Notes
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L’intrigue de Kind One est d’ailleurs racontée sous forme d’histoire par une vieille femme décrépite à Ottie Lee, l’une des narratrices de The Evening Road, lors d’une séance de coiffure.
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Traduction par Anne-Laure Tissut parue en 2019 aux éditions Actes Sud, qui publient l’œuvre de Laird Hunt en français.
1En cinq ans, Laird Hunt achève trois romans, Kind One, Neverhome et The Evening Road, liés par l’espace (tous ont pour cadre le Sud des États-Unis), le genre (la fiction d’inspiration historique, marquée par la violence), le style (même si chaque fois s’invente une nouvelle manière, en rapport avec l’intrigue et les personnages, Hunt écrit dans une veine poétique mâtinée de langue vernaculaire, authentique ou inventée). Enfin, ces trois romans partagent des préoccupations : tous explorent les tensions entre les aspirations individuelles, d’une part, et les pressions communautaires ou les contingences historiques ou événementielles, de l’autre ; plus précisément, ces tensions révèlent le poids du passé, notamment dans la relation aux parents ; elles concernent en particulier les femmes et leur place dans la société américaine du xixe siècle, de même que les formes de perception et de conscience féminine du monde, ainsi que de présence féminine au monde.
2Cette trilogie n’a pas été conçue comme telle : d’après les dires de l’écrivain, elle est le fruit de son inspiration libre et de la rencontre créatrice de projets d’écriture, de circonstances et de divers facteurs stimulants. Un quatrième opus viendra sous peu compléter l’ensemble, que l’on est tenté de présenter comme un tout même s’il ne relève pas, de la part de l’écrivain, d’une architecture préconstituée [1] ; il offre en effet un contraste frappant avec l’œuvre qui a précédé, d’une nature plus visiblement expérimentale, et qu’illustrent par exemple The Impossibly (2001), The Exquisite (2006) ou encore Ray of the Star (2009). À y bien regarder, toutefois, les préoccupations qui animent la série récente, d’inspiration historique, étaient déjà présentes dans l’œuvre, comme l’était une recherche stylistique dont la trilogie constitue un nouveau développement. Plus qu’un tournant radical, l’œuvre, telle une intrigue, connaît un rebondissement et se prolonge en explorant d’autres pistes, mais en filant des voix, ces voix de femmes ou de personnages modestes ou insolites ; des images, végétales, d’enfouissement ou de noyade, dans ce puits qui revient au fil des romans ; des thématiques enfin : celles du retour, de la quête des origines, de la vengeance, entre autres.
3De chacun des trois romans s’élève une voix de femme, singulière, convaincante, attestant de la part de l’écrivain une puissante capacité de s’imaginer autre. Des traits communs se font jour entre les héroïnes pourtant bien distinctes. Les derniers romans de Hunt se construisent autour de figures de femmes fortes, ce qui est l’occasion de dépeindre en les interrogeant les relations de couples dans lesquelles elles sont engagées. Personnages hauts en couleurs, ces femmes passionnées, résolues, dotées d’un solide bon sens, ne sont pourtant pas sans contradictions ; toutes en effet portent en elle une blessure profonde qui fait leur part de mystère, les hante et nourrit leurs hésitations et débats intérieurs. Le temps, l’un des principaux acteurs des drames campés dans les trois œuvres, fait perdre leurs illusions aux héroïnes, aveuglées à divers degrés, jusqu’à, dans le cas de Constance, l’héroïne de Neverhome, se croire quasi invulnérable. À cet égard, il s’agit de romans d’apprentissage, ou de récits de quêtes initiatiques, au fil desquels le personnage féminin se découvre elle-même face aux autres, désormais envisagés sous un jour nouveau, qui fait apparaître leur complexité, leurs faiblesses et parfois leur grandeur, en un mot, leur humanité.
4Le sérieux, voire la gravité des sujets abordés – la séquestration, la folie, la torture, la mort, la perte d’un enfant – sont tantôt allégés, tantôt soulignés par un style aux effets contrastés, qui associe l’humour à la crudité pour finalement toujours dire une tendresse envers l’humain et un attachement à la vie sous toutes ses formes.
5Kind One est inspiré d’un épisode historique, une de ces anecdotes domestiques non moins marquante pour être restée à l’échelle régionale. La dynamique en est celle du renversement, quasi politique, « turn the tables » dit Hunt, par lequel l’opprimé prend soudain le pouvoir. Une toute jeune fille, en effet, mariée trop tôt à un homme bien plus âgé, se retrouve, loin des siens, maîtresse d’une propriété et de ses esclaves. Au lieu de se rapprocher des deux jeunes esclaves dont son époux abuse sexuellement, elle aussi se met à les torturer à sa manière. Le jour où elle découvre l’époux le cou transpercé d’un aiguillon, le rapport de forces s’inverse et elle devient l’esclave torturée. Les faits sont livrés au lecteur de manière parcellaire et erratique, au cours d’un processus accidenté de remémoration et de commémoration. Le pronom indéfini du titre, Kind One, amorce le questionnement éthique : qui joue le rôle du tendre ? Qui est responsable ? Si tout homme ou femme est à l’origine innocent, l’épreuve des circonstances ne peut-elle le conduire au mal, possibilité toujours présente à laquelle il appartient à chacun de résister ?
6Ce questionnement anime Neverhome, dont l’héroïne se travestit en homme pour aller combattre contre les Sudistes lors de la guerre de Sécession. Son mari, plus faible, reste à la ferme et une grande partie du roman est consacrée au récit du long retour, semé d’embûches, de cette Ulysse américaine. On pourrait dire de Neverhome que c’est un roman de la désillusion : celle qui partait, gagnante, défendre la République déchante bien vite, en découvrant la réalité de la guerre. Mais est-il possible de rentrer chez soi quand on a connu l’enfer ? Non seulement Constance – le soldat Ash Thomson – est perdu/e à jamais, mais elle sème la destruction autour d’elle. Odyssée au féminin, Neverhome est aussi une ode à la force d’âme, dont font preuve les personnages capables de continuer à voir le beau même au comble de l’horreur, chacun s’inventant des stratégies de survie. La serre bricolée à partir d’un reliquat de plaques photographiques par un oncle pour son neveu défiguré à la guerre en est un exemple frappant ; parmi les ombres des soldats photographiés partant au combat la fleur au fusil, la toute jeune gueule cassée qui ne peut les voir prend le soleil. Plus largement, ce roman dit les pouvoirs de l’imagination, jusque dans la capacité humaine à travestir sous de nobles aspirations les motivations et desseins les plus égoïstes. De structure inédite, il montre peu de la guerre, au profit de ses à-côtés, pour mettre l’accent sur les obstacles qui entravent le retour de la femme soldat.
7The Evening Road [2], troisième roman écrit par Laird Hunt dans cette veine historique, lui aussi présente une structure inédite. À l’annonce d’un lynchage devant se tenir à Marvel, Bud Lancer, directeur d’un journal local, emmène sa secrétaire et amante Ottie Lee pour couvrir l’événement conçu comme un spectacle festif (« the show »), prenant à bord du véhicule le mari trompé par lui-même ; un prêcheur débutant affrète des cars pour emmener la population assister à la fête ; une jeune femme noire à la recherche de son amoureux n’ayant pas honoré leur rendez-vous arrive en trombe sur la place même du lynchage et repart aussitôt, non sans avoir laissé aux fenêtres de la prison le témoignage de son indignation. Enfin, une jeune femme dérangée, sujette aux hallucinations, troisième narratrice de ce roman polyphonique, elle aussi sillonne la « route de nuit », croisant le chemin des autres personnages, faisant à certains un bout de conduite pour les détourner de leur objectif. Au fil des retours et recoupements du récit se révèlent les secrets des personnages, leurs frustrations et leurs aspirations. Or le cœur ardent du récit, le point névralgique du lynchage n’est jamais narré ni montré. Hunt dépeint les réactions des personnages, impliqués de près ou de loin dans l’exécution, fait éprouver les tensions exacerbées par l’événement qui, conformément à sa nature irreprésentable, est voué à demeurer hors champ. Les digressions se multiplient, telle la séance de coiffure, scène frôlant l’absurde, lors de laquelle Ottie Lee se fait coiffer par la vieille épouse d’un bouilleur de cru clandestin tandis que ses compagnons se saoulent, ce pour quoi précisément ils ont interrompu leur route vers le lynchage à Marvel. C’est le propre de cette « route de nuit » que de ne jamais mener à destination, ou de faire repartir les personnages à peine arrivés. Détours, détournements, déroute et contretemps marquent ce roman de nature résolument fragmentaire. Les trois récits qui le constituent, de longueur inégale, approchent sous des angles différents, sans jamais en livrer le récit complet, les faits qui excitent la curiosité de tous, qu’ils crient au scandale ou acclament le lynchage ; cet objet de désir collectif est envisagé successivement du point de vue d’une femme blanche, d’une noire, puis d’une métisse, pour mieux faire éclater le conflit racial et son horreur sans qu’aucune position ne soit explicitement défendue. Ainsi les couleurs de peau ne sont-elles jamais nommées directement, comme pour inviter le lecteur à une réflexion sur les préjugés véhiculés par le langage, tout en décalant le récit vers le genre du conte ou de l’allégorie : les soies de maïs s’opposent aux fleurs de maïs, aux barbes ou encore aux racines de maïs, selon une partition rigide qui rappelle au lecteur s’il en était besoin que certains préjugés ne tiennent qu’à un mot, et en créant une certaine confusion initiale entre ces noms de catégories dont le lecteur n’est pas familier. Jusqu’au bout, le roman est placé sous le signe de l’irrésolu et de l’ambiguïté. Ottie Lee peu à peu gagnée par le doute, perd son enthousiasme envers le spectacle, mais rongée par ses propres conflits intérieurs, reste capable de cruauté.
8Le lecteur frustré, mis face à son désir malsain d’assister à l’exécution, se voit rapproché malgré lui des « soies de maïs » prêts à tout pour se rendre au spectacle à Marvel. Pourtant ces personnages ne manquent pas de tares et semblent parfois atteindre le comble de la bêtise et de l’ineptie. Mais Hunt coupe court la tentation que pourrait éprouver le lecteur de les condamner, par un trait d’humanité, en révélant une faiblesse, une souffrance : Bud a perdu femme et enfant, Ottie Lee a grandi dans un orphelinat après avoir évité, semble-t-il, d’être tuée par sa propre mère ; Sally Gunner, secrètement amoureuse de Bud, a perdu la raison après un traumatisme crânien et laisse guider sa vie par les anges qui lui apparaissent. Tous portent un secret, tous sont déchirés par une lutte intérieure et survivent tant bien que mal.
9Aussi la plus grande violence qui travaille l’œuvre dans son ensemble est-elle peut-être intériorisée. La peinture en alimente une réflexion éthique sur la responsabilité et la cruauté, menée de manière oblique. Hunt tourne autour, parle autour de l’innommable, par le biais de voix bien distinctes, animées d’intérêts divers, parfois antagonistes, mais de désirs au fond similaires : être reconnu et aimé. Les trois romans sont émaillés de scènes discrètes mettant à l’honneur un geste de tendresse ou une parole dont la puissance révélatrice est exacerbée par son caractère simple et laconique. Le « I don’t want you to leave » de Bartholomew à Constance, sur le point de partir à la guerre, ou le « I know what you are » adressé à Constance/Ash en plein combat, par le frère du colonel, qui lui pose délicatement sa main fraîche sur la joue, en sont quelques exemples ; la danse improvisée au bord de la route en pleine nuit, entre le prêcheur et Ottie Lee, qui rêve de danser de nouveau avec son époux qu’elle a jusque-là résolument repoussé ; ou encore la réponse laconique de la narratrice de Kind One, surprise en train de raviver la blessure laissée par les chaînes à sa cheville :
« What are you doing, Sue ? », he had asked.
« Traveling, Mr. Lucious Wilson », I had answered.
11Pour la présente lectrice en tout cas, c’est la force de l’émotion qui l’emporte, dans l’identification, fût-elle partielle, avec les personnages, et le ravissement du style et de ses rythmes dramatiques, mis au service d’une prose poétique émaillée d’images inédites. Hunt a su marier avec bonheur l’innovation formelle et l’intrigue à suspense, en créant des personnages complexes qui offrent de riches possibilités d’identification et de réflexion alliées à l’appréciation de sa recherche esthétique sophistiquée, sans cesse renouvelée.
Sources citées
- Hunt, Laird. Kind One. Minneapolis, MN : Coffee House Press, 2012.
- —. Neverhome. Boston, MA : Little, Brown and company, 2014.
- —. The Evening Road. Boston, MA : Little, Brown and company, 2017.
Notes
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L’intrigue de Kind One est d’ailleurs racontée sous forme d’histoire par une vieille femme décrépite à Ottie Lee, l’une des narratrices de The Evening Road, lors d’une séance de coiffure.
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Traduction par Anne-Laure Tissut parue en 2019 aux éditions Actes Sud, qui publient l’œuvre de Laird Hunt en français.