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Article de revue

D’Hiroshima à Hanoï : le bombardement de Royan dans l’œuvre de Howard Zinn (1970-2011)

Pages 43 à 61

Notes

  • [1]
    « Les poches de l’Atlantique 1944-1945 », colloque organisé par le centre de recherche en histoire internationale et atlantique (CRHIA), 11-13 mai 2015, Saint Nazaire. Publication à venir.
  • [2]
    Emmanuel Laurentin a consacré plusieurs émissions à la libération des poches de l’Atlan-tique depuis la fin des années 1990. La référence à Zinn se trouve dans Emmanuel Laurentin, « Histoire et actualité : colloque violence de masse », La Fabrique de l’histoire, France culture https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/histoireactualites-du-vendredi-181215-colloque-violence-de-masse (consulté le 2 avril 2018).
  • [3]
    L’exposition royannaise, intitulée « Guerre et plage », créée par Marianne Bouchet-Roy et Pierre-Louis Bouchet, avec la collaboration d’Éric Renoux, a duré presque un an (15 décembre 2015-19 septembre 2016). En mai 2016, j’ai donné une conférence sur la trajectoire de Howard Zinn à l’invitation des instances culturelles de la ville.
  • [4]
    L’intérêt de Mermet pour Zinn s’est poursuivi avec la réalisation d’un documentaire Une histoire populaire américaine. Du pain et des roses (Mermet & Azam, 2015).
  • [5]
    Nous le peuple est la traduction d’une version augmentée de Declarations of Independence, intitulée Passionate Declarations (2003).
  • [6]
    Un travail spécifique sur la partie consacrée au cas japonais est entrepris par ailleurs par l’auteure.
  • [7]
    Cette démarche québécoise n’est pas unique. En France, l’éditeur Agone a entrepris de publier l’autobiographie de Zinn en y insérant une série de textes politiques visant à contextualiser un récit jugé parfois difficile à saisir pour un lectorat étranger (Zinn 2006).
  • [8]
    Auparavant, l’amiral Meyer s’était distingué par une stratégie de négociation réussie avec les forces occupantes, représentées par l’amiral Ernst Schirlitz, qui avait permis de garder intact le port de La Rochelle, en évitant toute opération de destruction envisagée dans le sillage d’une reddition désormais inévitable. Selon Meyer, des pourparlers équivalents auraient pu garantir à Royan un sort semblable mais les Forces françaises tinrent plutôt, pour des raisons politiques, à infliger à l’armée allemande repliée une défaite spectaculaire.
  • [9]
    L’un d’entre eux est devenu par la suite (et demeure) particulièrement polémique du fait des opinions révisionnistes de son auteur qui nie ouvertement l’existence des chambres à gaz et la réalité de l’Holocauste plus généralement. David Irving, The Destruction of Dresden (Londres : William Kimber, 1963). Sur le bombardement de Dresde, voir Ivol, Du Pacifisme, 80-81.
  • [10]
    L’inversion chronologique est prolongée dans le traitement du cas royannais : Zinn aborde la libération d’avril avant de se pencher sur les bombardements désastreux de janvier pour souligner l’argument suivant : si les bombardements étaient injustifiés en avril alors qu’une intervention terrestre y était associée, ils l’étaient a fortiori en janvier du fait de leur inutilité avérée sur le plan militaire. Il s’agit aussi peut être pour Zinn d’épouser son propre cheminement de pensée puisqu’il n’a découvert les bombardements de janvier que lors de son enquête (Ivol 2018).
  • [11]
    Dans le contexte étatsunien, l’adjectif s’apparente à l’extrême gauche. Ceci étant, Zinn n’utilise pas les termes de « far left » et préfère revenir à l’étymologie du terme de radical. Il propose en outre une série de critères définissant le radicalisme en histoire qui ne relèvent pas d’une grille de lecture idéologique classique gauche/droite.
  • [12]
    Nous citons ici le texte français repris dans La Bombe mais, en 1970, Zinn cite ses propres traductions des propos de Meyer.
  • [13]
    Zinn se rend au Japon avec Ralph Featherstone, un militant afro-américain du Student Nonviolent Coordinating Committee. Durant deux semaines, ils sillonnent le pays et interviennent dans une dizaine d’universités. Une telle collaboration suggère que la phase de radicalisation dans laquelle vient d’entrer le SNCC ne peut être réduite à un simple rejet des activistes blancs. Au contraire, le voyage illustre la dimension internationaliste de ce tournant vers le Black Power. Pour une analyse plus poussée de la question, voir Ivol, Du Pacifisme, 107-112 ; 164-72 ; 187-9. Zinn effectuera un second voyage en août 1967, avec son épouse Roslyn Schechter-Zinn, cette fois dans le but de structurer un réseau d’intellectuels à échelle internationale.
  • [14]
    James Johnson, David Samas et Dennis Mora refusent de se plier à leurs ordres de conscription en 1966. Une large campagne de soutien est immédiatement mise sur pied pour les soutenir.
  • [15]
    Zinn écrit « Contact him through C[olumbia] alumni ? ». L’exemplaire du Botton ayant appartenu à Zinn se trouve en ma possession (Ivol 2018).
  • [16]
    L’ensemble des documents se trouvent dans les archives personnelles de Zinn, TAM 542, carton 3, Tamiment Library and Robert F. Wagner Archives, New York University. Malheureusement, le Columbia Spectator et Le Cri de Royan perdent la trace de cet ancien combattant. Vingt ans plus tard, Zinn ne parviendra pas non plus à retrouver ce pilote. Un demi-siècle s’est écoulé depuis la découverte de l’existence de ce soldat lors du séjour royannais. Vu l’intérêt historiographique particulier du Botton (également du fait de la disparition de certains journaux comme Le Cri de Royan), et à la lumière des éclairages apportés par l’article « Hiroshima and Royan » sur le sujet, il devient intéressant de relever une fois de plus le défi en poursuivant cette investigation (Ivol 2017, 88-108 ; Ivol 2018).

1La dernière phase de ma collaboration avec Anne Ollivier-Mellios correspond à une transition méthodologique dans mon parcours de chercheuse, dont je peux dire rétrospectivement qu’il a constitué un recentrage extrêmement productif. Anne m’a encouragée à réfléchir aux dynamiques de transferts intellectuels à échelle transnationale en abordant plus systématiquement l’influence de Howard Zinn en France. L’article qui suit représente une pierre de plus à un édifice en construction qui essaie de mieux cerner la place occupée par le sujet de la Seconde Guerre mondiale dans l’œuvre de cet historien des États-Unis. Je propose de poursuivre ici une réflexion plus large sur les analyses de Zinn au sujet des bombardements alliés et souhaite revenir plus précisément sur l’historique des publications de cet intellectuel sur le sujet, aux États-Unis et en France.

2L’intérêt d’un tel thème est multiple. Il tient d’abord à la place particulière des fameuses poches de l’Atlantique (Saint Nazaire, La Rochelle-La Pallice et Royan-Pointe de Grave) dans l’historiographie française. Outre quelques contributions de chercheurs indépendants (Florentin, Bouchet-Roy 2005 ; Genêt ; Binot), les travaux universitaires sur la question n’ont été publiés que très récemment (Villatoux ; Desquennes ; Simonnet). Il en va de même des bombardements alliés sur la France que les historiens de la Seconde Guerre mondiale n’ont abordés de façon exhaustive qu’assez tardivement (Knapp 2012 ; 2014) [1].

3Ceci explique certainement pourquoi le témoignage de Zinn bénéficie depuis peu d’un statut à part dans les recherches actuelles sur ce thème. Dans le cadre des commémorations du 70e anniversaire de la Libération de la France, l’expérience de l’ancien combattant devenu historien a acquis une visibilité remarquable. Formé aux techniques du bombardement aérien au sein de la Huitième Air Force, il rejoint la 490e escadrille en octobre 1944 après plusieurs mois d’entraînement sur le sol américain. Déployé en Angleterre, il participe aux campagnes aériennes lancées sur l’Europe qui contribueront à mettre fin à la guerre. Il est démobilisé le 30 novembre 1945.

4Les grandes lignes de son parcours militaire sont désormais connues en France. Par exemple, le journaliste Emmanuel Laurentin l’évoque lors d’un échange radiophonique avec l’historien britannique Andrew Knapp à l’antenne de France Culture [2]. À la même période, une exposition consacrée à l’histoire de Royan durant la Seconde Guerre mondiale donne au témoignage de Zinn une place de choix : la salle consacrée à la libération de la ville en avril 1945 lui consacre un panneau entier. Une mission a particulièrement retenu l’attention des Français : menée au-dessus de Royan à la mi-avril 1945, celle-ci avait conduit au largage massif de bombes au napalm (Knapp 2015, 146 ; Ivol, 2017, 96) [3].

5La mise en valeur récente de cette histoire est le fruit d’un travail éditorial francophone qui a commencé en 2002 à l’initiative de la maison de publication Agone. La traduction d’une large partie de l’œuvre de Zinn a ainsi permis de rendre accessible plusieurs essais dans lesquels les circonstances de la libération de Royan sont relatées. Le récit le plus détaillé est paru récemment dans un petit ouvrage intitulé La Bombe : de l’inutilité des bombardements aériens, paru chez Lux, un éditeur québécois, en 2011, version francophone d’un essai quasiment identique publié aux États-Unis par City Lights, peu après le décès de l’historien en 2010.

6Les spécialistes francophones de la libération de Royan s’appuient sur cet ouvrage. Cependant l’utilisation qui en a été faite prête souvent à confusion. Avant d’aborder le contenu du texte, il faut souligner que l’identité politique de l’historien constitue d’entrée un élément perturbateur qui ne permet pas d’envisager l’œuvre directement. Depuis son engagement dans les combats antiraciste et anti-guerre des années 1960 et 1970, Zinn n’est que rarement perçu de façon neutre. D’ailleurs, ce sont d’abord ses écrits politiques qui ont suscité l’intérêt en France. Le traitement médiatique français en est une parfaite illustration. Ainsi, une décennie avant l’émission d’Emmanuel Laurentin (Knapp 2015), le journaliste Daniel Mermet s’était emparé de la question de l’Amérique contestataire sur France Inter à partir d’un entretien consacré à Zinn, à l’occasion de sa venue en France en 2003 pour recevoir le prix que les Amis du Monde diplomatique lui avaient décerné pour la version française de son ouvrage intitulé Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours (Mermet 2004) [4]. D’autres émissions radiophoniques se sont également penchées sur la trajectoire militante de cet intellectuel universitaire, notamment les particularités de son positionnement à l’extrême gauche ou, plus largement, les spécificités de la culture progressiste aux États-Unis (Broué ; Lebrun).

7Le témoignage de Zinn sur la libération de Royan représente une contribution originale au douloureux sujet des bombardements alliés sur la France. Dans la chaîne de commandement propre à toute structure militaire, Zinn se trouve, en 1945, à un poste essentiel. Sa fonction de bombardier le conduit à exécuter les ordres tout en étant capable d’en estimer la logique et l’efficacité stratégique. Le point de vue qui est le sien peut donc être appréhendé comme porteur d’une connaissance particulière sur le sujet.

8Cette expérience suffirait à rendre son témoignage intéressant. Mais lui-même, près de vingt ans après la guerre et après avoir obtenu un doctorat en histoire, entreprend d’enquêter sur l’épisode dont il a un souvenir à la fois vif et limité par le temps écoulé. L’une des dernières missions aériennes auxquelles son équipage participe a en effet concerné le bombardement à très haute altitude d’une poche de l’Atlantique dans laquelle quelques centaines d’Allemands s’étaient retranchés. Côté allemand, ces zones côtières étaient d’abord envisagées, de façon peu réaliste, comme un repli temporaire en vue de relancer une contre-offensive. Or, au printemps 1945, la situation militaire tourne définitivement à l’avantage des Alliés, entraînant au sein des forces aériennes américaines et britanniques une intensification des campagnes de bombardements. Le destin de la région girondine illustrera de façon spectaculaire et terrible la logique implacable d’une telle méthode durant les derniers mois de la guerre en Europe (Knapp 2014, 145-146).

9Lancée à la mi-avril, l’Opération Vénérable combine quatre jours de bombardements associés à une intervention terrestre menée par les troupes françaises libres. Le matin du 15 avril 1945, Zinn est chargé de larguer un chargement « contenant de l’“essence gélifiée”, substance alors nouvelle aujourd’hui connue sous le nom de napalm » (Zinn 2011, 66). Sur le moment, cibler la côte océanique alors que les forces terrestres marchent déjà sur l’Allemagne l’avait surpris. Or son incompréhension est rapidement balayée par le succès écrasant de l’opération et la défaite définitive du nazisme quelques semaines plus tard. Pourtant, la contradiction entre les ordres donnés et les effets produits ne lui avait pas complètement échappé : « Nos bombes n’avaient pas pour cible les installations allemandes ; nous les larguions plutôt sur l’ensemble de la région […] », même s’il ne s’interroge à l’époque aucunement sur les effets humains produits par l’opération : « J’étais totalement inconscient de la tragédie humaine qui se déroulait en bas » (Zinn 2011, 67). Le décalage entre l’objectif stratégique et le mode opérationnel de la mission restera néanmoins gravé dans sa mémoire et le poussera à mener des recherches approfondies sur le sujet. Dans cette étude nous constaterons d’abord que si le travail de Zinn est souvent cité, il est rarement bien lu. Dans un second temps, nous proposerons donc un cadre interprétatif pour minimiser le risque de lecture erronée en analysant le contexte personnel et éditorial dans lequel s’est opéré le retour mémoriel de l’ancien combattant.

Obstacles à une lecture correcte du récit

10Zinn lui-même est probablement en partie responsable de l’imprécision qui domine en France dans les références à ses conclusions historiques. Premièrement, parce que la relation des faits se limite essentiellement à trois livres dont les titres n’indiquent pas que Zinn y traite un tel sujet (Nous le peuple, L’Impossible neutralité et La Bombe). Même le troisième et dernier ouvrage, La Bombe, qui détaille l’affaire de façon exhaustive, n’évoque pas ce thème clairement. Son titre renvoie implicitement à l’arme atomique et le sous-titre, De l’inutilité des bombardements aériens, évoque plutôt un essai philosophique, typique d’autres écrits publiés ailleurs par cet intellectuel.

11L’autre difficulté tient au manque de cohérence dans le propos. Dans La Bombe, l’historien déclare qu’à l’occasion des bombardements d’avril 1945 auxquels il a participé, le napalm fut utilisé pour la première fois en temps de guerre par les forces américaines (70). Le propos est plus mesuré dans deux autres ouvrages, également traduits en français, qui évoquent plutôt l’« une des premières utilisations du napalm » en temps de guerre (Zinn 2006, 142 ; Zinn 2004, 141). Confusion supplémentaire, l’affirmation erronée selon laquelle il s’agirait de la première utilisation de napalm est aussi la plus récente car à l’ouvrage Nous le peuple (2004) succède L’Impossible neutralité (2006) puis La Bombe (2011). Ceci n’est d’ailleurs pas propre aux éditions francophones car l’ordre des parutions d’origine est identique : Declarations of Independence : Cross-Examining American Ideology (1990), You Can’t Be Neutral on a Moving Train (1994) et The Bomb (2011) [5].

12En fait, si La Bombe est bien le dernier ouvrage de Zinn, publié d’abord aux États-Unis puis au Canada francophone, il s’agit du remaniement d’un article publié quarante ans plus tôt, intitulé « Hiroshima and Royan » (Zinn 1970, 250-274). À l’occasion d’une première réédition de cet article en 1995, Zinn avait entrepris de scinder l’essai d’origine en deux afin de publier une version réactualisée de la partie concernant le seul cas japonais (Zinn 1995). Quinze ans plus tard, la thématique de la violence des bombardements aériens n’a rien perdu de son acuité dans le contexte d’une guerre sans fin contre le terrorisme. Zinn pense alors qu’il n’y a nul besoin de revenir sur le texte et remet le manuscrit non remanié à Ruggiero moins d’un mois avant sa disparition en janvier 2010 (Zinn 2011, 10) [6].

13Pour comprendre ce retour en arrière, il faut considérer la nature du projet de The Bomb. Dans la préface, l’éditeur Greg Ruggiero insiste sur le caractère politique de sa collaboration avec Zinn. Amorcée dans les années 1990 à l’occasion de grandes commémorations nationales, en particulier lors du cinquantième anniversaire des bombardements atomiques en 1995, la relation éditoriale entre les deux hommes est étroitement liée au travail du collectif Open Media Series, caractérisé par l’élaboration de brochures militantes. Par la suite, Ruggiero rejoint la maison d’édition City Lights, au sein de laquelle il poursuivra la promotion d’essais engagés (Zinn 2011, 9-10).

14Lorsque les éditions Lux se saisissent du projet de traduction française, celles-ci décident de compléter le travail de dépoussiérage seulement amorcé par l’auteur. L’éditeur québécois entreprend donc de réactualiser le propos en modifiant sensiblement la fonction de l’appareil de référencement. On distinguera ici trois aspects à ces interventions sur le texte d’origine [7]. La première série de changements relève du déplacement de données historiques consistant à faire migrer certaines notes de bas de page vers le corps du texte afin d’en valoriser la teneur. Diverses hypothèses émises par des témoins de l’époque sur le sujet des bombardements ratés et catastrophiques de janvier 1945 acquièrent ainsi plus de visibilité. La seconde concerne l’étoffement historiographique sous forme d’ajouts bibliographiques et d’explicitations de sources. Il permet d’étayer davantage le propos de l’auteur.

15La troisième série d’amendements prête plus à conséquence malgré son apparente logique : il s’agissait de revenir aux textes français d’origine que Zinn citait dans sa propre traduction anglaise. Or, ce choix, s’il vise à asseoir la solidité scientifique d’un travail de recherche un peu daté, tend simultanément à effacer un élément de contexte essentiel à la juste appréhension de l’essai.

16À l’époque, Zinn ne dispose en effet que de très peu de sources. Il est fort probable qu’en dehors des recherches menées par des Royannais, dès l’immédiat après-guerre, l’historien soit le premier universitaire à se pencher sur le sujet. Il n’est pas complètement démuni cependant car son séjour à Royan en 1967 correspond, à moins d’un an près, au moment de publication de deux sources majeures (1966). Zinn puisera l’essentiel de son argumentaire dans ces deux ouvrages.

17Le premier, intitulé Royan, ville martyre, relève d’un travail éditorial essentiel, entrepris par Ulysse Botton, un imprimeur ayant participé à la Résistance durant la guerre. Ce Royannais avait rassemblé avec méthode une multitude d’articles de presse relatant, à partir des rapports de correspondants de guerre notamment, les causes et les conséquences de la destruction quasi totale de la ville en janvier puis avril 1945. Il expose les nombreuses controverses (encore d’actualité d’ailleurs) concernant les bombardements alliés des 4-5 janvier 1945. Sans justification sur le plan militaire, aux dégâts quasi-nuls pour les forces allemandes mais dévastatrices pour les empochés royannais, ces opérations avaient été décidées en concertation avec les représentants de la France libre, par l’intermédiaire des généraux Edgar de Larminat et Édouard Corniglion-Molinier.

18Ce volume paraît en 1966, la même année que le second livre dont Zinn tire des informations précieuses et qui a pour titre Entre marins : Rochefort, La Rochelle, Royan (1944-1945). L’auteur, Hubert Meyer, fut chargé de négocier la reddition de la poche de Royan-Pointe de Grave au nom des Forces françaises libres. Devenu par la suite maire de Royan entre 1959 et 1965, Meyer reste à ce jour un personnage historique incontournable de la libération des poches de l’Atlantique alors que son témoignage a été à peine exploité par les historiens à ce jour. Nous verrons plus loin que l’ouvrage de Botton contient une piste de recherche largement méconnue et pourtant elle aussi capitale pour cette histoire. En ce sens, les deux sources principales de l’article d’origine doivent encore aujourd’hui être considérées comme des éléments de premier plan [8].

19Le souci principal des éditions Lux est bien entendu louable car il émane d’une volonté de consolidation d’un appareil de notes ancien et surtout assez maigre. En effet, hormis Botton et Meyer, Zinn ne mentionne que deux autres ouvrages portant sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale [9]. À ces quatre livres vient s’ajouter la dimension personnelle de l’enquête puisque Zinn inclut explicitement une comparaison entre ses propres souvenirs et la version officielle des opérations d’avril. Il rapporte dans l’article le bref compte-rendu obtenu du service des archives militaires américain. L’information n’est cependant pas très utile car le bilan, extrêmement élogieux, émis par l’Armée de l’air américaine, est fort peu détaillé (Zinn 1970, 260 ; Ivol 2017, 99-100).

20Or en faisant disparaître le caractère limité de l’appareil critique élaboré par Zinn, qui constitue une faiblesse réelle de l’article d’origine, les éditions Lux effacent ce qui en fait l’intérêt premier, à savoir les circonstances précises du moment de l’enquête puis l’insertion de ce travail de recherche dans un projet de publication. Les différences, entre la partie consacrée à Royan dans La Bombe et l’article d’origine intitulé « Hiroshima and Royan » sont intéressantes précisément pour des questions propres au contexte d’origine. D’abord, parce qu’il s’agissait en 1970 d’un autre projet d’article. Le but consistait à regrouper en une seule étude deux cas d’atrocités commises en temps de guerre et de la structurer autour d’une comparaison entre un cas très connu (Hiroshima) et un autre plutôt méconnu (Royan) [10]. Ensuite, il s’agissait d’un autre projet d’ouvrage : l’article intitulé « Hiroshima and Royan » était conçu comme une contribution à une historiographie « radicale » [11]. Dans le volume intitulé Politics of History (1970), cette conception atypique du métier d’historien, présentée comme une véritable philosophie politique, se décline en une série d’essais regroupés en trois parties thématiques. Zinn y aborde la question méthodo-logique propre à l’écriture de l’histoire (Approaches), puis développe plusieurs études de cas (Essays in American History) pour enfin analyser la dimension épistémologique du sujet (Theory and Praxis). La partie proprement historique est elle-même subdivisée en divers sujets tels les classes sociales, la question raciale et le nationalisme. L’essai consacré aux bombardements alliés se trouve dans cette dernière catégorie.

21Produit de son temps, ce livre contient plusieurs articles liés à la question du mouvement de libération noire, dont l’auteur tire de multiples leçons de vie (« Abolitionists and the Tactics of Agitation » ; « Liberalism and Racism » ; « Albany, Georgia and The New Frontier ») conçues également comme des pistes pour donner un sens véritablement citoyen au métier d’historien (History as Private Enterprise). Explicitement ancré dans la grande crise sociétale du moment (Vietnam: The Moral Equation), les essais se font écho et sont rédigés selon une ligne directrice commune : œuvrer à une transformation politique de fond dans le pays.

22Il est donc difficile de prendre la mesure du sens de l’essai sur « Hiroshima and Royan » en dehors de ce cadre idéologique. L’objectif particulier du livre aide à comprendre pourquoi tant de spécialistes anglophones de la Seconde Guerre mondiale sont passés à côté de l’article. Par exemple, l’historien britannique Andrew Knapp mentionne celui-ci dans ses travaux mais n’en évoque les conclusions que superficiellement (2014, 146, 150). Dans un ouvrage magistral sur les bombardements alliés, le grand spécialiste Richard Overy fait complètement l’impasse sur Zinn dans les pages consacrées au cas de Royan (580-81). Autre spécialiste d’une thématique pertinente à l’histoire de la libération de la France, Robert Neer, auteur de la première étude exhaustive sur le napalm, ne mentionne que brièvement les écrits de Zinn contre le principal fabriquant de napalm aux États-Unis durant la guerre du Vietnam et n’évoque le passé militaire de cet universitaire engagé que de façon anecdotique (57, 245, 271).

23À l’inverse, c’est précisément sur le sujet du napalm que Zinn a retenu l’attention de spécialistes francophones de la libération de Royan. L’expérience de ce dernier lors des bombardements d’avril a souvent été utilisée pour étayer la thèse selon laquelle de telles bombes auraient été larguées pour la première fois en France par les Alliés lors de la libération de la ville. Paradoxalement, son témoignage a certainement contribué à clore un débat à peine ouvert. Rares en effet sont les analystes français critiques d’une telle assertion.

24Parmi les causes avancées concernant l’utilisation de ce nouveau type de bombe incendiaire, celle de l’expérimentation semble souvent retenue. On retrouve une telle interprétation dans le cadre des commémorations du 70e anniversaire. Les spécialistes Guy Binot et Marianne Bouchet-Roy, qui ont beaucoup œuvré à rendre compte des complexités de l’expérience royannaise durant la guerre, reprennent cette grille d’analyse à leur compte. Selon Binot, « la 8e AF profite du fait que Royan est détruite pour expérimenter massivement pour la première fois le napalm » (87). Bouchet-Roy, dont les travaux ont servi de référence pour l’édition québécoise, relate les descriptions de témoins de l’époque, tels que les propos du pasteur Samuel Besançon et les déclarations publiques de l’Agence France Presse (2015, 54). Les souvenirs de Zinn viennent donc s’ajouter à d’autres descriptions faisant état de la même réalité.

25Côté américain, le New York Times avait également insisté sur le caractère inédit des bombardements au napalm effectués le 15 avril au-dessus de Royan (Zinn 1970, 262). En 1970, Zinn a pu affirmer sans hésiter que l’emploi de ce nouveau type de bombe était sans précédent car les informations qu’il collecte personnellement en 1967 coïncident pleinement avec ses propres souvenirs. Dans ses mémoires, Meyer décrit ainsi l’offensive à laquelle il assiste du haut de la commune de Médis : « une concentration de feu fantastique », les alentours « voilés de poussière et de fumée jaune », le clocher de Saint-Pierre brûlant « comme une torche » sous les effets « d’un explosif incendiaire d’un nouveau genre, sorte de gelée d’essence, qui fut connu plus tard sous le nom de napalm » [12] (Zinn 1970, 271 ; Zinn 2011, 85). Le caractère inédit de la mission se trouvait donc ainsi confirmé par les propos des personnes situées à l’autre extrémité des bombardements. Nul besoin, semblait-il alors, d’explorer ce thème plus avant.

26À sa décharge, il faudra attendre plus de quarante ans pour qu’une analyse plus détaillée de l’utilisation de ce nouveau type de bombe soit enfin accessible en anglais grâce à l’étude passionnante de Robert Neer sur le sujet. La question du napalm ne constituera jamais un sujet de recherche à part entière pour Zinn et les rares spécialistes de ce dernier aux États-Unis se sont bornés à reprendre à la lettre les déclarations de cet ancien bombardier. En France, la question reste encore étonnamment peu débattue par les historiens de la Seconde Guerre mondiale. D’où, par défaut, l’influence du témoignage de Zinn, malgré le peu d’informations dont disposait l’historien à l’époque.

27Le crédit accordé à ses déclarations sur le napalm indique surtout une méconnaissance quant aux motivations personnelles à l’origine de l’enquête royannaise. La question du napalm est certes centrale, mais moins comme objet d’étude que comme élément déclencheur et impulsion première, qui vont l’inciter à se rendre à Royan. Zinn est renvoyé à son propre passé de bombardier alors qu’il est confronté à l’horreur d’une autre guerre, qui donnera au napalm la réputation qu’on lui connaît aujourd’hui.

Les marqueurs historiques du retour mémoriel

28L’historien est ramené à sa propre expérience de la guerre dans le contexte des années 1960. Sa prise de conscience quant aux effets dévastateurs du napalm sur les êtres humains et sur l’environnement se produit au fil des informations collectées au sujet de la guerre au Vietnam. Lecteur méticuleux de la presse américaine sur les enjeux de l’intervention militaire en Asie du Sud-Est, Zinn se mobilise contre la guerre dès le milieu de la décennie. En 1966, il est invité à se rendre au Japon par un groupe d’universitaires et militants de gauche dans le but de développer un réseau contestataire international souhaitant s’opposer publiquement à la politique étrangère américaine dans la région. La dénonciation du napalm est au cœur de l’initiative japonaise, et pour cause : le peuple japonais en avait lui-même éprouvé les effets destructeurs durant la Seconde Guerre mondiale (Ivol 2017, 31, 107-108) [13]. À cette période, Zinn est rattrapé par son propre passé et submergé par de nouvelles émotions. Lorsqu’il est invité à rencontrer des Hibakusha à Hirohima, il peine à s’exprimer face à ces victimes, estropiées pour certaines, du bombardement atomique. Les sentiments de honte et de culpabilité paralysent Zinn, orateur pourtant expérimenté, au point d’être incapable de parler (Zinn 2006, 146-147).

29Ainsi, le souvenir de la mission du 15 avril 1945 prend sens tandis que Zinn se documente sur les conséquences humaines des bombardements américains au Vietnam. Le voyage au Japon inaugure ce moment de prise de conscience et rend nécessaire un voyage, à Royan cette fois, qui se déroulera l’année suivante. Ce dernier sera suivi par un troisième voyage en Asie, en janvier 1968, qui le mène au Nord-Vietnam et durant lequel il éprouvera la profonde vulnérabilité ressentie par les populations civiles de pays en guerre. « J’avais sans doute mérité de vivre cette expérience », se dit-il alors, tandis qu’il se tient blotti dans un abri antiaérien d’Hanoï durant l’un des raids fréquents menés par l’armée américaine (Zinn 2006, 208).

30En contextualisant ainsi le moment de son entreprise de recherche royannaise, il devient plus aisé de mesurer l’étendue, à l’époque, des connaissances de l’historien sur le sujet de la libération de la France. Le séjour le propulse vers le passé certes, mais il n’a de sens que dans la mesure où il lui permet d’aller de l’avant. L’ancrage présentiste de sa démarche est largement expliqué dans l’ouvrage dans lequel l’article paraîtra en 1970. C’est aussi le sens du récit que Zinn va élaborer. L’emploi excessif de napalm au-dessus d’une zone qui est sur le point d’être libérée (ne serait-ce qu’indirectement lors de la reddition complète de l’Allemagne en mai) est à souligner selon lui. Cependant les effets dévastateurs d’une telle arme ne constituent pas l’essentiel. Zinn réserve ce type de considérations à un autre ouvrage, rédigé à la même période, dans lequel il s’applique à relater l’horreur des bombardements américains sur les civils vietnamiens et le type de dégâts spécifiquement causés par le napalm (Zinn 1967, 54-56).

31Hormis de vagues souvenirs, il est fort probable que l’historien n’avait aucune information sur le bombardement de Royan lorsqu’il visite la ville en 1967. Tous les éléments seront collectés sur place et par la suite, notamment dans le cadre de sa correspondance, en 1969, avec le centre d’archives militaires entreprise à son retour aux États-Unis (Zinn 1970, 260 ; Ivol 2017, 99-100). Zinn ira de surprise en surprise au cours de son enquête. Il découvre d’abord le destin tragique de la ville. Lors des missions d’avril, les équipages alliés ne sont pas informés du fait qu’ils attaquent la zone pour la seconde fois en quatre mois. L’inconscience, voire l’indifférence caractérisée de l’équipage quant aux effets des bombes sur les populations ainsi visées, se double d’une méconnaissance du terrain qui constitue leur cible : Royan était alors déjà détruite à plus de 85 % suite aux bombardements du 5 janvier 1945. Les milliers de tonnes de bombes ainsi déversées sur la région touchent donc en partie une ville déjà en ruines. Pour Binot, cette situation dédouane un ancien bombardier comme Zinn. La ville était alors « déserte » et les bombardements d’avril, pour excessifs qu’ils aient été, n’auraient selon lui pas fait de victimes (Binot 109). Binot sous-estime les dégâts humains causés en avril car malgré les opérations d’évacuation, de nombreux Royannais refusent de partir. Il n’existe pas de bilan précis du nombre de victimes françaises lors de la libération de la ville, mais l’on peut par exemple évoquer la mort de seize personnes à Vaux-sur-mer, dont le cas tragique de Maurice Garnier, l’un des chefs de la Résistance locale alors impliqué dans une vaste opération de désertion organisée au sein de l’armée allemande et destinée à servir de renfort à l’intervention terrestre (Genêt 2008, 256-257).

32Binot a cependant raison d’insister sur un point : l’essentiel de la tragédie royannaise s’était déroulé en janvier lors d’opérations alliées lancées par erreur, selon la version officielle formulée a posteriori, mais dont les raisons continuent de susciter de nombreuses controverses, notamment sur la question des responsabilités incombant respectivement aux autorités américaines, britanniques et françaises. Le général de Larminat sera personnellement mis en cause par les Royannais dans l’immédiat après-guerre (Zinn, 1970 269-270). La polémique au sujet de ces bombardements, qui ressemblent à s’y méprendre au genre d’opérations menées en pays ennemi, ne s’apaisera pas, même après le décès de ce général en 1962 (Bouchet-Roy 2005, 37-50).

33Il n’est pas certain que Zinn aurait été rassuré par le propos de Binot. Son sentiment d’indignation quant à ce qu’il décrit comme des atrocités commises contre des civils émane d’un constat plus profond que la simple circonstance de missions auxquelles il aurait personnellement participé. Lors de son enquête, Zinn ne cherche pas à estimer le nombre de victimes dont il serait responsable, tel un retour sur les lieux d’un crime commis à l’aveugle. Il ne vise pas la rétrospective personnelle comme fin en soi. Il entreprend plutôt d’en modifier le cadre interprétatif d’ensemble en proposant de tracer des parallèles entre divers cas particuliers afin d’identifier des tendances profondes concernant la pratique de la guerre en général. D’où la comparaison entre les bombardements atomiques d’août 1945 au Japon et ceux, au napalm, au-dessus de Royan quatre mois auparavant. D’où aussi l’évocation du bombardement allié de la ville de Dresde en février 1945. Zinn décèle des traits communs à ces trois cas : l’absence de considération pour les populations civiles (amies ou ennemies), des motivations d’ordre personnel et professionnel (carriérisme) ou encore diplomatique (jeux d’influence interétatiques), la mécanique de la guerre elle-même, ou encore des intérêts purement technologiques et industriels.

34Il ajoute une dimension selon lui essentielle, d’ordre plus structurel : la culture de l’obéissance au sein de l’armée. Son souci demeure, au fond, lié au contexte précis d’enquête et d’écriture. Imprégné d’une expérience de la désobéissance civile, dont il est témoin et qu’il pratique depuis sa participation active à la lutte contre la ségrégation raciale, il sait aussi que les premiers signes de contestation au sein de l’armée américaine concernant l’intervention au Vietnam affleurent déjà. Il en avait rendu compte l’année précédente durant son second voyage au Japon, à l’occasion d’un discours sur le mouvement anti-guerre américain prononcé à Hiroshima en août 1966 (Ivol 2017, 108-109, 162). Il évoque tout spécialement le cas des Fort Hood Three[14]. Le remords qui le hante quant à son rôle dans la destruction de Royan et la mort de nombreux civils est doublé d’un regret plus fort encore : s’être exécuté mécaniquement, n’avoir jamais désobéi aux ordres, ou même questionné le sens de certaines missions. Ainsi son article se double d’une réflexion sur le fonctionnement social et psychologique du comportement d’obéissance.

35L’importance de ce thème est renforcée par une seconde surprise qui se présente à lui tandis qu’il retranscrit et traduit les diverses sources consultées à la bibliothèque de Royan. Zinn découvre le parcours de John Deignan, qui s’est comme lui interrogé sur le sens de ses missions aériennes et qui a entrepris, dès la fin des années 1940, d’œuvrer à réparer le mal commis. Des extraits de son témoignage sont publiés dans le livre de Botton, que Zinn annote minutieusement.

36Deignan est un jeune pilote américain ayant contribué aux opérations de janvier 1945. Il se souvient avec amertume d’avoir participé à une mission sans risque, durant laquelle les équipages « en donnaient vraiment » sans penser aux « gens en dessous » qui ressemblaient aux « personnages d’une tragédie grecque ». L’objectif consistait selon lui à « raser le port » pour déloger les Allemands « qui s’accroch[aient] à cette petite poche sur la côte » (cité dans Botton 24-25). Le décalage entre l’objectif et les effets réels des opérations est tellement choquant que Deignan participera à une campagne humanitaire lancée en soutien aux rescapés royannais en février 1948 dans le cadre d’un partenariat entre la Croix-Rouge et un comité étudiant mis sur pied à l’université de Columbia. Double surprise pour Zinn : non seulement il n’est pas le premier ancien combattant américain à s’être soucié du sort de la ville mais il partage avec Deignan un même parcours universitaire puisqu’ils ont tous deux entrepris des études supérieures à l’université de Columbia après la guerre. Zinn enquêtera plus avant sur cet ancien étudiant [15] et apprendra que la campagne de soutien émane du comité éditorial du journal étudiant, The Columbia Spectator. Deignan se distinguera au fil des mois par sa détermination à faire de cet élan de solidarité un mouvement national. Son intention d’élargir le mouvement sera d’ailleurs relayée dans la presse royannaise [16].

37Revenons à Zinn : lorsqu’il quitte Royan après son court séjour, il n’est pas encore prêt à rédiger son article. D’abord parce qu’il a encore du travail pour compléter son enquête : outre son souhait de retrouver la trace de Deignan, il lui faudra traduire de nombreuses sources françaises vers l’anglais. En effet, le moment de son séjour coïncide, comme nous l’avons vu, avec la parution de témoignages essentiels sur le sujet (Botton et Meyer). Il lui faut également objectiver ses souvenirs, ce qu’il fait en contactant à son retour le centre d’archives militaires aux États-Unis afin d’obtenir le rapport officiel sur la libération de cette poche de l’Atlantique évoqué plus haut.

38Ensuite se pose la question de son calendrier militant personnel : on sait peu de choses sur le processus de fabrication de l’ouvrage Politics of History mais il est clair que toute intervention concernant le sujet de la guerre en Asie du Sud-Est est prioritaire. Le voyage au Nord-Vietnam en janvier 1968 retardera d’autant le moment de finalisation de l’essai. Sollicité par le militant pacifiste David Dellinger pour participer à une délégation antiguerre, Zinn est chargé, avec le militant jésuite Daniel Berrigan, d’escorter trois prisonniers de guerre américains relâchés par le gouvernement de Hanoï en signe d’apaisement diplomatique. Les imprévus du trajet (en pleine offensive du Têt), les pressions exercées par le gouvernement de Lyndon B. Johnson et, surtout, les interactions avec la population civile vietnamienne sont autant de facteurs qui vont contribuer à affiner sa critique de la politique étrangère américaine.

39En outre, ce voyage au Vietnam va nourrir de façon essentielle une réflexion sur le sens de sa profession, dont il dégage des règles méthodo-logiques à partir d’observations sur son époque. Il considère le sens civique comme un attribut fondamental de la recherche universitaire et puise dans les travaux des philosophes des Lumières (Rousseau, Voltaire), de la psychologie sociale et comportementale, des éléments pour construire son argumentation. « Nous publions tandis que d’autres périssent », déclare-t-il sans détours en déplorant une recherche en histoire trop déconnectée du monde (Zinn 1970, 5). La brutalité d’un monde en guerre, la violence sociale, le potentiel révolutionnaire de la période sont selon lui autant d’attributs relevant de la pertinence scientifique des recherches en sciences sociales. Soucieux de produire un savoir utile à la transformation progressiste de la société américaine, Zinn entreprend de démontrer que l’objectivité concerne la méthodologie du chercheur en sciences sociales et non le sujet d’étude. Dans la partie de Politics of History consacrée aux études de cas, il explique sa démarche : esquisser des alternatives sociétales et se démarquer d’un processus ne visant qu’à décrire et relater des faits. Sur un plan épistémologique, il se range du côté des sceptiques, la science exacte ne constituant qu’un horizon et la production scientifique étant conçue dans une perspective nécessairement subjective.

40Cette approche oriente, de fait, son analyse de la fin de la Seconde Guerre mondiale : Zinn n’entreprend pas d’en aborder toutes les dimensions – militaires, diplomatiques, socioéconomiques, culturelles, etc. Il inverse plutôt l’approche à partir du thème des atrocités de guerre, dont il tire une réflexion visant ouvertement à éviter que de telles situations se reproduisent.

41À ce propos, il faut évoquer une autre modification entre l’article « Hiroshima and Royan » et la traduction parue dans La Bombe, qui tend à faire oublier un tel objectif et le contexte originel d’urgence sociale dans lequel Zinn publie son essai en 1970. La longue parenthèse consacrée à ses réflexions et souvenirs personnels est supprimée. Voici ce qui disparaît complètement :

42

Le bombardement de villages par l’aviation américaine durant la guerre du Vietnam a été justifié par des déclarations […] selon lesquelles seules des cibles militaires auraient été visées. Or, par nature, les bombardements à haute altitude, à la façon des bombardements de secteur, contredisent ce type d’assertion, indépendamment de l’intention du locuteur. Dans toute guerre moderne, les atrocités n’ont pas à être menées de façon délibérée par les pilotes ou leurs supérieurs hiérarchiques : elles sont le résultat inévitable de la logique de guerre elle-même.
(Zinn 1970, 260, ma traduction)

43Zinn ne s’adresse pas ici à un public français pour aborder par exemple les enjeux de la libération de Royan dans le contexte de la fin de la guerre en Europe. Son enquête est destinée à un public américain car son analyse a des implications sur le plan civique et politique. Il conclut l’argumentaire ci-dessus ainsi : « loin de dédouaner les bombardiers », l’inévitabilité de telles atrocités « met en cause les politiciens qui mènent les guerres et nous tous qui acceptons de tolérer de tels dirigeants politiques » (Zinn 1970, 260, ma traduction).

44À rebours de sa propre expérience de bombardier qui l’avait réduit au rôle de simple exécutant, ce dont il se souvient pour avoir éprouvé un sentiment de profonde déresponsabilisation, Zinn met sa compétence d’historien au service d’un travail intellectuel inverse : rompre avec le processus de dilution des responsabilités, le long de la chaîne de commandement (interne à l’armée et dans la société plus largement) afin d’assumer et, par-là, révéler la possibilité propre à chacun d’interrompre la mécanique de la violence sociale. Le mal qui fait aujourd’hui l’objet d’une production de masse exige une division du travail de plus en plus complexe, si bien que plus personne ne peut être tenu directement responsable des horreurs ayant cours. Cependant, chacun en porte la responsabilité, car n’importe qui peut tenter d’enrayer la machine.

45La conclusion de son propos n’est rien moins qu’un appel à la révolte dont il espère qu’il servira la cause de son temps, celle du mouve-ment contre la guerre du Vietnam : « dénoncer les croisades mensongères » sans « jamais se laisser paralyser par les gestes d’autrui, par les vérités d’une autre époque » et, au fond, « agir en son âme et conscience, au nom de notre humanité commune et à l’encontre de ces abstractions que sont le devoir et l’obéissance » (Zinn 2011, 89-90). L’intérêt du récit de Zinn consiste donc à aborder le travail de l’historien à sa juste mesure, c’est-à-dire en lien avec l’époque et les objectifs qu’il s’est lui-même fixés. Certes, le sens politique du texte reste fondamental. Cependant, il ne résume pas à lui seul la pertinence de son approche car les enjeux historiques ne sont pas pour autant supprimés. Simplement, il faut reconnaître que ces derniers découlent du projet politique de départ et renoncer à tenter de les dissocier. En rétablissant le cadre interprétatif adéquat, il devient possible d’aborder la dimension proprement historiographique, c’est-à-dire d’interroger la validité des sources, la portée des interprétations et, le cas échéant, de les contester ou de les réactualiser (Ivol 2017 91-101).

46Ainsi, appliquée à une étude de cas spécifique, la dimension transatlantique pose ici concrètement l’enjeu du contexte historique, de la traduction des sources et des motivations éditoriales. Elle illustre combien le processus historiographique lui-même est complexe et ne peut être entrepris sans une explicitation précise de ce qui est propre à une période donnée. En dernière analyse, l’approche transnationale relèverait donc moins d’une question d’échelle concernant la circulation des idées que d’une question de méthode visant une pratique plus juste du travail d’historien.ne.

Ouvrages cités

  • Publications de Zinn

    • Zinn, Howard. Archives personnelles, TAM 542, carton 3, Tamiment Library and Robert F. Wagner Labor Archives, New York University.
    • Zinn, Howard. Vietnam: The Logic of Withdrawal. Boston : Beacon Press, 2002 [1967].
    • —. « Hiroshima and Royan ». Politics of History. Boston : Beacon Press, 1970.
    • —. You Can’t Be Neutral on a Moving Train : A Personal History of Our Times. Boston : Beacon Press, 2004 [1994].
    • —. Hiroshima, Breaking the Silence. Westfield, NJ : Open Magazine, 1995.
    • —. The Zinn Reader. New York : Seven Stories Press, 1997.
    • —. Passionate Declarations : Essays on War and Justice. New York : HarperCollins, 2003.
    • —. Declarations of Independence : Cross-Examining American Ideology. New York : HarperCollins, 1990.
  • Ouvrages traduits en français

    • Zinn, Howard. Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours. Marseille : Agone, 2002.
    • —. « Nous le peuple des États-Unis… » Essais sur la liberté d’expression et l’anticommunisme, le gouvernement représentatif et la justice économique, les guerres justes, la violence et la nature humaine. Marseille : Agone, 2004.
    • —. L’Impossible neutralité : autobiographie d’un historien et militant. Marseille : Agone, 2013 [2006].
    • —. La Bombe : de l’inutilité des bombardements aériens. Montréal : Lux, 2011.
  • Autres ouvrages cités

    • Binot, Guy. Royan 5 janvier 1945. La Crèche : Geste édition, 2014.
    • Botton, Ulysse. Royan ville martyre. Royan : Édition Botton, 1966.
    • Bouchet-Roy, Marie-Anne. Bombardement et libération de la poche de Royan 12 septembre 1944-17 avril 1945. Vaux-sur-Mer : Bonne Anse, 2005.
    • —. Royan 39-45. Guerre et place. Tome I, L’Occupation. Vaux-sur-Mer : Bonne Anse, 2015.
    • Desquennes, Rémy. Les Poches de résistance allemande août 1944-mai 1945. Rennes : éditions Ouest France, 2013.
    • Florentin, Eddy. Quand les Alliés bombardaient la France 1940-1945. Paris : Perrin, 2008 [1997].
    • Genêt, Christian. Les Deux Charentes sous les bombes : 1940-1945. Gémozac : Éditions C. Genêt, 2008.
    • Irving, David. The Destruction of Dresden. Londres : William Kimber, 1963.
    • Ivol, Ambre. Du pacifisme en Amérique : Howard Zinn et la gauche, de la Seconde Guerre mondiale au Vietnam. Paris : Armand Colin, 2017.
    • —. « Beyond Boundaries: the Bombing of Royan in Howard Zinn’s Life and Work A Transnational reconsideration (1970-1945) ». Transatlantic Intellectual Networks. Anne Ollivier-Mellios, Hans Bak & Céline Mansanti. dir. Newcastle-upon-Tyne : Cambridge Scholars Publishing, à paraître en 2018.
    • Kalbach, Robert & Olivier Lebleu. Meyer et Schirlitz, les meilleurs ennemis : La Rochelle septembre 44-mai 45. La Crèche : Geste éditions, 2007.
    • Knapp, Andrew & Claudia Baldoli. Forgotten Blitzes : France and Italy under Air Attack (1940-1945). Londres : Continuum books, 2012.
    • Knapp, Andrew. Les Français sous les bombes alliées 1940-1945. Paris : Tallandier, 2014.
    • Meyer, Hubert. Entre marins : Rochefort, La Rochelle, Royan: 1944-1945. Paris : Robert Laffont, 1966.
    • Neer, Robert. Napalm : An American Biography. Cambridge, MA : Harvard UP, 2013.
    • Overy, Richard. The Bombing War. Londres : Penguin Books, 2014.
    • Simonnet, Stéphane. Les Poches de l’Atlantique : les batailles oubliées de la libération, janvier 1944-mai 1945. Paris : Taillandier, 2015.
  • Sources audio et vidéo


Mots-clés éditeurs : bombardements, poches de l’Atlantique, Howard Zinn, Royan, napalm, Seconde Guerre mondiale, historiographie, Vietnam, Hiroshima

Date de mise en ligne : 11/10/2018

https://doi.org/10.3917/rfea.155.0043

Notes

  • [1]
    « Les poches de l’Atlantique 1944-1945 », colloque organisé par le centre de recherche en histoire internationale et atlantique (CRHIA), 11-13 mai 2015, Saint Nazaire. Publication à venir.
  • [2]
    Emmanuel Laurentin a consacré plusieurs émissions à la libération des poches de l’Atlan-tique depuis la fin des années 1990. La référence à Zinn se trouve dans Emmanuel Laurentin, « Histoire et actualité : colloque violence de masse », La Fabrique de l’histoire, France culture https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/histoireactualites-du-vendredi-181215-colloque-violence-de-masse (consulté le 2 avril 2018).
  • [3]
    L’exposition royannaise, intitulée « Guerre et plage », créée par Marianne Bouchet-Roy et Pierre-Louis Bouchet, avec la collaboration d’Éric Renoux, a duré presque un an (15 décembre 2015-19 septembre 2016). En mai 2016, j’ai donné une conférence sur la trajectoire de Howard Zinn à l’invitation des instances culturelles de la ville.
  • [4]
    L’intérêt de Mermet pour Zinn s’est poursuivi avec la réalisation d’un documentaire Une histoire populaire américaine. Du pain et des roses (Mermet & Azam, 2015).
  • [5]
    Nous le peuple est la traduction d’une version augmentée de Declarations of Independence, intitulée Passionate Declarations (2003).
  • [6]
    Un travail spécifique sur la partie consacrée au cas japonais est entrepris par ailleurs par l’auteure.
  • [7]
    Cette démarche québécoise n’est pas unique. En France, l’éditeur Agone a entrepris de publier l’autobiographie de Zinn en y insérant une série de textes politiques visant à contextualiser un récit jugé parfois difficile à saisir pour un lectorat étranger (Zinn 2006).
  • [8]
    Auparavant, l’amiral Meyer s’était distingué par une stratégie de négociation réussie avec les forces occupantes, représentées par l’amiral Ernst Schirlitz, qui avait permis de garder intact le port de La Rochelle, en évitant toute opération de destruction envisagée dans le sillage d’une reddition désormais inévitable. Selon Meyer, des pourparlers équivalents auraient pu garantir à Royan un sort semblable mais les Forces françaises tinrent plutôt, pour des raisons politiques, à infliger à l’armée allemande repliée une défaite spectaculaire.
  • [9]
    L’un d’entre eux est devenu par la suite (et demeure) particulièrement polémique du fait des opinions révisionnistes de son auteur qui nie ouvertement l’existence des chambres à gaz et la réalité de l’Holocauste plus généralement. David Irving, The Destruction of Dresden (Londres : William Kimber, 1963). Sur le bombardement de Dresde, voir Ivol, Du Pacifisme, 80-81.
  • [10]
    L’inversion chronologique est prolongée dans le traitement du cas royannais : Zinn aborde la libération d’avril avant de se pencher sur les bombardements désastreux de janvier pour souligner l’argument suivant : si les bombardements étaient injustifiés en avril alors qu’une intervention terrestre y était associée, ils l’étaient a fortiori en janvier du fait de leur inutilité avérée sur le plan militaire. Il s’agit aussi peut être pour Zinn d’épouser son propre cheminement de pensée puisqu’il n’a découvert les bombardements de janvier que lors de son enquête (Ivol 2018).
  • [11]
    Dans le contexte étatsunien, l’adjectif s’apparente à l’extrême gauche. Ceci étant, Zinn n’utilise pas les termes de « far left » et préfère revenir à l’étymologie du terme de radical. Il propose en outre une série de critères définissant le radicalisme en histoire qui ne relèvent pas d’une grille de lecture idéologique classique gauche/droite.
  • [12]
    Nous citons ici le texte français repris dans La Bombe mais, en 1970, Zinn cite ses propres traductions des propos de Meyer.
  • [13]
    Zinn se rend au Japon avec Ralph Featherstone, un militant afro-américain du Student Nonviolent Coordinating Committee. Durant deux semaines, ils sillonnent le pays et interviennent dans une dizaine d’universités. Une telle collaboration suggère que la phase de radicalisation dans laquelle vient d’entrer le SNCC ne peut être réduite à un simple rejet des activistes blancs. Au contraire, le voyage illustre la dimension internationaliste de ce tournant vers le Black Power. Pour une analyse plus poussée de la question, voir Ivol, Du Pacifisme, 107-112 ; 164-72 ; 187-9. Zinn effectuera un second voyage en août 1967, avec son épouse Roslyn Schechter-Zinn, cette fois dans le but de structurer un réseau d’intellectuels à échelle internationale.
  • [14]
    James Johnson, David Samas et Dennis Mora refusent de se plier à leurs ordres de conscription en 1966. Une large campagne de soutien est immédiatement mise sur pied pour les soutenir.
  • [15]
    Zinn écrit « Contact him through C[olumbia] alumni ? ». L’exemplaire du Botton ayant appartenu à Zinn se trouve en ma possession (Ivol 2018).
  • [16]
    L’ensemble des documents se trouvent dans les archives personnelles de Zinn, TAM 542, carton 3, Tamiment Library and Robert F. Wagner Archives, New York University. Malheureusement, le Columbia Spectator et Le Cri de Royan perdent la trace de cet ancien combattant. Vingt ans plus tard, Zinn ne parviendra pas non plus à retrouver ce pilote. Un demi-siècle s’est écoulé depuis la découverte de l’existence de ce soldat lors du séjour royannais. Vu l’intérêt historiographique particulier du Botton (également du fait de la disparition de certains journaux comme Le Cri de Royan), et à la lumière des éclairages apportés par l’article « Hiroshima and Royan » sur le sujet, il devient intéressant de relever une fois de plus le défi en poursuivant cette investigation (Ivol 2017, 88-108 ; Ivol 2018).

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