Notes
-
[1]
Des séries de grande diffusion telles que Bones (Fox, 2005-17), Castle (ABC, 2009-16), The Mentalist (CBS, 2008-2015), Elementary (CBS, 2012-), ou Law and Order : SVU (NBC-USA, Networks 1999-) s'articulent autour d'un duo masculin-féminin, de même que des séries moins grand public comme The Killing (AMC, 2011-2013, Netflix 2014), ou l'anglaise Broadchurch (ITV, 2013-2017), ou tout récemment la canadienne Cardinal (CTV, 2017-).
-
[2]
« [F]eminist media and cultural studies must continue to cast a skeptical gaze over modern media culture while also acknowledging its imaginative possibilities » (Taylor, 4).
-
[3]
La reconnaissance de Kate Moore passe néanmoins par son sacrifice tragique, dans la fusillade qui clôt le film. S'il démontre à la fois le courage exemplaire et la force de caractère du personnage, il interdit néanmoins à l'inspectrice le statut d'héroïne de plein droit, tandis qu'elle va rejoindre la liste des partenaires inadéquats du héros tombé au champ d'honneur.
-
[4]
On parle alors de « jiggle television », ou « tits-and-ass television », pour qualifier une programmation où le corps féminin est consacré comme seul objet de jouissance, proposant le spectacle de son objectification heureuse et complice. Ceci s'inscrit plus généralement dans une représentation stéréotypée des personnages féminins du petit écran, cantonnés au domaine de la comédie ou de la séduction. « The majority of prime-time programing has always placed women in a kind of ghetto. When Cagney & Lacey first aired as a series in early 1982, according to CBS's Harvey Shephard, “Women were always in comedies. Rarely would you find a woman in a drama in a lead. If she was, she played a nonthreatening type – a nurse, or a mother – or she was a 19-year-old sex object” » (Stabiner).
-
[5]
Quand Corday et Avedon s'attellent à la rédaction du script de ce qui n'est alors envisagé que comme un téléfilm, The Sting (George Roy Hill, 1973) vient de triompher sur les écrans, offrant à Paul Newman et Robert Redford un nouveau succès après Butch Cassidy and the Sundance Kid (George Roy Hill, 1969).
-
[6]
« Though these heroines did routinely deal with sexism and both personal and professional problems, they were never represented primarily as objects for male viewing pleasures, nor were they punished in any sense for their own looking » (Bron 213).
-
[7]
Le premier épisode de la première série voit d'abord Christine Cagney (Meg Foster) s'agacer d'être traitée comme une secrétaire par le lieutenant Samuels, qui lui a demandé de lui trouver un cadeau pour sa femme. Plus tard, c'est Mary-Beth Lacey (Tyne Daly) qui, devant la réticence du lieutenant à leur confier une affaire, ironise ouvertement sur le machisme de son supérieur en engageant avec sa partenaire une conversation sur la meilleure façon de cuisiner le cochon, terme péjoratif qui désigne un macho dans le langage populaire.
-
[8]
Pour ce dernier épisode, il s'agit de l'intrigue principale, au cours de laquelle Cagney doit supporter les assiduités insistantes d'un membre de la brigade financière. L'intrigue secondaire, point d'orgue dramatique de l'épisode, concerne une femme que son mari policier bat. Les deux intrigues se rejoignent quand il est avéré que le mari violent est le partenaire de l'inspecteur entreprenant.
-
[9]
Karen Stabiner parle ainsi de la série : « admittedly weak on action and strong on issues : stories on breast cancer, sexual harassment, abandoned children », rappelant le rôle central qu'y joue « the Jane », les toilettes où les deux protagonistes discutent des problèmes soulevés par leurs enquêtes – un lieu symbolique de leur marginalité dans l'univers masculin du commissariat (Stabiner).
-
[10]
Tyne Daly et Loretta Swit font la couverture du numéro d'octobre 1981 de Ms, en uniforme de la police de New York. Le magazine consacre un article à ce qui n'est encore qu'un téléfilm, mais invite ses lectrices à écrire à la chaîne CBS pour réclamer la réalisation d'une série autour des deux héroïnes, en précisant le nom et l'adresse des responsables à qui envoyer la demande.
-
[11]
Quatre épisodes traitent du viol, deux de violences domestiques, deux de harcèlement sexuel, un d'avortement, deux de pédophilie.
-
[12]
Le film relate l'ascension d'une jeune secrétaire (Mélanie Griffith) à la plastique aussi impeccable que le sont sa finesse et sa douceur d'esprit. En face, sa rivale et supérieure hiérarchique, Sigourney Weaver, campe une version agressive de l'ambition féminine, figure d'un féminisme dévoyé et castrateur. Les valeurs traditionnellement considérées comme féminines – discrétion, délicatesse, bienveillance, modestie – conditionnent la réussite du personnage, réussite que vient couronner le succès amoureux sous les traits avantageux de Jack Trainer (Harrison Ford).
-
[13]
En 1985, Debra Beck la considère déjà comme suit : « an anomaly in network prime-time episodic programming – the only dramatic series that features women in the lead roles » (Beck). Molly Haskell, à l'occasion de la nouvelle parution de son essai en 1987, y voit une des rares exceptions au recul continu de la représentation des femmes à l'écran, en période d'explosion du héros masculin même dans la jeune génération du nouvel Hollywood (Haskell 377). Susan Faludi, en 1991, fait de Cagney and Lacey l'une des premières victimes du backlash culturel qu'elle identifie à l'endroit des femmes (Faludi 184-87). Julie D'Acci leur consacre un ouvrage en 1991.
-
[14]
Il faudra attendre The Heat, de Paul Felig, en 2013, pour remettre en question ce schéma, autour du duo composé par Sandra Bullock et Melissa McCarthy, dont les personnages divergent du modèle dominant de l'héroïne surpuissante, modèle fortement mêlé de fantasme masculin (Tasker). The Heat fait figure d'exception, dans une production cinématographique qui continue à privilégier le stéréotype de la combattante filiforme et jeune, un stéréotype dont Thelma and Louise proposait simplement une version alternative (Owen ; Brown).
-
[15]
L'arc narratif de The Closer suit les amours, puis le mariage, de Brenda Lee Johnson. Dans Bones, il s'agit pour Temperance Brennan de parvenir à dépasser le rationalisme désaffecté qui la caractérise – ce qu'elle fera en épousant son partenaire et en devenant mère. The Mentalist se clôt sur le mariage de son couple de héros. Sharon Raydor, dans Major Crimes, est divorcée, mais en bons termes avec son ex-mari ; l'intrigue émotionnelle qui sous-tend la série se concentre alors sur ses relations avec Rusty, le jeune mineur prostitué qu'elle prend sous son aile et finit par adopter après une longue phase d'apprivoisement commun.
-
[16]
« The rhetorical and aesthetic style of postfeminist playfulness is irony, the irony born out of the postmodern fracturing of the grand narratives. » (Owen 236).
-
[17]
Sharon Gless fait d'ailleurs une apparition à l'occasion du centième épisode de la série (« 2M7258-100 », saison 7, épisode 8, juillet 2016).
-
[18]
Le parallélisme est confirmé par le mode opératoire choisi, un poison distillé à partir des plantes présentes dans le jardin de la maison où vit le couple.
-
[19]
Le même régime préside également pour les personnages secondaires. C'est ainsi que l'homosexualité féminine est criminalisée dans la sphère sociale (« I Kissed a Girl », saison 1, épisode 10, juillet 2010), mais validée dans la sphère intime, où Maura et Jane en jouent pour échapper aux attentions du mécanicien Giovanni, et où la mère divorcée de Frost vit en couple avec sa partenaire qu'elle entend épouser (« Over/Under », saison 3, épisode 12, décembre 2012).
-
[20]
Voir « Seventeen Ain't so Sweet » (saison 2, épisode 13, décembre 2013), où Jane fait le bilan de sa propre réussite sociale mitigée face à ses anciens camarades de lycée réunis pour le bal de la promotion. On retrouve ici le schéma classique de la valorisation du mérite individuel contre une ascension assise sur des compromis moraux, faisant finalement de Jane un modèle de réussite individuelle libérée des excès néfastes de l'ambition.
-
[21]
Les enjeux de l'identité masculine sont tout aussi centraux à la série, selon le même modèle d'agitation de surface et de confirmation en profondeur des stéréotypes de genre. C'est ainsi qu'on suit longtemps le parcours de Casey, objet des attentions de Jane durant les premières saisons, militaire qu'une blessure prive un temps d'une virilité qu'il lui faut restaurer. Les questions de paternité reviennent de façon récurrente, quand Tommy Jr. se découvre soudain père d'une enfant né d'une rencontre d'un soir, ou quand le père de Maura tente de renouer avec sa fille sur laquelle il a toujours veillé à distance. La redéfinition de la masculinité est en permanence tempérée par la réaffirmation d'une virilité inaltérable, que vient couronner l'engagement familial. Le paternalisme, dans son expression la plus étymologiquement pure, s'en trouve validé, un paternalisme bienveillant incarné par Korsak, lui-même père injustement séparé de son fils (« Don't Stop Dancing, Girl », saison 2, épisode 14, décembre 2011). Frost, quant à lui, figure une masculinité délicate, incapable de retenir un haut le cœur à la vision d'un corps, mais d'une délicatesse que compensent les multiples indices de virilité bienveillante, qu'il s'agisse de son amour pour les « action figures », de sa compétence au rap, ou de la concurrence qui l'oppose à Frankie en matière de séduction amoureuse.
-
[22]
Law and Order : SVU s'inscrit dans une même ambivalence postféministe que la série de Janet Tamaro, dans une version plus sombre et réaliste. La série conserve de Cagney and Lacey l'intérêt pour les violences sexuelles et des violences faites aux femmes. Elle reprend de fait, dans ce domaine, la dimension pédagogique et l'objectif de conscientisation qui caractérisait l'œuvre imaginée par Barbara Corday et Barbara Avedon. En revanche, une fois encore, le parcours exemplaire de l'inspectrice Olivia Benson tranche sur la situation des victimes et affranchit l'héroïne d'une condition qu'elle ne semble plus partager. Par ailleurs, l'intérêt qu'elle porte aux violences sexuelles est expliqué par le fait qu'elle est née du viol dont sa mère fut victime, une explication qui singularise et dépolitise une cause détachée de toute dimension collective et culturelle (Moorti et Cuklanz).
-
[23]
Broadchurch (ITV, 2013-17) a connu trois saisons de huit épisodes chacune, Happy Valley (BBC1, 2014-) trois saisons de 12 épisodes. Quant à Scott and Bailey (ITV 2011-2016), la version anglaise de Cagney and Lacey créée par Sally Wainwright et Diane Taylor, elle n'a fait l'objet d'aucune diffusion, ou presque, en dehors du Royaume-Uni, malgré son succès d'estime (Rochlin).
-
[24]
On notera qu'une fois encore, cela passe par le détournement d'un genre masculin, la fiction carcérale popularisée sur petit écran par Oz (HBO, 1997-2003), mais surtout par Prison Break (Fox, 2005-2009). Le genre a préalablement eu une longue histoire sur grand écran, depuis I Am A Fugitive from a Chain Gang (Mervyn LeRoy 1931) jusqu'à Hunger (Steve McQueen, 2008), en passant par Brubaker (Stuart Rosenberg, 1980), The Green Line (Steven Spielberg, 1990), ou The Birdman of Alcatraz (John Frankenheimer, 1962).
1Longtemps domaine réservé du héros masculin garant de l'ordre, la série policière s'ouvre aux personnages féminins dans le courant des années 1970. Le contexte y est favorable, au moment où les mesures de discrimination positive (affirmative action) favorisent l'entrée de femmes et des minorités ethnoraciales dans les administrations. Angie Dickinson, la première, enfile l'uniforme du sergent Pepper, de la police de Los Angeles, dans Police Woman (NBC, 1974-78). En 1981, Cagney and Lacey, série co-écrite par Barbara Avedon et Barbara Corday, se veut le pendant féminin de Starsky and Hutch, dont elle remplace les deux héros par deux inspectrices de la police de New York, Christine Cagney (Sharon Gless) et Mary-Beth Lacey (Tyne Daly). L'ascension des femmes se poursuit à partir des années 1990, quand s'impose le duo d'enquêteurs masculin-féminin, dans le sillage de la série policière fantastique The X-Files(Fox, 1993-2002) imaginée par Chris Carter [1]. Les personnages d'enquêtrices s'installent bientôt définitivement à l'écran, jusqu'à y gagner les galons de responsables d'unités. L'inspectrice principale Jane Tennison (Helen Mirren) ouvre la voie, avec les sept saisons de la mini-série britannique Prime Suspect (ITV, 1991-96). Suivront, dix ans plus tard, Brenda Lee Johnson (Kyra Sedgwick), responsable de l'unité des crimes prioritaires de la police de Los Angeles, avec The Closer (TNT, 2005-12), puis Sharon Ryder (Mary McDowell), qui lui succède à la tête de l'unité et gagne sa propre série, Major Crimes (TNT, 2012-). L'univers fictionnel de la police s'est féminisé, qu'il s'agisse de sa hiérarchie ou de ses enquêtrices de terrain, dont la légitimité n'est plus remise en question que pour dénoncer les derniers résidus d'un machisme hors d'âge. Série après série, la fiction policière célèbre la pleine reconnaissance professionnelle des femmes et la fin des discriminations de genre dans le monde du travail.
2Rizzoli & Isles, qui occupa les écrans de juillet 2010 à septembre 2016, s'inscrit dans cette dynamique. Adaptée par Janet Tamaro des romans de Tess Gerristen, la série reprend la formule, initiée par Cagney and Lacey, d'un duo féminin, composé cette fois de l'inspectrice Jane Rizzoli (Angie Harmon), de la police de Boston, et de Maura Isles (Sasha Alexander), médecin légiste en chef. La tonalité, nourrie de l'amitié roborative qui unit deux personnages aux personnalités antagoniques, est légère et révélatrice de la quiétude qui règne dans un univers professionnel où leurs compétences et leur place tiennent de l'évidence. La série policière au féminin est entrée dans l'ère du postféminisme, habitée d'héroïnes fortes, indépendantes, libérées tant professionnellement que personnellement et parfaitement intégrées dans un monde fictionnel qui a tiré les enseignements d'un féminisme devenu, de fait, à la fois naturel dans ses résultats et obsolète dans ses modalités d'expression et ses revendications. L'étendard de la féminité a remplacé celui du féminisme, du moins d'un féminisme de revendication, tandis que la série interroge les modalités contemporaines du féminin dans ce contexte de pouvoirs et de responsabilités nouvelles conquises par les femmes. Un tel cheminement, paradoxalement, renoue néanmoins avec les stéréotypes de genre qu'il s'emploie, dans le même temps, à dénoncer, révélant les ambiguïtés et les tiraillements au cœur de la nébuleuse culturelle postféministe comme des féminismes contemporains.
3C'est ce cheminement qui sera ici interrogé, à partir de la comparaison entre la série récente et ce qui peut apparaître comme son modèle formulaire. Quand la série Cagney and Lacey naissait en 1981, la volonté de renverser un mode de représentation qui asservissait encore l'héroïne télévisée au regard masculin était au cœur du projet, celui-ci visant par ailleurs à élargir la série policière à des problématiques féminines. Trente ans plus tard, la tentative d'inscrire dans la culture populaire un dessein féministe s'est défaite de son intentionnalité militante pour se fondre avec Rizzoli & Isles dans le spectacle séduisant d'une agentivité féminine triomphante. Reste que cette agentivité nouvelle paraît se limiter à la liberté de se conformer à des stéréotypes réaffirmés du féminin, si remis en question soient-ils en apparence. Le féminisme d'évidence porté par ces nouveaux discours médiatiques de l'héroïsation féminine relève-t-il alors d'une forme de néo-conservatisme qui réécrit le féminisme en instrument de contrôle social et culturel plutôt qu'en outil de libération, notamment de libération des stéréotypes de genre ? La question mérite d'être posée, à l'heure où le féminisme réinvestit fortement la sphère culturelle à destination d'un public féminin consommateur du spectacle de son agentivité, mais une agentivité ancrée dans des modèles de féminité idéalisée. La perspective adoptée sera celle de ce regard « sceptique » qu'Anthea Taylor invite à poser sur les productions culturelles contemporaines et sur la nouvelle mystique postféministe, un regard néanmoins capable d'en considérer aussi les possibilités créatives, et les ambivalences [2].
Cagney and Lacey : itinéraire d'une série militante
4Au tournant des années 1970, l'heure dans les polices américaines est à l'ouverture aux femmes et aux minorités ethnoraciales. Cinéma et télévision amplifient le phénomène, mais soulignent également les réactions dubitatives que ce tournant suscite d'abord, alors que les contestations des années 1960 laissent la place à la crise de confiance et au retour du conservatisme que viendra couronner l'élection de Ronald Reagan en 1979. L'inspecteur Harry lui-même se voit bien malgré lui affublé d'une partenaire féminine inexpérimentée, dans The Enforcer (James Fargo, 1976), le troisième opus de la série des Dirty Harry. L'inspectrice Kate Moore, interprétée par Tyne Daly, se fait connaître dans un rôle surprenant d'apprentie à la fois besogneuse et vive dont le cran, plus que la plastique, parvient à convaincre, voire séduire, son partenaire réticent. Une nouvelle partition du féminin se fait jour le temps d'un film, dans lequel les qualités professionnelles et personnelles du personnage l'emportent sur ses attributs. Elle opère une étonnante conversion de son partenaire macho à la reconnaissance de sa compétence [3].
5Succès considérable, The Enforcer fait pourtant figure d'exception dans le paysage cinématographique populaire d'alors – et une exception toute relative somme toute, pour un film qui finalement consacre une idéologie de la suprématie virile et du héros qui l'incarne. Pour la critique cinématographique féministe Molly Haskell, c'est plutôt à une dégradation progressive de l'image des femmes et du traitement qui leur est fait que se prête le cinéma à mesure qu'avance le siècle, tandis que leur aspiration récente à davantage de reconnaissance provoque sur les écrans le retour en force de la figure du héros et de son imaginaire de la violence (Haskell 323-71). La télévision, quant à elle, célèbre dès 1974 avec Police Woman une version essentiellement glamour de la femme de loi, dont la séduction représente l'arme principale, assujettie à une autorité et un regard masculins (NBC, 1974-1978). Bionic Woman (NBC, 1976-1979) ou Charlie's Angels (ABC, 1976-1981) creusent plus en profondeur encore ce sillon d'une lecture strictement fantasmatique de la redresseuse de torts, dont la seule liberté devient celle de jouer de son statut d'objet sexualisé, tandis que sa dépendance à une autorité masculine (la figure patriarcale mythifiée de l'invisible Charlie dans Charlie's Angels) est sans cesse réaffirmée [4].
6C'est dans ce contexte culturel que les productrices de télévision Barbara Corday et Barbara Avedon imaginent ce qui allait devenir la série Cagney and Lacey. Le projet se veut la réponse au constat dressé par Molly Haskell, sous la forme d'une réécriture au féminin du buddy movie qui triomphe alors sur les écrans [5]. Tyne Daly, fraîchement émoulue du succès de The Enforcer, en est l'une des interprètes pressenties, ainsi que Loreta Swit, dont la série iconoclaste M.A.S.H. triomphe alors sur CBS (CBS, 1972-1983). Il faudra pourtant six ans pour que le pilote voie le jour et d'âpres négociations pour qu'une série en émerge, alors que la réaction conservatrice aux années de contestation amorcée au tournant des années 1970 se confirme. Cagney and Lacey ne convainc pas des chaînes de télévision effrayées par ce qui est perçu comme l'audace excessive d'une œuvre soucieuse de sortir des ornières d'une représentation stéréotypée des femmes et qui place leur quotidien, tant professionnel que personnel, plutôt que leur image, au centre de son intrigue.
7La normalisation des deux héroïnes explique en partie les difficultés éprouvées pour assurer la pérennité de la série à ses débuts. Obéissant à un principe de complémentarité, le duo s'articule autour de deux personnalités clairement identifiées. Mary-Beth Lacey est mariée, mère de deux garçons ; issue d'un milieu populaire, elle a gravi les échelons à force de détermination besogneuse et conserve de ses origines le pragmatisme et l'esprit d'économie, d'autant que son mari est d'abord sans emploi. Christine Cagney est célibataire et en profite ; autonome et aventureuse, elle oppose à sa partenaire une âme de franc-tireuse. Tyne Daly reprend ici le rôle de jeune inspectrice peu impressionnable qui l'avait fait connaître dans The Enforcer, un rôle tempéré en privé par son nouveau statut de mère et le couple affectueux qu'elle forme avec Harvey, réinscrivant le personnage dans le champ d'une définition balisée du féminin. Le cas de Christine Cagney s'avère plus complexe : d'abord interprété par Loreta Swit, le rôle est confié à Meg Foster pour la première saison. Mais CBS s'inquiète d'un personnage trop indépendant et aux manières trop brusques, à la féminité insuffisamment affirmée, un personnage trop ancré dans l'univers populaire de la rue. La série est menacée d'annulation, sauf à changer d'interprète. Sharon Gless succède à Meg Foster pour la saison deux, tandis que le personnage de Cagney fait l'objet d'une promotion sociale et vestimentaire destinée à en féminiser et raffiner les contours. Tout au long des six saisons suivantes, le personnage demeurera sous étroite surveillance, enjeu de négociations permanentes avec le diffuseur embarrassé par sa liberté sexuelle, de ton et de manières, alors que Cagney, fille de détective, vit son métier au masculin.
8Redéfinir le féminin constitue l'une des missions auxquelles s'attelle la série, dans un registre délibérément réaliste. Lacey représente un nouveau modèle de mère active, tandis que Cagney jouit pleinement de son indépendance. Ceci n'empiète en rien sur leur ambition professionnelle ; tout au plus la complique-t-il, quand il s'agit pour la première de jongler entre obligations familiales et astreintes, ou pour la seconde de concilier vie sentimentale et professionnelle. Mais ce qui est vrai des héroïnes l'est aussi des femmes croisées au cours de leurs enquêtes, que la série s'emploie à dégager de représentations stéréotypées en vogue dans le genre policier. Ainsi, les prostituées du pilote se voient redéfinies en mères célibataires soucieuses de se syndiquer pour se défendre contre les violences auxquelles leur métier les expose, selon une perspective sociale qui reconfigure les femmes en actrices de leur destin collectif. Ouvrières immigrées clandestines, tentées elles aussi par l'organisation syndicale (« Beyond the Golden Door », saison 1, épisode 3, avril 1982), ou porte-parole d'un parti conservateur victime de harcèlement (« More than Equal », saison 1, épisode 6, avril 1982), les femmes présentées dans les six épisodes de la première saison déploient un vaste éventail du féminin, abordé selon un angle économique, social et politique nouveau dans une série grand public. Le regard masculin en revanche, ce « male gaze », dont Laura Mulvey montre en 1975 combien il organise la représentation visuelle des femmes à l'écran, est tenu à distance : cadrée à hauteur de regard, la série s'affranchit du régime de gros plan et de fétichisation du corps féminin qui domine dans la représentation de l'héroïne télévisuelle. Embrassée en plans larges, la gestuelle des deux protagonistes, qui portent le verbe haut et fort, privilégie l'énergie et une détermination sans retenue, jusque dans une brusquerie assumée. Cagney et Lacey expriment en toutes circonstances une assurance ancrée dans leur aisance de mouvement et leur volonté propre, proposant un mode de représentation du féminin libéré de tout assujettissement au désir masculin, des corps autonomes en pleine possession de leurs moyens physiques, de leur désir et de leur indépendance d'action [6].
9À l'héroïne extra-ordinaire, modèle d'une agentivité conditionnée à la performance d'une féminité sublimée, dont The Bionic Woman est l'incarnation, succède l'héroïne ordinaire, représentative d'une condition dont elle n'est qu'une instance singulière. Le générique introductif, à partir de la deuxième saison, fond les deux protagonistes dans la foule new-yorkaise par grands plans larges d'où elles ressortent à peine – un type de plan qui revient de façon régulière et affirme visuellement cette représentativité des deux personnages, New-Yorkaises parmi d'autres. Vêtues de tenues confortables et pratiques avec talons plats, vestes, bonnets et écharpes pour faire face à l'hiver new-yorkais, Cagney et Lacey ne portent à la mode qu'un intérêt lointain, ce que le générique établit quand Christine Cagney, arrêtée un instant devant une vitrine, se fait rappeler à l'ordre par sa partenaire. Pour autant, la question vestimentaire est soulevée d'entrée de jeu, alors que dès le premier épisode Cagney et Lacey s'agacent d'être cantonnées à jouer les prostituées infiltrées (« You Call This Plain Clothes ? », saison 1, épisode 1, mars 1982). Le monde du travail n'est plus dans la série l'écrin d'une exploitation fondée sur la séduction féminine, mais un terrain de lutte pour la reconnaissance de compétences professionnelles, face à une hiérarchie dont le sexisme est dénoncé sans détour [7].
10La dynamique dominante n'est néanmoins pas celle de la confrontation, mais plutôt celle d'une redéfinition des constructions et des relations de genre. Le masculin n'y échappe pas ; il fait également l'objet d'une réécriture. C'est le cas au commissariat, en premier lieu, où le lieutenant Samuels, représentant d'un ordre à l'ancienne qui peine à voir arriver femmes et Africains-Américains dans ses rangs, s'épaissit au fil des épisodes d'une nouvelle dimension psychologique, alors que son mariage se détériore et qu'il doit consulter un psychologue. Une telle définition du masculin tranche avec les seuls régimes de l'efficacité professionnelle ou de la puissance virile qui prévalent alors sur grands et petits écrans. L'inspecteur stéréotypé des séries policières apparaît, incarné par le personnage de Victor Isbecki. Grand, tout en muscles et en faconde, dragueur invétéré, il est relégué ironiquement au second plan et rétrogradé en position d'objet érotisé, quand le générique des premières saisons le montre enfilant sa chemise dans les vestiaires, comme un pied de nez à l'objectification habituelle du corps féminin. À Isbecki s'ajoutent Petrie, l'inspecteur africain-américain en quête de légitimité dans un univers où il représente une autre minorité, mais que définit également son statut de jeune marié bientôt père, ou encore La Guardia, un ancien aux manières de doux retraité. Ce sont autant de figures d'une masculinité moquée dans ses stéréotypes et étoffée, libérée du registre viril prédominant de la fiction policière, que décline ici la série. Harvey Lacey est l'incarnation privée de ces nouvelles masculinités rééquilibrées : contrairement à la femme invisible du lieutenant Columbo (Columbo, NBC, 1968-78 ; 1BC, 1989-2003), il apparaît comme un personnage à part entière, crédité au générique, mais que les premières saisons représentent en homme au foyer, père aux fourneaux en charge de l'éducation de ses deux fils, emblème d'une nouvelle proposition identitaire et domestique du masculin.
11Redéfinir les identités de genre ne va pas sans difficultés, et les relations entre Mary-Beth et Harvey, la nouvelle répartition des rôles qu'elles explorent, fournissent la trame d'une partition subtile qui ne les ignore pas. Harvey sert à explorer et dépasser le spectre d'une anxiété virile contemporaine évoquée sans détour dans le pilote, où la nouvelle indépendance économique et sexuelle des femmes est mise en regard d'une soudaine impuissance masculine. L'initiative et la liberté sexuelle sont à présent une prérogative dont les femmes se prévalent : la séquence d'ouverture voit Cagney s'extraire des bras d'un amant d'une nuit, avec qui elle ne tient manifestement pas à conserver le contact, tandis que plus tard Lacey s'emploie à réveiller les ardeurs défaillantes de son mari en conservant à son profit le costume enfilé pour jouer les prostituées. Furieuses de se voir en permanence ramenées à un statut d'objet sexuel dans le cadre de leurs fonctions, Cagney et Lacey opposent au sexisme d'une représentation stéréotypée de la disponibilité sexuelle des femmes l'exercice volontaire et parfaitement assumé d'une sexualité dont elles se veulent maîtresses, au même titre que leurs partenaires. La redistribution du pouvoir dans le couple fait également l'objet de négociations, quand c'est Mary-Beth qui impose l'ordre devant des voisins bruyants et récalcitrants en invoquant l'autorité de sa fonction, devant un Harvey désarmé au propre comme au figuré. Les frictions ne sont pas écartées, alors qu'Harvey s'interroge sur son nouveau statut et la perte de ses prérogatives symboliques. Mais l'héroïsme au masculin est réécrit en mode domestique, quand, pour un ami de ses fils, il sauve un pigeon pris dans un grillage sur la corniche d'un immeuble, malgré le vertige qui lui a coûté son poste de contremaître dans le bâtiment (« Beyond the Golden Door », saison 1, épisode 3, avril 1982). Le personnage renvoie à une nouvelle masculinité idéale qui s'épanouit dans l'égalité avec une partenaire autonome tout en prenant sa part des engagements affectifs et familiaux. Et si le nouvel équilibre est une gageure pour Harvey, il l'est aussi pour Mary-Beth, dont un épisode explore aussi l'épuisement à vouloir mener de front vie familiale et vie professionnelle (« Burn Out », saison 2, épisode 17, mars 1983) – un épuisement néanmoins mis sur le compte d'une mauvaise gestion du personnel et d'un manque d'effectifs, des problèmes abordés en termes sociaux autant que psychologiques.
12Par-delà les nouveaux répertoires du féminin et du masculin, c'est dans la mise en avant de problématiques féminines largement ignorées de la production sérielle policière contemporaine que s'illustre la série. L'exotisme d'une violence glamourisée et folklorique à laquelle ont habitué Starsky and Hutch (ABC, 1975-1978) aussi bien qu'Hawaï Five-O (CBS, 1968-1980) ou encore la noirceur romantique de Kojak (CBS, 1973-1978) laissent la place à une représentation plus quotidienne de la criminalité, dont les femmes sont fréquemment les victimes. La délinquance peut prendre la forme d'un vol de bijoux dans un institut de beauté, vol qui provoque une crise cardiaque chez une cliente âgée (« Beauty Burglars », saison 2, épisode 3, novembre 1982) ou d'une arnaque aux économies chez des retraitées (« A Cry for Help », saison 3, épisode 21, mai 1983) [8]. Le crime intervient plus rarement, mais cible là aussi des femmes fragilisées par la clandestinité dans laquelle leur exploitation les maintient, comme les jeunes femmes employées dans un centre d'appels érotiques agressées dans « Hotline » (saison 2, épisode 5, novembre 1982). Plus largement, c'est la position des femmes dans un environnement peu accueillant que met en lumière la série, proposant une lecture au féminin d'une société marquée par le sexisme et l'esprit de corps masculin. Le viol fait ainsi l'objet de deux épisodes dans la saison deux, dans lesquels sont mises en lumière les difficultés de la victime à se faire entendre (« Date Rape », épisode 14, janvier 1983) ou à obtenir justice (« An Open and Shut Case », épisode 16, février 1983). Dans le premier cas, la moralité de la victime est mise en cause par les mêmes inspecteurs qui, plus tôt, assistaient à un strip-tease au commissariat à l'occasion d'un anniversaire, éclairant le fond de sexisme sur lequel peine à s'élaborer la légitimité d'une parole féminine. La définition du délit, en soi, fait l'objet de tergiversations goguenardes parmi les hommes du commissariat, tandis que les partenaires masculins des femmes agressées sont absouts par principe de toute responsabilité. La présence de Mary-Beth remet ici de l'ordre dans une confusion née de la domination du seul point de vue masculin sur les violences sexuelles. Le déséquilibre des forces en présence à l'écran, souligné par un cadrage serré, illustre cette domination, opérant une correction salutaire du regard sur des enjeux injustement minorés et balayés dans les représentations courantes. Dans le second épisode, c'est le calvaire judiciaire pour la victime qui est évoqué, alors qu'une jeune Africaine-Américaine se voit intimée de témoigner une fois de plus devant la justice du viol collectif dont elle a été victime, après qu'un de ses auteurs a été remis en liberté pour une question de procédure.
13Aux défaillances de l'institution, Cagney et Lacey opposent une disponibilité et une écoute méfiantes des stéréotypes sexistes propres à leur milieu professionnel. Lacey en particulier, incarne une résistance à la culture de camaraderie masculine qui prédomine et aux travers machistes qui la sous-tendent, culture à laquelle Cagney adhère plus facilement, en en signalant les facilités et les séductions. Ces tensions servent une dynamique de la pédagogie qui passe par le dialogue, moteur central d'une intrigue qui le favorise au détriment de l'action [9]. Lacey s'y fait la voix d'une perspective clairement féministe sur des problématiques que Cagney lit selon un prisme moins systématiquement critique, fournissant les armes de la discussion ; elles servent aussi de miroir et d'amplificateur à des débats dont la série se fait l'écho, exposant le détail et la complexité des enjeux soulevés. « Date Rape » est à cet égard exemplaire, en ce que l'épisode positionne la voix de la victime dans une culture où femmes et hommes ne sont pas soumis aux mêmes impératifs moraux et où domine pour les personnages masculins un sentiment d'accessibilité de droit au corps des femmes, à partir du moment où celui-ci exprime une disponibilité potentielle. Ce sentiment est validé dans un contexte où ce corps se trouve sexualisé et réifié jusque dans les distractions les plus banales, au nom de l'humour, ainsi que l'établit l'incident de la strip-teaseuse sollicitée pour un anniversaire. Les complicités potaches de Cagney stimulent les réticences féministes de Lacey, tandis que l'enquête va mettre en évidence la réalité du viol subi, coupant court aux soupçons d'abord exprimés à l'endroit de la victime. Lacey fait ainsi figure de conscience morale ferme face aux désirs d'arrangements incarnés par Cagney, deux positionnements qui dessinent la diversité de l'expérience féministe, militante et solidaire chez l'une, plus opportuniste et singulière chez l'autre – un féminisme de conviction contre un féminisme de négociation. Une conviction – et une pratique – que la série met aussi à l'épreuve, quand un épisode interroge les qualifications professionnelles d'une future inspectrice pressée de brûler les étapes de l'investigation et qu'il revient aux deux héroïnes de former, abordant de front les inquiétudes alors répandues autour des politiques volontaristes d'« affirmative action » (« Affirmative Action », saison 2, épisode 13, janvier 1983).
14Au fil des épisodes, les sujets abordés rejoignent les préoccupations féministes portées depuis les années 1970, entre autres par le magazine Ms, qui apporte son soutien à la série [10] : combat contre le viol et les violences sexuelles, dénonciations de l'exploitation sexuelle des femmes, droit à l'avortement, lutte contre les violences domestiques, égalité de traitement dans le monde professionnel, répartition des tâches. L'équilibre entre affaires singulières traitées dans chaque épisode et arcs narratifs personnels (l'ascension professionnelle des deux détectives, l'évolution de la famille de Lacey, les aventures sentimentales de Cagney) recouvre un large spectre où l'intime et le domestique rejoignent le sociétal, dans la droite ligne du crédo féministe qui théorise le lien inextricable entre le personnel et le politique (Hanish). Certains épisodes particulièrement délicats font l'objet d'une campagne de promotion spécifique. C'est le cas de « A Cry for Help » (saison 2, épisode 21, mai 1983) qui, dès la saison deux, aborde le sujet de la violence domestique : l'impuissance de la victime, la dynamique de la violence, ses ressorts à la fois institutionnels et psychologiques, sont exposés, comme le sont les structures de soutien et d'accueil accessibles aux femmes. Ce positionnement féministe inquiète le diffuseur, qui exerce un droit de regard serré sur le contenu des épisodes et s'offusque de certains sujets. Quand Cagney se découvre enceinte et envisage un avortement, le scénario doit être réécrit – il ne s'agira finalement que d'une fausse alerte (« Choices », saison 3, épisode 7, mai 1984). La menace d'une interdiction de diffusion est brandie quand le sujet revient dans « The Clinic » (saison 5, épisode 6, novembre 1985), dans lequel une clinique est menacée par des activistes anti-avortement. Comme pour chaque épisode controversé, une campagne de soutien est orchestrée par le producteur exécutif de la série, Barney Rosenzweig, noyant les réticences de la chaîne sous le poids des courriers de spectatrices (Faludi 185-87).
15Dans l'ensemble pourtant, sur les 125 épisodes qui composent les six saisons de la série, seule une quinzaine aborde directement des questions liées aux violences faites aux femmes (D'Acci 156) [11]. Au fil des saisons, la perspective militante qui avait présidé au lancement de la série se fait plus discrète tandis que la vie personnelle des protagonistes prend le dessus sur les problématiques sociétales soulevées par les enquêtes. La verve militante, critique des institutions et d'un sexisme ambiant, cède la place à une considération plus intime centrée sur les difficultés personnelles rencontrées par les personnages. Lacey affronte un cancer du sein dans la saison quatre. Elle est enceinte dans la saison cinq, tandis que les relations difficiles de Cagney avec son père, puis la mort de celui-ci, plongent sa partenaire dans l'alcoolisme (saison 7). L'inflexion tempère le propos militant des premiers temps en concentrant l'attention sur des enjeux moins polémiques de santé féminine et de vie familiale, ou bien, avec l'alcoolisme de Cagney et ses difficultés à surmonter l'héritage d'un père idéalisé, en psychologisant les enjeux de domination paternaliste. Ces épisodes œuvrent à dédiaboliser des problématiques trop souvent synonymes d'ostracisme social et professionnel ; dans le cas du cancer du sein, il s'agit de normaliser une pathologie courante, le temps d'une parenthèse dramatique mais nullement tragique dans le parcours professionnel de Lacey. De même, sa grossesse (imposée dans le scénario par celle de son interprète) est l'occasion d'aborder les différents aspects personnels, familiaux, médicaux, économiques, professionnels de cette expérience commune mais autant mythifiée que vouée à l'invisibilité culturelle, comme une forme de tabou féminin relégué au domaine privé.
16La série gagne en intensité dramatique ce qu'elle cède en ferveur militante, poursuivant son œuvre pédagogique sur le terrain moins miné des « women's issues » (D'Acci 155-56). Elle s'adapte à un climat politique et culturel de moins en moins propice aux revendications d'égalité salariale, de promotion sociale, de reconnaissance de droits, de rejet des stéréotypes ou de contrôle du corps et de solidarité qui avaient porté la deuxième vague du féminisme dans les années 1970. Dans l'Amérique de Reagan, l'heure est aux aspirations individuelles, à l'imaginaire de la méritocratie et au retour d'une déclinaison claire des identités de genre qui retravaille le féminisme en épouvantail et consacre la figure de la jeune cadre féminine en étendard du libéralisme consumériste. Working Girl (Mike Nichols), sorti un an après l'annulation de Cagney and Lacey en 1989, en est l'illustration triomphale. Véritable ode au retour de la féminité [12], le film participe d'une idéologie de l'opportunisme individuel et du conservatisme moral typique du tournant néo-libéral pris dans les années 1980. Fable contemporaine, il dresse le portrait d'une femme (Mélanie Griffith) dont le succès tient à sa capacité à se conformer aux stéréotypes féminins dans lesquels exercer son intelligence singulière, dans une dynamique de concurrence féminine où la validation prend la forme d'une caution romantique masculine. On mesure ici la distance entre les deux propositions idéologiques et la force de séduction d'un modèle qui cherche à décrédibiliser les figures et les revendications d'un féminisme devenu le repoussoir du féminin dans les années 1990 (Beck).
17La série Cagney and Lacey finit par faire les frais de cette remise en cause du militantisme féministe, victime du « backlash » dont Susan Faludi met en évidence le mode opératoire dans le discours médiatique à l'orée des années 1990. Elle en est même, pour l'essayiste, l'une des premières victimes, soumise à un contrôle permanent des contenus. « These women on Cagney and Lacey seemed more intent on fighting the system than doing police work. We perceived them as dykes », déclare dès 1982 un cadre de CBS sous couvert d'anonymat dans TV Guide (D'Acci 30). Le féminisme perçu des protagonistes s'apparente dans cette lecture à une faute professionnelle emmêlée de réprobation morale sur fond d'homophobie décomplexée ; on y lit le rejet du féminisme en radicalisme marginal et furieux, une image qui va s'imposer progressivement dans le discours médiatique par l'évacuation d'un féminisme de revendication au profit d'une féminité réhabilitée, nouvelle garante de l'épanouissement personnel. La série n'est pas renouvelée après sa septième saison, mais elle aura marqué l'histoire de la représentation télévisuelle des femmes en faisant le pari exigeant d'une fiction populaire militante – à contre-courant de la réaction conservatrice néo-libérale propre à la période – qui finit par l'élever au statut de série culte, à la singularité toujours marquante [13].
Rizzoli & Isles : la comédie du bonheur (postféministe)
18L'arrêt de Cagney and Lacey signa la fin du duo féminin à la télévision. Il réapparaît ponctuellement sur grand écran, pour des récits de libération féminine nimbée de romantisme noir (Thelma and Louise, Ridley Scott, 1991) ou d'érotisme fébrile (Bound, Lana et Lilly Wachowski, 1996). Il y gagne ses trophées de combativité et est vite estampillé féministe par la critique, selon un scénario néanmoins ancré dans des anxiétés et un imaginaire masculins, et articulé autour de l'image fétichisée de la femme au fusil (Owen) [14]. À la télévision, Who's the Boss (ABC, 1984-1992) puis Murphy Brown (CBS, 1988-1998) reprennent le personnage de la femme mure, active et indépendante, dans le registre de la comédie familiale pour la première, politique pour la seconde. La légitimité professionnelle des femmes s'affirme à l'écran, et leur accès à des domaines réservés aux hommes (le monde des affaires, le journalisme politique) semble acquis. Dans la série policière, les enquêtrices se pérennisent et gagnent des galons scientifiques autant qu'académiques et professionnels. Dana Scully, dans The X-Files (Fox, 1993-2002), est médecin légiste, Temperance Brennan anthropologue judiciaire dans Bones (Fox, 2005-2017), Samantha Waters, dans Profiler (NBC, 1996-2000), spécialiste du profilage, Teresa Lisbon directrice du Bureau Californien d'Investigation dans The Mentalist (CBS, 2008-15).
19Le discours fictionnel dominant dans les séries télévisées multiplie les preuves du succès des combats féministes d'antan, construisant l'image d'un monde professionnel et privé apaisé sur le plan de la guerre des sexes. Certes, cette victoire se conçoit selon un spectre social restreint : elle concerne des femmes majoritairement jeunes, aisées, blanches, urbaines, au physique impeccable et à la féminité clairement affirmée. L'illusion d'une utopie postféministe s'impose où le féminisme est d'évidence incarné par des héroïnes parfaitement libérées, intégrées et indépendantes, présentées comme des modèles positifs pour les jeunes générations qu'elles appellent à suivre dans leur ascension professionnelle. Leur succès, néanmoins, se paie souvent d'un isolement sentimental et affectif vécu comme problématique, lequel en vient à fournir leur arc narratif aux séries, qui régulièrement suivent les déboires affectifs de leurs héroïnes pour les mener à une conclusion heureuse représentée par le mariage et la maternité [15]. Les enjeux de compatibilité entre indépendance et épanouissement personnel deviennent centraux pour des personnages féminins dont les ambitions professionnelles sont mises en regard de ce qui apparaît comme étant de nouvelles frustrations intimes, tandis que la plénitude au féminin s'écrit en termes à la fois progressistes sur le plan de la vie professionnelle, et conservateurs sur celui de la vie privée. Mais le régime d'ironie qui prédomine à l'heure du « post » et de la fin des grands récits structurants balaye ce paradoxe, emporté par un esprit de déconstruction joyeuse [16].
20Rizzoli & Isles semble symptomatique de ce modèle de représentation des femmes à l'écran qui s'est progressivement imposé au cours des années 1990 et réévalue le féminisme à la fois comme une évidence et un obstacle. Adapté par Janet Tamaro des romans des Tess Gerritsen, la série s'articule autour du duo que forment Jane Rizzoli, inspectrice dans la police de Boston, et Maura Isles, médecin légiste en chef de la ville. La structure même du titre invoque l'héritage de Cagney and Lacey et son ancrage féministe sous la forme du clin d'œil assumé [17]. Dès le pilote, les stéréotypes de genre volent en éclat : on y voit Jane Rizzoli battre son frère cadet au basket, recevoir un coup de coude involontaire qui lui fracture le nez, mais faire fi de la douleur pour partir mener sa première enquête. La hiérarchie professionnelle des genres est renversée, Jane occupant une place supérieure à son frère, simple agent de police, et exerçant son autorité sur un groupe composé d'hommes, les inspecteurs Frost et Korsak. Maura Isles reprend le rôle à présent stéréotypé de la scientifique brillante à l'excès, qu'elle renouvelle d'une passion ironique pour la mode. Le générique pose l'exemplarité des protagonistes, dont il résume le parcours professionnel en trois photographies évoquant l'enfance, la formation (par la pratique chez Jane, par les études chez Maura), puis la consécration professionnelle, selon une progression où se lit également l'éclosion triomphante de la féminité, depuis les grimaces ou les raideurs de l'enfance jusqu'à la sophistication d'une beauté parfaitement maîtrisée dans les derniers clichés.
21De Cagney and Lacey, Rizzoli & Isles reprend également la dynamique contrastive structurante autour de deux protagonistes aux caractères et aux univers sociaux antagonistes. Fille d'un plombier et d'une mère au foyer italo-américains, Jane Rizzoli a grandi avec deux frères et développé des manières de garçon manqué tout en occupant une position d'autorité en tant qu'ainée. La désertion de son père au cours de la première saison, et la détresse émotionnelle dans laquelle ce départ plonge sa mère à la fois envahissante et immature, en font bientôt la cheffe de famille symbolique. Sur ses épaules reposent le bien-être affectif et économique de sa mère, tandis qu'elle doit également jouer les mentors pour son frère cadet et remettre le petit dernier sur le droit chemin. Maura Isles, quant à elle, est la fille adoptive d'une artiste de renommée mondiale qui a confié son éducation à des pensionnats religieux pour mieux faire carrière ; de père adoptif il n'est pas question, en revanche, tandis qu'elle apprend au cours de la première saison être la fille biologique d'un truand irlandais notoire. Conçues en regard de figures paternelles et maternelles déficientes ou embarrassantes, Rizzoli et Isles représentent un parcours d'excellence effectué au singulier, qui souligne leur mérite individuel. L'une et l'autre se distinguent d'ailleurs constamment à l'image, filmées en cadrage serré dans un environnement essentiellement professionnel (le bureau, le laboratoire) ou personnel (leurs appartements respectifs). Nulle trace ici de la foule dans laquelle Cagney and Lacey plongeait ses protagonistes ordinaires. Le générique en revanche exhibe les symboles de leur profession (éprouvette, scie, balles et traces de sang), jouant du contraste avec la sophistication visuelle des héroïnes. Le jeu sur les stéréotypes de genre tient ici lieu de programme féministe, un programme traité sur le mode de l'ironie visuelle, alors que les très gros plans et les filtres or, rubis et turquoise esthétisent un univers folklorisé du crime et qu'un air de violon irlandais enrobe l'ensemble de légèreté potache. L'image d'un corps d'homme dénudé étalé sur une table d'autopsie qui clôt le générique termine d'afficher la gamme d'un féminisme ludique autour d'une masculinité réduite au rôle de poupée érotisée pour enquêtrices chevronnées.
22C'est pourtant sur l'image répétée de corps féminins tourmentés, violentés, torturés, que tourne l'essentiel des intrigues. Dès le pilote, Jane elle-même fait l'objet des attentions perverses d'un tueur en série obsédé par celle qui l'a une première fois arrêté. Le deuxième épisode imagine le retour de l'étrangleur de Boston dont les victimes féminines s'accumulent. L'image d'une criminalité d'exception s'impose, qui cible des femmes dont les souffrances sont complaisamment érotisées. C'est le cas pour la jeune victime dont la caméra se repaît du cadavre couvert d'ecchymoses étendu sur la table d'autopsie dans « Sailor Man » (saison 2, épisode 2, juillet 2011). C'est aussi celui de la jeune adepte de yoga étranglée alors qu'elle pratique ses postures en débardeur au fond d'une chaufferie sordide où elle semble retenue prisonnière dans « Dirty Little Secret » (saison 3, épisode 2, juin 2012). C'est encore celui de l'apprentie journaliste noyée dans un baquet d'eau et dont le visage est filmé depuis l'intérieur du récipient dans « In Over Your Head » (saison 4, épisode 2, juillet 2013) ou de la mariée égorgée dont la caméra attrape d'abord les escarpins roses vertigineux trempés de sang dans « Cuts Like a Knife » (saison 3, épisode 8, juillet 2012). Les outrages subis par les corps féminins semblent infinis, symptômes d'une violence rapportée à la folie criminelle d'esprits masculins dérangés, dont les déviances ne doivent plus rien à une culture travaillée par un sexisme ambiant, mais s'expliquent par leur seule perversion intime.
23Ce corps féminin victimisé est un corps jeune, soumis à une pornographie de la violence qui réinstalle le regard masculin au centre du dispositif visuel. À l'autre bout du spectre, la série installe la figure monstrueuse de la femme meurtrière – une femme, d'âge mûr, à la féminité devenue soudain inquiétante et dévorante, synonyme d'un désir monstrueux. L'épisode trois de la première saison établit le motif, autour du meurtre d'un adolescent noir dont la mère haïtienne est séparée du père, qui s'est remarié avec une épouse blanche (« Sympathy for the Devil », saison 1, épisode 3, juillet 2010). L'épisode met en lumière les tensions idéologiques qui animent la série, soucieuse de montrer des gages d'inclusivité. Les clichés ne sont invoqués que pour être dénoncés : l'adolescent n'était pas un délinquant, le prêtre vaudou sollicité par sa mère n'était pas un charlatan, le père noir n'était pas absent. Mais c'est pour mieux les remplacer par le cliché de la femme d'âge mûr, éternelle sorcière, quand la seconde épouse est finalement confondue [18] : monstrueuse dans son désir d'enfant et dans son racisme inavoué, elle élimine le fils, jette la suspicion sur la mère, et voit dans le père noir qu'elle a épousé d'abord un géniteur, ranimant l'imaginaire de l'étalon noir. Le spectre d'une maternité monstrueuse ressurgit en début de saison deux, quand une infirmière en mal d'enfant assassine une jeune mère porteuse puis vole son nourrisson (« Living Proof », saison 2, épisode 2, juillet 2011) ; ou bien plus tard, par l'entremise d'un assassin traumatisé par une mère abusive dont la responsabilité dans la dérive de son fils adulte est clairement invoquée (« Melt my Heart to Stone », saison 3, épisode 10, août 2012). La série renoue avec une distribution standardisée des femmes entre objets de fixation érotique, des femmes nécessairement jeunes et victimisées, et objets de répudiation érotique, des femmes alors forcément âgées et monstrueuses, ou éplorées – ce sont les mères de victimes, la version valorisée de la femme mure en figure de maternité sacrificielle.
24L'indépendance et la singularité des deux héroïnes tranchent alors sur une représentation du féminin qui réactive les stéréotypes de genre dont elles paraissent affranchies, soit par choix et rejet des codes du féminin (c'est le cas pour Jane et sa haine de la domesticité et des marqueurs les plus voyants de la féminité), soit par appropriation ironique (c'est le cas de Maura, qui allie l'esprit encyclopédique et rationnel à la passion pour la mode et la consommation). Rizzoli et Isles incarnent l'évidence du progrès accompli pour les femmes des classes moyennes et supérieures et les gains du féminisme militant : elles appartiennent à une génération dont les mères ont fait carrière et ont vu s'ouvrir de nouveaux domaines professionnels. Hope Martin et Constance Isles, les mères biologiques et adoptives de Maura qui sont pour l'une médecin légiste de renommée mondiale, pour l'autre artiste internationale, en sont l'incarnation flamboyante. Celles qui sont restées au foyer – c'est le cas d'Angela (Lorraine Braco) la mère de Jane Rizzoli – se sont épanouies dans la maternité et la famille et continuent à en tenir fermement les rênes, déployant l'idéal d'un creuset solidaire, soudé par une affectivité expansive. Le sexisme n'a pas disparu de leur quotidien, familial comme professionnel. Simplement, il y fait figure de curiosité d'un autre âge ralliant l'unanimité contre lui, en la personne du docteur Pike, l'assistant misogyne de Maura Isles, ou du père de Jane, qui abandonne sa famille pour une femme plus jeune. Il peut aussi, avec l'inspecteur Frost ou les frères de Jane, prendre la forme aseptisée de rituels infantiles qu'une raillerie suffit à balayer, un rôle qui incombe régulièrement à Jane, dont il dessine même le caractère.
25La continuité de situation et d'enjeux qui unissait Cagney et Lacey aux femmes qu'elles prenaient en charge et la solidarité de condition qui les caractérisaient sont ici rompues : Rizzoli et Isles représentent un féminisme d'évidence vécu au singulier, dont elles bénéficient sans en porter l'étendard, le tout dans un univers qui, par ailleurs, s'est reconstruit selon une logique de genres parfaitement acceptée. Les femmes y sont victimes (jeunes), sorcières (âgées), ou mater dolorosa, réparties sur un éventail de rôles stéréotypés où se croisent étudiantes prostituées et lycéennes harcelées, soccer moms et femmes trophées, barristas affriolantes et croqueuses de diamants. Les hommes y sont régulièrement prédateurs, mais leur violence se lit au singulier, comme la marque d'un dérangement personnel, d'une monstruosité intime dont Charles Hoyt, le tueur en série obsédé par Jane Rizzoli, est dès le premier épisode l'incarnation. Suave et doté d'une sensualité exacerbée, Hoyt présente une masculinité criminelle pervertie par le féminin, sur le modèle déjà imaginé avec le personnage de Buffalo Bill dans le film Silence of the Lambs (Jonathan Demme, 1991). Dès lors, si une remise en question des stéréotypes de genre est validée en surface au travers du personnage de Jane et son rejet des marqueurs du féminin ou de Maura et sa surdétermination ironique du féminin, le « trouble dans le genre », en revanche, se voit criminalisé en profondeur. Un double régime se met en place, qui isole le domaine réservé et libéré des héroïnes de l'univers sur lequel elles sont appelées à enquêter, soumis lui à la loi réhabilitée du genre ou de ses dérives mortifères, séparant la sphère intime de la sphère sociale [19].
26L'univers professionnel et personnel dans lequel évoluent les deux personnages relève dès lors de la fantaisie du cocon propre à la fiction postféministe (Negra chapitre 2), qui survalorise le domaine familial et affectif, l'univers intime, libéré des combats, épuisements et frustrations de la guerre des sexes et de l'engagement social. L'accomplissement y est personnel, centré autour de la famille, des amitiés et des amours, périmètre restreint devenu le creuset dans lequel s'épanouissent l'indépendance et l'autonomie des deux héroïnes et dans lequel s'exprime un engagement féministe qui relève plus du jeu que de l'enjeu – un féminisme de l'empowerment individuel dont Rizzoli et Isles incarnent les séductions. Identité, féminité, romance et maternité en sont les pôles structurants qui dessinent les grands arcs narratifs du récit, tandis que les deux héroïnes discutent de leurs succès ou échecs personnels et déploient une solidarité féminine fondée sur l'amitié, en dehors de toute considération de condition commune. Trois modèles de réussite dominent : dans la génération des mères, celui de la femme accomplie professionnellement, ou celui de la mère de famille réhabilitée dans la démonstration de sa fonction affective et éducative ; dans la génération des héroïnes, celui de la femme trophée engagée dans la réussite de son mari [20]. C'est entre ces trois pôles que Maura et Jane négocient leur propre parcours, en mode minoré : celui de deux héroïnes à l'ambition plus contrôlée que leurs aînées, éprises de leur indépendance et incertaines de leur destinée affective, selon un compromis idéalisé mais traversé des interrogations surdéterminées du postféminisme quant au désir de maternité, à l'engagement amoureux, et à la poursuite du bonheur intime. Les questions d'épanouissement personnel et de construction identitaire prennent l'ascendant. Pour Maura, il s'agit, dans les premières saisons, de parvenir à se situer dans l'architecture complexe de sa famille adoptive et biologique, de se reconnaître comme fille dans une structure familiale inhabituelle mais parfaitement stéréotypée sur le plan des attributs de genre, entre une mère biologique associée à l'attention à autrui et un père biologique lié à l'univers hyper-virilisé du crime. Pour Jane, il s'agit au contraire de s'affranchir de son statut de fille pour passer, ou pas, le pas de l'engagement affectif, et de la maternité. Ce que la série interroge, en dernier ressort, c'est l'adhésion des personnages à une définition classique de la féminité, dans un univers qui a intégré au singulier, dans le milieu professionnel, les avancées du combat féministe, et déploie dans la sphère intime la comédie du bonheur postféministe. L'autonomie s'y consomme et s'y affiche dans l'attention portée tant aux choix vestimentaires qu'à la décoration, même si c'est sur le mode de l'ironie décliné par Jane et son rejet apparent des symboles de la féminité, ou Maura et son incapacité, au contraire, à y déroger [21]. La partition du féminin s'y resserre sur l'individu, ses choix, le spectacle de son indépendance et de son autonomie sexuelle et financière, dans ou en dehors du couple comme de la maternité, mais à l'intérieur d'un cocon personnel où jouir des séductions d'une féminité assumée.
27Le matériel promotionnel joue la carte de cette comédie de la féminité. L'affiche initiale présente le duo installé de part et d'autre d'une table d'autopsie d'où émergent deux pieds masculins. En tailleur pantalon sombre, Rizzoli y agite une paire de menottes au bout d'un doigt tout en défiant le spectateur d'un regard de biais. En robe carmin et veste cintrée, perchée sur des talons vertigineux, Isles joue les Ève contemporaines, pomme et scalpel à la main. Exhibant une ironie entendue, Rizzoli and Isles s'amuse de tropes érotiques et paternalistes éculés pour cibler un public féminin. Elle n'en oublie pas pour autant le regard masculin, tout en ouvrant également la possibilité d'une lecture homo-érotique, une stratégie marketing large qui s'appuie d'abord et avant tout sur une promesse de divertissement. La promesse n'en relève pas moins d'une visée idéologique claire qui valide le discours d'une féminité décorative et consensuelle simplement relevée par le spectacle d'une assurance et d'une autorité féminine incontestées – à partir du moment où elle demeure inscrite dans une norme sociale qui valorise la jeunesse, la finesse, le contrôle du corps, la blancheur, et une féminité visible associée à une chevelure abondante et une objectification sexuelle assumée. Les combats à mener importent moins que le style avec lequel ils le sont, où s'exprime la performance d'une féminité réaffirmée, que l'on soit un esprit rationnel et scientifique, ou bien une inspectrice aux faux airs de garçon manqué. Le postféminisme se consomme, multipliant les marqueurs d'autonomie et d'épanouissement personnel, comme un style individuel, une panoplie personnalisée du féminin dont la série se joue en réactivant la mystique féminine qu'elle prétend mettre à bas.
Conclusion
28Si Cagney and Lacey œuvrait à bousculer les représentations culturelles de genre à l'intérieur même d'un genre populaire, projetant sur le devant de la scène médiatique des problématiques féministes complexes où les difficultés et interrogations personnelles des héroïnes rencontraient celles des femmes croisées au fil de leurs enquêtes, Rizzoli and Isles s'affaire plutôt à négocier ces représentations culturelles dans le sens d'une réappropriation ironique des stéréotypes qui désactive la charge militante initialement portée. De condition commune il n'est plus question, tandis que l'attention se reporte sur des considérations moins épineuses politiquement d'épanouissement personnel, devenu la nouvelle mesure d'une féminité libérée, en dehors de toutes considérations de classe, d'âge ou de couleur. Sous couvert de féminisation des univers professionnels féminins et de leur représentation, ce modèle s'est imposé dans la plupart des séries policières impliquant des femmes, et pas seulement les plus populaires. Si The Closer ou Major Crimes présentent des héroïnes plus âgées, par exemple, c'est pour en faire les étendards d'une féminité particulièrement sophistiquée et soignée, qui conditionne leur ascension et assoit leur pouvoir, renforçant les stéréotypes de genre que leur position prétend contester. Olivia Benson, dans Law and Order : Special Victim's Unit (NBC, 1999-) mûrit au fil des saisons d'une série au très long cours. Mais son vieillissement progressif s'accompagne d'une féminisation du personnage, dont la coupe de cheveux s'allonge, et qui devient mère d'adoption au terme de la saison 16 [22]. Carrie Mathison, dans Homeland (Showtime, 2011-), ou Sarah Linden dans The Killing (AMC, 2011-2013), deux séries moins grand public, s'écartent du modèle féminisé qui y prévaut. Présentées comme des personnages cérébraux absorbés par leur travail et en rupture volontaire de féminité (mais joués par deux actrices qui répondent aux standards d'une féminité normative, Claire Danes et Mireille Enos respectivement), elles voient néanmoins leur singularité en la matière soulignée, et pathologisée : l'une est bipolaire, l'autre autiste, et toutes deux s'avèrent incapables de développer des relations sociales et affectives satisfaisantes, au point de se voir menacée, pour Sarah Linden, de perdre la garde de son fils. Les exceptions à ce modèle dominant concernent des séries anglaises, de Broadchurch à Happy Valley, dont l'assise spectatorielle demeure bien plus réduite pour des séries qui ne visent en rien le déploiement à long terme [23]. De fait, l'intégration massive des personnages féminins dans les séries policières grand public – et leur accession à des postes d'autorité – s'est faite au prix d'une réduction plutôt que d'une ouverture du spectre militant, autour d'héroïnes dont les combats et interrogations se conçoivent comme des problématiques individuelles, engageant affects et conscience intime plutôt que dynamique collective et condition de genre, de classe ou de race. C'est l'essence d'un post-féminisme libéral, en d'autres termes, qui fait de l'individu au féminin la mesure de toute chose, à l'intérieur d'un grand marché du choix personnel.
29Quelques séries néanmoins réactivent les problématiques de genre, d'oppression systémique, d'inégalités sociales, que ce mouvement de réajustement postféministe a progressivement laissées de côté au profit de la valorisation individuelle. Mais elles le font en dehors des canaux de diffusion grand public, ciblant une audience de niche. Orange is the New Black (Netflix, 2013-) fait partie de ces séries à vocation inclusive qui manient le sarcasme, la provocation, et l'ouverture à la diversité de couleur, de genre, de classe et d'orientation sexuelle pour dénoncer le culte d'une féminité normative [24]. Non sans ironie, elle s'articule même dans sa première saison autour du stéréotype classique de la jeune héroïne blanche, de la classe moyenne, urbaine et hétérosexuelle, soudain confrontée à la multiplicité des modèles « invisibles » du féminin enfermés à l'écart dans la prison dans laquelle elle pénètre. Néanmoins, le modèle d'une féminité stéréotypée continue de dominer, jusque dans les séries qui se réclament d'un féminisme d'affichage, centrées autour d'héroïnes devenues porte-étendard de l'empowerment individuel et consumériste. L'explosion de la production télévisuelle née du développement du câble, puis des plateformes de streaming, ravive finalement l'idéal d'une féminité conquérante, préoccupée d'ascension sociale et d'épanouissement personnel, dans le droit fil du discours cosmétique et marketing dominant, frappé de néo-libéralisme, qui relègue au second plan ce qui demeure des préoccupations de classe, de race, d'orientation sexuelle ou d'oppressions minoritaires. Là où Cagney and Lacey tentait l'aventure d'une série grand public militante, les séries grand public contemporaines peinent à reprendre le flambeau, en particulier celui d'une approche sociale et politique des problématiques militantes, plutôt qu'identitaires et singulières, habillées de divertissement et d'ironie glamour.
Ouvrages cités
- Baker Beck, Debra. « The F-Word : How the Media Frame Feminism ». National Women's Association Journal 10.1 (Spring, 1998) : 139-153.
- Brown, Jeffrey A. Dangerous Curves : Action Heroins, Gender, Fetishism, and Popular Culture. Jackson, MS : University Press of Mississippi, 2011.
- Clark, Danae. « Cagney and Lacey : Feminist Strategies of Detection. » Mary Helen Brown, dir. Television and Women's Culture : The Politics of the Popular. Londres : Sage, 1990. 117-33.
- Darien, Andrew T. Becoming New York's Finest : Race, Gender, and the Integration of the NYPD, 1935-1980, Basingstoke, NY : Palgrave, 2013.
- D'Acci, Julie. Defining Women : TV and the Case of Cagney & Lacey. Chapel Hill, NC : University of North Carolina Press, 1994.
- Faludi, Susan. Backlash : The Undeclared War Against Women. New York : Crown Publishers, 1991.
- Gough-Yates, Anna. « Angels in Chains ? Feminism, Femininity, and Consumer Culture in Charlie's Angels ». Anna Gough-Yates et Bill Osgersby, dir. Action TV : Tough-Guys, Smooth Operators and Foxy Chicks. Londres and New York : Routledge, 2001. 83-99.
- Moorti, Sujata et Lisa Cuklanz. All-American TV Crime Drama : Feminism and Identity Politics in Law and Order : Special Victims Unit, Londres, New York : I. B. Tauris, 2017.
- Negra, Diane. What a Girl Wants : Fantasizing the Reclamation of Self in Postfeminism. New York : Routledge, 2009.
- Negra, Diane et Yvonne Tasker, dir. Interrogating Post-Feminism : Gender and the Politics of Popular Culture. Durham, NC : Duke University Press, 2007.
- Owen, Susan A., Sarah R. Stein et Leah R. Vande Berg. Bad Girls : Cultural Politics and Media Representations of Transgressive Women. New York : Peter Lang Publisher, 2007.
- Rochlin, Margy. « A Cagney and Lacey with Constables. » New York Times, 10 mai 2013.
- Rosenzweig, Barney. Cagney & Lacey and Me : An Inside Hollywood Story. The Rosenzweig Company, Digital edition, 2011.
- Stabiner, Karen. « The Pregnant Detective », New York Times, 22 septembre 1985.
- Tasker, Yvonne. Spectacular Bodies : Gender, Genre and Action Cinema. New York : Routledge, 1993.
- Taylor, Anthea. Single Women in Popular Culture : The Limits of Postfeminism. Basingstoke, New York : Palgrave McMillan, 2012.
- Turnbull, Sue. The TV Crime Drama. Edimbourg : Edinburgh UP, 2014.
Mots-clés éditeurs : postféminisme, stéréotypes de genre, féminisme, culture populaire, Séries policières
Date de mise en ligne : 17/04/2019
https://doi.org/10.3917/rfea.158.0029Notes
-
[1]
Des séries de grande diffusion telles que Bones (Fox, 2005-17), Castle (ABC, 2009-16), The Mentalist (CBS, 2008-2015), Elementary (CBS, 2012-), ou Law and Order : SVU (NBC-USA, Networks 1999-) s'articulent autour d'un duo masculin-féminin, de même que des séries moins grand public comme The Killing (AMC, 2011-2013, Netflix 2014), ou l'anglaise Broadchurch (ITV, 2013-2017), ou tout récemment la canadienne Cardinal (CTV, 2017-).
-
[2]
« [F]eminist media and cultural studies must continue to cast a skeptical gaze over modern media culture while also acknowledging its imaginative possibilities » (Taylor, 4).
-
[3]
La reconnaissance de Kate Moore passe néanmoins par son sacrifice tragique, dans la fusillade qui clôt le film. S'il démontre à la fois le courage exemplaire et la force de caractère du personnage, il interdit néanmoins à l'inspectrice le statut d'héroïne de plein droit, tandis qu'elle va rejoindre la liste des partenaires inadéquats du héros tombé au champ d'honneur.
-
[4]
On parle alors de « jiggle television », ou « tits-and-ass television », pour qualifier une programmation où le corps féminin est consacré comme seul objet de jouissance, proposant le spectacle de son objectification heureuse et complice. Ceci s'inscrit plus généralement dans une représentation stéréotypée des personnages féminins du petit écran, cantonnés au domaine de la comédie ou de la séduction. « The majority of prime-time programing has always placed women in a kind of ghetto. When Cagney & Lacey first aired as a series in early 1982, according to CBS's Harvey Shephard, “Women were always in comedies. Rarely would you find a woman in a drama in a lead. If she was, she played a nonthreatening type – a nurse, or a mother – or she was a 19-year-old sex object” » (Stabiner).
-
[5]
Quand Corday et Avedon s'attellent à la rédaction du script de ce qui n'est alors envisagé que comme un téléfilm, The Sting (George Roy Hill, 1973) vient de triompher sur les écrans, offrant à Paul Newman et Robert Redford un nouveau succès après Butch Cassidy and the Sundance Kid (George Roy Hill, 1969).
-
[6]
« Though these heroines did routinely deal with sexism and both personal and professional problems, they were never represented primarily as objects for male viewing pleasures, nor were they punished in any sense for their own looking » (Bron 213).
-
[7]
Le premier épisode de la première série voit d'abord Christine Cagney (Meg Foster) s'agacer d'être traitée comme une secrétaire par le lieutenant Samuels, qui lui a demandé de lui trouver un cadeau pour sa femme. Plus tard, c'est Mary-Beth Lacey (Tyne Daly) qui, devant la réticence du lieutenant à leur confier une affaire, ironise ouvertement sur le machisme de son supérieur en engageant avec sa partenaire une conversation sur la meilleure façon de cuisiner le cochon, terme péjoratif qui désigne un macho dans le langage populaire.
-
[8]
Pour ce dernier épisode, il s'agit de l'intrigue principale, au cours de laquelle Cagney doit supporter les assiduités insistantes d'un membre de la brigade financière. L'intrigue secondaire, point d'orgue dramatique de l'épisode, concerne une femme que son mari policier bat. Les deux intrigues se rejoignent quand il est avéré que le mari violent est le partenaire de l'inspecteur entreprenant.
-
[9]
Karen Stabiner parle ainsi de la série : « admittedly weak on action and strong on issues : stories on breast cancer, sexual harassment, abandoned children », rappelant le rôle central qu'y joue « the Jane », les toilettes où les deux protagonistes discutent des problèmes soulevés par leurs enquêtes – un lieu symbolique de leur marginalité dans l'univers masculin du commissariat (Stabiner).
-
[10]
Tyne Daly et Loretta Swit font la couverture du numéro d'octobre 1981 de Ms, en uniforme de la police de New York. Le magazine consacre un article à ce qui n'est encore qu'un téléfilm, mais invite ses lectrices à écrire à la chaîne CBS pour réclamer la réalisation d'une série autour des deux héroïnes, en précisant le nom et l'adresse des responsables à qui envoyer la demande.
-
[11]
Quatre épisodes traitent du viol, deux de violences domestiques, deux de harcèlement sexuel, un d'avortement, deux de pédophilie.
-
[12]
Le film relate l'ascension d'une jeune secrétaire (Mélanie Griffith) à la plastique aussi impeccable que le sont sa finesse et sa douceur d'esprit. En face, sa rivale et supérieure hiérarchique, Sigourney Weaver, campe une version agressive de l'ambition féminine, figure d'un féminisme dévoyé et castrateur. Les valeurs traditionnellement considérées comme féminines – discrétion, délicatesse, bienveillance, modestie – conditionnent la réussite du personnage, réussite que vient couronner le succès amoureux sous les traits avantageux de Jack Trainer (Harrison Ford).
-
[13]
En 1985, Debra Beck la considère déjà comme suit : « an anomaly in network prime-time episodic programming – the only dramatic series that features women in the lead roles » (Beck). Molly Haskell, à l'occasion de la nouvelle parution de son essai en 1987, y voit une des rares exceptions au recul continu de la représentation des femmes à l'écran, en période d'explosion du héros masculin même dans la jeune génération du nouvel Hollywood (Haskell 377). Susan Faludi, en 1991, fait de Cagney and Lacey l'une des premières victimes du backlash culturel qu'elle identifie à l'endroit des femmes (Faludi 184-87). Julie D'Acci leur consacre un ouvrage en 1991.
-
[14]
Il faudra attendre The Heat, de Paul Felig, en 2013, pour remettre en question ce schéma, autour du duo composé par Sandra Bullock et Melissa McCarthy, dont les personnages divergent du modèle dominant de l'héroïne surpuissante, modèle fortement mêlé de fantasme masculin (Tasker). The Heat fait figure d'exception, dans une production cinématographique qui continue à privilégier le stéréotype de la combattante filiforme et jeune, un stéréotype dont Thelma and Louise proposait simplement une version alternative (Owen ; Brown).
-
[15]
L'arc narratif de The Closer suit les amours, puis le mariage, de Brenda Lee Johnson. Dans Bones, il s'agit pour Temperance Brennan de parvenir à dépasser le rationalisme désaffecté qui la caractérise – ce qu'elle fera en épousant son partenaire et en devenant mère. The Mentalist se clôt sur le mariage de son couple de héros. Sharon Raydor, dans Major Crimes, est divorcée, mais en bons termes avec son ex-mari ; l'intrigue émotionnelle qui sous-tend la série se concentre alors sur ses relations avec Rusty, le jeune mineur prostitué qu'elle prend sous son aile et finit par adopter après une longue phase d'apprivoisement commun.
-
[16]
« The rhetorical and aesthetic style of postfeminist playfulness is irony, the irony born out of the postmodern fracturing of the grand narratives. » (Owen 236).
-
[17]
Sharon Gless fait d'ailleurs une apparition à l'occasion du centième épisode de la série (« 2M7258-100 », saison 7, épisode 8, juillet 2016).
-
[18]
Le parallélisme est confirmé par le mode opératoire choisi, un poison distillé à partir des plantes présentes dans le jardin de la maison où vit le couple.
-
[19]
Le même régime préside également pour les personnages secondaires. C'est ainsi que l'homosexualité féminine est criminalisée dans la sphère sociale (« I Kissed a Girl », saison 1, épisode 10, juillet 2010), mais validée dans la sphère intime, où Maura et Jane en jouent pour échapper aux attentions du mécanicien Giovanni, et où la mère divorcée de Frost vit en couple avec sa partenaire qu'elle entend épouser (« Over/Under », saison 3, épisode 12, décembre 2012).
-
[20]
Voir « Seventeen Ain't so Sweet » (saison 2, épisode 13, décembre 2013), où Jane fait le bilan de sa propre réussite sociale mitigée face à ses anciens camarades de lycée réunis pour le bal de la promotion. On retrouve ici le schéma classique de la valorisation du mérite individuel contre une ascension assise sur des compromis moraux, faisant finalement de Jane un modèle de réussite individuelle libérée des excès néfastes de l'ambition.
-
[21]
Les enjeux de l'identité masculine sont tout aussi centraux à la série, selon le même modèle d'agitation de surface et de confirmation en profondeur des stéréotypes de genre. C'est ainsi qu'on suit longtemps le parcours de Casey, objet des attentions de Jane durant les premières saisons, militaire qu'une blessure prive un temps d'une virilité qu'il lui faut restaurer. Les questions de paternité reviennent de façon récurrente, quand Tommy Jr. se découvre soudain père d'une enfant né d'une rencontre d'un soir, ou quand le père de Maura tente de renouer avec sa fille sur laquelle il a toujours veillé à distance. La redéfinition de la masculinité est en permanence tempérée par la réaffirmation d'une virilité inaltérable, que vient couronner l'engagement familial. Le paternalisme, dans son expression la plus étymologiquement pure, s'en trouve validé, un paternalisme bienveillant incarné par Korsak, lui-même père injustement séparé de son fils (« Don't Stop Dancing, Girl », saison 2, épisode 14, décembre 2011). Frost, quant à lui, figure une masculinité délicate, incapable de retenir un haut le cœur à la vision d'un corps, mais d'une délicatesse que compensent les multiples indices de virilité bienveillante, qu'il s'agisse de son amour pour les « action figures », de sa compétence au rap, ou de la concurrence qui l'oppose à Frankie en matière de séduction amoureuse.
-
[22]
Law and Order : SVU s'inscrit dans une même ambivalence postféministe que la série de Janet Tamaro, dans une version plus sombre et réaliste. La série conserve de Cagney and Lacey l'intérêt pour les violences sexuelles et des violences faites aux femmes. Elle reprend de fait, dans ce domaine, la dimension pédagogique et l'objectif de conscientisation qui caractérisait l'œuvre imaginée par Barbara Corday et Barbara Avedon. En revanche, une fois encore, le parcours exemplaire de l'inspectrice Olivia Benson tranche sur la situation des victimes et affranchit l'héroïne d'une condition qu'elle ne semble plus partager. Par ailleurs, l'intérêt qu'elle porte aux violences sexuelles est expliqué par le fait qu'elle est née du viol dont sa mère fut victime, une explication qui singularise et dépolitise une cause détachée de toute dimension collective et culturelle (Moorti et Cuklanz).
-
[23]
Broadchurch (ITV, 2013-17) a connu trois saisons de huit épisodes chacune, Happy Valley (BBC1, 2014-) trois saisons de 12 épisodes. Quant à Scott and Bailey (ITV 2011-2016), la version anglaise de Cagney and Lacey créée par Sally Wainwright et Diane Taylor, elle n'a fait l'objet d'aucune diffusion, ou presque, en dehors du Royaume-Uni, malgré son succès d'estime (Rochlin).
-
[24]
On notera qu'une fois encore, cela passe par le détournement d'un genre masculin, la fiction carcérale popularisée sur petit écran par Oz (HBO, 1997-2003), mais surtout par Prison Break (Fox, 2005-2009). Le genre a préalablement eu une longue histoire sur grand écran, depuis I Am A Fugitive from a Chain Gang (Mervyn LeRoy 1931) jusqu'à Hunger (Steve McQueen, 2008), en passant par Brubaker (Stuart Rosenberg, 1980), The Green Line (Steven Spielberg, 1990), ou The Birdman of Alcatraz (John Frankenheimer, 1962).