Couverture de RFEA_151

Article de revue

Filer le texte : « The Figure in the Carpet » de Henry James

Pages 109 à 126

1Philippe Sollers, dans un bref essai sur « The Figure in the Carpet » intitulé « Le Secret », écrit :

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James, pendant toute sa vie, a rappelé avec force la seule importance du texte – c’est-à-dire, précisément, dans notre culture, de l’organisme le plus négligé qui soit en raison, dit-il « de notre méfiance collective, si marquée, à l’égard de tout ce qui se rapproche d’un jugement serré et analytique ». Il n’y a pas de doute qu’il ressentait très violemment, dans la société où il vivait et où, par bien des côtés, nous vivons encore, l’absence de toute lecture réelle et par conséquent l’annulation pratique de l’écriture comme de la publication et de la réception de l’écrit. Cette méfiance collective, cette répugnance, ce tabou, nous avons donc encore aujourd’hui à les dénoncer même si, à plus d’un signe annonciateur, nous pouvons voir monter vers nous ce « corps textuel » en dehors duquel il n’est pas de point de vue rigoureux sur la littérature.
(Sollers 119)

3Si cette citation ouvre cet article, c’est parce que cette lecture de « The Figure in the Carpet » a elle-même été proposée dans le cadre d’une réflexion sur la place laissée aujourd’hui au texte dans le paysage critique et sur le rapport du critique au texte, rapport complexe dont cette nouvelle est devenue, au fil du temps et des analyses, une sorte de parabole. « Pas de point de vue rigoureux sur la littérature » en dehors de ce « “corps textuel” », c’est ce que la nouvelle de James, « The Figure in the Carpet », semble exposer, posant la question du secret du texte mais aussi de son abord. Philippe Sollers souligne le statut particulier du type de texte qu’est la nouvelle, manifestant « le plus concrètement l’imbrication des versants producteur et réflexif du langage » (Sollers 120). Il poursuit, « [c]’est donc en elle – et James, de même que Poe, le comprend admirablement, – que la littérature elle-même pourra désigner, par un redoublement qui lui appartient en propre, son secret comme tel » (Sollers 120). Il insiste sur le fait que la réflexivité de la nouvelle est un mouvement intérieur, celui de ce « redoublement » par lequel la littérature « désigne » son secret comme tel, et qui, écrit-il, « lui appartient en propre ». Ce déplacement de la littérature à l’intérieur d’elle-même ne devrait dès lors être récupéré depuis un quelconque « dehors ». La question de la littéralité, ou de l’autonomie du texte littéraire, celle de la démarche herméneutique et de ses risques, sont au cœur d’un débat riche et passionnant. La restitution d’un tel débat dans ses moindres détails est une tâche qu’il me serait difficile d’entreprendre dans le cadre de cet article qui se propose avant tout comme lecture de la nouvelle. De l’échec du narrateur à percer le secret de Vereker, les critiques tirent la leçon selon laquelle l’assimilation de la « figure » à un signifiant unique et fixe ne peut mener qu’à la perte ; perte de sens, et peut-être aussi du texte. L’enjeu critique consistera alors à désigner la figure comme secret essentiellement absent mais moteur du récit, comme le suggère Tzvetan Todorov, ou comme figure à la fois lisible et illisible, existante et inexistante, figurant la littérarité elle-même, comme le suggère Joseph Hillis Miller. La figure, en ce qu’elle échappe, en vient à figurer, pour David Liss notamment, la labilité du sens et le mouvement même du processus interprétatif. Pour Hillis Miller, elle n’apparaît que par les liens, les lignes que l’on peut tisser entre la figure et ses autres (Miller 109). Il résume le paradoxe à l’œuvre en évoquant notamment la catachrèse :

4

The human story is the metaphor of the figure, which, paradoxically, is the literal object of the story, though it is a literal which could never be described or named literally. It exists only in figure, as figure of flower, that is, as catachresis. […] catachresis is the name for that procedure whereby James uses all the realistic detail of his procedure as a novelist to name in figure, by a violent, forced, and abusive transfer, something else for which there is no literal name and therefore, within the convention of referentiality which the story as a realistic novel accepts, no existence.
(Miller 110)

5Hillis Miller attire notre attention sur le caractère inapproprié, dans ce cas, de la notion d’« auto-référentialité » qui, comme il l’explique, parce qu’elle reste « référence », se trouve encore soumise au postulat de la représentation mimétique (Miller 110). Ce qu’il nomme « unreadability » n’est pas l’impossibilité de la lecture ni de l’interprétation, ni l’« ambiguïté ». L’ambiguïté, mise en avant par Shlomith Rimmon, tend selon lui – même si l’on risque ici de trop simplifier son propos – à faire apparaître le choix d’une lecture comme une alternative parmi d’autres, choix découlant de la multitude de possibilités offertes, mais se détachant de cette multitude en tant que choix :

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The multiple ambiguous readings of James’s fictions are note merely alternative possibilities. They are intertwined with one another in a system of unreadability, each possibility generating the others in an unstilled oscillation. Rimmon’s concept of ambiguity, in spite of its linguistic sophistication, is a misleading logical schematization of the alogical in literature, that uncanny blind alley of unreadability encountered ultimately in the interpretation of any work […].
(Miller 112)

7Miller insiste sur la coprésence de lectures concurrentes, une coprésence qu’il ne faudrait tenter de démêler ou de désunir par une sélection qui s’offrirait comme issue herméneutique. Cette « illisibilité » s’impose au lecteur, elle ne découle pas de sa lecture. La pluralité des possibles lectures s’offre, contrant tout désir métaphysique, comme l’impossibilité même de l’interprétation close, et, en cela, n’a rien de confortable : « “Unreadability” names the discomfort of this perpetual lack of closure, like a Möbius strip which has two sides, but only one side, yet two sides still, interminably » (Miller 112). Le texte inviterait le lecteur à une quête dont la fin se refuserait perpétuellement à lui : « Unreadability is the generation by the text itself of a desire for the possession of the logos, while at the same time the text itself frustrates this desire, in a torsion of undecidability which is intrinsic to language » (Miller 112). Le littéral n’est, dans ce texte, jamais que figuré, ne peut être que figuré ; le figuratif est le littéral en ce que le littéral ne peut se dire sans la figure. La « figure dans le tapis » ne figure rien d’autre que l’impossibilité de se figurer autrement que par la figure. L’analyse de Miller met en tension fixité et mouvement. L’objet en tant qu’il est nécessairement absent, ne se donne à voir que dans le mouvement et le déplacement propres à l’écriture littéraire : « It is a veiled idol or goddess, and yet visible as a mode of behavior betraying the goddess in her mortal incarnation. This mode is the rhythm of movement in the text itself : vera incessu patuit dea ! » (Miller 114). Ce que la lecture de Miller met en avant est à la fois une certaine domination du texte sur le lecteur, en ce qu’il se fait rempart textuel contre toute totalisation du sens, mais aussi la fascination, ou pour reprendre le terme de Miller, la « promesse » qu’il offre au lecteur : « One remains always face to face with some mediating sign, obstacle as well as promise, trace of an absence. » (Miller 116) Stephan Mussil, dans un article paru en 2008, met en évidence la séparation entre texte et lecteur en avançant, après un long cheminement à travers le texte de James et en dialogue avec ses critiques, le concept de « textual recursion », suivant cette logique :

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(1) The figure in the carpet is the phrase ‘the figure in the carpet’ and […] (2) the phrase means that the figure is in the carpet, not anywhere else. […] The phrase can further be explained by interlacing it with other elements in James’s text […] until (3) a total network of definitions emerges, the whole text with the figure in full. Moving from tautology to transitivity and from there to totality, we finally achieve a thorough “analytic appreciation” of the novella. (4) The concept that summarizes this progression is recursive textual disclosure or self-definition. The last step of the argument is the conjecture (5) that self-definition can be equated with literary meaning in general.
(Mussil 788)

9Ce faisant, Mussil avance la thèse d’une « explication », selon laquelle le texte s’expliquerait lui-même, explication qui serait seule valide, point sur lequel il n’a pas manqué d’être attaqué, notamment par Bill Brown dans sa « réponse » à son article. Brown reproche à Mussil de succomber au désir d’une lecture totalisante, au désir de clôture : « But Mussil must insist on a uniquely valid and totalizing interpretation – cast as the story’s interpretation of itself – because the moment one admits the validity of any competing interpretation then one faces the deconstructive bind, proposed by J. Hillis Miller, among others, for whom there is no way to adjudicate between rival interpretations. » (Brown 808) On peut se demander cependant s’il est juste de voir dans l’hypothèse de l’interprétation du texte par lui-même une interprétation comme une autre, parmi d’autres. L’approche du texte comme approche quasi impuissante, se faisant témoignage de la faculté du texte à générer sa propre interprétation, si elle se présente pour Mussil comme la seule approche valable, ne revient peut-être pas à la totalisation dont l’accuse son détracteur. Lui reprochant de dénoncer l’acte interprétatif en tant que substitution du texte à de possible équivalents, tout en remplaçant cet acte par son concept de « recursive meaning », Brown lui-même passe sous silence la non fixité de ce prétendu « équivalent » suggéré par Mussil, à savoir le processus même par lequel le texte sans cesse s’interprète, génère son interprétation. Ce type d’interprétation peut-il aussi aisément être classé parmi ce qu’il nomme « a range of interpretations » ? Je ne m’aventurerai pas ici à tenter de répondre à cette question, convoquant simplement les termes de ces débats complexes qui posent la question de ce que lire veut dire, et partant d’un texte qui, attirant le regard et la curiosité du lecteur vers une « figure » prétendument contenue dans un texte (celui de Vereker) auquel ce même lecteur n’aura jamais accès, le force néanmoins à s’approcher au près du texte de James, jusqu’à se perdre, peut-être, en lui.

10Cette nouvelle peut être perçue, à certains égards, comme une initiation du jeune narrateur-critique comme du lecteur. Le narrateur va faire l’apprentissage d’un certain rapport au texte qui lui échappe, mais dont l’impossible compréhension sera transmise par son récit. Le texte de la nouvelle nous donne à voir l’écueil qui consiste à écrire sur un texte littéraire depuis son dehors, depuis ce qui n’est pas la littérature, qui se nomme, dans la nouvelle, « critique », et que nous pouvons aussi entendre comme délire interprétatif ou tentative de récupération.

11Le texte de Vereker, auquel nous n’aurons jamais accès et qui est pourtant au cœur du texte de James, brille par son absence dès le début de la nouvelle, qui s’ouvre sur la proposition faite au narrateur d’écrire pour un journal littéraire, The Middle, au sujet du dernier roman de Vereker. Une synecdoque vient ici substituer la personne de l’écrivain à son œuvre : « I had written on Hugh Vereker. […] Moreover if I always read him as soon as I could get hold of him I had particular reason for wishing to read him now » (James 572). Quelque pages plus loin, l’épouse de Vereker dit que le narrateur-journaliste a su, selon elle, exprimer dans son article ce dont elle-même a toujours eu l’intuition en lisant l’œuvre de son mari, mais qu’elle ne peut désigner ici que par « what » ou « it » : « “[…] The man has actually got at you, at what I always feel, you know.” […] [B]ut she added that she couldn’t have expressed it. » (James 575) L’article en question, qu’elle portera à l’attention de son romancier de mari, sera pourtant rejeté par lui comme un article de plus ayant raté l’essentiel.

12Au moment où Vereker, en plein dîner, donne son opinion sur l’article du narrateur sans savoir qu’il en est l’auteur, il est interrompu par le passage d’un plat, interruption commode qui permet à James de nous faire entendre sa réponse, dans un premier temps, sans son complément d’objet : « “[…] All I pretend is that the author doesn’t see –” A dish was at this point passed over his shoulder, and we had to wait while he helped himself » (James 576), lequel complément, ainsi retardé, ne vient que confirmer que l’auteur de l’article ne voit pas, ne voit rien : « “Doesn’t see anything” » (James 577). Pourquoi nous faire ainsi entendre la phrase de Vereker sans son complément, tronquée par l’arrivée d’un plat ? Non sans doute par volonté de créer un quelconque effet de réalité dont on comprendrait mal que James vienne ici à s’en encombrer. « [A]nything » pourrait laisser croire qu’il y aurait bien une chose (a thing) à voir ; mais la première réponse tronquée en dit plus : il ne voit pas, tout court ; il ne voit pas le texte lui-même.

13Le lecteur suit alors les différents stades de l’évolution de la relation du narrateur avec l’homme Vereker. Froissé par cette petite humiliation, il se dit naturellement, dans un premier temps, déçu par lui : « for I confess he struck me as cruelly conceited, and the revelation was a pain » (James 577). Mais la sollicitude de Vereker à son égard le fait changer d’avis. Il écrit alors : « I have always done justice to the generous impulse that made him speak ; it was simply compunction for a snub unconsciously administered to a man of letters in a position inferior to his own, a man of letters moreover in the very act of praising him » (James 578). Au cours de cette conversation, Vereker s’explique sur son rejet sans appel des critiques qui ont jusqu’alors écrit sur son œuvre : « they missed my little point » (James 578), suggérant néanmoins qu’il y a plusieurs manières de rater l’essentiel, certains le ratant « délicieusement » (« deliciously », James 578), d’autres, comme le narrateur, « avec une inimitable assurance » (« with inimitable assurance », James 578). Après avoir ainsi félicité les critiques sur le style et l’élégance de leur « ratage », Vereker, loin d’en tirer de la fierté, exprime le sentiment d’échec que cela provoque en lui : « “[…] It’s quite with you rising young men,” Vereker laughed, “that I feel most what a failure I am !” » (James 578) Parce qu’il reconnaît que ces jeunes critiques sont intelligents, il n’en est que plus attristé par le fait qu’ils ne font que manquer l’essentiel. Pressé par le narrateur de livrer son secret, il répond : « “Have I got to tell you, after all these years and labours ?” » (James 579) Dire (« tell ») serait ici un sacrilège, voire une impossibilité : comment dire ce qui n’a jamais pu que s’écrire, de longues années durant ? Vereker regrette de devoir livrer par la parole ce qui aurait dû être lu. Mais c’est bien là le drame de Vereker : n’avoir jamais vraiment été lu. Pressé, cependant, par un narrateur bien décidé à lui extorquer une réponse, un indice, voire à lui livrer son secret sur un plateau, Vereker, tente de s’expliquer :

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“By my little point I mean – what shall I call it ? – the particular thing I’ve written my books most for. Isn’t there for every writer a particular thing of that sort, the thing that most makes him apply himself, the thing without the effort to achieve which he wouldn’t write at all, the very passion of his passion, the part of the business in which, for him, the flame of art burns most intensely ? Well, it’s that !”
(James 579)

15« Point », « it », « thing » : ce qu’il y aurait à livrer relève bien de l’inassignable, ne peut être désigné par un signifiant adéquat, se présente comme objet seulement visé, comme l’indique la préposition for, en italiques dans le texte. Vereker va ainsi offrir au narrateur et au lecteur une collection de formules, d’analogies et de métaphores visant toutes à faire voir cet essentiel manqué (ou ce manque essentiel), par exemple : « the very passion of his passion », nous intimant à penser que c’est une pulsion d’écrire qui est au cœur de son œuvre, ou encore : « the part of the business in which, for him, the flame of art burns most intensely ». Il parle d’une « idée » dans son travail, puis d’une « intention », cherchant lui-même ses mots pour tenter d’exprimer ce qui, de fait, ne peut s’exprimer ailleurs que depuis la littérature, s’attelant lui-même, en tant que romancier, à une tâche impossible : « “[…] It stretches, this little trick of mine, from book to book, and everything else, comparatively, plays over the surface of it. The order, the form, the texture of my books will perhaps some day constitute for the initiated a complete representation of it […]. » (James 579) L’ordre, la forme et ce qu’il nomme la « texture » de ses livres suffiront quand l’« initié », c’est à dire le lecteur, saura les saisir pour ce qu’ils sont, dans la « complétude » qu’ils constituent, sans tenter de se soutenir d’un quelconque dehors. « “You call it a little trick ?” » (James 579) demande le narrateur. « That’s only my little modesty. It’s really an exquisite scheme », répond Vereker, « [t]he way I’ve carried it out is the thing in life I think a bit well of myself for ». (James 580) S’il apparaît de plus en plus énigmatique aux yeux du narrateur, son secret se présente pourtant – pour employer un bel anglicisme – comme un secret « ouvert ». Quand Vereker insiste sur la manière, le mode opératoire, « [t]he way I’ve carried it out », ne tente-t-il pas de dire, ouvertement, qu’il a écrit selon son style, prolongeant infiniment son écriture, sur le mode littéraire du détour, du déplacement, de la figure, qui serait alors le seul secret à l’œuvre ? Le titre de son tout dernier roman sera, notons-le au passage, « The Right of Way ». « “Don’t you think you ought – just a trifle – to assist the critic ?” », insiste le narrateur, entraînant la réponse : « “Assist him ? What else have I done with every stroke of my pen ? I’ve shouted my intention in his great blank face !” » (James 580). Vereker semble vouloir faire remarquer ici la coïncidence entre le geste qui consiste à écrire, à inscrire, geste que le nom stroke fait apparaître à la fois comme proche de celui du peintre et comme geste violent, par anticipation de la métonymie « shouted my intention in his great blank face ! », consistant à lui jeter son « intention » à la figure, et l’« aide » qu’il offrirait au critique sous forme d’une explication. Écrire serait déjà expliquer. Par un surprenant déplacement, la « face » impassible du critique (« his great blank face »), caractérisée par une absence de signe, de marque (« blank) devient par un déplacement métonymique l’insigne d’une incapacité à voir, à lire. Il n’y a rien d’autre à critiquer que ce que le critique reçoit en pleine face mais dont il ne semble pouvoir être frappé, sa face restant vierge de toute inscription et sans doute aussi exempte de cette précieuse paire d’yeux qui permet de lire. Le secret du texte serait donc peut-être le texte comme il s’écrit, dans la singularité de son style et de sa lettre. Dans un passage de la préface que cite Mussil, James écrit : « I came to Vereker, in fine, by this travelled road of a generalisation ; the habit of having noted for many years how strangely and helplessly, among us all, what we call criticism – its curiosity never emerging from the limp state – is apt to stand off from the intended sense of things, from such finely-attested matters, on the artist’s part, as a spirit and a form, a bias and a logic, of his own… » (James, Literary Criticism 1235-36). Mussil commente : « James commits himself to intentionalism : the measure of criticism is “the intended sense,” aesthetic values are the artist’s property (“his own”) » (Mussil 781). Faut-il pourtant lire ici « of his own » comme marque de possession ? Ne peut-on pas entendre plutôt « a spirit and a form, a bias and a logic, of his own » comme un rappel de la marque, du style, pour ne pas dire de la « patte » de l’« artiste », de son trait inimitable, rappelant le nom stroke dont il était question dans la citation précédente ? Ce qui lui appartiendrait en propre ne serait rien d’autre que sa manière d’écrire. Mussil poursuit :

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If we rely on James’s testimony, the intended message of “The Figure in the Carpet” would turn out to be the admonition that the public in general and the critics in particular ought to read more attentively. But there is hardly any beauty in this message. James’s intention is not only at odds with Vereker’s “little idea,” but also with itself. If “the figure in the carpet” signified the bland appeal Read more closely ! The text would hardly justify the effort of close reading.”
(Mussil 781)

17« Lire attentivement » ne veut peut-être pas dire : lire attentivement dans le but de comprendre, mais peut-être, tout simplement, lire le texte pour ce qu’il est. Cela peut aussi bien vouloir dire se laisser impressionner par son mode singulier d’exposition qui ne viserait pas tant à cacher/exposer un secret, qu’à exposer le littéraire comme secret, à la fois approchable et insaisissable, dans ce paradoxe que souligne Hillis Miller. Et peut-être y a-t-il là-dedans plus de « beauté » que ne le suggère Mussil.

18Entamant une belle série de métaphores et de comparaisons, Vereker déclare : « “[…] To me it’s exactly as palpable as the marble of this chimney […] ». (James 580) Il tente ainsi de démontrer ce qui est en jeu, en recourant à la figure, au transfert de sens. Il explique l’échec de ces jeunes critiques par un excès de subtilité, un excès « démoniaque » :

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“[…]and the very raison d’être of you all is that you’re little demons of subtlety. If my great affair’s a secret, that’s only because it’s a secret in spite of itself – the amazing event has made it one. I not only never took the smallest precaution to do so, but never dreamed of any such accident. If I had I shouldn’t in advance have had the heart to go on. As it was I only became aware little by little, and meanwhile I had done my work.”
(James 580)

20Vereker mentionne un « événement », puis un « accident » qui aurait rendu secret le secret, un « événement » dont la connaissance, eût-elle été première, aurait rendu impossible la poursuite de son œuvre. Vereker dit qu’il n’aurait eu « le cœur » de poursuivre. Plutôt que de tenter de rattacher cet « événement », cet « accident » à un épisode de la vie de l’auteur, l’on pourrait s’attacher au sens de ces mots, et imaginer ici quelque rapport avec la mise en relation, violente, remarquable peut-être au point d’être qualifiée d’« accident », entre un intérieur et un extérieur. Ce qui est arrivé à son écriture comme un « accident », rendant secret son secret, ou produisant son secret, ne serait-ce pas l’événement d’une lecture, instaurant un rapport, faisant séparation (séparation renvoyant à l’étymologie de secret) entre un intérieur et un extérieur, ou, pour reprendre les mots de Vereker, entre une « matière » et une « surface » ? Le « marbre de la cheminée » est à la fois visible en surface et invisible dans les profondeurs de cette même matière qui pourtant fait aussi surface. Il serait impossible de lire le texte depuis son cœur, à partir du moment où on le lit, toute lecture supposant séparation.

21Mais le mystère est peut-être levé par le narrateur à son insu, le désespoir du narrateur faisant l’expérience de ce qu’il pense être un échec permettant au lecteur de voir le texte comme secret. « “And now you quite like it ?” », demande le narrateur à Vereker. « “My work ?” », répond Vereker. « Your secret. It’s the same thing.” », répond le narrateur. « “Your guessing that, Vereker replied, “is a proof that you’re as clever as I say !” » (James 580) Ce que comprend ici le narrateur est que le « travail », ou l’œuvre de Vereker (« my work ») constitue le secret lui-même. « My whole lucid effort gives him the clue – every page and line and letter. The thing’s as concrete there as a bird in a cage, a bait on a hook, a piece of cheese in a mouse-trap ; It’s stuck into every volume as your foot is stuck into your shoe. It governs every line, it chooses every word, it dots every i, it places every comma. » (James 581) Vereker fait ici référence à l’écriture (« page », « line », « letter »), mais il suggère peut-être aussi l’exposition qui est celle de la littérature et l’incapacité dans laquelle elle se trouve de se défendre ou de répondre : l’oiseau en cage, l’appât piqué par l’hameçon, le morceau de fromage pris au piège… Comme s’il devait se faire comprendre d’un idiot, il insiste, convoquant les exemples les plus communs. Du grand style que l’on peut imaginer être le sien, il ne révèle que cet essentiel déplacement de la comparaison ou de la métaphore, entraînant le narrateur à demander s’il s’agit ici de style, de forme, ou de sensation. La matérialité presque triviale des objets auxquels Vereker compare ici son « secret » n’a peut-être pour fonction que de faire retour à l’envoyeur, au signifiant et à sa lettre en tant qu’opaque, épaisse, irréductible. « Le mot “figure” lui-même », comme le rappelle Annick Duperray s’appuyant sur Genette, « signale une ambiguïté par laquelle la lettre s’alourdit de l’épaisseur du corps » (Duperray 252). La figure, pourrait-on dire, renvoie à autre chose, tout en sautant aux yeux du lecteur dans toute sa matérialité : « D’où vient la puissance de Vereker, sinon d’avoir su façonner, à travers ses romans, cette “figure dans le tapis”, dont on ne sait si elle est “signe” à déchiffrer, ou, plus étrangement, “bête à traquer”, mais qui, parce qu’elle opère une adéquation parfaite entre le dire et l’être, devient unicité : “He called it letter, he called it life, it was all one thing” » (Duperray 16). Cette matérialité exacerbée de l’objet auquel Vereker compare sa « figure » (« a bird in a cage, a bait on a hook, a piece of cheese in a mouse-trap ») renvoie à la concrétude de la lettre que le lecteur lit comme il consommerait une nourriture offerte sur un plateau sans pour autant voir résolue l’énigme qu’elle pose et expose. Comment la chose peut-elle être là, sous les yeux du lecteur, et lui échapper dans le même temps ? « C’est précisément ce littéralisme », selon Jean Bessière, « qui fait la question » :

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Il faut comprendre que le lecteur ne lit que la lettre du texte – une lettre qui est aussi concrète que « l’oiseau dans la cage, » qui est une citation de James. C’est précisément ce littéralisme qui fait la question ; c’est l’énigmaticité, et non pas l’énigme ou le secret, qui est précisément à découvrir. On vient ainsi à un paradoxe : une question qui n’appelle pas de réponse, qui n’est pas à interpréter, et qui va avec l’évidence de la lettre, qui peut être celle des choses de ce monde – un oiseau dans sa cage. Cela se reformule : c’est l’évidence de la lettre qui est sa question […] Pour le formuler autrement, dire le secret, ce n’est que dire la lettre du secret. Celui qui dit le secret ne définit pas le secret : il le montre, le rend évident et en fait une question sans réponse ; Ou encore : ce qui est évident, la lettre, est ce qui est la question.
(Bessière)

23Ce paradoxe de la lettre pourrait peut-être se résumer dans cette « évidence » dont parle Jean Bessière, si l’on décide d’y entendre à la fois l’expression d’une matérialité visible et remarquable de la lettre (son « évidence ») et de sa capacité à creuser dans (évider) l’intériorité sans cœur du sens, dans un renvoi sans fin à ce que la lettre signe.

24Le dialogue apparaît comme un dialogue de sourds quand le narrateur fait cette réponse :

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I see – it’s some idea about life, some sort of philosophy. Unless it be, I added with the eagerness of a thought perhaps still happier, “some kind of game you’re up to with your style, something you’re after in the language. Perhaps it’s a preference for the letter P !” I ventured profanely to break out. “Papa, potatoes, prunes – that sort of thing ?” He was suitably indulgent : he only said I hadn’t got the right letter.”
(James 581)

26La réponse de Vereker ne signifie peut-être pas qu’il s’est trompé de lettre de l’alphabet, mais de sens du mot lettre ; car c’est bien de la lettre au sens d’écrit qu’il s’agit ici, rappelant l’épithète « a man of letters » renvoyant à la fois au narrateur à et à Vereker (James 578).

27Le narrateur se défait peu à peu de Vereker et de son œuvre, vexé de ne pas posséder de connaissance à leur sujet, de ne pouvoir rien en dire : « I had no knowledge – nobody had any. It was humiliating, but I could bear it – they only annoyed me now » (James 583). C’est ainsi le savoir qui est en jeu. S’il n’a nulle connaissance, comme il le comprend enfin, c’est parce que la littérature n’est pas un objet de connaissance comme les autres. Il fait donc aveu d’échec tout en reconnaissant la raison de son échec : « I had no knowledge – nobody had – ». Revenu de ses belles illusions sur l’honneur soi-disant attaché à sa tâche de critique, revenu de la fierté qu’il tirait de cette tâche, le critique ne peut que s’en prendre à son « bourreau », le romancier qui s’est joué de lui. Il transmet alors cette nouvelle « connaissance » empreinte d’amertume à Corvick qui, plus que jamais absorbé par sa quête, n’a pas encore compris : « it fell in so completely with the sense he had had from the first that there was more in Vereker than met the eye. When I remarked that the eye seemed what the printed page had been expressly invented to meet, he immediately accused me of being spiteful because I had been foiled » (James 583-584). Le narrateur ne peut transmettre sa connaissance que dans le déni et le rejet apparent de ce qui l’a tant déçu. La conviction de Corvick qu’il y a quelque chose à comprendre n’est là que pour nourrir sa vanité de critique : « It isn’t for the vulgar – it isn’t for the vulgar ! » (James 584) répète-t-il.

28C’est alors que l’image « the figure in the carpet » est suggérée par le narrateur lui-même, puis validée par Vereker : « For himself, beyond doubt, the thing we were all so blank about was vividly there. It was something, I guessed, in the primal plan, something like a complex figure in a Persian carpet. He highly approved of this image when I used it, and he used another himself. “It’s the very string,” he said, “that my pearls are strung on !” » (James 586) C’est donc au moment où le narrateur emploie le langage de la littérature, emploie, précisément, une figure, « a complex figure in a Persian carpet », la figure de la figure, que Vereker « approuve ». Car le narrateur a suivi son conseil, en quelque sorte. Vereker lui avait dit : « “[…] I do it in my way, […] You don’t do it in yours” » (James 582), l’invitant à ne pas écrire sur son œuvre dans un style journalistique de pacotille (« in cheap journalese », James 581). Ce faisant, il l’avait peut-être implicitement invité à parler de la littérature depuis la littérature, depuis le déplacement dont elle procède. L’image ainsi produite par le narrateur serait sa seule réussite, le seul moment où le romancier (Vereker, James ?) « approuve », justifiant l’élévation de cette image au statut de titre. La métaphore ajoutée ici par Vereker, « the very string that my pearls are strung on », suggère que le secret est un fil, le fil de la plume, peut-être, lui permettant de tisser son texte. John Holland suggère que Vereker comme le narrateur croient en la transmissibilité du « motif dans le tapis ». Ce motif peut être perçu, à condition de regarder l’œuvre à la bonne distance et sous le bon angle (Holland 71). Corvick penserait quant à lui que la « source de la fascination exercée par l’œuvre de Vereker » ne serait qu’un « élément intangible » et innommable. Le point de rencontre, de réconciliation entre ces deux approches est décrit ainsi par John Holland : « It is not impossible to state the figure in the carpet as such, but the latter’s importance is that it marks the place of something else, the outline of which can be delineated, but which is nowhere represented directly » (Holland 72). Ce qui est souligné ici est le déplacement infini de la « figure », l’indirection qui la caractérise en tant que figure et indépendamment de ce qu’elle peut désigner, pourrait-on ajouter. John Holland effectue ici un détour par l’autobiographie de James :

29

In his much later autobiography, Notes of a Son and Brother, the author uses a familiar expression when seeking to name the principle that has enabled him to “strin[g] th[e] apparently diverse and disordered” elements of the text “upon a fine silver thread”. This thread is nothing other than a long cherished hope to write “[t]he personal history […] of [a] [lively] imagination” (Autobiography 454). […] I would suggest that, in James’s stories about art, the relation between the assertion that a determinate figure exists and the vaguer sense that there is something more in the text than meets the eye should be understood in a way that is similar to that between “the silver thread” and the unwritten scene of anxiety in James’s autobiographies. The figure marks out a series of places in the text, transmitting to the reader the sense that something else is also there, without telling us what that other thing is.
(Holland 72-73)

30La figure dans le tapis ne semble pouvoir être elle-même figurée que par une présence en creux, une marque visible de ce qui échappe, c’est-à-dire par une autre figure, ici celle du fil. Le fil est précisément ce qui sert à tisser le(s) motif(s), les images (du tapis, du tissu, du texte) ; il n’est donc pas surprenant que James relie ce fil à l’écriture de « l’histoire d’une imagination ». Le fil est à la fois le moteur (l’espoir), l’écriture qui file en avant, et l’imagination qui tisse les images. Mais parce qu’on ne tisse d’images qu’autour de ce qui n’est pas ou plus, le motif laissera peut-être voir ce supplément absent qu’évoque Holland, reprenant les termes du narrateur (« sense that there is more in the text than meets the eye »), à travers quelque maille légèrement détendue, créant quelque écart. Cela pose la question de la transmission à laquelle s’intéresse Holland, transmission dont l’effectuation reste incertaine en ce qui concerne notre histoire. Car comment transmettre au lecteur ce qui se figure comme absence ?

31Le portrait de Corvick et Gwendolen met en valeur leur « vanité intellectuelle » (James 586). Ils prétendent posséder un « tempérament artistique » (James 587) mais ne font que s’enthousiasmer sur des « questions d’art », ce qui n’est pas tout à fait la même chose : « […] they would take him page by page, as they would take one of the classics, inhale him in slow draughts and let him sink deep in » (James 587). Leur méthode consiste ainsi à prélever du Vereker, à le respirer (« inhale him ») pour s’en imprégner complètement, le texte passant par le filtre du critique devenu corps. Il y a bien dans cette métaphore l’idée d’une ingestion et d’une disparition du texte, déjà à moitié éliminé par le procédé métonymique consistant à utiliser le pronom him au lieu de « his writing ». Il y a quelque chose de très narcissique dans cette démarche, aussi narcissique sans doute que leur « amour » ; ce qui compte n’est que la transformation de la matière littéraire en un « scoop » critique qui leur permettrait de briller sur la scène intellectuelle. Le narrateur « prévient » alors son collègue Corvick :

32

He was like nothing, I told him, but the maniacs who embrace some bedlamitical theory of the cryptic character of Shakespeare. To this he replied that if we had had Shakespeare’s own word for his being cryptic he would immediately have accepted it. The case there was altogether different – we had nothing but the word of Mr. Snooks. I rejoined that I was stupefied to see him attach such importance even to the word of Mr. Vereker.
(James 588)

33Le narrateur suggère qu’il a compris rétrospectivement, depuis le récit qu’il est en train de livrer : « I didn’t, I confess, say – I didn’t at that time quite know – all I felt » (James 588). George et Gwendolen sont comparés à des chasseurs voulant venir à bout de leur proie, mus par une pulsion de savoir et de destruction. Corvick fantasme ainsi l’accueil, par Vereker, de sa future découverte : « He shall crown me victor – with the critical laurel » (James 589). Sa mort soudaine, censée arriver après sa grande découverte de l’énigme, après qu’il s’est prétendument entretenu avec un Vereker ayant approuvé cette découverte, est fort suspecte. Rien ne « prouve » qu’il ait réellement fait cette découverte ; il n’a fait que la reporter par télégrammes et lettres. L’explication de la découverte ne peut être contenue dans un télégramme. Pour cela, il faut une lettre : « “He has got it, he has got it !” », s’écrie Gwendolen. « “He doesn’t say what it is” », réplique le narrateur, désappointé. « “How could he – in a telegram ? He’ll write it.” », répond alors Gwendolen (James 592). Mais cette lettre elle-même ne sera qu’un délai de plus, puisque Corvick ne confiera le secret qu’à celle qui sera alors devenue son épouse. Joseph Hillis Miller aborde, vers la fin de son article, l’hypothèse parfois formulée selon laquelle la transmission du secret aurait un rapport avec l’union des amants et la connaissance sexuelle, à partir de la question posée par le narrateur : « Was it Gwendolen’s idea, taking a hint from him, to liberate this animal only on the basis of the renewal of such a relation ? Was the figure in the carpet traceable or describable only for husbands and wives – for lovers supremely united ?” ». Joseph Hillis Miller souligne que le texte jamais ne nous donne les moyens de comprendre ce que cela signifie, soulignant aussi la fragilité d’une lecture qui assimilerait le « secret » ou la figure à cette union. S’il conclut sur l’impossibilité de savoir ce dont il retourne dans cette allusion, l’on est tentée de suggérer que l’expression « supremely united » qui signifierait l’union charnelle comme la résolution de l’énigme, ne fait peut-être que pointer l’illusion d’unité à l’œuvre dans cette « union suprême », et le fantasme de l’unité, originaire ou « retrouvée » dans cet acte, qu’exprimerait « supremely united ». Mussil revient lui aussi sur cette question de l’union des amants, hypothèse du narrateur qu’il invalide assez efficacement : « This is a remarkably wrong question since, as the narrator knows very well, Corvick has discovered the mystery on his own in India, far way from Erme ». (Mussil 775).

34Que ce secret ait été transmis ou non de Corvick à Gwendolen, qu’il y ait eu ou non un véritable secret à transmettre, nous ne serons jamais témoins de cette transmission. Mais il est une autre transmission à l’œuvre : la transmission par l’œuvre, rendue visible par l’activité littéraire de Gwendolen après la mort de Corvick. Gwendolen répond aux attaques du narrateur soupçonnant le secret de n’avoir jamais existé, en s’exclamant : « It’s my life ! » (James 601-602) Or, sa vie n’est dorénavant faite que d’écriture et le narrateur lui-même reconnait que son roman publié un an et demi après, est un bon roman.

35Il semblerait donc, si secret il y a, qu’il ne puisse se dire que depuis la littérature. Gwendolen, dont on ne saura jamais si elle détient quoi que soit de tangible, transmet pourtant quelque chose à travers ses œuvres, un « quelque chose » qui n’a rien à voir avec Vereker mais pourtant tout à voir avec son écriture. Il ne s’agit pas d’une information sur Vereker qu’elle divulguerait comme dans un roman à clé, ce que le narrateur espérait tant, mais qu’elle transmet à travers l’acte de création littéraire lui-même. La découverte de Corvick est d’autant plus douteuse que celui-ci n’avait pas le texte sous les yeux quand sa révélation lui est arrivée. La remarque suivante du narrateur invite également à prendre en considération l’influence possible de son environnement, l’Inde, pays dans lequel il se trouve alors : « “But fancy finding our goddess in the temple of Vishnu ! How strange of George to have been able to go into the thing again in the midst of such different and such powerful solicitations !” » (James 592). La réponse de Gwendolen ne manque pas de nous laisser songeurs ; la révélation y est décrite comme une révélation intérieure ou un esprit divin venant le toucher, non comme issue d’un texte qu’il n’avait par ailleurs pas avec lui :

36

“He hasn’t gone into it, I know ; it’s the thing itself, let severely alone for six months, that has simply sprung out at him like a tigress out of the jungle. He didn’t take a book with him – on purpose ; indeed he wouldn’t have needed to – he knows every page, as I do, by heart. They all worked in him together, and some day somewhere, when he wasn’t thinking, they fell, in all their superb intricacy, into the one right combination. The figure in the carpet came out.”
(James 592)

37Difficile d’imaginer comment le secret d’un texte a pu se révéler à un lecteur qui n’était pas en train de le lire. Gwendolen ressent d’ailleurs le besoin de se justifier sur ce point : il connaît chaque page par cœur, chose difficile à croire sachant qu’il s’agit ici de toute la production littéraire de Vereker. Elle explique ensuite que ces pages ont travaillé en lui, se sont mêlées, pour « retomber », enfin, « in all their superb intricacy, into the one right combination ». Dans cette description, toute idée de linéarité, de fil, précisément, est perdue. La dernière remarque, « [t]he figure in the carpet came out », pose bien le problème : le motif n’aurait-il pas dû rester dans le tapis, préservant ainsi son précieux tissage ? Vereker avait approuvé l’image « a complex figure in a Persian carpet », pas « a figure out of a carpet » (Je souligne). Ce motif n’a peut-être plus rien à voir avec le tapis du texte. Car tout tourne ici autour de l’intelligence de Corvick, de son pouvoir de combinaison, pour ne pas dire d’imagination, voire de fabulation ou de recréation fantasmatique. Le narrateur, tentant de se rassurer, remarque, « “But, as you say, we shall surely have that in a letter” ». « “Perhaps it won’t go in a letter if it’s ‘immense.” », répond Gwendolen (James 593), réveillant la suspicion du narrateur : « “Perhaps not if it’s immense bosh. If he has got something that won’t go in a letter he hasn’t got the thing. Vereker’s own statement to me was exactly that the ‘figure’ would go in a letter” » (James 593). Dans ces paroles rapportées de Vereker, il faut entendre « letter », semble-t-il, au sens d’écriture de la lettre plutôt qu’objet lettre. Si la figure « tient » dans une lettre au sens de texte, elle n’en finira pas, pourtant, de se déplacer, de se dédoubler, de se défigurer et de se reconfigurer.

38Le lecteur apprend que l’intention de Corvick était de peindre Vereker, non son texte, Vereker étant présenté dans les termes rapportés de sa lettre comme un « modèle », a « sitter », et son article à venir comme « a supreme literary portrait, a kind of critical Vandyke or Velasquez » (James 601). À la mort de Corvick, tout ce que l’on apprend est que son article avait été à peine ébauché ; et que dire de cette ébauche telle qu’elle nous est décrite : « […] the article, which had been barely begun, was a mere heartbreaking scrap » (James 599). Comment entendre l’épithète heartbreaking ? Cette ébauche avait-elle déjà le pouvoir de susciter quelque émotion, ou était-elle mauvaise et pathétique à vous fendre le cœur ? Corvick, censé avoir confronté sa théorie à la présence réelle de Vereker, disparaît sans besoin de justification, car finalement, ce n’est pas cette réalité de l’auteur qui compte, et Vereker peut bien disparaître avec lui. Gwendolen prétend alors avoir tout entendu (« “I heard everything”, James 599) de Corvick et prévient qu’elle ne répétera rien. Les termes de sa réponse, cependant, font douter du fait que ce que Corvick lui a transmis est bien un secret qui puisse être livré, ou délivré. Le secret de la littérature n’est-il pas un secret au sens où il est voué à rester dans le texte qui le recèle ? Gwendolen, la seule à détenir le secret, ne sortira pas de la littérature. Aux questions « “[Have you] seen the idol unveiled” ? » ou « “Did you hear […] what we desired so to hear ?” » (James 599), elle répond « “I heard everything” » (599), suggérant un dépassement des limites d’un simple objet qu’il s’agirait de connaître, mais suggérant peut-être aussi qu’elle a entendu tout et rien, ou simplement qu’elle a entendu le récit de Corvick, quelle qu’en eût été la teneur. Elle n’emploie ni le nom secret, ni le nom figure, comme si ce qu’elle avait compris ne pouvait être contenu dans un quelconque signifiant. Le texte évoque d’ailleurs la « réserve » de Gwendolen, désignation qui, si elle semble relancer le processus interprétatif en suggérant un non-dit, rappelle aussi l’impossibilité d’accéder au secret de Gwendolen, qu’elle gardera pour elle. Quand le narrateur, rendu fou d’avoir été exclus de la confidence, suggère à Gwendolen que ce « secret » n’était sans doute rien, celle-ci se défend en répondant : « “It’s my life !” » (James 601-602), « “You’ve insulted him ! […] I mean – the Dead !” » (James 602). Si ce que Gwendolen a compris est la nature de la création littéraire qui constitue à présent toute sa vie, dire que ce grand secret offert à la vue de tous, la littérature, n’est « rien », alors qu’il est le seul secret digne de l’attention d’un lecteur, c’est effectivement insulter tous les « Morts » et leurs œuvres, insulter la littérature même.

39Un an et demi plus tard, Gwendolen publie son second roman (“Overmastered”) au sujet duquel le narrateur nous dit : « As a tissue tolerably intricate it was a carpet with a figure of its own ; but the figure was not the figure I was looking for » (James 602). Ainsi peut-être la figure, dans le texte de James, se transmet-elle tout en restant à l’intérieur de la littérature : l’œuvre de Gwendolen est « un tapis possédant son propre motif ». Le narrateur commente : « The figure in the carpet might take on another twist or two, but the sentence had virtually been written. The writer might go down to his grave : she was the person in the world to whom – as if she had been his favoured heir – his continued existence was least of a need » (James 603). Cette « héritière », cependant, mourra en donnant naissance à son deuxième enfant, emportant avec elle, mais le laissant derrière elle, le secret sans secret de la littérature. Suggérer que Gwendolen soit l’« héritière » de Vereker est d’autant plus surprenant que le même Vereker avait affirmé, au sujet de son secret : « A woman will never find out » (James 585). L’emploi du mot sentence est frappant. S’il désigne ici avant tout le « verdict » final, il renvoie aussi à la phrase et peut-être au « fil de la plume », pour reprendre l’image du fil employée par Vereker, ce fil qui est son œuvre même et qui, de fait, n’est sans doute pas dissociable d’une syntaxe, d’un style aussi singulier que celui de la phrase jamesienne. Le narrateur clôt le récit vexé et aigri. Lorsque Drayton Deane, deuxième mari de Gwendolen, lui demande son opinion sur l’œuvre de Vereker, voici ce qu’il répond : « I replied, getting up, that I detested Hugh Vereker – simply couldn’t read him. » (James 604). Cet « aveu », qu’il soit sincère ou mensonger, suggère une incapacité à lire « tout simplement ». Cet adverbe, simply, renvoie peut-être au paradoxe d’une lettre à laquelle se réduirait l’œuvre, de la matérialité irréductible d’une lettre qui pourtant fait toujours signe vers un ailleurs, ou vers un intérieur (« the organ of life ») insondable en ce qu’il ne fournira aucune réponse à la question que pose la littéralité de la lettre. C’est cette tension irréductible qui est en jeu sans doute dans ce que Jean Bessière nomme « énigmaticité », et qui définit le rapport du texte à son auteur et à son lecteur :

40

La fable précise de The Figure in the Carpet est donc celle d’un jeu d’investissement et de désinvestissement, et celle d’une œuvre qui n’est d’abord que sa propre lettre, et qui, étant sa propre lettre, peut entendre désigner ou figurer ce que nomme cette lettre. Parce que cette lettre indique que la question de l’auteur et de la vérité de l’œuvre sont sans solution, le jeu de l’investissement et du désinvestissement dispose une énigmaticité, qui est finalement le seul moyen de caractériser la transmission de l’œuvre au lecteur, de l’œuvre à l’auteur.
(Bessière)

41L’« œuvre […] n’est que sa propre lettre », mais celle-ci ne cesse pourtant d’en appeler au lecteur, au critique, à tous ceux, enfin, que ce « secret » intéresse.

42Pour conclure, ce texte nous dit peut-être aussi quelque chose de l’exercice périlleux auquel se prête le critique qui se doit d’écrire sur un texte littéraire avec pour seule « connaissance » celle de l’impossibilité d’en faire un objet, tentant de maintenir un équilibre toujours précaire entre attention et commentaire, sur ce fil à la fois visible et invisible de l’écriture. La nouvelle de James nous invite donc aussi à considérer cette position précaire de qui aborde un texte, risquant à tout moment de se laisser enfermer par le texte ou de le réduire à un objet d’étude comme les autres, objet qu’il tentera, parfois, d’interpréter à partir de son dehors, « interrogeant » le contexte historique, la biographie de son auteur, à l’instar du narrateur interrogeant Vereker dans le but de lui soutirer des indices. Mais ce faisant, le texte nous invite à nous approcher toujours au plus près de lui, laissant entrevoir que son « explication » ne réside que dans sa trame. Ce texte nous invite à interroger les différentes approches du texte littéraire. L’analyse de Stephan Mussil, qui met en évidence que le texte s’explique lui-même, conduit son auteur à réaffirmer l’importance du close reading, en précisant cependant que tous les textes littéraires ne se prêtent pas autant que le texte jamesien à une telle méthode : « A contextual explanation of a poem, novel, or play can never be as valid as close reading because the former must stand the test of the latter, whereas close reading can be tested only against an even closer reading. […] However, the crunch is not that literary texts are always self-evident, but that they always fit themselves better than contexts can fit them. » (Mussil 789) Ce qui nous semble important dans ce que l’article de Mussil met en évidence à travers son concept de « recursive reading », est la distinction qu’il opère entre une vision du texte littéraire comme purement autotélique et sans rapport avec son dehors, et une vision du texte littéraire comme mettant en évidence une certaine logique, un certain fonctionnement, relationnel, à l’œuvre, qui, en ce sens seulement, rejoint l’étude d’autres objets dans le monde (Mussil 791).

43Ce sur quoi ce texte de James attire notre attention est le tissu relationnel qu’il constitue et qui à lui seul semble faire consister le secret et entraîner le lecteur dans son mouvement. Cette mise en relation ne peut se faire sans lecteur, même si le rôle de ce lecteur ne consiste peut-être qu’à se tenir au ras du texte, à suivre sa trame, plus qu’à tenter d’en débrouiller les fils. Joseph Hillis Miller, au début de son article met en évidence l’importance de la relation, du relationnel : « Figure is at once a name for the actual “figures” or characters of the story, and at the same time it is the name for relation, for a design which emerges only from the retracing of “the related state, to each other, of certain figures and things” » (Miller 110-111). C’est à ce « retraçage » de relations que nous inviterait le texte de cette nouvelle, renvoyant peut-être à la nécessité d’être « analytique » évoquée par James dans sa préface. Cela explique que ce texte en soit venu, d’une certaine façon, à figurer l’acte de lecture lui-même, indépendamment des divergences d’interprétation qu’il a suscitées.

44L’on peut ainsi s’interroger, depuis James, quant au surplomb réconfortant, légitimant qui peut toujours tenter le lecteur en lui offrant des possibilités interprétatives mais présentant le risque d’éclipser par le discours un texte littéraire n’existant pourtant qu’en vertu de ce qu’il ne se soutient d’aucun discours. Il faut peut-être alors, comme le dit Sollers, « pass[er] dans le tapis du texte pour en devenir l’image, signant ainsi de notre mort comme lecteur, l’écriture elle-même comme irréductibilité simultanée de la figure et du fond » (Sollers 121). Le lecteur tentera de se faire tout petit, de se confondre avec le texte, impliquant aussi qu’il puisse se tromper, mais se tromper « délicieusement » (James 578), au plus près du texte. Ce texte de James, comme d’autres textes qui mettent en scène un secret en évoquant la création littéraire, fait du lecteur le témoin de la quête vaine du narrateur soutirant des indices pour résoudre l’énigme de l’œuvre de Vereker, quête dont les détails du processus et les effets nous sont rapportés, mais dont le support majeur, le texte de Vereker dans sa matérialité, reste le grand absent. La nouvelle fait du lecteur-critique le témoin de sa possible défaite herméneutique face au texte, tout en le forçant à scruter le texte au plus près, à l’affût d’indices qui, loin de résoudre l’énigme de l’œuvre de Vereker ni celle de James, finiraient pas ne faire sens qu’en tant qu’indices créant au fil des pages leur propre tissu, leur propre « vérité » qui ne sera jamais que celle de la représentation.

Ouvrages cités

  • Bessière, Jean. « L’Énigmaticité de Henry James, en passant par la réception française de son œuvre », E-rea [En ligne], 3.2, 2005.
  • Brown, Bill. « Reweaving the Carpet (Reading Stephan Mussil Reading James) ». New Literary History 39, 4 (Autumn 2008) : 801-821.
  • Duperray, Annick. Échec et écriture : Essai sur les nouvelles de Henry James. Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 1993.
  • Hillis Miller, Joseph. « The Figure in the Carpet ». Poetics Today 1 (1980) : 107-118.
  • Holland, John. « Caring For Knowledge : Transmission in “The Figure in the Carpet” and “Nona Vincent” ». Tredy, Denis et Annick Duperray, éd. Henry James and the Poetics of Duplicity. Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing, 2013. 70-78.
  • Iser, Wolfgang. The Act of Reading : A Theory of Aesthetic Response. London and Henley : Routledge and Kegan Paul, 1978.
  • James, Henry. Complete Stories 1892-1898. New York : The Library of America, 1996.
  • James, Henry. Literary Criticism : French Writers, Other European Writers, the Prefaces to the New York Edition. New York : The Library of America, 1984.
  • Liss, David. « The Fixation of Belief in “The Figure in the Carpet” : Henry James and Peircean Semiotics ». Henry James Review 16, 1 (1995) : 36-47.
  • Mussil, Stephan. « A Secret in Spite of Itself : Recursive Meaning in Henry James’s “The Figure in the Carpet”. New Literary History 39, 4 (Autumn 2008) : 769-799.
  • Rimmon, Shlomith, The Concept of Ambiguity : The Example of James. Chicago : Chicago UP, 1977.
  • Sollers, Philippe. « Le Secret », Logiques. Paris : Éditions du Seuil, 1968.
  • Todorov, Tzvetan. Poétique de la prose. Paris : Éditions du Seuil, 1971.

Date de mise en ligne : 18/01/2018

https://doi.org/10.3917/rfea.151.0109

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