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Article de revue

Anthony Marra, ou les détours de l’émotion censurée

Pages 96 à 107

1Le recueil The Tsar of Love and Techno (2015), d’Anthony Marra, semble constituer un ensemble de nouvelles reliées ou « short story cycle » (selon la définition de Forrest L. Ingram, distinguant les degrés d’unification d’un recueil, Ingram, 17-18), qui maintiendrait un équilibre entre la singularité de ses composantes et le rassemblement en un ouvrage, avec une logique séquentielle de nouvelles reliées entre elles par un ou plusieurs détails. De tels détails y servent à la fois d’indice, de symptôme et de signe obscur de refoulement ou de censure.

2Les nouvelles couvrent une période politique totalitaire pendant environ un siècle, des années 1930 à une incursion futuriste dans les espaces interstellaires, et se situent sur tout le territoire de l’ancien empire soviétique, des grandes villes occidentales (aux noms changeant de Léningrad ou Saint Petersbourg) jusqu’aux montagnes tchétchènes et à la Sibérie.

3Davantage que des références croisées, il s’agit plutôt d’un maillage serré qui joue avec les définitions du roman choral et du recueil, pour écrire l’émotion proscrite mais qui passe entre les mailles d’un filet politique retors. Un tableau pastoral tchétchène, peint sous l’ancien régime, puis retouché inlassablement par la censure soviétique au fil de purges successives, sert de liaison entre les textes situés à des époques diverses, et permet de reconstituer une histoire tue, où l’émotion affleure sans cesse. Parce qu’il se sent coupable d’avoir survécu à l’assassinat politique de son frère, un censeur décide de remplacer les visages effacés par celui de ce proche incorruptible, dissident assassiné dans les années 1930. Oscillant dangereusement entre censure totalitaire, auto-censure terrorisée et monstration obsessionnelle, l’interdit, le non-dit sont signifiés sans relâche, par des moyens littéraires tels que le déplacement de qualification, l’euphémisme, la réactivation de métaphores figées, ou un réseau métaphorique déplacé, en porte-à-faux, servant de souvenir-écran ironique. Plus l’émotion est dissimulée ou mise à distance, considérée comme inutile, féminisée, infantile, contre-productive et même dangereuse sous un régime totalitaire, plus elle est signifiée dans le texte. Cette étude s’attachera à analyser la façon dont Marra met en œuvre une écriture de l’émotion censurée, à la fois minorée et paradoxalement omniprésente dans sa minoration : une écriture de l’affect interdit, que les lecteurs sont invités à décrypter.

Paratexte problématique

4Dès l’entrée dans le recueil, le paratexte envoie des signaux contradictoires. L’exergue pose d’abord l’ouvrage dans le monde réel, avec la citation d’un vrai peintre, dont un tableau sera central à l’ouvrage de fiction, passant de nouvelle en nouvelle, à l’insu des personnages qui ne se connaissent pas nécessairement entre eux. L’exergue ouvre le recueil sur la minoration de l’artiste, qui qualifie ainsi son propre tableau :

5

It’s a minor work.
—Pyotr Zakharov-Chechenets,
regarding his 1843 painting,
Empty Pasture in Afternoon

6Qu’il s’agisse de modestie ou de fausse modestie, le ton de la minoration est néanmoins donné, en ouverture d’un recueil où la distance de l’ironie et l’effacement de l’émotion contribuent paradoxalement à une écriture de l’affect, dont le lyrisme, entendu comme expression de soi (« une affaire de subjectivité » selon Maulpoix, 22), reste résolument interdit. De même, l’écriture du recueil minore ses effets stylistiques, préférant faire sourdre l’émotion à travers l’agencement des échos structurels dans sa composition, plutôt que par « [l]e chant du langage seul » (Maulpoix, 23).

7Si Pyotr Zakharovich Zakharov-Chechenets, né vers 1816 et mort en 1846, est répertorié comme peintre russe d’origine tchétchène (selon sa page Wikipedia qui est assez complète), l’utilisation de son commentaire sur son tableau entre dans le domaine de la fiction dès le sommaire, à la page suivante. Ce sommaire s’inscrit sous un régime double, résolument fictif par la métaphore musicale qui régit les trois catégories premières, avec les rubriques d’une cassette audio qu’on retourne, de la face A (« Side A ») à la prévisible face B (« Side B »), en passant par un entracte (« Intermission »). Ces trois entrées principales inscrivent le recueil dans le monde de l’art par la musique, car Anthony Marra est aussi grand amateur de musique, comme le lien audio à Spotify le montre sur la page de son site consacrée au recueil. Néanmoins, des sous parties présentent au contraire un ancrage historicisé, puisque les titres des nouvelles comportent un sous-titre avec un lieu et une date : la nouvelle « The Leopard » est ainsi sous-titrée « Leningrad, 1937 », ou la suivante, « Granddaughters », se passe à « Kirovsk, 1937-2013 ». Seule la dernière nouvelle s’éloigne du monde et de tout semblant d’historicisme, comme un envoi programmatique : « Outer Space, Year Unknown » (1, page non numérotée).

8Il se passe dès l’ouverture de cet ouvrage un double mouvement contradictoire, semblable à celui du recueil The Golden Apples de Eudora Welty, tel que l’analyse Jean-Marc Victor. Selon lui, « ’L’effet de réel’ suscité par la liste initiale est ainsi balayé par l’affirmation de l’artifice qui préside à la création artistique » (297). Le paratexte en ouverture de The Golden Apples présente donc une double tension : à la fois « hiatus logique mettant au défit la compréhension du lecteur et son adhésion au pacte fictif, et retour du texte sur lui-même, par lequel reste toujours ouverte la possibilité d’une réorientation, d’une auto-correction, biffure ou effacement menant à un nouveau départ » (297). Chez Marra, l’aller-retour entre un tableau véritable et ses avatars fictifs, après les multiples retouches du personnage censeur, donne la composition du recueil. Résolument instable, toute image, qu’elle soit décrite, simplement mentionnée, défigurée, ou véhiculée à travers les nouvelles comme un artefact, fera l’objet de biffures et de réévaluations, tandis que la mise en relation des occurrences du tableau sera laissée à la responsabilité des lecteurs et augmentera la cohésion du recueil choral formant ainsi un cycle de nouvelles liées. Comme le dit Victor au sujet de Welty : « l’écrivain place son lecteur dans une position inconfortable qui l’oblige […] à reproduire, d’une certaine manière, ce processus créateur fondé sur la mise en relation tardive de traces qui font sens, c’est-à-dire qui prennent forme, à la fois localement et au-delà de leur occurrence ponctuelle, en vertu de cet effet-retard qui règle le retour du même et de ses altérations » (751). Un maillage serré de reprises et retours avec la mémoire du parcours régit aussi le recueil de Marra, dont les nouvelles, contrairement à celles de Welty, s’inscrivent dans des espaces-temps très variés. Les mises en relations des traces après coup n’en sont que plus spectaculaires.

Description d’image

9Les liaisons entre les nouvelles du recueil passent souvent par l’ekphrasis, l’art de décrire une image, par lequel une forme artistique absente au texte est évoquée sous forme d’un autre art, littéraire, qui risque dans l’exercice de combler ses manquements par une surenchère rhétorique, l’image visuelle étant dépourvue de mots. Un tableau, mais aussi un Polaroid, sont ainsi décrits ou évoqués à intervalles fréquents et servent de relai à l’émotion ou à révéler son oblitération. L’évocation d’une image à travers sa description, par sa nature même de texte, échappe à l’image, elle la figure, au sens de Lyotard (« Plus rien de visible, mais le visuel hantant la narration » Lyotard, 249), sans la montrer, par un autre moyen : voilà l’aporie de l’émotion interdite mais néanmoins inscrite dans le texte. D’où un sentiment de libération incongrue pour le prisonnier dans la nouvelle « A Prisoner of the Caucasus » (113-145), quand le soldat se dit dans un apparent non sequitur qu’il pourrait se dénuder sans honte, à la contemplation de la photo Polaroid de sa famille : « He can barely recall that little family, that three-citizen republic bordered by the Polaroid frame. If he were to unbutton his pants right now, he wouldn’t feel the faintest twitch of shame. » (141). Tandis que son camarade d’armes pense que la photo d’une femme mûre en bikini (la mère du soldat) servira au soldat de support érotique en vue d’un onanisme inattendu dans un contexte pour le moins hostile, l’évocation de la nudité échappe en fait à tout érotisme, et pas seulement par interdit œdipien. Il s’agit plutôt d’un désir d’affranchissement des codes de bienséance comme pour révéler au grand jour, malgré la censure, l’absurdité de la captivité sans fin, dans des circonstances inhumaines. Le prisonnier semble nier le propre de la photo, qui est d’avoir à un moment donné établi un contact avec le réel, ce que Barthes appelle « le mystère simple de la concomitance » (Barthes, 130), dans un rapport indiciel. La photo au développement instantané aurait ainsi, illogiquement, échappé à la possibilité même du souvenir, au point que le soldat envisagerait sans honte la masturbation devant un cliché de sa mère en maillot de bain. Le tabou de l’inceste disparaîtrait alors, parce que la violence coupe tout lien familial et nie toute humanité chez les soldats.

10Ces divers recours à l’ekphrasis, d’une histoire à l’autre, échappent finalement aux narrateurs, parce que l’image ne se ressemble pas d’une mention à l’autre et que chaque narrateur n’a pas connaissance des autres. L’image décrite surgit dans chaque nouvelle sous une fonction diégétique différente, selon son contexte, et bien que reconnaissable à quelques indices (dont la mention du bikini pour le Polaroid, ou de l’abricotier dans le paysage de la peinture, 219). La fonction de l’image est fluide, comme un leurre de stabilité dans un monde en destruction permanente, où les repères deviennent des simulacres du réel. L’abricotier n’est pour finir que le disque oranger du soleil couchant, en dissolution dans la métaphore : « dissolving orange sunset » (219). Jusqu’à la nouvelle pénultième, « A Temporary Exhibition. » (293-318), les rappels des images ne servent qu’au lecteur, laissé seul dépositaire de la trace déformée par des narrateurs qui ont chacun leur mention et leur mode de description dans l’ekphrasis des tableaux. L’ancrage de cette nouvelle pénultième est présenté dans le sous-titre : « St. Petersburg, 2011-2013 » (293). En une résolution des fils des nouvelles précédentes, les filiations et les interactions entre les personnages se nouent enfin, dans une récapitulation de ce qui est arrivé aux personnages disparus, dont le faussaire Roman Markin, dénoncé par son neveu Vladimir. Dans la première nouvelle du recueil, « The Leopard », Markin était passé chez la femme de son frère et son neveu encore enfant pour détruire les photographies de son frère dissident. Vladimir, devenu un vieillard, visite l’exposition récapitulative de l’œuvre de son oncle Markin, exposition dont l’objectif didactique est de faire comprendre les mécanismes de manipulation de l’image par un pouvoir soviétique. Il est accompagné de son fil Sergei, un arnaqueur par téléphone, qui vole les identités bancaires des Américains crédules. La filiation des faussaires semble faire désormais partie de la culture familiale, d’oncle à petit-neveu. La culpabilité du vieillard, qui était enfant quand il avait dénoncé son oncle, est signifiée in petto, inaudible aux autres personnages. Vladimir comprend en visitant l’exposition que la figure reproduite inlassablement par le faussaire, à la place des figures effacées par les purges, est celle de son père victime du régime dès son début, mais devenu ainsi omniprésent à la postérité.

Palimpseste narratif et métaphorique

11Les nouvelles cumulent ainsi des mentions de l’émotion interdite, du lyrisme effacé ou censuré, par superposition, à l’image d’un palimpseste particulier, issu de plusieurs narrateurs séparés les uns des autres jusqu’au rassemblement final. Tout semble fonctionner comme une circulation d’images interdites, sous le manteau, sans lien direct entre les passeurs. À ce titre, la description des disques clandestins, musique interdite comme la littérature samizdat, suggère un commentaire métatextuel. Comme les disques en vinyl du monde capitaliste sont bannis en URSS, ils circulent hors commerce, gravés sur de vieilles radiographies, dans une région tellement polluée que les radios révèlent des tumeurs cancéreuses au stade métastatique. La superposition des tumeurs visibles à la radiographie et des sillons dans lesquels la musique est gravée suggère le mode narratif de l’écriture palimpsestique dans le recueil, tant comme modèle de composition que comme évocation composite :

12

We traded our old ryobra—rib records, bone music, skeleton songs—banned fifties and sixties rock and roll inscribed by phonograph onto exposed X-rays that could be played on gramophones at hushed volumes. Radiographs of broken ribs, dislocated shoulders, malignant tumors, compacted vertebrae had been cut into vague circles, the music etched into the X-ray surface, the center hole punctured with a cigarette ember, and it was glorious to know that these images of human pain could hide in their grooves a sound as pure and joyful as Brian Wilson’s voice.
(61)

13Le texte inscrit ainsi comme support d’une musique insouciante des images de corps en souffrance, dont les blessures pourraient avoir été infligées par la torture. Une épaule démise, des vertèbres tassées, mais surtout, l’image des cercles concentriques sur les radios suggère une cible, en vue d’une exécution. La brûlure de cigarette au centre de la cible parachève l’image macabre. L’ironie finale sur la pureté de la voix de Brian Wilson, cachée dans les sillons de la torture, vient clore la phrase longue en une apothéose finale. Le compositeur des Beach Boys, auteur californien du tube légendaire « Good Vibrations », ne pourrait être plus antithétique des sévices infligés par le KGB soviétique. Le texte poursuit la superposition incongrue, en mentionnant la chanson « Surfin’ Safari », alors que la succession des nouvelles entraîne l’adolescent d’alors, dont la mère meurt d’un cancer, vers sa propre mort dans le conflit en Tchétchénie. Les images médicales déplacent la musique légère vers la mort, la musique au titre déplacé ne correspondant en rien aux événements de l’intrigue, et le palimpseste métaphorique progresse vers le non-sens. Mais le texte reste, trace qui contrecarre l’entreprise d’effacement des faussaires. Contrairement aux effacements que les faussaires font subir aux images officielles retouchées au fil des purges, les nouvelles cumulées figurent ainsi, par le retour aux images récurrentes bien que modifiées, une profondeur de la mémoire collective, bien que dépersonnalisée, qui serait ainsi universalisée. La déclaration du faussaire, dans la nouvelle augurale, prend une valeur exemplaire, puisque selon lui les images effacées survivent dans son souvenir devenu collectif :

14

The best my profession can do is convert from image to memory, from light to shadow, but the brushstrokes I erased were repainted in me, and I realized that before I was a correction artist, a propaganda official, a Soviet citizen, before I was even a man, I was an afterlife for the images I had destroyed.
(29)

15Son psychisme incarne finalement la mémoire des inconnus qu’il a oblitérés des photographies ou des tableaux de l’histoire. Il est homme de mémoire, hypermnésique malgré lui, ayant accumulé les effacements de sa profession. Il a surtout remplacé les images effacées par celle de son frère, victime d’une purge. Le frère résistant devient ainsi une figure omniprésente, qui recouvre celles des autres victimes du régime. C’est un retour littéral du refoulé, avec une telle force qu’elle produit une monstration, une réapparition, une mise en image omniprésente à force de se produire à la surface des images retouchées où elle ne figurait pas auparavant. L’esprit du frère mort s’incarne partout, en icône interdite, l’image et l’âme du mort immortalisées ensemble, à maintes reprises. Sa vie écourtée se prolonge dans les peintures du faussaire, et elle est ainsi paradoxalement pérennisée.

Souvenirs-écrans

16Guy Rosolato a mis en rapport la notion freudienne de souvenir-écran (un souvenir anodin qui masque un souvenir refoulé) et l’optique cinématographique. Reprenant Freud, il analyse le souvenir-écran incongru comme un indice : « son caractère d’intensité isolée et incompréhensible lui donne une marque insolite qui laisse prévoir d’autres fonctions propres. » (Rosolato, 79) Son analyse peut servir ici de méthode, appliquée à un autre art, pour éclairer la façon dont Marra met en place une semblable stratégie d’écran au double sens de dissimulation et de révélation de ce qui « saille sous le voile » (Rosolato, 79) dans son recueil, passant par l’image décrite et déplacée d’une nouvelle à une autre, ou d’un personnage à un autre, pour contourner une forme d’autocensure, et mettre en évidence un refoulement du texte, que le lecteur doit faire émerger du recueil, tel un psychanalyste de l’objet littéraire.

17Outre la superposition mémorielle d’images retouchées, superposition métatextuellement signifiante de la composition du recueil qui repasse par les mêmes images ou métaphores en les décalant et les déplaçant à chaque fois, et qui pour finir prennent la place de souvenirs personnels chez les narrateurs successifs, le texte s’applique à combler les silences de mentions anecdotiques quant à la progression de l’intrigue, d’une nouvelle à l’autre. Le souvenir-écran est justement un souvenir qui semble anodin ou insolite, presque inutile, parce qu’il ne fait pas sens et « sert de cache » (Rosolato, 79). À un moment tendu, une phrase courte sert de didascalie entre deux personnages, introduisant une métaphore sans rapport direct avec la situation : « The pause was long enough to peel a plum. » (102). Les hiatus de la souffrance non dite sont ainsi comblés de mentions cocasses parce que décalées : peler une prune est un geste absurde quand la nourriture est rare et le geste obsolète, évoquant une époque raffinée où l’on se mettait à table et se permettait le luxe de peler un fruit inutilement. Le geste suggère une vision bourgeoise d’avant la Révolution soviétique, un jeu de scène dans une pièce de Tchékhov plutôt qu’un moment désespéré entre une aveugle et un faussaire du régime qui va bientôt subir la torture. Les scènes détournent les gestes, les décors ne correspondent pas aux fonctions des pièces, tout est décalé en un carnaval infini. Ainsi, au cœur d’un passage où un narrateur subit la brutalité des fils de sa logeuse qui l’empêchent d’accéder aux toilettes, la description s’applique davantage à décrire la pièce transformée en salon que leurs actions :

18

Their mother only lets them smoke in the bathroom, which they’ve filled with a black-and-white television, a broken boom box, a dozen ashtrays, and a sawed-in-half sofa. It looks like something between an outdated disco and the office of a pornographer who’s seen better days.
(184)

19Les toilettes exiguës deviennent un salon tronqué, à l’image du canapé scié en deux. Dans une contamination de facticité, d’autres décors subissent une entreprise de détournement, par des faussaires à plus grande échelle. À Kirovsk, dans une zone minière si polluée qu’elle tuait les habitants, une forêt a été fabriquée industriellement, pour simuler la nature : « The trees are made of metal. The leaves are plastic. It was installed forty years ago to make people forget that we’re living where humans don’t belong. » (253). L’expression incongrue de la prune pelée, telle un souvenir-écran, puis la fausse pièce à usage perverti, tout converge vers le simulacre pour les personnages, sans élucidation autre que hors texte, laissée à la responsabilité du lecteur. Le simulacre tient lieu de réalité, le monde décrit étant entré dans la fiction, pure création, œuvre de génie au sens propre, ingénieux, ouvrage d’ingénieur à la gloire du pouvoir. Ironiquement, la fausse forêt restitue une biodiversité qui mérite d’être protégée. La réponse à cette dénonciation indignée prend alors un ton lyrique et rend ainsi vibrant l’hommage à cette création, seule émotion autorisée, bien qu’elle soit l’expression officielle et mensongère d’une pseudo-écologiste : « Whatever its origin, a rich and vibrant ecosystem has emerged. Feral dogs and cats, yes, but also arctic rabbits, foxes, and even wolves. This bio-diversity, unlikely as it may be, deserves state protection.” (253). Quand l’émotion est interdite par ailleurs, signifiée par des techniques détournées, le souvenir exprimé est au contraire celui de la parole officielle, qui déploie ironiquement son rythme ternaire en fin de phrase (« arctic rabbits, foxes, and even wolves »). L’ironie et l’humour ajoutent ainsi leurs détournements absurdes. Quand la situation dépasse la raison, l’ironie augment le degré d’incertitude. Elle ne remplit pas seulement une fonction de complicité entre la voix narratrice et le lecteur implicite, bien qu’elle permette de se moquer de la parole grandiloquente qui fait l’éloge du pouvoir et de ses avatars de forêt synthétique. Elle déplace encore davantage tout ancrage référentiel, le mot forêt ne signifiant plus ce qu’il dit, de même que les toilettes ne servaient pas tant de lieu d’aisance que de salon hors de l’appartement maternel, pour les deux frères violents avec le locataire interdit de toilettes comme de salon.

20L’ironie est telle qu’elle égare finalement le sens de la mise à distance de l’absurde : le redoublement du doute, mise à distance de la mise à distance, diminue même la complicité d’un déchiffrement rendu complexe. Le texte de la nouvelle « Wolf of White Forest » s’emballe jusqu’à la folie.

Une ironie pandémique

21Laisser l’émotion écologique à la parole officielle met en danger l’expression du narrateur de la première nouvelle (« The Leopard »), ou celle du narrateur employé par « The Grozny Tourist Bureau » (85, troisième nouvelle). Pour le premier, sa seule possibilité d’expression est déformée par les discours programmatiques de la propagande, au point qu’il justifie par un dicton son travail de censeur d’images : « For art to be the chisel that breaks the marble inside us, the artist must first become the hammer. » (18). Ses aphorismes présentent des mensonges sous forme de vérité générale, en Newspeak à la manière d’Orwell : « History is the error we are forever correcting. » (24). Pour le deuxième narrateur, l’ironie règne dans sa narration, au point d’y perdre tout point d’ancrage, comme si la vie dans la ville de Grozny ravagée par la guerre était une norme relative, enviée par les exploitant pétroliers chinois : « Still, Bejing must be grim if they’re vacationing in Chechnya. » (85). Cette nouvelle est la plus drôle, l’ironie du début étant immédiatement compréhensible, une ironie noire, caustique, celle de la jeunesse du narrateur. Mais l’ironie devient omniprésente, et sort vite des cadres réalistes. Elle suit une progression dans l’ordre des nouvelles. La dernière, intitulée justement « The End », décrit un périple vers la supernova qu’observaient les jeunes garçons lorsqu’ils vivaient chez leur père féru de conquête spatiale. Le musée fabriqué de bric et de broc pendant l’enfance, à la gloire des espaces intersidéraux, prend une forme de réalité dans la fiction, puisqu’il permet à toutes les explosions de se rejoindre dans la fiction, par l’artifice qui réunit l’explosion d’une mine en Tchétchénie, les effacements sur le tableau pastoral et sur les photographies officielles, et finalement, l’explosion de la raison humaine, exprimée par des phrases aux retournements alambiqués : « I am gifted with doubt, treasure it as I would a final revelation, as if I have made the call and heard the response and cannot know if the voice in my throat is my own or the echo of the answer I seek. » (325). La faculté de douter, selon l’expression jubilatoire « gifted with doubt », s’accompagne d’une ventriloquie à la limite de la schizophrénie entre soi et un écho de soi ou d’un autre. Les retournements de l’ironie ont ici quelque chose de socratique, sur un mode burlesque. La mise en doute ironique est un procédé central dans la maïeutique (Pierre Schoentjes, 320), même si dans ce cas, la méthode heuristique et la mise en place d’une dialectique cheminant vers la sagesse sont mises à mal, pour le moins. De plus, l’expression « call and response » se charge d’une portée dialectique, doublée dans la culture américaine d’une aura religieuse, parce qu’elle évoque le dialogue instauré dans le culte entre le célébrant et la communauté, pour finalement faire ironiquement retentir la solitude du narrateur : au contraire du culte ou de tout partage dans une communauté, il ne peut dialoguer qu’entre soi et soi, parce qu’il vit depuis toujours dans la crainte, à une époque futuriste non précisée.

22Le texte subit alors une mutation, et le récit réaliste, bien que décrivant le délire totalitaire, vire à la science-fiction. Le narrateur imagine que les radiations nucléaires ont fait muter le fœtus que portait sa bien-aimée Galina avant qu’il ne soit envoyé sur le front tchétchène. Le personnage se transforme, le narrateur enfant devient un narrateur adulte, le gardien d’un musée de l’espace devient un soldat puis un prisonnier, mais surtout, le cadre littéraire de sa narration réaliste évolue vers un autre contrat de lecture, tandis que le recueil choral se scinde entre des voix narratives désormais sans interactions, ou presque. Dans ces changements radicaux, une seule crainte demeure : celle de faire face à l’affect, à l’émotion heureuse, à l’amour : « First I was afraid the tape would hold a parcel of unbearable loveliness that I could never reciprocate, then I was afraid the tape contained a confession, a confrontation, a long-held secret that would make me remember humanity the crimson vision of a vengeful deity. » (326-27). On ne soulève pas la chape de plomb de la censure, on n’ouvre pas la boîte de Pandore, on ne fait pas retour sur le passé censuré, sans risque : celui de réveiller un dieu vengeur.

L’affect tabou

23L’humanité, ses affects et ses affres, voilà le refoulé que le narrateur redoute d’entendre sur un enregistrement familial audible enfin après la mort. Une fois les corps explosés, réduits à d’infimes particules dans l’espace intersidéral, la mémoire de la matière détiendrait seule les « intimités » humaines : « We imprint our intimacies upon atoms born from an explosion so great it still marks the emptiness of space. A shimmer of photons bears the memory across the long, dark amnesia. » (329) Dans une métaphore précieuse, digne d’un conceit métaphysique (ou concetto à la manière de Pétrarque), le narrateur se souvient d’avoir déposé un baiser dans le creux d’une clavicule : « The calcium in the collarbones I have kissed. » (328) Remarquablement, l’expression est un pentamètre (The cal/cium in the/ collar/bones I/ have kissed : 1 iambe, 1 anapeste, 1 trochée, 2 iambes, le rythme étant accentué par l’allitération en /k/ de calcium et collabones), avec une inversion précieuse de l’ordre de la phrase (objet suivi du prédicat) et une métaphore paradoxale sur le baiser qui toucherait les éléments comme le calcium. La chimie de ce baiser cherche à se défier de la mort pendant la vie, allant droit aux éléments fondamentaux des corps, dont le calcium, qui reste inchangé après la mort. Selon la définition de Robert Ellrodt, « [l]e conceit n’y est pas un simple jeu d’esprit mais le trait d’union fulgurant entre deux ordres de réalité : l’esprit et la matière, le surnaturel et la nature, le divin et l’humain. » (Ellrodt, « Métaphysiques, poètes », Encyclopædia Universalis). Fidèle à cette union métaphysique de la chair et de l’âme, la formule archaïsante de Marra semble reprendre à son compte une question désespérée : les formes anciennes de la poésie peuvent-elles encore signifier une telle union, celle de l’émotion réduite ici à un élément chimique ? Et les formes génériques de la fiction, allant dans ce recueil du récit d’enfance au souvenir de guerre, en passant par le pastiche de brochures touristiques et par la science-fiction, peuvent-elles dans leur mélange improbable dire l’émotion isolée et plus ou moins tacite de chaque voix narrative, finalement laissée au lecteur dans son orchestration personnelle d’une chorale décomposée ? Ces formes mêlées ne relèvent pas tant d’un doute post-moderne en la capacité de la fiction à dire l’affect disséminé en avatar d’une émotion sans origine, que d’une pudeur qui permet paradoxalement de rendre l’affect omniprésent, sur un mode partagé. Pour reprendre la métaphore musicale de sa composition, le lecteur doit être actif pour reconstituer l’orchestration, tournée vers l’interprétation d’une partition pour un orchestre invisible, chaque instrument restant caché à l’autre, inaudible à l’autre, et d’autant plus bouleversant.

24Anthony Marra est le maître d’un lyrisme des situations impossibles, mais varie les modes d’écritures de ce lyrisme interdit, dépersonnalisé, recomposé par un lecteur actif, entre son roman A Constellation of Vital Phenomena (2013) sur la guerre en Tchétchénie, et ce recueil choral sous forme de nouvelles liées, plus récemment. Le propre de son écriture serait finalement de rendre le lecteur actif dans la mise en liaison, qui est paradoxalement une position de retrait vis-à-vis de l’émotion. Recomposer les éléments, décrypter l’ironie, revient à s’extraire de ce que Barthes appelle l’hystérie de l’histoire : « L’histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde – et pour la regarder, il faut en être exclu » (102). Marra propose un remède à l’hystérie et à la cruauté de l’histoire, qui passe aussi par un décentrement de son américanité, recentrée dans la Russie soviétique jusque dans la Tchétchénie presque contemporaine. Distance géographique, culturelle, et secondarité de la réception des lecteurs interprètes, autant de facteurs qui font de la lecture de ses œuvres un plaisir décalé, à la fois jubilatoire et déstabilisant.

Sources citées

  • Barthes, Roland. La Chambre claire. Note sur la photographie. Paris : Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.
  • Ellrodt, Robert. « Métaphysiques, poètes », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 30 juin 2019. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/poetes-metaphysiques/
  • Ingram, Forrest L. Representative Short Story Cycles of the Twentieth Century: Studies in a Literary Genre. La Haye: Mouton, 1971.
  • Lyotard, Jean-François. Discours, Figure. Paris: Éditions Klincksieck, 1985.
  • Marra, Anthony. A Constellation of Vital Phenomena. New York : Hogarth, 2013.
  • . The Tsar of Love and Techno. New York : Hogarth, 2015.
  • . Site personnel [en ligne], consulté le 1er juillet 2019. URL : http://anthonymarra.net/books/the-tsar-of-love-and-techno/ et lien audio vers Spotify, URL : https://open.spotify.com/user/1227203063/playlist/6aRZRyzUVJUh492q9KkX4y
  • Maulpoix, Jean-Michel. Du lyrisme. Paris : José Corti, 2000.
  • Rosolato, Guy. « Souvenir-écran ». Communications N° 23, Psychanalyse et cinéma, 1975 (79-87).
  • Schoentjes, Pierre. « Ironie ». Le Dictionnaire du littéraire, Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, dir. Paris : P.U.F., 2006 (320-321).
  • Victor, Jean-Marc. L’esthétique de la trace dans l’œuvre de Eudora Welty. Université de Rouen : thèse de doctorat, 1999.
  • Wikipedia. « Pyotr Zakharov-Chechenets » consulté le 30 juin 2019. URL : https://en.wikipedia.org/wiki/Pyotr_Zakharov-Chechenets/

Mots-clés éditeurs : affect, censure, simulacre, palimpseste, souvenir-écran, histoire, hypermnésie, The Tsar of Love and Techno, ekphrasis, ironie, Anthony Marra

Date de mise en ligne : 30/12/2019

https://doi.org/10.3917/rfea.161.0096

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