Notes
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[1]
Selon ce qui serait « la pensée dominante », dans la mesure où il n’y a pas de contrat entre les individus, le don serait considéré comme risqué et réputé conduire irrémédiablement à la pénurie et (qui sait) à l’extinction de l’humanité. Le salut serait ainsi dans l’intérêt personnel, la production et l’accumulation. A ce sujet, les déterminants psychologiques ont pu sembler être abandonnés avec l’hégémonie croissante de la pensée néoclassique : l’homo economicus prend des décisions de manière rationnelle et sans émotions ; il n’a pas de préférences pro-sociales (l’utilité des autres n’entre pas en ligne de compte dans son calcul économique). Si on ajoute, avec Samuelson [1938], que l’utilité relève uniquement des choix révélés (donc réalisés), l’homo economicus peut être considéré comme parfaitement prévisible. Précisons cependant que la science économique n’a pas toujours été si éloignée de la psychologie. Chez Smith ou Bentham ([1789], [1948]) voire même chez Edgeworth ou Marshall, les fondements psychologiques des préférences et des croyances sont abordés et jugés comme des éléments déterminants des comportements humains.
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[2]
Marcel Mauss [1925] et Georges Bataille [1949] mentionnent notamment qu’aux origines les tribus amérindiennes et du Pacifique pratiquaient la cérémonie du potlatch, mot d’origine chinook, signifiant « donner ». Il s’agit d’un système de dons/contre-dons effectués dans le cadre d’échanges non marchands où une personne offre à autrui (et réciproquement) un objet auquel il attache une importance subjective.
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[3]
Certaines expériences tendent en effet à contredire le dilemme du prisonnier. Pour Batson et Moran [1999] l’empathie pour autrui, en dehors de toute notion de norme sociale, incite à coopérer dans un dilemme du prisonnier. Voir aussi E. Ostrom [1990] à propos de la gestion des ressources communes.
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[4]
Ce théorème indique qu’un individu altruiste peut difficilement se préserver de l’exploitation de ceux qu’il assiste. Le premier se trouve alors face à un dilemme : soit il donne mais prend dans ce cas le risque d’être exploité, soit il ne donne pas mais ne peut alors exercer son activité charitable ; cette situation est évoquée sous le terme de « dilemme du Samaritain » (Buchanan [1975]).
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[5]
Cette absence d’égoïsme peut s’expliquer, dans l’hypothèse où l’arbitrage se ferait de façon inter-temporelle, par une sorte de crainte de représailles pour reprendre une terminologie inspirée de la théorie des jeux.
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[6]
Au départ l’auteur propose de distinguer le concept d’« utilitariste de la règle » de celui d’« utilitariste en acte », le premier prenant en considération les conséquences sociales de ses actes et pas seulement les conséquences individuelles ; sans renier son utilitarisme, il définit les règles morales par rapport aux objectifs sociaux poursuivis.
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[7]
L’expression est de Michel Camdessus dans une conférence donnée à Notre-Dame de Paris, le 7 mars 2010.
-
[8]
Concept que l’on doit en partie à Kindelberger [1986] qui parle de biens publics internationaux.
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[9]
Cette notion renvoie à l’hypothèse selon laquelle l’agent éprouve de la satisfaction au fait de participer aux
activités d’un groupe et repose sur le concept de dualité des préférences (Margolis [1982]) ; c’est une façon de justifier l’action sociale. -
[10]
Illustration d’une forme d’altruisme, les enquêtes américaines (Andreoni et Petrie [2004]) montrent par exemple que la révélation du nom des donateurs, et leur classement par catégories en fonction du montant de leurs dons, provoquent une augmentation de ce montant, tout simplement parce qu’une générosité affichée constitue un critère de réussite et de standing social plus encore que des dépenses de consommation de prestige ; il est clair que cette générosité ostentatoire n’est pas parfaitement désintéressée (List [2008]). Nous pouvons de la même façon supposer que certaines formes de mécénat relèvent davantage de la publicité que de l’altruisme pur. Dans des cas de ce genre, le don perd son caractère de gratuité ; il suppose une contrepartie implicite, ce qui en fait la fragilité.
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[11]
Il y a plusieurs acceptions du terme de passager clandestin. On peut estimer qu’il s’agit d’un « resquilleur » qui ne respecte pas les termes d’un contrat ; il profite ainsi d’un service sans payer. On peut aussi traduire "free rider" par "faire cavalier seul" ; dans ce cas, l’individu ne souhaite pas coopérer avec d’autres individus pour offrir ou produire un service ; il n’y a ici aucune violation de contrat parce que tout simplement il n’y a aucun contrat passé entre individus.
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[12]
Ce fut le cas en 2010 lorsque Haïti fut ravagé par un séisme, l’opération médiatique conduite par Radio France et France 2 ayant pour objectif d’orienter la générosité privée vers la Fondation de France, institution statutairement indépendante et privée qui reversait l’argent à des associations opérant sur le théâtre de la catastrophe, en privilégiant notamment Handicap international et Action contre la faim qui par ailleurs collectaient sous leur égide propre de l’argent privé. Dès lors, la FDF a été accusée de représenter en somme un véritable monopsone de la demande de dons.
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[13]
Le fondateur de la FDF en 1969 était d’ailleurs un collaborateur d’André Malraux, ministre de la Culture.
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[14]
En 1991 un rapport confidentiel de l’inspection générale des affaires sociales dénonce les dépenses de l’association de recherche contre le cancer, qui semblait consacrer 72 % des sommes versées par les donateurs à ses dépenses de fonctionnement et de publicité, contre seulement 28 % à la recherche pure. En 1996, son président Jacques Crozemarie est mis en examen pour abus de biens sociaux en ayant maintenu que 45 % des ressources de l’association ont été affectées à la recherche en 1993.
-
[15]
Baromètre de la générosité 2002, Fondation de France.
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[16]
On rappellera, dans cette perspective, les engagements de tous les leaders politiques s’exprimant en faveur d’un allègement fiscal sur les dons aux Restos du cœur en janvier 1986 sur TF1. De même, sans être directement reliés au cycle électoral, les exemples d’utilisation à des fins partisanes de diverses catastrophes et de leur médiatisation ne manquent pas, sans qu’il soit nécessaire d’en citer quelques-uns en particulier.
1La question du don peut sembler fort éloignée des préoccupations de l’économiste. Cette première impression doit cependant être soumise à la réflexion et à la critique. L’objet de cet article est d’illustrer la puissance de raisonnement et les perspectives offertes par l’analyse économique, en privilégiant une étude des comportements des donateurs et/ou des récipiendaires, afin de dégager quelques résultats pratiques visant à contribuer à une amélioration de la collecte et de l’utilisation des dons.
2Nous proposons de nous appuyer de façon critique sur des études théoriques disponibles venant fonder notre propre analyse. Cela revient, pour convaincre de la pertinence et de l’utilité de l’approche, à montrer en quoi l’analyse économique répond à la question qui nous intéresse.
3Celle-ci mérite d’autant plus d’être posée que l’actualité a montré la préoccupation des responsables d’organisations humanitaires en raison d’un tarissement relatif de leurs ressources, tandis que d’un point de vue plus fondamental, certains vont jusqu’à se demander si le don ne serait pas aujourd’hui réellement en danger. C’est, par exemple, ce que semble suggérer J.T. Godbout [2003] en évoquant le contexte de la mondialisation et la domination du dogme néo-classique [1].
4Et pourtant, ainsi que le soulignent les défenseurs de l’économie de don [2] et l’attestent les expériences du psychologue social Cialdini [2007], recevoir donne envie de donner et l’homme est fait pour coopérer (Batson et Moran [1999]) [3], car les êtres humains ont « une propension à troquer ». Adam Smith le soulignait déjà dès 1776.
5Enfin, en supposant même que l’homme n’a pas d’inclination naturelle pour la coopération, elle peut s’imposer à lui au sens où la menace d’extinction de l’espèce forcerait in fine la coopération, favorisant ainsi l’émergence ou la réémergence d’institutions et de normes, à condition sans doute que « le despote soit bienveillant » pour reprendre les mots de Wicksell [1896].
6Pour être ancien, le débat n’est donc sûrement pas clos. Or, les études habituellement conduites aujourd’hui n’apportent pas de réponses suffisantes dans la mesure où elles se concentrent sur un nombre restreint de thématiques d’une part, privilégient les aspects techniques d’autre part (Pestieau et Sato [2006] ; Aldashev et Verdier [2010]). Nous proposons ici de revenir à une analyse des comportements en considérant des fonctions d’utilité différentes, en tenant compte des facteurs psychologiques et en mettant l’accent sur le rôle de l’Etat, ce qui renouvelle profondément la recherche. Pour situer le cadre de notre approche, quelques rappels ne sont pas inutiles ; nous mettons ensuite l’accent sur les fondements théoriques de l’analyse avant d’envisager plus concrètement quelques éléments de politique économique. Des orientations d’actions, tant du point de vue de la recherche que du point de vue politique, sont indiquées en conclusion.
Le cadre d’analyse du don
7Littéralement, le don est l’action de céder la propriété de quelque chose à autrui gratuitement, sans contrepartie formelle ou explicite, présente ou future ; la notion peut être élargie au fait d’abandonner de la même façon une partie de son temps. Dans la vision la plus répandue, les individus évolueraient ainsi dans ce qu’il est convenu d’appeler le « hors marché ».
8La question centrale que se posent les économistes est : quels sont les arguments qui conduisent les individus à donner (offrir) et à recevoir (demander) ? La littérature offre une grande variété de réponses et il n’est pas toujours facile d’y voir clair, donc d’assurer une analyse précise du phénomène. Cela ne nous empêche pas, bien au contraire, de nous appuyer sur elles afin de disposer de références solides et finalement d’un cadre d’analyse.
9Parmi les plus nobles, qualités qui n’assurent pas une compréhension suffisante, nous pouvons citer : la solidarité, la perpétuation de la mémoire (à travers la philanthropie), la foi et l’éthique religieuses, la volonté d’assurer son salut, le besoin de reconnaissance au sein de la société ou de sa catégorie sociale, la perpétuation de la culture et des valeurs d’un pays (mécénat par exemple), etc.
10De façon plus cynique, le don peut alimenter, sous forme mutualisée, des corporations ou groupes d’intérêt particuliers.
11A l’extrême, on peut considérer le don forcé alimentant les groupes mafieux ou, dans ce même registre, les pots-de-vin. Ces formes très particulières sont étudiées dans le cadre de l’analyse économique de la corruption (Rose-Ackerman [1999]).
12Ainsi, de réelles difficultés apparaissent déjà quand il s’agit seulement de mieux circonscrire l’objectif.
13Précisons immédiatement qu’une fois clarifiée la question de la motivation à donner, il reste à définir sous quel(s) mode(s) d’organisation elle va se concrétiser.
14Certes, les individus peuvent recourir aux institutions publiques ou mixtes pour répondre à une cause humanitaire. Cela implique la mise en mouvement de mécanismes redistributifs, notamment fiscaux (positifs ou négatifs) ; le don doit dès lors être abordé par le prisme de la théorie des biens publics. Mais ils peuvent également choisir de recourir à des institutions privées ou confessionnelles pour atteindre leur but. D’autres préféreront le recours au marché pur et à l’équilibre spontané pour mettre en adéquation l’offre et la demande.
15Enfin, il ne faut pas exclure de choisir d’écarter à la fois l’Etat et le marché, comme a pu le suggérer Elinor Ostrom [1994]. Une fois de plus, de ce point de vue également, il s’avère que les possibilités sont très diverses ; aucune ne doit être négligée.
16L’analyse commence par la recherche de références solides sur le plan théorique.
Résultats théoriques en guise de fondements
17En fait, l’analyse du don est à l’intersection de nombreux champs théoriques. Ce que nous privilégions ici, ce sont les perspectives offertes par une analyse en termes de marché et de maximisation de l’utilité, comme il se doit quand on prétend s’appuyer sur une approche économique. Simplement, nous ne nous interdisons pas de dépasser l’analyse néo-classique en recherchant tous les éléments susceptibles d’éclairer les comportements de don en mettant l’accent sur ses motivations intrinsèques.
18Dans cette optique, la théorie de l’altruisme reste une référence majeure. C’est après en avoir souligné les apports et l’intérêt que nous pourrons mieux apprécier quelques perspectives de renouvellement.
La théorie de l’altruisme
19Si l’hypothèse d’individus égoïstes uniquement préoccupés de leur intérêt personnel a joué un rôle important dans le développement de la science économique (Vidal [2000]), les théoriciens contemporains à l’instar de G. Becker [1974, 1991] tiennent compte du fait que la société n’est pas constituée d’individus isolés, mais de personnes insérées dans un réseau de relations sociales et affectives. Les goûts et les croyances ont même été théorisés et introduits explicitement dans la théorie économique (Becker [1996]). A partir de là, la théorie de l’altruisme s’est proposé de replacer l’individu dans son contexte familial ou social en avançant l’hypothèse d’interdépendance des préférences individuelles (Hochman et Rodgers [1969, 1970]) : l’utilité ou la satisfaction d’une personne altruiste comporte deux éléments, d’une part l’utilité qu’elle tire de ses diverses consommations et, d’autre part, celle qu’elle éprouve à la vue de la satisfaction procurée à autrui grâce à sa générosité et à son aide. La personne altruiste répartira donc ses ressources entre sa propre consommation et des dons, le plus souvent en monnaie, de manière à maximiser sa propre satisfaction. L’analyse se trouve ainsi étendue aux transferts hors marché ; elle ne se situe pas dans le cadre de l’économie marchande au sens strict ; elle permet d’aborder rigoureusement des questions telles que celles qui nous intéressent ici et qui pouvaient a priori paraître exclues.
20A l’évidence, la prise en compte des complémentarités ou externalités entre les fonctions d’utilité constitue un élément important de l’explication du mécanisme d’offre de dons. Ainsi, la théorie de l’altruisme n’exclut-elle pas les motivations compassionnelles ou autres, mais elle a l’avantage de les intégrer dans les fonctions d’utilité et de sauvegarder le postulat de rationalité. Dans cette optique, elle constitue un dépassement de la conception traditionnelle de l’homo economicus égoïste.
21En poussant encore un peu plus le raisonnement, la redistribution volontaire qu’elle suppose peut même être considérée comme une démarche en direction de l’optimum puisqu’elle ne porte préjudice à personne ; elle a en outre l’avantage de faire coïncider les offres aux besoins sans passer pour autant par l’intermédiaire d’un marché.
22Pourtant, pourquoi ne pas le reconnaître, elle est considérée comme d’une application limitée dans la mesure où elle resterait confinée dans un cadre familial ou amical, et elle n’est pas toujours efficace puisqu’elle peut être mise en défaut par les bénéficiaires comme le montre par exemple le théorème de l’enfant gâté [4] (Becker [1974]) ; dans certains cas, elle peut même aller à l’encontre des politiques publiques de redistribution (Rocaboy [1993]).
23Ceci étant dit, et malgré les réserves ainsi émises, l’analyse économique voit ses perspectives élargies par des approches de ce type qui ne doivent donc pas être ignorées ; bien au contraire, elles constituent un véritable renouveau. Nous sommes d’autant plus confortés dans ce sens que, depuis le début des années 1980, les études empiriques ont plutôt déjoué la théorie néoclassique, notamment sous l’impulsion de l’économie comportementale (Simon [1978] ; Kahnemann et Tversky [1984] ; Thaler [1992]). Cela justifie, nous semble-t-il, de ne plus ignorer le rôle joué par la psychologie dans les choix. Au surplus, la théorie de la rationalité limitée (Simon [1957]) démontre que les contraintes physiques et psychologiques doivent être prises en compte à côté des contraintes de revenu et de prix. Finalement, selon Frey [1999], la réalité empirique offre de nombreux cas d’anomalies de la rationalité (voir Speziari [1991] ; Frey et Heichenberger [2001]).
24En définitive, et pour concrétiser les choses du point de vue de l’offre de dons, nous proposons d’intégrer dans l’analyse ces résultats qui permettent une étude plus précise de la situation. Ainsi sommes-nous en mesure de mieux théoriser les comportements étudiés.
25- En premier lieu, nous considérons que les émotions jouent un rôle fondamental dans les comportements humains (Loewenstein et Lerner [2003]).
26- Ensuite, nous admettons que les individus n’ont pas le « selfcontrol » attendu (Banks, Blundell et Tanner [1998]) de sorte que les préférences de court terme et de long terme entrent en conflit, violant ainsi la règle de maximisation de l’utilité inter-temporelle. En particulier, connaissant leur self-control limité, ceci peut conduire les agents à s’en remettre aux pouvoirs publics ou aux associations, afin de ne pas dépenser ce qu’ils avaient a priori envisagé de donner.
27- Nous retenons également l’hypothèse d’un individualisme « limité » (Frey et Benz [2002]), dans le sens où, dans de nombreux cas, les individus ne se comportent pas de manière égoïste. L’économie expérimentale a, par exemple, montré que les comportements pro-sociaux jouaient un rôle majeur, notamment lorsque les individus suivent des normes sociales telles que la réciprocité ou la loyauté (Fehr et Schmidt [2003] ; Frey et Meier [2004]). En fait, pour préciser les choses, nous pouvons distinguer des marchés « anonymes » où la distance sociale est grande (Frey et Benz [2002]) et sur lesquels l’égoïsme serait prégnant et d’autres caractérisés par une proximité, que celle-ci soit d’ordre spatial, affectif voire intellectuel [5].
28- Ajoutons que les êtres humains n’agissent pas sans motivation intrinsèque (Deci et Ryan [1985]). Plus précisément, selon la théorie de l’action raisonnée (Fishbein et Ajzen [1975]), les intentions jouent un rôle central dans les comportements humains.
29- Par ailleurs, reprenant la thèse d’Harsanyi [1977] se demandant quelle règle morale est à même de maximiser l’utilité sociale [6], le don peut également s’expliquer par la crainte du donateur de se retrouver un jour à la place de celui qui est dans le besoin.
30- Enfin, l’image de soi peut être un moteur de l’action humaine (Akerlof et Kranton [2000]).
31Pour toutes ces raisons, nous considérons qu’il est parfaitement possible d’étudier les comportements qui président aux dons (offre et demande) en se référant à l’homo economicus cherchant à maximiser sa satisfaction, à condition de préciser que le fait de prendre des décisions rationnelles ne signifie absolument pas que les émotions sont absentes. Ajoutons que l’insuffisance d’information explique que l’offre de dons ne s’effectue qu’en univers de rationalité limitée, ce qui laisse la porte ouverte au rôle fondamental joué par l’absence d’égoïsme.
32Remarquons alors que tout ce qui vient d’être mentionné s’inscrit fondamentalement dans une perspective où l’attitude des agents peut être qualifiée d’egotropique. Or la perspective change et les attitudes deviennent plus sociotropiques avec « l’ouverture à la dimension universelle de la solidarité » [7] qui est une caractéristique de la mondialisation.
33Cette précision illustre les perspectives de renouvellement, et de dépassement des références mentionnées jusqu’à présent, qu’il convient désormais d’envisager, en particulier par rapport à la littérature existante.
Perspectives de renouvellement
34La remarque précédente ouvre d’abord la voie à un élargissement de l’analyse afin d’approfondir la nature de la relation « donateurs-bénéficiaires ». Au-delà, le rôle des pouvoirs publics ne peut être ignoré et doit être plus particulièrement étudié afin de dépasser le point de vue normatif traditionnellement retenu.
La nécessité d’un élargissement
35C’est ainsi que les victimes civiles des crises et des conflits armés, ainsi que celles des catastrophes naturelles, font l’objet d’une médiatisation à l’échelon planétaire, et à ce titre émeuvent tout un chacun en temps réel, qu’il soit devant son téléviseur ou sur internet. Paradoxalement, le « prochain dans le besoin » devient à la fois plus lointain et plus anonyme. Une telle réalité ne peut être plus longuement sous-estimée dans l’analyse.
36La conséquence la plus tangible de cette situation est que le « prochain » en question ne peut souvent être aidé que par l’intermédiaire des Etats ou d’organisations spécialisées. De plus en plus, le don devient l’un des outils de financement de causes impliquant des biens publics mondiaux [8] (vaccination contre les pandémies mondiales, aide aux victimes des changements climatiques ou des bouleversements géologiques globaux, aide aux victimes des conflits régionaux - donc de l’absence de paix durable -, etc.).
37L’enseignement le plus pratique à tirer de cet état de fait est que dans ces conditions la nature de la relation entre donateurs et bénéficiaires se modifie puisque, dans de nombreux cas, le contact, la relation de proximité, disparaissent ; le service d’une cause (recherche médicale, aide au logement ou au développement, aide alimentaire…) tend alors à se substituer à l’aide directe à la personne. Dès lors, l’élément de compassion qui fait partie de la logique du don risque de passer au second plan.
38Par ailleurs, il convient de prendre en compte qu’il existe des résistances comportementales à l’absence totale d’égoïsme. En effet, il n’est pas possible de faire comme si un comportement généreux devait systématiquement conduire à des dons ou des transferts monétaires ; concrètement, une personne à la fois altruiste et rationnelle ne fait pas de don si son coût ou son « sacrifice » en termes de consommation est supérieur à la satisfaction que lui procurerait ce don. Ainsi en va-t-il à plus forte raison dans tous les cas qualifiés « d’altruisme impur » [9] ; or nous pouvons considérer que ce dernier s’est accentué dans un monde globalisé où la communication et l’image priment [10].
39L’ensemble de ces considérations doit être intégré à l’analyse des comportements de dons afin d’être en mesure de dégager quelques enseignements utiles pour l’action. Nous devons en particulier, confrontés à des éléments caractéristiques d’un marché imparfait, nous interroger sur le rôle des pouvoirs publics.
Le rôle des pouvoirs publics
40Au minimum, il leur appartient de sanctionner les tentatives d’escroquerie et de mettre fin aux scandales qui portent atteinte à la confiance des donateurs (Alvarez et Rugy (de) [2009]). Mais peut-être faut-il aller plus loin en s’interrogeant par exemple sur la capacité des autorités publiques à mobiliser les donateurs, voire à intervenir sous la forme d’une certaine régulation ?
41La question n’est pas simple dans la mesure où elle revêt une dimension éthique. Comme le remarque Naudet [2009], « le don n’a de valeur morale que s’il est libre[…] Il est d’abord le fait[…] des relations de personne à personne ou de communauté à communauté. Avant d’être anonyme, il est surtout personnel ». Mais ce qui vaut pour les personnes s’applique-t-il aux intermédiaires entre donateurs et bénéficiaires ? Le secteur associatif revendique sa liberté d’action ; même s’il n’en invoque pas le parrainage, il se rallie à l’opinion de Milton Friedman [1980] lorsqu’il affirme : « Il n’y a pas d’incompatibilité entre un système de marché libre et la poursuite d’objectifs sociaux et culturels, entre un tel système et la compassion envers les moins favorisés ».
42Dans cette perspective, ceux qu’on appelle désormais les « entrepreneurs sociaux » doivent être libres d’exprimer leurs talents, de faire des « profits », de payer des salaires compétitifs à leurs dirigeants et de promouvoir des organisations durablement autonomes et efficaces. Ils attendent du fonctionnement du marché et du jeu de la concurrence la révélation des plus aptes, l’efficacité entraînant la confiance des donateurs.
43Pourtant, tout en revendiquant la plus grande liberté d’action, ils attendent paradoxalement de l’Etat une amélioration des systèmes de déduction fiscale pour stimuler la générosité des donateurs, pourvu que les taux d’abattement soient uniformisés, sans doute pour que l’aide publique reste neutre (Malet et Bazin [2009]). Et surtout, ils n’apportent pas la preuve que la concurrence entre organisations aboutit à une affectation optimale des ressources aux besoins humanitaires ; et ils supposent implicitement que le marché ne peut pas être défaillant.
44Il convient sur ce point de rappeler que la théorie économique s’appuie sur la notion d’effets externes pour justifier certaines interventions publiques ; le meilleur exemple concerne les biens sous tutelle pour lesquels l’Etat peut aller jusqu’à la création de véritables services publics ; c’est notamment le cas en matière d’éducation et surtout de santé, secteur où les organisations humanitaires sont nombreuses. Aussi bien certains dénoncent-ils « les carences[…] et les incohérences des politiques de santé » (Belliard [2009]) qui détournent l’Etat de remplir ses obligations. Mais la substitution d’une dépense publique aux coûts de transaction privés permettrait-elle d’améliorer la situation ? Ceci nous renvoie au débat initié par la théorie des choix publics (Buchanan et Tullock [1962]) : il convient ici d’arbitrer entre plus d’Etat et le marché. Or en l’espèce, les défaillances supposées du marché (market failures) ne doivent pas faire oublier la possibilité d’une défaillance de l’Etat (state failure).
45C’est dans ce contexte que nous cherchons à préciser et à approfondir, en guise d’illustrations pratiques, le rôle susceptible d’être joué par les pouvoirs publics.
Considérations de politique économique
46Nous le faisons d’abord en nous plaçant dans une optique plutôt traditionnelle ; celle-ci consiste essentiellement, après avoir expliqué « ce qui devrait être », à soutenir la demande. Nous nous risquons ensuite à un renouvellement de l’approche en nous interrogeant sur les perspectives offertes, dans une optique plus positive, par l’école des choix publics qui s’attache à expliquer « ce qui est réellement ».
Le rôle de l’Etat dans le soutien de la demande de dons
47Ainsi que nous l’avons mis en évidence, le don est un instrument de financement de certains biens publics (lato sensu) y compris mondiaux. Ce faisant, il n’échappe pas au phénomène du passager clandestin. Dès lors, il est possible de décrire le rôle de l’Etat sur le marché du don « tel qu’il devrait être », via une approche normative.
Don et passager clandestin
48Lorsqu’une personne altruiste fait un don à un individu dans le besoin, elle augmente son utilité et l’utilité de ce dernier. Mais, en même temps, elle augmente l’utilité de tous les altruistes qui voulaient prendre soin de cette même personne. Comme le revenu du récipiendaire augmente par suite du don, les autres altruistes cesseront de contribuer si leur goût pour cette personne est identique à celui du donateur. Ainsi, dans la mesure où tous les altruistes voient leur utilité augmenter quand le revenu du bénéficiaire auquel ils s’intéressent augmente, chacun attend des autres altruistes le geste ou le don qui augmentera le revenu du récipiendaire. Si tous les altruistes font le même calcul, personne ne contribuera et tous les altruistes, y compris le récipiendaire, se retrouveront dans une situation où le bien-être de chacun est inférieur à celui qu’il aurait eu si l’un des altruistes avait opéré le transfert. Il s’agit bien d’une application du problème du « Free Rider » [11] : l’impossibilité pour un altruiste d’identifier et de contracter avec d’autres altruistes ou de faire payer les autres altruistes pour l’élévation de bien-être qu’il apporte à tous les autres altruistes, en faisant ce don, le fait renoncer à son acte.
49Dans ces conditions, s’il n’est pas possible d’identifier tous les altruistes qui bénéficieront du don au pauvre concerné, on aura généralement recours à une solution étatique. Dans cette optique, le don sera considéré comme un outil de financement des biens collectifs (y compris mondiaux) ; nous sommes en présence d’un problème de concernement collectif (Bénard [1985]). Dès lors, nous pouvons admettre que l’Etat s’immisce dans la collecte de dons ou, en allant plus loin, qu’il se saisisse d’un rôle de monopole dans l’incitation à collecter. En un mot, l’Etat joue le rôle du despote bienveillant de Wicksell.
50En allant encore plus loin, nous pouvons considérer que les altruistes sont en situation de faire pression sur les hommes politiques pour imposer à tous les individus un transfert forcé vis-à-vis de celui qui est dans le besoin. C’est en se plaçant dans cette optique que la voie de la fiscalité est retenue, voire revendiquée, comme une politique acceptable et devant être privilégiée.
51Pourtant, rompant une tradition séculaire et comme l’actualité permet de l’illustrer, l’Etat apparaît aujourd’hui incapable de faire face aux multiples besoins qui s’expriment. Il a alors tendance à laisser plus d’indépendance aux acteurs privés qui se consacrent aux grandes causes et au bien commun et ce, en appui de l’action des acteurs publics.
52Nous nous trouvons ainsi dans une optique d’économie publique normative, dans la mesure où l’intervention de l’Etat joue un rôle significatif dans la détermination du montant des dons (voir Gérard-Varet, Kolm et Mercier-Ythier [2000]).
Approche normative et traditionnelle du rôle de l’État
53Les justifications de cette incidence sont nombreuses.
54• En premier lieu, les modifications de la fiscalité réagissent indirectement sur ce montant puisqu’elles modifient les revenus disponibles des ménages ; cette influence est particulièrement sensible chez les titulaires de revenus ou de patrimoines importants (Bakija, Gale et Slemrod [2003]). En outre, l’Etat accorde fréquemment aux donateurs des réductions d’impôts afin de les inciter à donner davantage ; en faisant varier les taux d’abattement, il peut même influencer, dans une certaine mesure, l’affectation des dons. L’expérience montre que la réduction ou la suppression de ces avantages peut amener les contribuables à diminuer le montant de leurs dons en fonction de l’augmentation de leurs impôts, de manière à laisser leur revenu disponible et leur consommation personnelle inchangés (Feldstein [2009]).
55• Ensuite, l’Etat instaure ou augmente ses subventions aux organisations humanitaires ou caritatives, par exemple en les abondant chaque fois qu’elles reçoivent un don. Néanmoins, la manipulation de cet outil peut entraîner des effets d’éviction. Par exemple, aux Etats-Unis, diverses études confirment qu’un dollar supplémentaire de subvention publique aux activités sans but lucratif réduit les dons privés de 25 à 50 cents (Olasky [2006]). Dans un registre assez proche, l’Etat peut mettre en place des normes ou des dispositifs juridiques favorisant l’incitation à donner.
56• Enfin, l’Etat s’associe aux appels à la générosité en appuyant la démarche des média publics et/ou d’institutions privées [12].
57En termes de communication, la présence implicite de l’Etat doit en principe rassurer les donateurs, ce qui est une occasion de souligner l’influence prépondérante de la « crédibilité » sur l’offre de dons comme nous le développons par ailleurs (Lecaillon et Jérôme [2011]).
58Ainsi, dans de nombreux cas, l’intervention publique tend parfois à marginaliser, souvent à orienter, la générosité privée en provoquant un déplacement de la courbe d’offre de dons. Elle exerce par conséquent une influence sensible sur les ressources des organisations humanitaires.
59En ce qui concerne le rôle joué par la Fondation de France, certains observateurs n’hésitent pas à ce sujet à remettre en question sa véritable indépendance. En effet, au sein de son conseil d’administration siègent sept représentants de l’Etat (ministères). Ainsi, à travers elle, l’Etat chercherait à continuer de réguler le marché de la générosité [13]. N’oublions pas que la FDF abrite environ 40% des fondations.
60Les partisans du monopsone défendront l’efficacité du principe de fondations abritées en évoquant les risques de gaspillage, voire de chaos, dus en partie à l’atomicité des demandeurs, à l’image de ce qui a pu être observé lors de la collecte des dons pour le tsunami survenu dans l’Océan indien en décembre 2006. Néanmoins, cette structure de marché peut provoquer, ici encore, un effet d’éviction, dénoncé par exemple en 2010 par diverses associations s’estimant évincées du marché du don à la suite du partenariat exclusif accordé par France Télévisions à la Fondation de France promue « unique interlocuteur de la générosité du public » pour venir en aide aux victimes du séisme d’Haïti ou des inondations de Vendée.
61Au-delà de ces résultats, il apparaît surtout qu’une telle approche ne suffit plus pour comprendre tous les comportements observés. Pour une analyse plus complète, nous envisageons alors de nous attacher à décrire l’Etat « tel qu’il est » ; nous adoptons ainsi une approche positive en considérant que le plus important, d’un point de vue pratique, est d’étudier les conséquences de cette immixtion dans les relations entre offreurs et demandeurs de dons.
Le rôle de l’Etat dans une approche en termes d’économie publique positive ou de choix publics
62Comme nous venons de le voir, une approche plutôt normative sous-entend que la collecte de dons gagne en crédibilité lorsque l’Etat se porte garant ou joue le rôle de parrain de certaines associations. En adoptant une optique cette fois plus positive, nous pouvons affiner la réflexion sur l’influence du rôle explicite ou implicite de l’Etat dans la collecte de dons.
63En effet, la chute du nombre des donateurs « révélés » après l’affaire de l’ARC [14] suggère que les donateurs croient moins qu’avant en les associations. Ceci s’explique par le fait que les offreurs de dons voient plutôt certaines associations comme des institutions bureaucratiques où chaque dirigeant cherche avant tout à maximiser son budget discrétionnaire, et donc ses avantages en nature ou en prestige, pour reprendre les arguments de Niskanen [1971]. Les besoins financiers des associations (émanant aussi des subventions publiques) seraient alors surestimés par rapport à la réalité. Le peu de fonds redistribués et la taille des dépenses de fonctionnement des associations peuvent à l’évidence renforcer ce sentiment. C’est aussi le cas lorsque l’aide humanitaire ne parvient pas aux sinistrés sur le lieu des catastrophes. De surcroît, par comparaison, Niskanen ajoute que plus une administration est ancienne, plus le gaspillage augmente.
64Nous pouvons dès lors nous demander ce qu’il en est des associations « installées » depuis des décennies ? Dans une optique plutôt cynique, le dirigeant associatif deviendrait dans certains cas un chercheur de rente (en référence à Krueger [1974] et Tullock [1976]), ce qui inciterait certains individus intéressés à créer une association reconnue d’utilité publique ou à défendre une cause éligible aux différents dispositifs octroyés par l’Etat.
65Il pourrait également exister un cycle économique électoral des dons déclarés aux services fiscaux [15]. C’est ainsi que lors de certaines années électorales (1981 et 1995) ou législatives (1986), nous observons la montée de l’incertitude sur les législations fiscales, ce qui se traduit par une baisse des dons. Dans le même temps, les hommes politiques sont très attentifs et sensibles à l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes sur le terrain de l’émotion et de la compassion en cours de mandat et bien entendu en période préélectorale : une telle situation peut être évoquée en termes de gains électoraux à retirer d’une politique visant à favoriser les dons [16].
66D’une manière plus générale, la compassion et l’image de générosité sont au service du marketing politique, et ce depuis aussi longtemps que la communication politique existe. Même s’il convient de ne pas la surestimer, l’image de générosité est sans aucun doute un élément non négligeable de la popularité et donc de la crédibilité des hommes politiques. Rien d’étonnant alors à ce que des décideurs publics appuient les campagnes médiatiques, et les fondations qui les promeuvent, en faveur des causes les plus populaires. Le danger d’un appui trop marqué reste néanmoins l’abandon des causes qui ne seraient pas populaires et qui ne procureraient aucun gain politique. A ce stade de l’analyse, il n’est pas insignifiant de souligner au passage que dans une approche purement normative de la décision publique (cf. ci-dessus), l’intervention de l’Etat s’expliquerait pour des raisons strictement inverses : soutenir les causes peu populaires qui de surcroît seraient abandonnées par un secteur privé n’y voyant aucun « retour sur investissement ».
67Ajoutons qu’à côté du risque de dérive bureaucratique, une liaison trop marquée entre opportunisme politique et politique du don peut être synonyme de perte de confiance de la part des donateurs ou bien d’encouragement à l’absence de don. Or aujourd’hui, tout l’enjeu consiste à faire revenir sur le marché ceux qui ne donnent plus ou à faire venir ceux qui ne donnent jamais, l’absence de confiance étant le second motif de l’absence de don (Archambault et Boumendil [1997] ; Lecaillon et Jérome [2011]).
68Tout cela suppose de résoudre un certain nombre de difficultés que nous mentionnons en guise de conclusion, illustrant par là-même la portée de l’analyse proposée.
69Ces évocations ouvrent, en effet, implicitement la voie à autant de mesures susceptibles de rendre le « marché » plus efficace, tant du côté de l’offre que de la demande.
70S’agissant de la première, nous en retiendrons deux :
- d’une part, les offreurs de dons sont en asymétrie d’information en ce qui concerne le nombre de causes à soutenir ainsi que le nombre, les objectifs et le rôle des associations et des fondations qui les soutiennent ;
- d’autre part, ils n’ont pas toute l’information sur les priorités et les coûts sociaux pour la collectivité inhérents aux différents maux à soutenir, ce qui les empêche de voter « avec les pieds » et de réorienter leurs choix entre les différentes possibilités de donner.
- d’une part, que si les donateurs ne souhaitent pas savoir comment leurs dons seront gérés, les non-donateurs sont en revanche dans l’optique inverse ; or, comme nous l’avons relevé, un système de contrôle, type relation d’agence, où les mandataires contrôlent le mandant, n’existe pas sur le marché du don ;
- d’autre part, que le comportement sélectif des demandeurs de dons, voire des décideurs publics, en ce qui concerne les causes à soutenir, n’est contrarié par aucun mécanisme.
71D’une certaine façon, c’est ce qui se passe en effet avec les clubs stricto sensu « type » Lions ou Rotary, voire les communautés religieuses, qui collectent des dons et s’engagent à verser une contribution régulière aux « personnes dans le besoin » en offrant un bien collectif assorti à des biens privés réservés aux seuls membres du club.
72Si, une fois de plus, ces résultats permettent de fonder de nouvelles orientations en matière politique, il reste bien entendu que la portée des préconisations qui en découlent dépend largement du croisement des deux paradigmes du comportement de l’Etat que nous avons mentionnés.
73Mais surtout, quelles que soient les hypothèses finalement retenues, nous avons montré l’importance et l’intérêt d’une étude précise du comportement réel des acteurs et d’une prise en compte des aspects psychologiques, trop souvent négligés ; c’est ce qui permet de parler d’un véritable renouvellement de l’analyse. De cette façon, en rendant possible une meilleure appréhension de ce marché particulier qu’est celui du don, il est possible de rendre les politiques publiques plus incitatives. Il doit en résulter une plus grande efficacité des collectes grâce à l’obtention de plus de transparence.
74Le dépassement des recherches les plus couramment entreprises, qui visent essentiellement à traiter du nombre optimal d’organisations de collecte de don et des conséquences de ce dernier, se trouve ainsi tout à fait justifié.
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Notes
-
[1]
Selon ce qui serait « la pensée dominante », dans la mesure où il n’y a pas de contrat entre les individus, le don serait considéré comme risqué et réputé conduire irrémédiablement à la pénurie et (qui sait) à l’extinction de l’humanité. Le salut serait ainsi dans l’intérêt personnel, la production et l’accumulation. A ce sujet, les déterminants psychologiques ont pu sembler être abandonnés avec l’hégémonie croissante de la pensée néoclassique : l’homo economicus prend des décisions de manière rationnelle et sans émotions ; il n’a pas de préférences pro-sociales (l’utilité des autres n’entre pas en ligne de compte dans son calcul économique). Si on ajoute, avec Samuelson [1938], que l’utilité relève uniquement des choix révélés (donc réalisés), l’homo economicus peut être considéré comme parfaitement prévisible. Précisons cependant que la science économique n’a pas toujours été si éloignée de la psychologie. Chez Smith ou Bentham ([1789], [1948]) voire même chez Edgeworth ou Marshall, les fondements psychologiques des préférences et des croyances sont abordés et jugés comme des éléments déterminants des comportements humains.
-
[2]
Marcel Mauss [1925] et Georges Bataille [1949] mentionnent notamment qu’aux origines les tribus amérindiennes et du Pacifique pratiquaient la cérémonie du potlatch, mot d’origine chinook, signifiant « donner ». Il s’agit d’un système de dons/contre-dons effectués dans le cadre d’échanges non marchands où une personne offre à autrui (et réciproquement) un objet auquel il attache une importance subjective.
-
[3]
Certaines expériences tendent en effet à contredire le dilemme du prisonnier. Pour Batson et Moran [1999] l’empathie pour autrui, en dehors de toute notion de norme sociale, incite à coopérer dans un dilemme du prisonnier. Voir aussi E. Ostrom [1990] à propos de la gestion des ressources communes.
-
[4]
Ce théorème indique qu’un individu altruiste peut difficilement se préserver de l’exploitation de ceux qu’il assiste. Le premier se trouve alors face à un dilemme : soit il donne mais prend dans ce cas le risque d’être exploité, soit il ne donne pas mais ne peut alors exercer son activité charitable ; cette situation est évoquée sous le terme de « dilemme du Samaritain » (Buchanan [1975]).
-
[5]
Cette absence d’égoïsme peut s’expliquer, dans l’hypothèse où l’arbitrage se ferait de façon inter-temporelle, par une sorte de crainte de représailles pour reprendre une terminologie inspirée de la théorie des jeux.
-
[6]
Au départ l’auteur propose de distinguer le concept d’« utilitariste de la règle » de celui d’« utilitariste en acte », le premier prenant en considération les conséquences sociales de ses actes et pas seulement les conséquences individuelles ; sans renier son utilitarisme, il définit les règles morales par rapport aux objectifs sociaux poursuivis.
-
[7]
L’expression est de Michel Camdessus dans une conférence donnée à Notre-Dame de Paris, le 7 mars 2010.
-
[8]
Concept que l’on doit en partie à Kindelberger [1986] qui parle de biens publics internationaux.
-
[9]
Cette notion renvoie à l’hypothèse selon laquelle l’agent éprouve de la satisfaction au fait de participer aux
activités d’un groupe et repose sur le concept de dualité des préférences (Margolis [1982]) ; c’est une façon de justifier l’action sociale. -
[10]
Illustration d’une forme d’altruisme, les enquêtes américaines (Andreoni et Petrie [2004]) montrent par exemple que la révélation du nom des donateurs, et leur classement par catégories en fonction du montant de leurs dons, provoquent une augmentation de ce montant, tout simplement parce qu’une générosité affichée constitue un critère de réussite et de standing social plus encore que des dépenses de consommation de prestige ; il est clair que cette générosité ostentatoire n’est pas parfaitement désintéressée (List [2008]). Nous pouvons de la même façon supposer que certaines formes de mécénat relèvent davantage de la publicité que de l’altruisme pur. Dans des cas de ce genre, le don perd son caractère de gratuité ; il suppose une contrepartie implicite, ce qui en fait la fragilité.
-
[11]
Il y a plusieurs acceptions du terme de passager clandestin. On peut estimer qu’il s’agit d’un « resquilleur » qui ne respecte pas les termes d’un contrat ; il profite ainsi d’un service sans payer. On peut aussi traduire "free rider" par "faire cavalier seul" ; dans ce cas, l’individu ne souhaite pas coopérer avec d’autres individus pour offrir ou produire un service ; il n’y a ici aucune violation de contrat parce que tout simplement il n’y a aucun contrat passé entre individus.
-
[12]
Ce fut le cas en 2010 lorsque Haïti fut ravagé par un séisme, l’opération médiatique conduite par Radio France et France 2 ayant pour objectif d’orienter la générosité privée vers la Fondation de France, institution statutairement indépendante et privée qui reversait l’argent à des associations opérant sur le théâtre de la catastrophe, en privilégiant notamment Handicap international et Action contre la faim qui par ailleurs collectaient sous leur égide propre de l’argent privé. Dès lors, la FDF a été accusée de représenter en somme un véritable monopsone de la demande de dons.
-
[13]
Le fondateur de la FDF en 1969 était d’ailleurs un collaborateur d’André Malraux, ministre de la Culture.
-
[14]
En 1991 un rapport confidentiel de l’inspection générale des affaires sociales dénonce les dépenses de l’association de recherche contre le cancer, qui semblait consacrer 72 % des sommes versées par les donateurs à ses dépenses de fonctionnement et de publicité, contre seulement 28 % à la recherche pure. En 1996, son président Jacques Crozemarie est mis en examen pour abus de biens sociaux en ayant maintenu que 45 % des ressources de l’association ont été affectées à la recherche en 1993.
-
[15]
Baromètre de la générosité 2002, Fondation de France.
-
[16]
On rappellera, dans cette perspective, les engagements de tous les leaders politiques s’exprimant en faveur d’un allègement fiscal sur les dons aux Restos du cœur en janvier 1986 sur TF1. De même, sans être directement reliés au cycle électoral, les exemples d’utilisation à des fins partisanes de diverses catastrophes et de leur médiatisation ne manquent pas, sans qu’il soit nécessaire d’en citer quelques-uns en particulier.