Notes
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[1]
Hayek [1944], p. 355.
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[2]
Hayek [1933], p. 141.
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[3]
Hayek [1933], p. 74.
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[4]
Mises L. v. [1936], p.460.
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[5]
Hayek [1933], p. 10.
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[6]
Hayek [1937], p. 42.
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[7]
Par exemple, si à la fin de la période n, A change de préférences, toutes choses égales par ailleurs, et si tous les autres agents reconnaissent ce changement avant le début de la période n +1 alors ils changent leurs actions par rapport à la période n. Si les nouveaux plans de A anticipent la révision de ceux des autres alors personne n’est déçu. En d’autres termes, les anticipations des agents doivent être parfaites.
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[8]
Hayek [1933], p. 106.
-
[9]
Muth [1961], p. 48.
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[10]
« Dans le cas de modèles linéaires, les anticipations rationnelles tendent à être égales aux estimateurs des moindres carrés ordinaires ». Kim [1988], p.3.
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[11]
Hayek [1952], p. 137.
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[12]
Lucas [1975], p. 1120.
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[13]
Hayek [1933], p. 80.
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[14]
Scheide [1986], p. 581.
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[15]
« Le financement des investissements est exclusivement interne : il n’y a pas de marché des capitaux ». Lucas [1975], p. 1121.
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[16]
Hayek F. [1931], p. 94.
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[17]
Mises [1912], p. 131.
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[18]
F. Hayek ([1931], (1975), p. 60] explique d’ailleurs les faibles progrès des théories monétaires du cycle par le « … changement d’attitude de la majorité des économistes à l’égard de la méthodologie appropriée à la science économique. Ce changement consiste en une tentative pour substituer des méthodes d’analyse quantitative à des méthodes qualitatives ».
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[19]
Hayek [1933], p. 17.
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[20]
Hayek [1933], p. 13.
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[21]
Dans la même optique, O’Driscoll et Shenoy [1976] ainsi que Garrison [2001] présentent une analyse autrichienne de la stagflation des années 1970 mettant l’accent « sur le point d’entrée de la monnaie nouvellement créée et les changements consécutifs des prix relatifs qui gouvernent l’allocation intertemporelle des ressources ». Powell [2002] analyse, lui, la récession japonaise des années 1990.
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[22]
Garrison [1991] reprend la métaphore du cheval à bascule pour illustrer ce détachement des nouveaux classiques vis-à-vis de la réalité.
1« Par l’individualisme méthodologique qu’ils retiennent, l’accent qu’ils mettent sur le marché comme mécanisme de transmission des informations, [...] Robert E. Lucas, Robert J. Barro, Thomas J. Sargent et Neil Wallace, se placent eux-mêmes explicitement dans la tradition intellectuelle initiée par Ludwig von Mises et Friederich von Hayek ». Laidler [1982, p. IX] considère ainsi que la théorie des cycles d’équilibre trouve ses racines dans la théorie autrichienne. Cette opinion est partagée, voire revendiquée, par nombre de nouveaux classiques, y compris Lucas lui-même. Parce que des signaux de prix perturbés par des interférences monétaires sont la cause des fluctuations cycliques et parce que celles-ci ne peuvent être comprises qu’à partir des décisions d’optimisation individuelles, Lucas se qualifie de néo-Autrichien. Cette descendance est cependant rejetée par les Autrichiens, au premier rang desquels Garrison [1986, 1989, 1991]. A juste raison ? Afin d’en juger, cet article se propose d’apprécier la pertinence de cette filiation en comparant l’approche de la théorie du cycle, telle que présentée par Hayek dans Price and Production [1931] et Monetary Theory and the Trade Cycle [1933], avec celle des modèles de Lucas [1975, 1980, 1981].
2L’idée de racines communes entre nouveaux classiques et Autrichiens a, jusqu’ici, été essentiellement discutée non dans une perspective globale mais au regard d’éléments particuliers. Butos [1997], notamment, s’est concentré sur les anticipations. Il a ainsi pu reconstruire à partir des écrits de Hayek [1937, 1952] une théorie des anticipations subjectives dont il montre les différences radicales avec les anticipations rationnelles retenues par les nouveaux classiques. Van Zijp [1990] souligne que les objectifs assignés à la théorie économique par les nouveaux classiques et les Autrichiens sont tellement différents – prévision contre coordination - qu’il est vain de vouloir rapprocher ces deux écoles sur la base d’hypothèses ou de concepts communs. Kim [1988] s’est, lui, intéressé aux méthodes d’analyse. Il conclut que les nouveaux classiques ont tellement révolutionné le style de raisonnement et les outils, mathématiques et informatiques, qu’il est difficile de pouvoir encore les relier à d’anciennes écoles.
3Dans le prolongement de ces travaux, nous nous proposons de montrer dans quelle mesure l’apparente filiation entre Hayek et Lucas cache plus de divergences qu’elle ne recèle de points communs. Certes, des liens indéniables entre les théories du cycle de ces deux auteurs peuvent effectivement être mis en lumière (première section). Le rôle joué par la monnaie, les signaux de prix et les erreurs individuelles d’interprétation dans le déclenchement des cycles semblent justifier la descendance autrichienne de Lucas. Mais, ces similarités apparaissent vite superficielles au regard de l’usage et du sens même donné à des concepts apparemment communs (deuxième section). Même si Hayek use explicitement du concept d’équilibre dans l’exposé de sa théorie, le langage qu’il utilise pour décrire et expliquer le déroulement du cycle est fondamentalement celui du déséquilibre (troisième section). A l’opposé, pour Lucas, le cycle ne peut être interprété que comme un phénomène d’équilibre. Cette divergence profonde s’explique par des objectifs (quatrième section) et des méthodes différents (cinquième section). L’agent représentatif de Lucas l’éloigne inéluctablement de la question de la coordination chère à Hayek. Cet éloignement se traduit également par des analyses théoriques et empiriques de nature différente : analyse structurelle et tests économétriques de leurs hypothèses pour les nouveaux classiques contre analyse procédurale et historique pour les Autrichiens.
De l’origine des cycles : individu, prix et monnaie
4Le danger relevé par Garrison [1991] est qu’il est possible de décrire le cycle en des termes si généraux que cette description peut être compatible avec de nombreuses écoles. Sans tomber dans ce travers, la filiation entre théorie autrichienne et théorie des cycles d’équilibre est cependant explicite si on définit le cycle à partir des actions individuelles des participants au marché confrontés à un problème d’interprétation des signaux de prix brouillés par des interférences monétaires.
5Tout d’abord, l’individualisme méthodologique est le socle d’analyse commun le plus évident à Hayek et Lucas. Pour tous deux, les phénomènes agrégés, au premier rang desquels les cycles, ne peuvent être compris qu’à partir du niveau le plus désagrégé : les comportements individuels. Ainsi, s’agissant d’expliquer les fluctuations de l’emploi, Lucas ([1981], p.4) part-il du fait que « le nombre d’heures de travail qu’un individu offre sur le marché est le résultat d’une décision calculée. Comprendre les variations de l’emploi national implique donc de comprendre comment ce choix est fait ou quelle combinaison de préférences et d’opportunités donne lieu aux phénomènes observés ». Se faisant, Lucas s’inscrit dans une démarche analytique chère aux Autrichiens.
6Si le cycle est la conséquence de choix individuels, il peut alors s’expliquer en termes de réaction des participants au marché aux variations de prix. « Puisque dans une économie concurrentielle, emploi et production sont choisis par les agents en réponse aux mouvements de prix, il semble opportun de commencer par rationaliser les variations quantitatives observées comme réponses optimales aux mouvements observés des prix ». L’objectif de Lucas [1981] est donc de proposer une explication des déviations observées de la production et de l’emploi par rapport à leur niveau naturel en respectant les postulats d’ajustement continu des marchés et de comportement d’optimisation des agents. Ce cadre théorique d’équilibre général walrassien adopté par les nouveaux classiques est également le point de départ de l’analyse des cycles de Hayek ([1933], p.13) : « l’interprétation des phénomènes cycliques dans la théorie de l’équilibre général, avec laquelle ils sont en apparente contradiction, reste le problème crucial de la théorie du cycle ». Reste en effet à expliquer pourquoi, dans la réalité, le mécanisme des prix relatifs ne fonctionne pas comme le système walrassien le suppose ou comment les décisions des agents peuvent avoir des conséquences telles que les cycles. A cette question, Hayek et Lucas apportent la même réponse : des signaux de prix brouillés.
7L’observation des mouvements de prix ne fournirait pas aux agents toute l’information nécessaire à la réalisation d’un équilibre général walrassien. En conséquence, les réponses optimales à des signaux mal perçus font dévier l’économie de la trajectoire d’équilibre naturel, c’est-à-dire créent des cycles. « Il faut distinguer ce qu’on peut appeler des erreurs justifiées, causées par le système de prix, des erreurs absolues sur le devenir des éléments extérieurs » [1]. Hayek et Lucas s’accordent pour reconnaître que si le mécanisme des prix relatifs n’a pas fonctionné comme le système walrassien le suppose ou si les plans individuels ont eu des conséquences telles que les cycles, c’est parce que les signaux de prix perturbés ont induit des erreurs d’anticipation amenant simultanément de nombreux agents à orienter leurs décisions dans une mauvaise direction. « Il se peut que les prix existant quand les individus prennent leur décision et sur lesquels ils fondent leur vision du futur créent des anticipations devant nécessairement être déçues » [2].
8A l’origine de ces erreurs d’interprétation Hayek et Lucas identifient le même facteur : des interférences monétaires. « […] la cause première des cycles doit être recherchée dans les variations du volume de monnaie qui sont, sans conteste, toujours récurrentes et qui apportent toujours une falsification du système de prix et donc une mauvaise direction de la production » [3]. Lucas ([1975], p. 1113) raisonne également dans un « cadre générant des mouvements de production et prix résultant de chocs monétaires… ». En effet, pour que les agents économiques répondent correctement aux variations observées des prix, ils doivent en connaître la cause : seules des origines réelles requièrent des ajustements réels. Or, pour Hayek comme pour Lucas, le problème est que les agents ne peuvent facilement ou gratuitement distinguer l’aspect réel ou monétaire des variations de prix, qu’il s’agisse du prix à la production pour Lucas ou du prix du crédit pour Hayek. Jusqu’à ce qu’ils identifient la nature des variations observées, les agents réagissent, au moins en partie, comme si les causes étaient réelles. C’est ainsi que dans les modèles d’équilibre, la réponse initiale des individus à l’augmentation des prix nominaux prend la forme d’une augmentation du temps de travail au détriment du temps de loisir tandis que dans les analyses autrichiennes la baisse du taux d’intérêt sous son niveau naturel conduit à une restructuration du processus de production au profit des biens d’équipement relativement à la production de biens de consommation. Dans les deux cas, ces nouveaux arbitrages seront corrigés si les variations observées des prix s’avèrent d’origine purement monétaire. En d’autres termes, pour Hayek comme pour Lucas, les retournements conjoncturels sont inévitables et surviennent dès que les erreurs d’interprétation des signaux de prix sont reconnues. Lucas ([1977], p. 2) souligne que « […] le retournement se construit automatiquement avec l’augmentation des capacités de production. Quand les agents prennent conscience de l’inflation générale, ils fixent un niveau d’investissement inférieur à la normale pour que les capacités de production se réajustent à la baisse ». Ce réajustement des décisions d’investissement est également à l’origine de la fin de l’expansion chez Hayek et Mises : « les projets qui doivent leur existence au fait qu’ils sont apparus rentables dans les conditions artificielles créées par l’expansion du crédit et l’augmentation des prix qui en a résulté cessent d’être rentables. Le capital investi dans ces entreprises est alors perdu… » [4].
9Individualisme méthodologique, mauvaise perception des signaux de prix et interférences monétaires montrent donc une apparente filiation entre théorie autrichienne des cycles et théorie des cycles d’équilibre revendiquée par Lucas ([1977], p. 23) lorsqu’il affirme que « la théorie autrichienne des cycles est fondée sur la même idée d’erreurs de décision d’investissement induites par des signaux de marché trompeurs ». Cette déclaration masque cependant de profondes oppositions entre théorie autrichienne et théorie d’équilibre tant dans l’usage que dans la définition même de ces concepts a priori communs – équilibre général, défaillances informationnelles et monnaie.
De la nature des cycles : équilibre contre déséquilibre
10Si Hayek ([1931], p. 93) considère que le point de départ de toute théorie du cycle ne peut être que le cadre d’équilibre général walrassien, il souligne néanmoins que ce dernier doit très vite être dépassé : « si nous désirons expliquer les fluctuations de la production, nous devons fournir une explication complète. Ce dessein signifie que nous devons commencer là où s’arrête la théorie de l’équilibre général : c’est-à-dire à partir d’une condition d’équilibre de plein emploi de toutes les ressources ». Ce recours initial à l’équilibre général s’explique donc chez Hayek par une contrainte méthodologique évidente : une théorie ne pouvant logiquement expliquer ce qu’elle suppose, une analyse des cycles ne peut débuter que par une situation où leurs éléments constitutifs n’existent pas. Définir des conditions initiales d’équilibre général permet ainsi à Hayek de comprendre le type particulier de déséquilibre que constitue le cycle. Mais cette compréhension ne peut se faire que hors du cadre walrassien car les cycles « sont concrètement caractérisés par des fluctuations pour l’explication desquelles la théorie de l’équilibre général est inadéquate » [5]. Cette approche est en totale contradiction avec celle de Lucas dont l’objectif est de montrer qu’une économie peut présenter un profil cyclique sans violer les contraintes imposées par la théorie de l’équilibre général, c’est-à-dire ajustement continu des marchés et poursuite de l’intérêt individuel. Le cycle est ainsi défini par Lucas comme une séquence d’équilibres walrassiens engendrés par des stimuli extérieurs car, comme le souligne Hayek ([1933], pp. 42-43) « cette logique [walrassienne] ne peut faire plus que démontrer que de telles perturbations de l’équilibre peuvent seulement provenir de l’extérieur – c’est-à-dire qu’elles correspondent à un changement des données économiques – et que le système économique réagit toujours à de tels changements par ses méthodes bien connues d’ajustement, c’est-à-dire par la formation d’un nouvel équilibre ».
11Cette opposition entre Hayek et Lucas quant à la nature du cycle renvoie elle-même à une autre divergence essentielle, celle relative à la définition même du concept d’équilibre. Lucas [1975, 1977, 1980] fonde ses modèles sur trois hypothèses : ajustement continu de marchés concurrentiels, anticipations rationnelles et imperfection de l’information. De la première dérive l’idée que le cycle est un phénomène d’équilibre, de la seconde que le cycle est dû à des erreurs d’anticipations et de la dernière que ces erreurs sont dues à des changements non prévus de variables influençant les décisions individuelles. Le relâchement de l’hypothèse classique d’information parfaite permet ainsi à Lucas d’étendre le concept d’équilibre statique walrassien – toute action est optimale – à un concept d’équilibre intertemporel – tout changement d’action est optimal. En ce sens, l’ajustement continu des marchés traduit la révision des décisions individuelles. Cela signifie que les ajustements des marchés aux chocs exogènes ne se produisent pas instantanément mais par ces changements optimaux des plans individuels de sorte que les deux postulats néoclassiques fondant la théorie des cycles d’équilibre sont toujours vérifiés. Se dessine alors chez Lucas une trajectoire d’équilibre – ou équilibre intertemporel – reflétant l’ajustement continu des marchés par rapport à la trajectoire d’information parfaite.
12C’est précisément ce concept d’équilibre intertemporel qui conduit Scheide [1986] à conclure à une différence d’ordre exclusivement sémantique entre Lucas et Hayek. Selon lui, il existe en effet également chez ce dernier « une trajectoire d’équilibre imaginaire » vers laquelle l’économie tend à s’ajuster en l’absence de choc. En d’autres termes, Hayek ([1933], p. 34) évoquerait, comme Lucas, une tendance quasi automatique de l’économie vers cette trajectoire : « c’est ma conviction que si nous voulons expliquer des phénomènes économiques, nous n’avons d’autre choix que de nous fonder sur le concept de tendance vers l’équilibre ». Si la terminologie utilisée par l’un comme par l’autre est semblable, une différence, fondamentale à nos yeux, existe quant à la signification donnée au concept d’équilibre.
13L’équilibre général de Hayek [1937] se définit à partir des équilibres individuels de tous les membres de la société. Un individu est en équilibre lorsqu’il ne peut améliorer son action compte tenu de ses connaissances. En d’autres termes, à l’équilibre, les actions individuelles sont optimales par rapport aux plans auxquels elles se rapportent. L’équilibre général suppose donc que tous les agents sont en équilibre. Pour cela, aucun plan individuel ne doit être déçu, c’est-à-dire que tous les plans individuels doivent être mutuellement compatibles. Cette compatibilité n’est assurée que si les anticipations sur lesquelles les actions individuelles sont fondées sont correctes. «Le concept d’équilibre signifie que les prévisions des membres de la société sont, en un certain sens, correctes. Elles sont correctes au sens où le plan de chaque individu est basé sur l’anticipation des actions des autres que ces autres ont l’intention de faire et que tous ces plans sont basés sur l’anticipation du même ensemble de faits extérieurs de sorte que sous certaines conditions personne n’aura de raison de changer ses plans » [6]. En d’autres termes, tous les individus doivent avoir une connaissance parfaite : connaissance de la structure objective du système économique, des plans et actions de tous les autres individus et des valeurs de toutes les variables exogènes. Plus précisément, l’équilibre existe si et seulement si les données subjectives – la réalité telle qu’elle est perçue par les individus – sont identiques aux données objectives – la réalité objective connue par l’observateur. Etendu à une analyse dynamique, ce concept d’équilibre devient un équilibre intertemporel où sont optimaux non seulement les actions mais également leur changement. L’existence d’un tel équilibre est soumise à la même condition de connaissance parfaite [7]. Dans le cas contraire, les actions et les plans des agents peuvent être non coordonnés. Considérant que l’information est dispersée entre les individus, Hayek en conclut l’impossibilité d’un équilibre général. Le cycle est alors conçu comme un déséquilibre – « les relations observées suite aux variations de l’offre de monnaie ne seront pas des relations d’équilibre » [8] -, c’est-à-dire une situation de non-coordination des plans individuels où les agents sont confrontés aux résultats non anticipés de leurs actions.
14Les anticipations sont donc, chez Hayek comme chez Lucas, au centre de l’analyse des cycles. Cette similitude est néanmoins à nuancer au regard des hypothèses relatives aux anticipations retenues par Lucas. Sous l’hypothèse forte, les anticipations sont formées à partir de toute l’information potentiellement pertinente relative à la structure de l’économie passée et présente – vraies valeurs passées et présentes des paramètres caractérisant l’économie et chocs exogènes allant se produire dans la période considérée. Cette information est traitée par les individus de telle sorte que « [leurs] anticipations (ou la distribution de probabilité subjective des résultats) tendent à être distribuées, pour un même ensemble d’information, au voisinage de la prédiction de la théorie (ou de la distribution objective des résultats) » [9]. Sous l’hypothèse faible, les individus optimisent l’information à partir de laquelle ils fondent leur décision. Le niveau d’information optimal ne correspondant pas nécessairement au niveau assurant des anticipations correctes, l’équilibre général d’information parfaite ne peut alors être systématiquement atteint que sous l’hypothèse forte. Sous l’hypothèse faible, l’économie ne peut atteindre qu’un « équilibre d’anticipation rationnelle » où les individus optimisent toujours avec succès compte tenu de leur information. Seule la totale gratuité de toute l’information pertinente permet la coïncidence des deux équilibres. Bien que moins réaliste, Lucas adopte cependant, dans ses modèles, l’hypothèse forte. Il suppose, en effet, l’absence d’incertitude au sens de Knight de sorte que l’économie peut être décrite parfaitement par des distributions de probabilités. Pour que les anticipations rationnelles soient correctes, il suffit qu’elles soient égales aux moyennes mathématiques de ces distributions [10]. Dans ces conditions, les individus ne font pas d’erreurs systématiques d’anticipation. En d’autres termes, durant un cycle, l’équilibre d’anticipation rationnel est maintenu à chaque instant.
15Pour Scheide [1986] et O’Driscoll et Shenoy [1976] l’hypothèse faible de Lucas correspond à la formation des anticipations retenue par Hayek. Cette conclusion est cependant réfutée par Butos [1997] qui, comparant les anticipations rationnelles aux anticipations hayékiennes, montre leur nature fondamentalement différente. Les premières s’expriment sous forme quantitative à partir des données statistiques, assimilées à des connaissances, recueillies de façon inductive ou traduites par des distributions de probabilités. Elles sont homogènes au sens où les mêmes données entraînent les mêmes réponses de la part de chaque individu qui connaît, en effet, la structure réelle de l’économie. A l’opposé, pour Hayek, les connaissances ne se résument pas à des données quantitatives mais plus généralement à des données sensorielles ayant fait l’objet d’une classification par le système nerveux central et, in fine, ayant été traduites dans l’esprit de l’individu sous forme de qualités sensorielles. En conséquence, les anticipations hayékiennes ne sont pas uniquement quantitatives mais également, et surtout, qualitatives au sens où elles doivent permettre aux individus d’adopter les attitudes les plus appropriées possibles aux circonstances : « le schème d’impulsion formé à l’intérieur de la structure de connexion fonctionne donc comme un appareil d’orientation en représentant aussi bien l’état actuel de l’environnement que les changements attendus dans cet environnement » [11]. Cette « carte d’orientation » étant le produit du passé de l’individu et du groupe auquel il appartient, ses anticipations lui sont propres. Un même stimulus n’engendrera pas systématiquement la même réponse de la part d’individus différents.
16Au travers de cette discussion transparaît un autre point de divergence entre Hayek et Lucas : celui relatif à la nature de la connaissance de la structure de l’économie. Pour Hayek, chaque individu, par le processus mental de classification de ses données sensorielles, construit son propre modèle. Il ne peut donc être considéré comme une représentation parfaite de la réalité objective. Il n’en est qu’une représentation subjective. A l’inverse, Lucas suppose l’existence d’une réalité objective, parfaitement connue par les agents économiques. Cette hypothèse lui permet, comme le souligne Van Zijp ([1990], p. 17), « d’interpréter les choix des individus comme des jeux d’optimisation contre la nature plutôt que comme des jeux d’optimisation entre individus. Sous l’hypothèse forte d’anticipations rationnelles, ce jeu est joué optimalement au sens où les individus ne font pas d’erreurs d’anticipation systématiques». Cependant, les cycles devant être expliqués soit par des erreurs systématiques soit par des mécanismes de propagation, Lucas ne peut que retenir la dernière possibilité, même s’il ne l’a pas intégrée à son analyse formelle.
Du traitement des cycles : quantitatif contre qualitatif
17Si la mauvaise perception des signaux de prix est à l’origine des fluctuations cycliques pour Lucas comme pour Hayek, cette défaillance repose cependant sur des problèmes informationnels de nature différente. Comme le souligne Garrison [1989], « [si les marchés fonctionnent parfaitement], introduire des cycles suppose d’inventer une distinction qui pourrait conduire à un écart entre prix et quantité observés et prix et quantité d’équilibre. Cette distinction qui domine désormais les modèles intégrant des anticipations rationnelles est celle de la connaissance globale et de la connaissance locale ». En effet, pour modéliser l’imperfection à court terme de l’information, Lucas reprend la parabole des îles de Phelps [1970]. L’économie globale est assimilée à un ensemble d’îles – économies locales – représentant chacune un marché sur lequel évolue un individu. Chacun dispose de toute l’information disponible, passée et présente, relative à son île mais l’information relative aux autres îles ne circule que lentement. De là naissent les problèmes d’interprétation quant à la véritable origine des changements de prix. S’ils sont dus à une expansion monétaire, ils affectent identiquement toutes les îles alors que s’ils sont dus à changements réels, ils sont supposés n’affecter qu’une île. Ne pouvant, de façon certaine, déduire d’une variation nominale observée localement l’origine réelle ou monétaire et, en conséquence, adopter le comportement adéquat, certains individus peuvent se tromper. L’utilisation de cette parabole permet ainsi à Lucas d’intégrer les fluctuations cycliques en tant que phénomènes d’équilibre. Supposons une augmentation inattendue de l’offre de monnaie. Chaque individu, sur son île, fait face à une augmentation des prix locaux sans être capable d’en distinguer avec certitude l’origine puisque personne ne connaît l’évolution des prix sur les autres îles. Certains vont se tromper en lui attribuant une origine réelle et augmenter leur production. Mais, à la période suivante, la nature du choc sera connue de tous et ceux qui se sont trompés en prendront conscience et corrigeront leur erreur. Un processus équilibrant se mettra ainsi en place même si l’équilibre d’anticipation rationnelle défini par Lucas n’est pas nécessairement atteint parce que « le capital accumulé sur un marché particulier est supposé rester à la période suivante » [12].
18Hayek fait également une distinction relative à la connaissance. Il différencie, en effet, la connaissance se rapportant aux modalités de fonctionnement du système économique de la connaissance relative aux circonstances particulières de temps et d’espace, respectivement qualifiées par Garrison [1989] de connaissance théorique et de connaissance entrepreneuriale. Chaque individu a suffisamment de connaissance entrepreneuriale pour permettre le fonctionnement de l’économie mais peu ou pas de connaissance théorique : « la production est gouvernée par les prix, indépendamment de toute forme de connaissance du système de la part des producteurs individuels » [13]. Cette conception contraste donc fortement avec celle de Lucas supposant que l’agent agit « comme si » il connaissait le fonctionnement du marché. Dans les termes de Butos ([1985] p. 340), cela signifie que « Lucas ne différencie pas rationalité des agents et rationalité du système économique de sorte qu’un résultat non pareto-optimal est irrationnel pour l’un comme pour l’autre ». En revanche, chez Hayek, « le système peut être irrationnel (au sens pareto-sous-optimal) même si les agents agissent rationnellement compte tenu des informations dont ils disposent ».
19En choisissant de recourir à la parabole de l’île, Lucas exclut de fait le taux d’intérêt de son analyse. En effet, si ce taux pouvait être connu des agents économiques, il lèverait leur incertitude relativement à l’origine des variations nominales perçues. En d’autres termes, « le taux d’intérêt révèlerait des informations sur l’état général de l’économie, éliminant l’écart entre connaissance locale et globale » [14]. Lucas ([1977], p. 23) justifie cependant son choix de ne pas intégrer le taux d’intérêt dans son analyse [15] par des raisons empiriques : « étant donnée l’amplitude cyclique des taux d’intérêt, l’élasticité de l’investissement par rapport au taux d’intérêt nécessaire pour expliquer l’amplitude observée de l’investissement est beaucoup trop forte pour être cohérente avec les estimations empiriques existantes ». En réponse, Garrison ([1989, p. 12) insiste cependant sur le fait qu’un mouvement cyclique des taux d’intérêt n’est pas essentiel à la théorie autrichienne : « le facteur déclencheur du cycle est la déviation du taux d’intérêt de marché par rapport au taux d’intérêt naturel. A l’extrême, une banque centrale maintenant un taux d’intérêt constant alors que les conditions réelles font augmenter le taux d’intérêt naturel peut initier un cycle ». Tandis que le taux naturel détermine la longueur du processus de production compatible avec les préférences intertemporelles des individus, le taux d’intérêt de marché en reflète sa longueur effective. Le cycle apparaît dès lors que ces deux longueurs diffèrent, quelle qu’en soit l’origine.
20Cette distorsion hayékienne de la structure de capital constitue une autre différence majeure avec Lucas. En effet, une des spécificités de la théorie autrichienne des cycles consiste à envisager les fluctuations de la production à partir de leurs relations avec la structure technique de l’activité des entreprises et en particulier celle « de l’accroissement de production permis par l’adoption de méthodes de production plus capitalistes, ou ce qui revient au même, par une organisation de la production telle qu’à tout instant, les ressources disponibles soient employées pour satisfaire des besoins concernant un horizon plus lointain qu’auparavant » [16]. En d’autres termes, Hayek propose une théorie du cycle comme « mal-investissement » : la structure de capital compatible avec les désirs de consommation et d’épargne des individus, c’est-à-dire correspondant au taux d’intérêt naturel, n’est pas celle déterminée par le taux d’intérêt de marché. Plus précisément, ce mal-investissement se traduit, dans la phase d’expansion, par un sur-investissement dans les industries de biens de production au détriment des industries de biens de consommation. Le réajustement, consistant en une liquidation du surinvestissement dans les secteurs concernés ou un retour à des processus de production moins détournés, se produit lorsque les entrepreneurs prennent conscience de la non-correspondance entre leurs plans de production et les désirs des consommateurs. Si, pour Hayek ([1931], p. 98), « l’expansion du crédit conduit à une affectation erronée des facteurs de production […] en les dirigeant dans des emplois qui ne cessent d’être rentables », Lucas n’envisage comme conséquence de l’expansion monétaire qu’une augmentation de l’investissement. Sa théorie est une pure théorie du sur-investissement : durant le boom, l’investissement augmente dans tout le système économique parce que les individus interprètent l’augmentation des prix comme une amélioration de leurs opportunités de profit. C’est d’ailleurs bien sur l’augmentation du niveau général des prix comme facteur d’impulsion à l’augmentation de la production que Lucas ([1977], p. 24) met l’accent : « nous avons interprété les mouvements des variables réelles durant le cycle comme des réponses aux mouvements du niveau général des prix […] ». En revanche, Hayek, comme Mises, retient les variations de prix relatifs : « La première conséquence de l’augmentation de l’activité productive due à une politique bancaire de prêts à un taux d’intérêt inférieur au taux naturel est d’accroître le prix des biens de production relativement au prix des biens de consommation […]. Mais rapidement, un mouvement inverse intervient : les prix des biens de consommation s’élèvent et les prix des biens de production diminuent ; en d’autres termes, le taux d’intérêt s’élève et tend à nouveau vers le taux d’intérêt naturel » [17].
21Cette différence renvoie au positionnement opposé de Lucas et Hayek vis-à-vis de la neutralité de la monnaie. Le premier adhère à la théorie quantitative de la monnaie tandis que le second ([1931], [1975] p. 62) la rejette en considérant comme erreur le fait « d’établir des relations causales directes entre la quantité totale de monnaie, le niveau général de l’ensemble des prix et éventuellement la production totale. Car aucune de ces grandeurs en tant que telle n’exerce jamais d’influence sur les décisions des individus ; pourtant, les principales propositions de la théorie économique non monétaire sont fondées sur l’hypothèse d’une connaissance des décisions individuelles ». A l’opposé, Lucas affirme que les agrégats, comme la masse monétaire, sont des informations utiles aux choix des individus : leurs modifications informent sur l’origine des variations de prix, nominale ou relative. C’est la raison pour laquelle il admet que la monnaie est neutre si les mouvements de l’offre de monnaie sont perçus par les individus. C’est précisément le non-respect de cette hypothèse qui lui permet d’expliquer l’existence de cycles. Pour Hayek, non seulement les individus sont incapables d’observer la quantité de monnaie mais surtout cette observation n’est pas pertinente. Parce que l’économie n’est pas en équilibre, les agents ne peuvent extraire des mouvements monétaires aucune information utile sur les mouvements de prix relatifs. Aussi suggère-t-il de recourir à une théorie monétaire où l’effet des mouvements monétaires se transmet au revenu des individus – l’effet Cantillon. Dans cette perspective, les variations de l’offre de monnaie modifient la structure des prix relatifs et la distribution des revenus dans l’économie. L’offre de monnaie ne pouvant être modifiée simultanément et uniformément pour tous les individus, elle n’aura pas le même effet sur tous les prix : elle se répercute d’abord sur le taux d’intérêt – le prix du crédit – qui gouverne l’allocation du capital. Admettre la non-neutralité de la monnaie permet ainsi à Hayek d’axer sa théorie du cycle sur l’évolution de la structure de production alors que Lucas ne peut que se concentrer sur l’évolution des capacités de production.
Des divergences expliquées par des objectifs différents
22En choisissant de retenir comme hypothèse centrale l’existence d’un agent représentatif, Lucas ignore toute la question de la coordination des décisions individuelles alors même qu’elle est au centre des recherches de Hayek. Cette différence est essentielle au sens où elle permet d’expliquer les divergences précédentes. Comment Hayek pourrait-il raisonner en équilibre général comme Lucas alors qu’il cherche à établir si et comment un tel équilibre peut émerger ? Comment pourrait-il raisonner à partir d’agrégats alors que ces indicateurs camouflent la coordination ou la non-coordination des plans individuels ?
23Contrairement à Lucas, Hayek fonde sa théorie du cycle sur l’existence d’une multitude d’agents. Cette hypothèse le conduit à définir l’équilibre général à partir de la multitude d’équilibres individuels. Mais l’information n’étant pas parfaite, les plans et les actions des individus ne sont pas nécessairement compatibles. Dans cette perspective, le cycle apparaît comme un problème de non-coordination où les individus sont confrontés aux résultats inattendus de leurs actions. La crise est le moment de la prise de conscience de la non-coordination la plus aiguë et générale : les entrepreneurs sont face à une mauvaise répartition de la production entre biens d’équipement et biens de consommation et les salariés entre consommation et épargne. La correction de leurs plans par le retour à des processus de production moins détournés doit permettre le retour ou, tout au moins, le rapprochement vers l’équilibre. En d’autres termes, si Lucas se concentre sur l’équilibre, Hayek s’intéresse au processus permettant la coordination des plans individuels. Pour le premier, l’économie est dans un continuum d’équilibre absorbant les chocs externes tandis que pour le second l’économie est dans un processus d’« équilibration » où les individus apprennent sans cesse de leur environnement et s’adaptent aux chocs externes qu’ils perçoivent.
24Cette tendance vers l’équilibre intègre donc une dimension temporelle et institutionnelle absente chez Lucas. Pour ce dernier, seules les variables quantitatives véhiculent de l’information et permettent la révision optimale des anticipations. Chez Hayek ([1976], p. 150), la meilleure compatibilité des plans individuels s’obtient par un processus évolutionniste, d’essais et d’erreurs : « la concordance des anticipations […] est en fait engendrée par un processus d’apprentissage par essais et erreurs […]. Le processus d’adaptation opère […] par ce que la cybernétique nous a appris à appeler le « feed back négatif » ou rétroaction ; à savoir le fait que les réponses aux différences entre le résultat escompté et le résultat effectif des actions tendent à diminuer ces écarts. Il en découlera une coïncidence croissante dans les anticipations des diverses personnes, pour autant que les prix courants fournissent quelque indication sur ce que seront les prix futurs – c’est-à-dire aussi longtemps que dans un cadre connu et assez stable, un petit nombre de données de fait se modifieront à chaque moment ». Cette condition de relative constance de l’environnement étant loin d’être vérifiée, la coordination des anticipations nécessite alors une prévisibilité des données objectives. Cette prévisibilité est assurée pour Hayek par les règles qui complètent les mécanismes de marché. En effet, en encadrant les comportements individuels, les règles facilitent la prévision.
25Le cadre dans lequel Hayek place sa théorie du cycle est donc bien plus large que le cadre pur d’équilibre général retenu par Lucas. Réalisme pour le premier, abstraction simplificatrice pour le second. Cette différence s’exprime particulièrement bien dans l’origine de l’imperfection de l’information retenue par chacun. Hayek l’explique par la dispersion des connaissances et cherche à établir « comment un ordre d’activités économiques est réalisé à partir d’une grande quantité de connaissances non concentrée dans un esprit mais dans ceux de millions d’individus ». Ce problème ne peut, par définition, exister lorsque, comme Lucas, on raisonne à partir d’un agent représentatif. L’imperfection de l’information doit alors être introduite via la parabole des îles et la distinction entre connaissances globale et locale. Remarquons, à l’instar de Garrison ([1989] p. 20), que cette distinction n’a pas la même fonction que la distinction hayékienne entre connaissance théorique et entrepreneuriale : « pour les Autrichiens, elle n’est pas juste une technique de modélisation, elle est la reconnaissance d’une des caractéristiques les plus fondamentales des économies de marché réelles ».
A objectifs différents, analyses différentes : empiriques contre historiques
26L’abstraction simplificatrice choisie par Lucas (et Sargent [1979], p. 59) s’explique par l’objectif qu’il s’assigne, à savoir « découvrir une théorie d’équilibre du cycle économétriquement testable, qui peut servir de base à des analyses quantitatives de politique macroéconomique ». L’économiste s’apparente à un technicien développant des modèles permettant les meilleures prévisions possibles. A cette simplicité descriptive, Hayek préfère la complétude descriptive. Parce que la prévision en tant que telle ne l’intéresse pas, il peut intégrer l’existence d’une multitude d’agents, la dispersion des connaissances, l’incertitude au sens de Knight,… Sur ce dernier point, Lucas ([1975], p. 1122) reconnaît lui-même que « l’hypothèse que ces distributions objectives sont connues ne doit pas être prise comme une description littérale de la façon dont les agents conçoivent leur environnement. C’est juste une façon pratique de supposer que les agents font le meilleur usage possible des informations disponibles ». Parce que Lucas privilégie la prévision, il suppose un agent représentatif et l’hypothèse forte d’anticipations rationnelles, quitte à s’éloigner de l’économie réelle. Scheide [1986] soutient cependant que la construction de modèles formels, abstraits, n’est pas du seul ressort de Lucas, en témoigne le fameux triangle de Hayek ([1931], [1975]). Aussi irréaliste que les modèles de Lucas, il fournit néanmoins une façon pratique de décrire les modifications de la structure intertemporelle du capital induites par les changements de préférences intertemporelles ou les injections de monnaie. Hayek ([1933], p. 140) explique d’ailleurs que « il devrait être possible […] de décrire de façon déductive comme un effet nécessaire des perturbations – et presque en dehors de leur observation – toutes les déviations dans le déroulement des événements économiques conditionnés par ces perturbations ».
27Mais Lucas va plus loin : un modèle est, pour lui, une représentation objective et analogue à l’économie réelle. Le modèle est donc réaliste au sens où il mime les mouvements de l’économie réelle. Sa construction, souligne-t-il ([1980], p. 697), doit découler de la théorie : « une théorie n’est pas un ensemble d’affirmations sur le comportement de l’économie réelle mais plutôt un ensemble d’instructions pour construire un système analogue ou parallèle – une imitation de l’économie. Un bon modèle n’est alors pas plus réaliste qu’un mauvais mais il fournit de meilleures prévisions ». Lucas est donc attaché à une vision instrumentale de l’économie : les théories sont des instruments dont la sélection repose sur leur capacité de prévision. Remarquons que Hayek ([1933], p. 12) met également en avant la nécessité de recherches théoriques comme préalable à une meilleure compréhension du cycle [18] : « [toute théorie du cycle] doit être déduite, avec une logique d’une stricte rigueur, des notions fondamentales du système théorique ; et elle doit expliquer, par une méthode purement déductive, les phénomènes avec toutes leurs spécificités que l’on peut observer durant les cycles ». La théorie doit donc précéder les statistiques : « la valeur pratique de recherches statistiques dépend essentiellement de la robustesse des conceptions théoriques sur lesquelles elles sont fondées. Traiter des phénomènes cycliques est du ressort de la théorie » [19]. Il rejette cependant l’idée de la validation ou non d’une théorie par les statistiques : « si une théorie est logiquement construite […] alors le mieux que puisse faire une analyse statistique est de montrer qu’il reste toujours un résidu non expliqué » [20].
28En conséquence, on peut dire que si chez Hayek les progrès de la théorie précèdent les progrès statistiques, chez Lucas les progrès techniques – mathématiques et informatiques – précèdent les progrès théoriques. Pour ce dernier, élaborer une théorie revient à construire un système économique artificiel sous la forme d’un système d’équations. Seule la technique permet la transformation de propositions en langage mathématique formel. Dès lors, si cette transformation ne peut avoir lieu, la réalité à laquelle se rapportent les propositions ne peut être scientifiquement analysée. En d’autres termes, les techniques disponibles définissent les frontières de la théorie. Comme en conclut Butos ([1986], p. 337), « l’adhésion commune de Hayek et Lucas à l’équilibre général tend à cacher des différences plus fondamentales liées à leurs visions respectives de la science ».
29Corollaires de ces divergences, les applications des théories du cycle de Lucas et Hayek conduisent à des travaux de nature différente. La théorie autrichienne trouve ses expressions empiriques dans des épisodes historiques. L’une des plus connues est celle de Rothbard [1962] qui se concentre sur la Grande Dépression et montre que l’expansion du crédit, mesurée par l’augmentation de la base monétaire américaine, fut à l’origine d’une expansion non soutenable dans les années 1920 et que la crise qui en découla fut aggravée par les efforts du gouvernement visant à empêcher la liquidation du sur-investissement. En d’autres termes, le New Deal a transformé ce qui aurait dû être une simple récession en longue dépression en retardant le retour à des procédés de production moins détournés. Les ressources qui auraient dû être réaffectées à des productions adaptées aux préférences des consommateurs furent, en effet, maintenues dans des emplois contre-productifs pour éviter les licenciements massifs dans les industries qui avaient connu le plus fort essor durant le boom. Cette politique économique, associée à une politique monétaire expansive, ne fit donc que perpétuer sur-investissement et mal-investissement et retarder l’ajustement inévitable de l’économie [21]. Théorie et histoire fournissent ainsi des explications complémentaires d’un moment particulier.
30A l’opposé, les travaux empiriques découlant de la théorie de Lucas sont fondamentalement a-historiques. Les mouvements de l’économie peuvent être expliqués et prédits uniquement sur la connaissance de sa structure, peu importent l’époque, le régime politique, les croyances,… La structure de l’économie se résume à quelques paramètres centraux. Leur estimation reposant sur des séries temporelles longues relatives, ces variables sont le seul lien avec l’économie réelle. Les fluctuations de ces grandeurs, qui sont nécessaires à l’estimation de la structure de l’économie, n’ont même pas besoin d’être des mouvements que les historiens auraient identifiés comme étant cycliques. La seule exigence est qu’il existe suffisamment de mouvements de variables indépendantes pour permettre une estimation statistiquement significative des valeurs des paramètres du système [22]. Puisque le nombre de mouvements nécessaires diminue lorsque la taille de l’échantillon augmente, la pertinence de l’estimation de la structure de l’économie augmente avec la durée des séries utilisées. La plupart des travaux reposent sur des données allant de 1945 au trimestre précédent, sans tenir compte de la datation ou de l’ampleur des cycles qui les marquent : typiquement, la plus grande crise, la grande dépression, est ainsi vue comme un point aberrant.
31Cette distinction – analyse d’un moment historique particulier pour les Autrichiens contre analyse économétrique pour les nouveaux classiques – tend cependant à s’estomper ces dernières années. Des analyses « hybrides » pour reprendre le qualificatif de Garrison [2001] se développent à travers des tests économétriques des principales hypothèses autrichiennes. Wainhouse [1984] propose ce que beaucoup considèrent comme la première analyse économétrique autrichienne. Sur la base de données mensuelles américaines allant de janvier 1959 à juin 1981, le test de causalité de Granger qu’il mène identifie une séquence d’événements partant de chocs monétaires et conduisant à des variations de taux d’intérêt et de niveaux de production conformes à la séquence autrichienne. Sechrest [2006] teste la capacité explicative de la théorie autrichienne en proposant une régression du PIB réel américain entre 1959 et 2002 à partir de l’agrégat monétaire M2, du spread de taux d’intérêt et d’un indicateur de prix relatifs. Keeler [2001] utilise, lui, des données trimestrielles retraçant les huit derniers cycles économiques américains pour montrer que leur origine tient à des chocs monétaires qui se sont propagés par les variations de prix relatifs, notamment les taux d’intérêt nominaux. En 2006, Mulligan teste et confirme la principale hypothèse autrichienne, à savoir que la baisse du taux d’intérêt sous son niveau d’équilibre augmente l’investissement à court terme mais le diminue à plus long terme. Sur données américaines de 1959 à 2003, il estime un modèle à correction d’erreur expliquant entre 45 et 50% de la variance des dépenses réelles de consommation par les variations du spread de taux d’intérêt. Bismans et Mougeot [2008] proposent un modèle économétrique de données de panels à effets fixes construit à partir des observations trimestrielles issues de quatre pays (Allemagne, Etats-Unis, France et Royaume-Uni) entre 1980 et 2006 qui confirme empiriquement les hypothèses autrichiennes d’un cycle impulsé par un choc monétaire et se propageant par la distorsion des prix relatifs. Ces modèles « hybrides » sont cependant unilatéraux : les nouveaux classiques ne se sont, en effet, jamais penchés sur l’explication d’un épisode cyclique particulier.
32Si les théories du cycle de Hayek [1975, 1980, 1981] et de Lucas [1975, 1980, 1981] présentent d’indéniables similarités, elles correspondent néanmoins à deux mondes différents.
33Hayek avait conscience des avantages à raisonner dans un cadre d’équilibre général mais, en même temps, des limites que ce cadre impliquait pour comprendre les phénomènes cycliques. Très vite, ce cadre lui est devenu trop étroit et la publication en 1937 de Economics and Knowledge en marquera sa sortie définitive. Lucas ne se trompe donc pas en voyant dans les travaux de Hayek antérieurs à 1937 des points communs avec ses propres analyses. Mais ce qui sera pour lui un objectif, construire une théorie des cycles en équilibre général, n’était pour Hayek qu’un point de départ incontournable dont il se détournera rapidement. En fait, Lucas sépare l’économie qu’il qualifie de technique menée par Hayek avant 1937 de ses travaux ultérieurs sans comprendre que les uns empreignent les autres, les deux étant unifiés par le thème de l’information et de ses contraintes.
Références
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- L. Sechrest [2006] : Evidence Regarding the Structure of Production: An Approach to Austrian Business Cycle Theory, The Review of Austrian Economics, à paraître.
- C. Wainhouse [1984] : Empirical Evidence for Hayek’s Theory of Economic Fluctuations in Siegel B. (ed) Money in Crisis, San Francisco : Pacific Institute for Public Policy Research, pp. 37-71.
- R. Zijp [1990] : Why Lucas is not Hayekian, Research Memorandum Series, n°33, Tinbergen Institute.
Notes
-
[1]
Hayek [1944], p. 355.
-
[2]
Hayek [1933], p. 141.
-
[3]
Hayek [1933], p. 74.
-
[4]
Mises L. v. [1936], p.460.
-
[5]
Hayek [1933], p. 10.
-
[6]
Hayek [1937], p. 42.
-
[7]
Par exemple, si à la fin de la période n, A change de préférences, toutes choses égales par ailleurs, et si tous les autres agents reconnaissent ce changement avant le début de la période n +1 alors ils changent leurs actions par rapport à la période n. Si les nouveaux plans de A anticipent la révision de ceux des autres alors personne n’est déçu. En d’autres termes, les anticipations des agents doivent être parfaites.
-
[8]
Hayek [1933], p. 106.
-
[9]
Muth [1961], p. 48.
-
[10]
« Dans le cas de modèles linéaires, les anticipations rationnelles tendent à être égales aux estimateurs des moindres carrés ordinaires ». Kim [1988], p.3.
-
[11]
Hayek [1952], p. 137.
-
[12]
Lucas [1975], p. 1120.
-
[13]
Hayek [1933], p. 80.
-
[14]
Scheide [1986], p. 581.
-
[15]
« Le financement des investissements est exclusivement interne : il n’y a pas de marché des capitaux ». Lucas [1975], p. 1121.
-
[16]
Hayek F. [1931], p. 94.
-
[17]
Mises [1912], p. 131.
-
[18]
F. Hayek ([1931], (1975), p. 60] explique d’ailleurs les faibles progrès des théories monétaires du cycle par le « … changement d’attitude de la majorité des économistes à l’égard de la méthodologie appropriée à la science économique. Ce changement consiste en une tentative pour substituer des méthodes d’analyse quantitative à des méthodes qualitatives ».
-
[19]
Hayek [1933], p. 17.
-
[20]
Hayek [1933], p. 13.
-
[21]
Dans la même optique, O’Driscoll et Shenoy [1976] ainsi que Garrison [2001] présentent une analyse autrichienne de la stagflation des années 1970 mettant l’accent « sur le point d’entrée de la monnaie nouvellement créée et les changements consécutifs des prix relatifs qui gouvernent l’allocation intertemporelle des ressources ». Powell [2002] analyse, lui, la récession japonaise des années 1990.
-
[22]
Garrison [1991] reprend la métaphore du cheval à bascule pour illustrer ce détachement des nouveaux classiques vis-à-vis de la réalité.