Couverture de RFEA_151

Article de revue

Comptes rendus

Pages 246 à 253

Notes

  • [1]
    Schaeffer, Jean-Marie, Petite écologie des études littérarires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? Vincennes, Thierry Marchaisse, 2011, p. 32-33 et 120-121.
English version

REVUE, « Les États-Unis », Perspectives : Actualités en histoire de l’art, 2 2015, Paris : INHA, 2015. 201 p.

1Longtemps boudé par les Français, l’art américain a, ces dernières années, gagné en visibilité et en légitimité dans le monde muséal et universitaire français. Ce numéro de Perspectives, la revue de l’INHA, confirme en effet que, au-delà du cercle des Américanistes de la section 11, il suscite désormais l’intérêt des historiens de l’art.

2Ce volume sur les États-Unis rassemble 18 textes de longueurs et de formats variés et souvent innovants. Études de cas, entretiens et tables rondes, tribunes et essais, articles écrits à plusieurs mains, synthèses historiographiques et bibliographiques dialoguent sans linéarité stricte, en faisant alterner des zooms monographiques sur des sujets spécifiques et des réflexions plus larges sur des dynamiques de fond. Sans viser l’exhaustivité, ce recueil offre un panorama assez complet de la recherche sur l’art américain aux États-Unis en mettant en lumière des aspects encore peu connus du public français. Le volume englobe différents médiums et objets (culture matérielle, art conceptuel, performance, etc.), différents acteurs (artistes, chercheurs, mécènes, éditeurs), différents espaces (urbains, atlantiques, pacifiques et hispanophones), différentes périodes (de l’ère coloniale à la plus contemporaine) et différentes problématiques (mondialité), sans omettre les aspects technologiques (le tournant numérique), matériels (les financements privés), éditoriaux (la question de la traduction) et institutionnels (le rôle des musées, fondations et instituts). Les auteurs entendent également interroger l’histoire de l’art américain depuis ses marges en donnant voix aux minorités (ethniques et de genre), en déplaçant les frontières vers les espaces minorisés (côte Ouest, espace pacifique) et en s’ouvrant aux objets non-artistiques, ou du moins non-canoniques, issus de la culture matérielle, de la culture populaire ou de la contre-culture. Dans son propos comme dans son organisation éditoriale, ce volume offre donc une perspective délibérément plurielle, éclatée et déhiérarchisée sur le champ. À la lecture, on est autant frappé par la diversité des problématiques, le dynamisme et l’apparente « indiscipline » des pratiques artistiques aux États-Unis que par la verticalité des sources de financement et de toute l’architecture institutionnelle qui organise le monde de la recherche en histoire de l’art (voir à cet égard les études fort éclairantes d’Elizabeth Mansfield et de Michel Leja sur les instituts et des fondations).

3L’orientation étant nettement historiographique, la méthode principalement historienne et l’approche réflexive, le volume explore moins les objets de l’art que les discours sur l’art. La plupart des contributions propose en effet un état des lieux de la recherche dans un domaine particulier, fournissant ainsi des repères clairs et une synthèse efficace de la littérature secondaire jusqu’à aujourd’hui. C’est le cas par exemple pour l’art afro-américain (Powell, 81-94), la trajectoire de l’art autochtone dans les musées américains (Berlo, 163-170), ou l’itinéraire culturel et artistique du quilt (Smucker, 155-162). Les auteurs restituent l’intelligence des différents moments critiques dans leur succession pendant le long xxe siècle jusqu’aux « révisions » les plus actuelles. À ce titre, ce recueil de textes, adossés à un appareil bibliographique fort complet et des notes extrêmement fournies, offre un outil précieux pour les chercheurs français désireux de trouver un point d’entrée dans tel ou tel sous-champ. Et si l’ouvrage s’attache avant tout à dresser un bilan de la recherche passée et présente plutôt qu’à baliser la recherche à venir, on retiendra néanmoins les horizons ouverts par les technologies numériques, envisagées ici non plus comme simples outils mais bien comme tremplins vers de nouvelles pratiques et méthodes, vers de nouvelles questions et des nouveaux modèles (Drucker et alii, 27-42). Une autre promesse de renouvellement des formats et des contenus scientifiques semble également résider dans l’exposition d’art elle-même, à la fois comme lieu et comme outil de la recherche (Guilbaut, Bussard) et, plus généralement, dans toutes les pratiques croisant création et théorie, pensée expérientielle et conceptuelle, permettant de bâtir la recherche sur les images avec elles (voir l’article de Veerle Thielemans et l’entretien avec James Elkins).

4Outre ces éclairages et ces pistes, la principale problématique soulevée par le volume est celle de la mondialité (Jones et Nelson, 95). Dans le sillage du transnational turn en effet, l’une des ambitions affichées de ce recueil est de rompre avec le discours, aux accents parfois exceptionnalistes, sur l’« américanité de l’art américain » qui a longtemps dominé les débats, afin d’écrire une histoire de l’art des/aux États-Unis qui ne serait ni nationale, ni nationalisante, ni nationaliste. Dans le même temps, il s’agit également d’en finir avec le rôle de l’Europe comme « prescripteur de canons artistiques universels » (5). L’ouvrage se donne ainsi pour but de « sortir d’une géographie de l’art reposant sur la seule notion, en partie obsolète, d’État-nation » et d’« interroger l’évidence d’une forme de hiérarchie culturelle entre un centre et des périphéries dans notre monde globalisé de l’art et de l’histoire de l’art » (Lafont 5). Si elle n’est pas nouvelle, la problématique centre(s)/périphéries choisie ici semble avoir bel et bien remplacé la traditionnelle polarité entre high/low. Ce glissement peut sembler mineur, voire déjà obsolète, mais il a son importance car il signale que l’intérêt des historiens de l’art américains s’est déplacé ces dernières années d’une histoire des œuvres et des artistes vers une pensée des flux et des circulations d’images, en dehors des frontières nationales et en dehors des stricts beaux-arts — ce qui peut trancher avec l’approche patrimoniale du « grand » art telle qu’elle se pratique parfois en France.

5Mais, en marge de la réflexion sur « l’histoire globale » et bien que la perspective proposée ici soit volontiers critique, réflexive et toujours érudite, on notera qu’elle n’est que rarement théorique et épistémologique à proprement parler. En effet, malgré leur projet d’aborder les « questions posées à la discipline » (5), les auteurs n’élaborent guère de véritable théorie de l’image et n’explicitent pas de cadre conceptuel clair, à l’exception de James Elkins (55-64) qui fournit au volume ses grandes orientations théoriques (articulation du visuel au social et au politique, élargissement du champ d’étude aux objets non-artistiques, « mondes visuels », etc.). Pourtant, et bien que ces orientations attestent l’évidente filiation entre histoire de l’art et les visual studies aux États-Unis, Elkins exprime une certaine réticence à l’égard de ces dernières, qui se traduit par le silence autour des travaux, pourtant capitaux, de W.J.T. Mitchell. Comment comprendre cette absence ? Peut-être faut-il y voir le souci de se distancier du post-structuralisme et de la French Theory dont les visual studies se sont nourries et, du même coup, d’en finir avec une histoire eurocentrée de l’art.

6Destiné, dans sa version papier, à un public français, ce volume bilingue vise à internationaliser la recherche sur l’art américain afin de relancer le dialogue sur l’image et les théories du visuel entre les spécialistes des deux côtés de l’Atlantique — dans un débat dont les Européens semblent cependant singulièrement absents. S’il n’ose parler d’éclipse française (et allemande), James Elkins parle d’« attente » et de « retard » (60), qu’il explique en partie par la barrière linguistique, l’anglais étant devenu la nouvelle lingua franca du champ. Comme s’en attriste l’éditrice Susan Bielstein, les travaux des chercheurs français ne sont que très rarement traduits en anglais (188-192), ce qui en compromet l’accessibilité aux États-Unis. Force est donc de constater qu’à l’heure du tournant transnational, la circulation des idées en histoire de l’art semble encore timide, et les frontières (disciplinaires, linguistiques, nationales) encore bien étanches. Mais c’est sans compter sur le travail des Américanistes français, qui restent malheureusement les grands absents de ce volume.

7MATHILDE ARRIVÉ

8(Université Paul-Valéry Montpellier 3)

Christine Savinel, Gertrude Stein, Autobiographies intempestives. Paris : Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2017. 246 p. Gertrude Stein Narrations. Chloé Thomas (trad., ed.) Paris : Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2017. 114 p.

9Avec Gertrude Stein, Autobiographies intempestives, Christine Savinel signe un ouvrage magistral : plus qu’une belle étude sur les textes autobiographiques de celle qui était convaincue d’être l’un des rares génies de son temps, elle offre un arrêt sur (auto) portrait, choisissant d’étudier Stein pendant ce « moment […] hyperautobiographique des années 1930 » lorsque cette dernière expérimente de multiples façons l’écriture autoréflexive, bien sûr, mais fait surtout de ce genre, a priori bien peu fait pour une écrivaine que n’intéressait pas le récit chronologique, événementiel et intime, le « cœur de sa réflexion », « l’espace littéraire le plus souple qui soit, interrogeant genres et formes » (237). Le lecteur de Christine Savinel est ainsi invité à (re)découvrir un corpus de quatre textes principaux et d’un certain nombre de textes satellites, et au terme d’un voyage passionnant entre 1932 et 1937, à toucher du doigt cette « anatomie de la pensée lente » (211) à laquelle Stein se livre au cours de cette période pendant laquelle elle voit d’abord son identité vaciller avant de s’inventer dans une constellation de textes.

10Tout commence avec The Autobiography of Alice B. Toklas, bien sûr, ce texte publié en 1933 qui révéla Stein à un vaste public et l’amena à effectuer une longue tournée aux États-Unis entre octobre 1934 et mai 1935. Stein, qui s’était installée en France en 1903, n’avait plus remis les pieds sur le sol américain depuis trente ans lorsque le succès de ce livre soi-disant écrit par sa secrétaire bouleversa son existence, entraînant une série de malentendus : bien plus accessible que n’importe quel autre texte publié jusqu’alors, il fut surtout lu comme un témoignage sur la vie de Stein rue de Fleurus (et donna naissance à de vigoureux droits de réponse de la part de certains artistes outrés par le portrait qu’elle faisait d’eux) délicieusement agrémenté par le coup de théâtre des dernières pages, lorsque Alice B. Toklas tombe le masque pour révéler Gertrude Stein – un peu comme s’il s’agissait d’une nouvelle version de The Murder of Roger Ackroyd. Personne ou presque ne comprit, souligne Christine Savinel, qu’en se racontant « d’un lieu intenable, celui de l’autre, d’un autre nommé et proche » (68), Stein, dont la voix reconnaissable entre mille transparaît pourtant à chaque page, fait éclater tout pacte autobiographique : non seulement la véracité des faits et du témoignage n’ont aucune importance pour elle, mais elle va jusqu’à poser « le faux témoignage comme principe même du jeu littéraire » (40) ; parce qu’elle relève de l’intériorité, cet espace que l’écrivain doit protéger du monde pour y développer sa pensée, « l’autobiographie est sans témoins » (42).

11La période emblématique de la rue de Fleurus est donc évoquée « au filtre de sa vie, soit essentiellement de sa création » (39), n’en déplaise à Matisse, Braque ou Tzara, autant d’artistes visionnaires singulièrement incapables de saisir le point de vue décentré de Stein. Christine Savinel voit ainsi The Autobiography of Alice B. Toklas comme « l’autoportrait de l’artiste, le roman de formation, ou plus juste encore, le récit d’expérimentation de Gertrude Stein » (57), et ce récit repose sur la certitude que « [l]autobiographie est fiction de soi, ou biographie de soi comme un être ou une personne qui ne coïncide pas vraiment avec lui-même ou elle-même, ou encore qui ne se ressemble pas entièrement. Il n’y a pas de vérité de soi, il n’y a pas non plus de fiction sans “soi-même” » (70). Dans ce premier texte ouvertement autobiographique, Stein identifie quelques autobiographèmes qui reviendront ailleurs, au premier chef ces moments décisifs qui lui permirent de comprendre que « l’écriture est son seul métier et l’anglais sa seule langue » (58).

12Le succès inattendu de The Autobiography of Alice B. Toklas et la tournée triomphale qui amena Stein à sillonner et redécouvrir les États-Unis après trente ans d’absence provoquèrent une crise identitaire que l’ouvrage de Christine Savinel explore avec une perspicacité et une finesse remarquables. La popularité acquise sur la base d’une supercherie n’est pas si simple à apprécier, et Stein, grisée et inquiète, fait l’expérience de la page blanche, elle dont toute la vie n’est qu’écriture. Trois autres volumes finiront par compléter ce « parcours biographique de l’écriture » (57) entamé avec The Autobiography of Alice B. Toklas : Four in America (1934), dans lequel Stein « détourne la biographie » de quatre Américains éminents (G. Washington, H. James, W. Wright et U. S. Grant) en réinventant, pour chacun d’entre eux, une vocation et un destin qui soulignent les analogies avec son propre parcours ; A Geographical History of America (1936), où l’histoire américaine, avalée par « une géographie en mouvement, qui déborde la carte » (141), ne cesse de commencer dans ce hors-temps et ce hors-contexte qui sont, pour Stein, l’espace même de la littérature ; et enfin Everybody’s Autobiography (1937) qui, revenant sur le premier volume en en analysant l’impact considérable sur la vie de Stein/Toklas, pousse également plus avant des réflexions entamées dans les deux textes précédents (sur la relation, l’identité, l’intériorité…).

13Retraçant le moment où chacun de ces quatre ouvrages a été écrit, Christine Savinel met en lumière les liens intrinsèques entre les volumes ainsi que ceux tissés avec d’autres textes, notamment les essais ciselés pour la tournée américaine, Lectures in America (que Stein rédigea avant son départ et publia en 1934) et Narration, quatre conférences écrites à Chicago (1935). Anxieuse d’être écoutée et prise au sérieux par un public qui venait souvent la voir suite au succès de The Autobiography of Alice B. Toklas, Stein avait soigneusement composé ces textes extrêmement complexes et exigeants, comme le montre très bien Chloé Thomas dans la postface qui accompagne sa belle traduction. Christine Savinel les lit comme une autre façon, pour Stein, de poursuivre en la formalisant sa réflexion ininterrompue sur l’écriture littéraire dans toutes ses dimensions (la question des genres, de la modernité, son rapport au monde, au temps, à l’histoire…) et de saisir l’occasion de rendre cette réflexion visible dans la performance orale – de la rendre vivante, donc, de souligner à chaque mot la coïncidence entre la littérature et la vie. Car Stein, avance Christine Savinel, « a cette manière d’écrire, de penser, de composer dans un même geste et, plus encore, ce geste est lui-même sa façon d’exister » (213).

14Il est difficile de rendre justice à l’ensemble de l’étude très dense de Christine Savinel. Les nombreuses micro-lectures, par exemple, analysent sous nos yeux le texte steinien dans ses caractéristiques que l’on croit connaître (répétitions, ruptures, absence de ponctuation, variations, feuilletages temporels…) mais dont on mesure parfaitement ici l’intelligence de la mécanique. Des gros plans inattendus (sur Blood on the Dining Room Floor, par exemple, roman policier raté, en 1933, mais délicieuse autofiction qui permet à Stein de renouer avec l’écriture) sont savoureux. Le chapitre 3, consacré à Four in America, est particulièrement réussi, avec ses analyses sur les « croisements et transferts biographiques » (131) que Stein opère entre sa propre vie et celle des Américains illustres qu’elle réinvente. Mais à peine a-t-on écrit cela que l’on regrette de ne pas avoir cité d’autres parties du livre, sur la disparition du frère, par exemple, ou encore sur l’intertexte de Robinson Crusoe. On va et on vient dans l’ouvrage, repartant parfois en arrière pour bien saisir un nouveau lien mis en lumière entre deux textes ou deux périodes, émerveillé par la façon dont l’auteur parvient à sonder en profondeur ces six années qui ébranlèrent et réinventèrent la vie de Stein. Le lecteur de Stein, explique Christine Savinel, doit accepter que sa lecture suive le rythme d’une écriture qui, ayant choisi « la pratique d’un commentaire qui ne s’interrompt presque jamais », s’arrête, reprend, ralentit, patine parfois, digresse, revient en une fulgurance de la pensée, et c’est bien ce processus à l’œuvre que Gertrude Stein, Autobiographies intempestives met au jour : on visite cet « atelier autobiographique » (l’expression est empruntée à Paul Nizon) dans lequel Stein façonne des textes très différents les uns des autres mais qui, tous ensemble, « mettent en œuvre l’infinie méditation de l’auteur, ainsi que l’infini autobiographique » (233). Les textes de Stein occupent l’essentiel de l’espace, Savinel n’ayant recours que ponctuellement aux critiques steiniens ou à des penseurs auxquelles elle emprunte des notions lumineuses (Nietzsche, Derrida…) sans toutefois jamais risquer de les laisser écraser son objet – à l’image de Stein elle-même, pour laquelle le vrai savoir n’était pas celui qu’on trouvait chez les autres, mais « avant tout un geste vers la compréhension » (209). Christine Savinel montre ainsi une approche possible des multiples autobiographies « déclarées ou déplacées » (233) de Gertrude Stein en offrant sa clef de lecture : « La modalité intempestive régit l’ensemble », suggère-t-elle, « qui veut que ce qui semble sans rapport avec l’autobiographie en soit le plus proche, tandis que l’autobiographie déclarée digresse » (235). On finit le livre en ayant la certitude d’avoir croisé le « soi infiniment présent [de Gertrude Stein] et la possibilité de ses autres, de tous ses autres » (101), autant d’autoportraits insérés dans « le grand poème autobiographique de l’Amérique » (168) que Stein ne cessa jamais d’écrire. Inspirant.

15Sophie Vallas

16(Aix-Marseille Université)

Pierre-Louis Patoine, Corps/texte : Pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk. Lyon : ENS Éditions, 2015. 279p.

17En cette période de « crise des Humanités », il est parfois suggéré d’étayer l’étude de la littérature sur des sciences plus « exactes », faisant entrer la première dans le champ unifié des savoirs cumulatifs et vérifiables, aux dépens d’une écologie fragmentée aux méthodologies souvent incompatibles entre elles. C’est ainsi que Jean-Marie Schaeffer préconise de séparer la dimension descriptive de la dimension normative et patrimoniale de la littérature, et par conséquent la recherche de l’enseignement¹ [1]. L’ouvrage de Pierre-Louis Patoine s’inscrit de plain-pied dans un tel impératif de renouveau interdisciplinaire, la lecture empathique qu’il cherche à définir emprutant ses concepts, entre autres, à l’esthétique, à la psychologie, et aux neurosciences.

18L’architecture du volume, tout comme le style de l’exposé, est claire et didactique : les chapitres théoriques alternent avec des études de cas détaillées, d’une complexité croissante, empruntées à des œuvres de l’actuel courant « sensationnaliste » américain. Mais l’auteur ne renonce pas pour autant aux charmes de l’interprétation des textes, dépassant dans l’analyse de ses exemples la simple illustration des thèses énoncées.

19La lecture empathique ainsi définie est tendantiellement plus physique et corporelle qu’émotionnelle, comme le confirme la focalisation sur la douleur, privilégiée dans la culture américaine contemporaine, abondamment étudiée par les neurosciences, et « sensation somethésique exemplaire », situé d’emblée « à l’interface du sens et de la sensation » (17). La première étape vers l’appréhension de cette lecture incarnée qui mobilise « le texte comme concrétisation mentale et corporelle » (25) passe par les « genres corporels » au cinéma (l’improbable trinité du mélodrame, de la pornographie, et du film d’horreur). L’intense mobilisation voyeuriste et empathique envers les corps souffrants ou pseudo-désirants s’effectue par l’intermédiaire d’un « corps-entre-deux » (in-between body), « forme corporelle prosthétique faisant interface entre le sémiotique et le somatique » (37), entre le corps propre et l’écran – ou le texte. Les « genres corporels » mettent en évidence la dimension haptique, voire masochiste, basée sur la passivité, la vulnérabilité, et la perte de contrôle, de la lecture empathique. Le second mouvement retrace l’évolution du concept d’empathie, depuis l’Einfühlung classique, jusqu’à la « cognition motrice », sorte d’esthétique transcendentale qui élargit au domaine conceptuel le rapport corporel – haptique, proprioceptif, ou moteur – que la première établissait entre le sujet et les objets de l’environnement ou les autres sujets. Notre présence au monde serait donc conditionnée par un mimétisme primordial, à l’origine de la vie sociale et consciente (90-91). L’empathie est avec profit distinguée de concepts contigus comme la sympathie, plus émotionnelle, et l’identification, projection de soi sur autrui ou un personnage de fiction ; l’empathie est davantage allocentrique, voire parcellaire : « le lecteur empathique ne vit pas les sensations évoquées par le texte comme étant complètement siennes, mais plutot comme celles d’un corps hybride, oscillant entre la perspective personnelle et l’étrangeté du “point de sentir” proposé par le texte » (93). La vocalité, médium par excellence de la corporéité et de la musicalité du language, est l’un des points d’applications privilégiés d’une lecture incarnée.

20L’approche neuronale confirme et explique les intuitions des niveaux précédents, grâce en particulier à la découverte des neurones miroirs, qui renforce l’appréhension mimétique des processus de signification. Si les mêmes neurones visio-moteurs sont activés lors de l’exécution d’une action, de la perception d’une telle action effectuée par autrui, et du décodage de signes visuels ou linguistiques se référant à cette action, l’on peut imaginer l’évolution, du simple au complexe, de mécanismes de « cognition incarnée » aboutissant aux systèmes symboliques les plus élaborés. Plus encore qu’une mimesis, la perception est vue par les neurosciences comme une véritable simulation, de même, a fortiori, que l’imagination ou l’appréhension d’une œuvre d’art. Les conséquences pour la compréhension de l’effet littéraire sont importantes : si toute lecture est simulation empathique, de quelle nature est l’effet de seuil qui la fera passer d’une activation embryonnaire, à peine perceptible, à une version forte qui empoigne le corps du lecteur ? Des procédés poétiques, la familiarité avec les codes mis en jeu, ou au contraire l’ébranlement de ces codes, peuvent y contribuer. Si l’idée de la lecture incarnée n’est pas obligatoirement en contradiction avec la théorie de la littérature comme écart par rapport à la langue ordinaire – en effet, le texte peut réarranger les données sensori-motrices comme il rédistribue le système linguistique, autorisant une certaine distance esthétique (152) – l’approche multimodale, « écologique » du « tournant biologique » se pose en faux contre le tout-linguistique des ères structuraliste et post-structuraliste (154). C’est ainsi que des pans entiers de la littérature populaire et de genre peuvent être revalorisés en fonction de leur degré de somaticité. L’auteur ne passe pas sous silence les limites d’une telle « neuroesthétique littéraire » : le risque d’une vision naturalisante, voire déterministe, concevant « l’émergence du sens comme une complexification des activités organiques » (p. 154), malgré une conscience aiguë, chez certains analystes, du choc en retour de la sémiosphère sur les processus perceptifs et cognitifs.

21Grâce à cette théorie de la simulation, selon laquelle la compréhension de l’autre et du monde se conjugue sur le mode du « faire comme si », la littérature peut être envisagée comme modélisation de l’expérience, au niveau des sensations, des émotions et des croyances. Il peut s’agir d’élargir notre conscience en testant des stratégies d’action et des positions éthiques, ou bien, dans une perspecive moins utilitariste, de s’évader en s’immergeant dans des univers alternatifs. L’immersion littéraire varie selon les individus et les circonstances ; elle naît aussi d’un compromis entre le défi interprétatif du texte, nécessaire à l’implication attentionnelle du lecteur, et la maîtrise du code, indispensable à la jouissance de l’abandon au flow Si toute lecture est un compromis entre identification cathartique et identification ironique (H. R. Jauss), entre tendance immersive et distance esthétique, les moments paroxystiques de la lecture empathique pourront se comparer à la somatisation et à des modifications de l’état de conscience comme la transe hypnotique : « comme cette dernière, la lecture empathique implique un clivage de la conscience s’abondonnant à l’expérience fictionnelle sans se laisser submerger par elle » (217).

22Ces chapitres théoriques ont eux aussi besoin d’être incarnés, mis en situation de lecture. C’est ce que font magistralement les chapitres pairs de l’ouvrage, qui mobilisent les catégories de la lecture empathique à fin d’interprétation des textes. Ils montrent aussi à quel point des auteurs américains contemporains sont conscients de la nécessité – qui est aussi une opportunité de renouvellement – pour la littérature de frapper « à l’estomac » dans un monde (multi)médiatique envahi par le sensationnalisme et les genres corporels. Le texte qui fait appel à l’empathie du lecteur de la manière la plus directe est A Million Little Pieces (2003), de James Frey. À maints égards la moins expérimentale des œuvres analysées, elle ménage cependant la plongée somesthésique du lecteur au moyen d’une narration à la première personne au style dépouillé, direct. Le récit, entre autobiographie et fiction, est celui d’une désintoxication, marqué dès l’ouverture par les notations physiques et le thème de la souffrance. Le point d’orgue de l’analyse concerne un traitement de racine dentaire, nécessairement sans anesthésie, capitale de la douleur rendue au moyen d’une insitance sur son impact affectif et d’un style à l’oralité musicale qui redistribue la langue comme la douleur reconfigure le corps du personnage-narrateur. Une micro-lecture d’une grande finesse montre les points d’articulation du sémantique et du somatique, enrichissant des aperçus de la science les intuitions d’une lecture attentive. Guide (1997), de Dennis Cooper, apporte l’indispensable correctif que les processus empathiques ne sont pas de simples mécaniques intensives, mais peuvent être eux-même pris pour objets dans une mise en texte réflexive et critique. L’inspiration audio-visuelle du roman, qui met en scène nombre d’épisodes et de films apparentés à la pornographie, au gore, voire au snuff movie, ne favorise pourtant pas, sauf à de rares occasions, l’émergence du « corps intermédiaire » des genres corporels, car les corps réifés sont tenus à distance, la polyphonie du texte se résorbe partiellement dans le narcissisme d’un narrateur bavard, et l’intellect prend le pas sur l’empathie. L’ethos cynique et froid de la blank fiction crée une tension critique entre une dimension somesthésique et une distance intellectuelle et esthétique : « la représentation littéraire de corps souffrants ou jouissants n’est pas suffisante pour générer par empathie des sensations lors de la lecture. C’est l’ensemble du fonctionnement sémiotique et esthétique du système textuel dans lequel cette représentation est enchâssée quui détermine la possibilité et l’intensité de la lecture empathique » (71).

23Chuck Palahniuk se plaît à raconter l’évanouissement de nombreux auditeurs lors de lectures publiques de sa nouvelle « Guts » (2005) : « la littérature selon Palahniuk se réclame d’une entrée dans la sensation et dans l’action, remède post-ironique [aux] phénomènes d’abstraction postmoderne » (166). Le corps étant, dans une perspective foucaldienne, un lieu de pouvoir, les transgressions du corps obscène sont une invite à déjouer les pièges de la discipline et du bon goût, pénétrée d’une dimension idéologique et sociale. L’analyse magistrale de « Guts » montre comment l’écriture et la lecture empathiques d’actes masturbatoires et (auto)destructeurs se posent en faux contre la construction sociale de la sexualité, en particulier de la masculinité américaine, le malaise résultant à la fois d’une désorientation physique et idéologique. Mais « Guts » est l’exception plutôt que la règle : dans Choke (2001) ou Survivor (1999), l’impact sensoriel « est détourné au profit d’une réflexion morale, qui pousse le lecteur vers une expérience plus cognitive que somesthésique et empathique » (184). Ce décalage entre la promesse d’une littérature du coup à l’estomac et la prédication contre-culturelle des textes sert toutefois de révélateur au fait que les mécanismes de l’empathie ne sont aucunement isolables du contexte socio-historique. C’est la lecture empathique comme simulation et modification des états de conscience qui sous-tend l’analyse du roman baroque et labyrinthique de Mark Z. Danielewski, House of Leaves (2000). L’ouvrage est bâti sur la métalepse, ou « transgression délibérée du niveau d’enchâssement des niveaux diégétiques ou ontologiques » (226). Un ouvrage critique traitant d’un film documentaire décrivant une maison hantée par un monstre, dans un roman qui est aussi une « maison » ; un mystérieux minotaure qui s’attaque aux habitants de la maison ainsi qu’aux lecteurs des textes intradiégétiques et, potentiellemet, au lecteur réel : les limites entre les niveaux du récit, et entre fiction et réalité, deviennent poreuses. Le roman « utilise ainsi la fascination que produit l’incarnation sensible du sens, le pouvoir physique de la représentation mentale, bref la promesse d’un passage du sémiotique au somatique et de l’imaginé au perçu », qui laisse pressentir « une volonté de faire de la littérature une parole performative, un outil de transformation du réel », moins politique que poétique (243).

24L’ouvrage de Pierre-Louis Patoine est exemplaire et utile. Il fait de façon claire et concise le point sur un domaine relativement nouveau des études littéraires, tout en menant avec maestria des analyses textuelles conjugant approche poétique et éclairage scientifique. Il démontre la richesse et la complexité de la lecture empathique comme horizon critique. Il se concentre cependant sur des œuvres singulières et paroxystiques, différentes à la fois des genres de la littérature populaire dont il est suggéré que l’approche empathique pourrait contribuer à la réévaluation, et des effets somesthésiques plus discrets de textes plus classiques. Mais qui peut le plus peut le moins. La lecture empathique et la cognition incarnée indiquent la direction d’une sorte d’écologie du fait littéraire, en continuité avec la praxis et l’éthique, mais l’auteur semble valoriser en dernière analyse, avec House of Leaves, une littérature qui s’interroge de façon autotélique sur ses propres pouvoirs, alors que la critique sociale et politique est présentée par moments comme une récupération instrumentalisante (190). La possibilité du dépassement de l’opposition entre littérature transitive et intransitive resterait à approfondir. Enfin, cet exposé crée le désir d’une confrontation avec d’autres méthodologies, antérieures ou concurrentes. En quoi, par exemple, la notion d’un « corps-entre-deux » dans la phénoménologie des genres corporels se rapproche ou diffère-t-elle du corps du fantasme tel que décrit par la psychanalyse ? Peut-être les études littéraires pourraient-elle servir de terrain d’expérimentation pour des recoupements entre les disciplines rivales des neurosciences et de la psychanalyse. Le présent ouvrage est un exemple d’interdisciplinarité réussie, apportant la démonstration que la confrontation entre science et littérature ne se fait pas nécessairement aux dépens de la seconde. Mêlant esthétique et interprétation, niveaux descriptif et normatif, il aborde la pratique littéraire comme fait culturel total, balisant une voie d’avenir à la fois pour la recherche et l’enseignement – indissociablement – de la littérature.

25Michel Feith

26(Université de Nantes)

Notes

  • [1]
    Schaeffer, Jean-Marie, Petite écologie des études littérarires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? Vincennes, Thierry Marchaisse, 2011, p. 32-33 et 120-121.
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