de ce rapport par rapport à N est du signe de

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equation im12

78Le terme entre parenthèses est positif si l’élasticité du loyer à la taille de la population est supérieure à 1, ce qui exige en vertu de la proposition 2, que l’élasticité de la demande agrégée de terre au loyer soit inférieure à 1.

79Ce résultat est important car il pourrait permettre d’expliquer le constat dont les résultats obtenus par Thomas Piketty sont à l’origine. En cas d’une rétention foncière dans les villes, la part des loyers augmenterait par rapport au revenu national. La valeur actuarielle du capital logement augmenterait alors en proportion de l’augmentation des loyers si le taux d’intérêt reste constant. En conséquence, on aurait bien une augmentation du ratio K/Y s’agissant du patrimoine immobilier. Cette explication satisfaisante pourrait permettre de rendre compte de l’évolution de K/Y en France car selon les données de la comptabilité nationale corrigées on assiste bien à une montée sur le long terme de la part des loyers (y compris loyers imputés) dans le revenu national (voir Bonnet et al. [2018]).

80Cette hausse à long terme, même si elle a été contenue dans la décennie 2000 et pour l’instant dans la décennie 2010, se combinerait avec la baisse des taux d’intérêt et l’exubérance financière pour expliquer soudainement l’envolée des prix immobiliers dans la décennie 1980.

Robustesse des résultats

81Le modèle est très schématique et l’on peut se demander dans quelle mesure ses conclusions sont robustes à différents relâchements des hypothèses auxquelles on pourrait voir procéder. Trois directions peuvent être privilégiées : primo, l’introduction du bâti, secondo l’introduction d’une terre productive, tertio l’introduction d’une classe moyenne. Envisageons-les tour à tour.

Bâti

82Si nous introduisons le bâti qui résulte d’un investissement des capitalistes, alors il n’est pas optimal en premier rang de taxer le bâti ni par le moyen d’une taxe directe ni par l’intermédiaire d’une taxe sur les loyers. C’est un résultat complétement parallèle à celui d’absence de taxation du capital productif. Ainsi cela améliore le bien-être social de taxer à des taux séparés, bâti et terre, avec un taux plus élevé pour cette dernière. Ensuite, à supposer que l’on ne puisse pas taxer d’une manière séparée la terre et le bâti, leur taxe conjointe n’est plus souhaitable en premier rang.

Terre productive

83Enfin, si la terre est également un troisième facteur de production au même titre que le travail et le capital, par exemple la terre sur laquelle sont construits usines, entrepôts, centres commerciaux, centres d’affaires et zones de bureau, il est bien naturel que la terre soit taxée au même taux, qu’elle soit à utilisation résidentielle ou à utilisation productive. Ainsi la taxe foncière sur les entreprises devrait être au même taux que la taxe foncière sur les ménages. En France, ce ne sera plus le cas demain avec l’exonération de la taxe d’habitation. En plus de la taxe foncière que payent les entreprises comme les ménages, leur est exigée, depuis la disparition de la taxe professionnelle, la cotisation foncière des entreprises (CFE) qui a la même base que la taxe foncière mais le locataire de locaux professionnels en est également redevable. Elle jouait le pendant de la taxe d’habitation pour les entreprises. La taxe d’habitation étant supprimée, on devrait, si on suit les préceptes de la taxation optimale, supprimer cette CFE. Il y avait un parallélisme des formes entre la taxation des entreprises et la taxation des ménages qui est perdu.

Classe moyenne

84L’extension du modèle de Judd est une description fidèle de la répartition de la propriété foncière en Grande-Bretagne à l’époque victorienne enregistrée dans le second recensement foncier du pays, le « Domesday Book » de 1872 où la terre est littéralement possédée par seulement 4,5 % de la population, pendant que les 95,5 % restant ne possèdent rien. Mais l’évolution ne s’est pas arrêtée là, et une alternative à la taxation de la terre est certainement la dissémination de la propriété en raison du développement des prêts hypothécaires. Leur développement peut être partiellement responsable de l’inflation des prix immobiliers, mais en revanche son apport au bien-être social résulte d’une diminution de l’inégalité de la répartition de la propriété immobilière.

85Il faudrait donc introduire une troisième catégorie : les épargnants au cours de leur cycle de vie (life-cyle savers). Quand ils sont jeunes, ils mettent de côté pour l’apport personnel et ils continuent d’épargner en remboursant leur crédit immobilier, ce qui leur permet de devenir propriétaires à l’âge mur. En revanche, leur patrimoine autre qu’immobilier est négligeable au moins macroéconomiquement comme le révèle le tableau n°1, où nous avons distingué quatre classes de ménages selon une typologie de leur patrimoine et ceci pour l’année 2015 en France. Les locataires de leur résidence principale ont été divisés en deux catégories, suivant qu’ils possèdent plus ou moins de 100 000 € de patrimoine. La catégorie la mieux dotée ne comprend que 5 % de la population. Par conséquent les locataires peuvent être décrits très majoritairement comme des ménages pauvres en patrimoine et ils représentent 37 % de la population. À l’autre extrême, les propriétaires qui possèdent leur résidence principale et dont le reste du patrimoine dépasse 100 000 € ne dépassent pas 15 % de la population. S’ils possèdent plus de 70 % du capital financier et productif, leur capital immobilier ne représente que moins d’un tiers de la richesse immobilière totale. Enfin, la classe moyenne qui regroupe des ménages possédant leur résidence principale mais pas beaucoup d’autre patrimoine représente 44 % de la population, 60 % du capital immobilier agrégé mais moins de 15 % du capital financier et productif.

Tableau 1

Quatre types de patrimoine en France en 2015

Types de ménageÂge moyen% de la population totale% du patrimoine total (brut)% du patrimoine immobilier (brut)% de patrimoine total sans le patrimoine immobilier (brut)
a- Ménages locataires de leur résidence principale et moins 100 000 € de patrimoine45,1437,362,130,322,13
b- Ménages locataires de leur résidence principale et qui ont plus de 100 000 € de patrimoine48,544,745,93,595,9
c- Ménages propriétaires de leur résidence principale et dont le reste du patrimoine représente moins de 100 000 €56,6343,642,4559,5914,5
d- Ménages propriétaires de leur résidence principale et dont le reste du patrimoine représente plus de 100 000 €58,4814,349,5236,570,76

Quatre types de patrimoine en France en 2015

Source : enquête patrimoine et calcul de l’auteur.

86Dans ce contexte à trois classes sociales, où le patrimoine immobilier est moins inégalitairement distribué que le capital financier, les arguments d’équité et d’efficacité pointent dans des directions opposées.

87Les premiers poussent à considérer une taxe progressive sur le capital et à exonérer la terre alors que les arguments d’efficacité amènent à privilégier la taxe sur la terre et à exonérer le capital productif. La récente suppression de l’IFS sur le capital financier et le maintien de l’imposition sur la fortune immobilière (IFI) indiquent une priorité accordée à l’argument d’efficacité sur l’argument d’équité. Néanmoins, le fait que le taux de l’impôt foncier, y compris l’IFI, soit progressif, traduit une prise en compte de l’argument distributif, tout comme le maintien de la taxe d’habitation sur les résidences secondaires et sur les logements vacants.

88Cet article propose une remise au goût du jour du raisonnement d’Henry George qui plaidait pour une taxation à taux différent de la terre urbaine, du bâti et du capital productif et financier pour financer un minimum social. L’augmentation du poids de la valorisation de la terre urbaine dans le patrimoine depuis une vingtaine d’années amène à s’interroger sur la distorsion que représente potentiellement une sous-taxation de cet élément du patrimoine. Un modèle dynamique d’accumulation du capital avec utilisation de la terre pour se loger nous permet d’apporter de l’eau au moulin georgien. Au total, on pourrait vouloir défendre, au nom de l’efficacité mais aussi de l’équité, une taxe sur la terre urbaine à deux étages : d’abord, un niveau local selon l’argument d’Arnott et Stiglit [1989] pour financer les biens collectifs locaux. Ensuite, au niveau national pour combattre la pauvreté, et qui ne serait acquittée que par des contribuables dont le niveau de richesse immobilière dépasserait un certain seuil. Une large partie de la classe moyenne en serait dispensée sur sa résidence principale. Dans son principe, l’impôt sur la fortune immobilière, l’IFI, se trouverait ainsi en grande partie légitimé. Notre analyse nous a permis également d’aborder le cas de la taxe d’habitation qui dans son principe n’avait rien d’une mauvaise taxe. Sa suppression totale pose deux problèmes : d’une part, il se pourrait que les propriétaires puissent en profiter pour augmenter les loyers car en théorie, au moins sur la partie terre, elle devrait être entièrement supportée par les propriétaires. La récente expérience allemande avec la Grundsteuer, l’équivalent de la taxe d’habitation instituée sous Bismarck, semblerait aller dans ce sens (voir Löffler et S. Siegloch [2015]). Ensuite nous avons pointé le fait que la suppression de la taxe d’habitation sur les ménages devrait entraîner, en bonne logique, la suppression de son équivalent pour les entreprises, la CFE.

89Le raisonnement précédent ne vaut que si l’on peut imposer à un taux différent la terre et le bâti. La mise en œuvre concrète de cette différenciation pose sans doute des problèmes que nous ne cherchons pas à minimiser et qui nécessiteraient une réflexion et des investigations approfondies. Néanmoins, on peut toujours procéder au niveau microéconomique comme le fait l’Insee au niveau macroéconomique pour déduire la valeur de la terre comme un solde entre une valeur vénale d’une propriété supposée connue et une estimation du coût du bâtiment en tenant compte d’un taux de dépréciation depuis la date de construction. Nous aimerions toutefois relever que des expériences historiques (Harris et Schwab [1999]) existent d’une telle différenciation, ce qui est déjà encourageant. Pour ne s’en tenir qu’aux États-Unis, une vingtaine de villes dans l’État de Pennsylvanie pratiquent ou ont pratiqué une taxation plus lourde sur la terre que sur le bâti, la ville la plus importante à cet égard étant Pittsburgh avec une expérience de taux différents, des « plit-rates » de 1913 à 2001, et en particulier dans les années 1980 des taux cinq fois plus forts sur la terre que sur le bâti. Selon Oates et Wallace [1997] et Plassmann et Tideman [2000], un impact causal positif de ce dispositif serait détectable sur la construction de bâtiments dans cette ville par rapport à d’autres villes et aurait participé d’une manière notable à sa renaissance dans une région durement touchée par le déclin de l’industrie lourde. Ce résultat est conforme à l’analyse théorique. Brueckner [1986] a en effet démontré que le remplacement d’une taxe sur le bâti par une taxe sur la valeur foncière a pour conséquence un aménagement plus important de la terre (c’est-à-dire un rapport capital sur terre plus élevé, par exemple sous la forme de constructions plus hautes ou de parkings souterrains plus profonds). Cette intensité en capital accrue peut être cependant parasitée par des effets d’opportunité dynamiques (voir Bentick [1979] et Oates et Schram [1997] pour une discussion). Des pays comme l’Australie, l’Afrique du Sud, le Canada, le Danemark et la Nouvelle-Zélande ont procédé à des expériences importantes également dans ce domaine qui demandent encore à être analysées. Nous concluons donc qu’en matière de mise en œuvre, nous ne partons pas de rien mais que les pays qui ont innové dans ce domaine sont rarement les vieux pays européens. Des estimations, en particulier sur les effets distributifs se font attendre, et, en tout état de cause, ces impôts fonciers financent des dépenses publiques locales et l’idée originelle d’Henry George a été perdue de vue. Il était donc important de lui offrir un cadre théorique qui puisse être développé selon différentes directions dans des recherches ultérieures.

L’auteur remercie l’équipe TEPP pour son invitation à participer à cette conférence et pour la qualité des échanges, ainsi que les rapporteurs de la RFE. Il reste seul responsable des omissions et des opinions exprimées dans cet article.

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Notes

  • [1]
    Cet article est la version écrite d’une conférence prononcée à l’École d’hiver d’Aussois, organisée par le laboratoire TEPP en mars 2017. Il est aussi issu d’une réflexion sur les problèmes fonciers et immobiliers entamée lors de la rédaction de notes et de rapports pour le CAE avec Etienne Wasmer, Pierre-Henri Bono et Guillaume Chapelle et poursuivie depuis dans la rédaction d’un document de travail avec Odran Bonnet et Guillaume Chapelle et Etienne Wasmer intitulé : « Heterogeneous Capital and the Secular Accumulation of Wealth : Land is back… and should be taxed ».
  • [2]
    Il semble qu’on puisse y ranger Maurice Allais qui dans « l’Impôt sur le capital et la réforme monétaire 1977 » propose d’instaurer un impôt sur tous les actifs durables (terres, immeubles, équipements) situés en France à l’exclusion de la détention de tout actif financier à un taux de 2 %. Maurice Allais ne propose pas de faire un distinguo entre la terre et les autres actifs ou entre le logement et les actifs durables utilisés dans le cycle de production.
  • [3]
    Bonnet, Chapelle, Trannoy et Wasmer [2018] « Heterogeneous Capital and the Secular Accumulation of Wealth : Land is back…and should be taxed ».
  • [4]
    Contrairement au modèle de Chamley, il n’y a pas de marché du capital et donc pas de taux d’intérêt d’équilibre dans le modèle de Judd.
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