Notes
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[1]
Le glissement de « heart » à « art » est sanctionné par le texte lui-même, le narrateur jouant explicitement avec les deux mots à la page 15 : « How sensible, plain faith in beauty. How practical, Art. »
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[2]
« The Practical Heart » a pour héroïne Muriel Fraser, que son petit-neveu évoque avec tendresse. Dans la première partie, celui-ci s’attache à raconter ce qui a amené le père de Muriel, universitaire écossais, à venir avec sa femme et ses quatre filles aux Etats-Unis dans les années 1870, pourquoi des circonstances tragiques les ont obligés à s’y installer définitivement en perdant l’essentiel de leurs ressources financières et leur statut social, et comment Muriel se met en tête de se faire peindre son portrait par John Singer Sargent afin de rendre un peu de lustre à sa famille déclassée et va jusqu’au bout de ce qui est devenue sa mission. La deuxième partie impose un saut dans le temps, puisque le narrateur revient sur son propre passé : il évoque sa relation privilégiée, alors qu’il était enfant, avec Muriel, sa grand-tante âgée et restée célibataire avec qui il peut partager sa curiosité intellectuelle et une certaine espièglerie (« outlaw mischief » 61).
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[3]
« Verbs, adjectives, etc., whose content clause complement is normally presupposed are called factive. » (The Cambridge Grammar of the English Language, Rodney Huddleston and Geoffrey K. Pullum (eds), Cambridge : Cambridge UP, 2002, 1008). Les mots qui déclenchent une présupposition négative (par exemple « He pretended that he hadn’t seen her ») sont ainsi appelés « counterfactive ».
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[4]
La description du studio de Sargent à la page 25 apparaît clairement comme une évocation métatextuelle de la « maison de fiction » de Gurganus : « The room revealed a wealth of reflecting surfaces wherein it was impossible to know which detail was painted and which actual, and which, actually, both. » (25)
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[5]
La structure binaire de la novella, la première partie se nourrissant de la fabulation autour du portrait de Sargent et la seconde partie déplaçant l’accent sur l’histoire plus crédible de la relation entre le narrateur et sa grand-tante (malgré un droit à l’invention toujours revendiqué), souligne le travail de sape de la notion de vérité entrepris par Gurganus via son narrateur.
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[6]
Dès la première page, la remarque « My great-grandfather, Professor Donal Fraser of the University of Glasgow, was tenured, landed, married, surrounded by four adored if never-quitebeautiful daughters » (3), allusion à peine voilée à Little Women, bildungsroman au féminin de Louisa May Alcott, grande admiratrice de Charles Dickens (Showalter 51), semble anticiper la dimension réaliste du récit à venir.
-
[7]
Pierre Georgel, « Ruskin et l’art », Encyclopedia Universalis.
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[8]
Terme choisi par Liliane Louvel pour évoquer les phénomènes d’intersémioticité dans son ouvrage plus récent Le Tiers pictural : Pour une critique intermédiale.
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[9]
La couverture reproduit un portrait de femme sous forme de quatre fragments de taille égale soulignant des parties différentes du tableau.
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[10]
On peut soupçonner que ce choix de couverture engage la plupart des lecteurs dans une enquête picturale, rendue facile à l’heure d’Internet.
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[11]
Le portrait de Madame Gautreau la représente dans une longue robe noire, une main posée en tripode sur une table et le visage tourné vers une lumière dont la source se situe hors cadre.
1Allan Gurganus doit avant tout sa réputation à son premier roman, Oldest Living Confederate Widow Tells All, qui en 1989 le fit connaître à la fois du grand public et de la critique. Son deuxième roman Plays Well With Others, paru en 1997, s’attaque à d’autres heures sombres, plus récentes, de l’histoire américaine : l’épidémie de SIDA qui dans les années quatre-vingt décima la communauté artistique et homosexuelle. Gurganus pratique également le genre de la nouvelle et de la novella ; régulièrement publiées dans des revues et magazines, elles ont à ce jour été rassemblées dans trois recueils : White People en 1991, Practical Heart en 2001 et Local Souls en 2013. Par la diversité des histoires traitées, ces textes courts confirment le refus de Gurganus de se laisser enfermer dans des identités exclusives (écrivain du Sud, écrivain gay) : « Of major contemporary American writers, Allan Gurganus is perhaps most protean and thus most difficult to classify », affirme William Giraldi (65) ; par ailleurs, plusieurs fois primés ou inclus dans des anthologies de fiction courte et portées par ce même rapport inventif et dynamique au langage qui est la marque reconnue de ses romans, ils ont contribué à assurer une place de choix à leur auteur dans le paysage littéraire américain contemporain. C’est à la novella « The Practical Heart », qui inaugure le volume éponyme paru en 2001, que s’intéresse le présent article.
2Son titre renvoie à un épisode précis de la diégèse, la visite du narrateur homodiégétique, alors enfant, avec sa grand-tante Muriel au Musée des Sciences et de l’Industrie de Chicago pour en découvrir l’attraction phare « The Human Heart », reproduction à grande échelle mais fidèle de cet organe dans lequel le visiteur pénètre pour un parcours éducatif au plus près de la réalité : « Here was a livid practical organ larger than a revolving door. You were expected to mount a gangway servant’s entrance into/through/out of its pumping hollows. » (58) Le titre s’avère dès lors le premier faux en écriture de ce texte où tout n’est que leurre et remise en question de la véracité de la représentation. Alors que le narrateur évoque sa déception quand sa grand-tante lui achète un souvenir bon marché en partant du musée (« I wanted the expensive heart » 61), le lecteur ne peut qu’entendre le double jeu de mots : le narrateur affectionne manifestement « an expansive art [1] », art qui étire et déforme la réalité. Son récit est une « installation » artistique complexe faite de faux-semblants et de références intertextuelles et picturales enchâssées et instables, qui entraînent le lecteur sur de fausses pistes rendant son cheminement beaucoup plus aléatoire que le parcours balisé « into/ through/out » de la reproduction du cœur.
3Le vrai cœur de la novella n’est d’ailleurs pas « The Human Heart » du Musée des Sciences et de l’Industrie, mais un prétendu tableau de John Singer Sargent exposé au Musée d’Art de Chicago et représentant Muriel. Liliane Louvel le rappelle dans L’Œil du texte : « l’œuvre post-moderne [est] grande pourvoyeuse d’iconotextes » (250), ces ouvrages mêlant texte et image, et la novella de Gurganus, qui s’essaya aux beaux-arts avant de devenir écrivain, en fournit un exemple éclatant. Selon Louis Marin dans Des pouvoirs de l’image – Glose, « quels que soient la force de la description, la puissance de l’ekphrasis, le pouvoir du discours, [l’image incluse dans un texte] ne peut que rester en-deçà ou au-delà des signes du langage » (21), et il évoque « cette défaillance du visible aux textes » et « cet objet qui se déroberait nécessairement, par son hétérogénéité sémiotique, à leur toute-puissante emprise » (21). Dans « The Practical Heart », le tableau au cœur du récit se dérobe alors doublement : premièrement en raison du choix même de l’hétérosémioticité, mais aussi car il se trouve pris dans un réseau de tromperies en tout genre qui brouille les frontières entre réalité et fiction (tableau fictif attribué à un vrai peintre, ou histoire fictionnalisée d’un vrai tableau ?), ainsi qu’entre réalité et fiction au cœur même de la fiction (le tableau de Sargent existe-t-il « vraiment » dans l’univers fictionnel ou est-il un leurre du narrateur ?), et le rend toujours plus insaisissable. Nous montrerons cependant que cette novella, qui ne cesse de creuser une béance de la représentation, illustre cette contrelecture possible de l’imposture ; énergie ludique au cœur d’un réjouissant jeu de dupes, l’imposture est affirmation jubilatoire de la création, et elle oppose au rêve nostalgique d’une toute-puissante emprise les « puissances du faux » évoquées par Gilles Deleuze dans L’Image-temps.
4Nous nous attacherons dans un premier temps à analyser le statut de ce tableau dans le récit ; celui-ci suscite d’emblée la méfiance du lecteur, parti alors sur la piste d’une éventuelle contrefaçon, qui s’avèrera finalement ne pas être là où on la croyait. Cependant, malgré la référence dès la page trois à Mr. Holmes et Dr. Watson, sorte d’appât textuel, ce serait faire fausse route que de limiter la lecture à une enquête visant à démasquer un faussaire. Par son jeu incessant et complexe autour du vrai et du faux, mais aussi par l’association même de deux systèmes sémiotiques hétérogènes, la novella nous invite à une réflexion sur la vérité de la représentation : « lieu de stockage d’informations, mise en œuvre d’une épistémologie, outil à valeur heuristique, là où le pictural a “lieu” […] se lisent les enjeux et les savoirs du texte », rappelle Lilane Louvel (1998, 164). Au terme de ce second axe d’étude, la conclusion attendue d’une vérité inéluctablement fuyante, et de l’impossibilité d’un vrai de la représentation s’imposera. Il faudra cependant s’interroger plus loin sur le cœur béant du récit : ce blanc mortifère paradoxalement creusé par un texte à la riche palette, ce vide qui induit une esthétique du débordement, trait distinctif chez cet auteur, qui le reconnaît lui-même : « We storytellers [are] sometimes overgenerous with slapdashcolor » (2009, 4).
Faux en peinture, ou en écriture ?
Oh, did I mention that John Singer Sargent painted my great-aunt? No?
—Yes, Muriel.
6Décalage entre ton désinvolte de l’annonce et célébrité du peintre mentionné, écart entre personnage fictionnel et peintre réel, mais aussi logique textuelle contradictoire (deux points d’interrogation, une négation et un long tiret laissant une place typographique au doute contredisent par anticipation le « oui » qui affirme l’existence du tableau) : cet incipit met sur ses gardes le lecteur, pas forcément prêt à se laisser entraîner par les accents complices du narrateur, d’autant que ceux-ci apparaissent nécessairement factices en présupposant un avant communicationnel – inexistant – du récit. Et sa réticence à croire qu’un tel tableau a orné le dessus de cheminée du petit appartement de la famille Fraser se confirme au fil des pages : comment Muriel Fraser, immigrée écossaise sans fortune, aurait-elle réussi à se faire faire son portrait par cet artiste connu pour peindre « the respectable, then the notable, then the brilliant » (12) ? Par-delà la question de l’existence du tableau dans le monde réel, c’est la possibilité même de la réalité de ce tableau dans le monde fictionnel qui se pose, et le lecteur s’oriente naturellement vers la thèse d’une imitation, voire d’une contrefaçon.
7Le récit détaillé de la genèse du projet de la jeune femme, l’insistance réaliste sur ses motivations (elle espère retrouver un peu de la dignité dont la prive la déchéance sociale de sa famille), la description du voyage vers l’Europe pour porter sa demande à Sargent : tout donne envie d’y croire, mais le doute ne cède pas. Le lecteur n’est ainsi pas surpris lorsque, au milieu de la scène de sa rencontre avec Sargent (scène crédible puisque dans un passé plus glorieux, le père de la jeune fille aurait croisé Rossetti et Ruskin), le narrateur évoque la prise de conscience soudaine de Muriel : « And all at once the impossibility of her mission broke upon her. [… The portrait] would only come to pass in her imagination. But THERE it had been seen, then plainly stated, and therefore it was true, forever. » (27-28) Le déictique « THERE », rendu d’autant plus présent visuellement sur la page par les majuscules, souligne paradoxalement l’irrémédiable distance, la réalité du tableau qui a quitté la sphère du vraisemblable.
8Le lecteur avait donc raison et tort. Le vrai tableau n’existe pas mais, fausse piste, il n’est probablement point non plus de tableau de faussaire dans le salon familial ; de plus, le tableau serait justement d’autant plus vrai qu’il n’est que pure fiction ; enfin, alors qu’il s’emploie à réajuster son jugement, le lecteur comprend vite que la révélation de la non-existence du tableau n’était qu’un nouveau faux-semblant. La page suivante décrit en effet le regard de Sargent capté par la position involontairement très « picturale » de Muriel, debout, le cou dégagé, une main appuyée sur une malle (29). La suite relève de l’évidence : l’artiste cède à une force irrésistible et prie Muriel de poser pour une aquarelle. L’évidence est alors aussi celle d’une contre-preuve versée au dossier du récit : si le fameux portrait n’est qu’une aquarelle réalisée en passant, offerte par le peintre à sa visiteuse d’un jour, alors peut-être est-il permis d’y croire ? Une dernière preuve, toujours dans l’espace fictif du récit, aide à lever les derniers doutes : « The painting now hangs in the Art Institute of Chicago », annonce le narrateur (34). Le musée, reconnaissable, produit immanquablement un « effet de réel », que confirme la mise en scène déictique du tableau (« After being overawed […] by the nine-foot oils, the more diligent lookers often come to rest before this, the smallest painting of the seven » – 36) et que redouble la précision suivante :
The museum affixed a gilt label to [the painting]. It reads: “‘Portrait of a Lady, in Black’—watercolour. Subject: Miss Muriel Fraser (American)—by John Singer Sargent (American, 1856-1925). Executed, April 19, 1888. —A gift of the Sitter.”
10Or, quelques lignes seulement après l’inclusion de cet encart censé authentifier le tableau, le narrateur clôt la première partie de la novella en en répétant quasi verbatim l’incipit :
Oh, did I mention that John Singer Sargent painted my great-aunt? No?
—Yes, Muriel, our practical one.
12Cette formule qui fait étrangement retour ne peut que mettre à nouveau le lecteur en alerte, d’autant que l’espace du doute entre le No? et le Yes s’est encore creusé avec la ligne sautée avant le tiret, et que le narrateur la fait précéder d’une remarque qui appelle une double lecture : « So all this, you see, underwrites her permission, her blessing on my artful offhandedness in finally remarking to you […] : / Oh did I mention […] ? » (37). La notion de garantie s’annule dans l’élan même où elle s’affirme : artful signifie habile/ rusé, mais comment ne pas entendre, plus littéralement, « travaillé jusqu’à l’artifice » ? Et si la fraude n’était pas là où le lecteur l’avait initialement pensée, dans la diégèse et le tableau, mais plutôt au niveau du récit lui-même ?
13Le lecteur se rend très vite à cette nouvelle évidence : il tient entre les mains un faux en écriture, un récit douteux. Le titre de la seconde partie (« The Impractical Truth ») et son épigraphe (« Fact is is is Fable. – James Merrill ») ainsi que le mode emphatique de sa première phrase (« I did have a Great-aunt Muriel » – 38) qui prend une valeur contrefactive [3] et présuppose que le reste des informations est faux, le mettent de plus en plus clairement sur la piste du vrai mystificateur : le narrateur. Cette seconde partie s’attache à nous décrire une Muriel âgée à travers sa relation privilégiée avec le narrateur alors enfant : leurs échanges épistolaires, les séjours du narrateur à Chicago pour lui rendre visite, leurs sorties… C’est le temps de « Muriel Actual » (46), celle que le narrateur a connue et dont il ne fabule a priori plus la vie, bien qu’il constate : « Odd that ‘History wished’ should be so much easier to tell than ‘History merely if bravely lived.’ » (39) De manière significative, c’est au musée d’Histoire des Sciences et de l’Industrie que Muriel entraîne son neveu : « Aunt admired my skill at painting but didn’t share the knack. No, Muriel explained, she was less the Art Institute, more ‘the archeological, practical, and applied arts.’ » (51) Et, en effet, au moment de refermer son récit trente pages plus loin, le narrateur avouera : « Insofar as I know, of course, my Great-aunt Muriel, though a very real person, […] showed no interest in Singer Sargent and was never painted by him. […] I’ve made so much of it up, you see. » (69) La désinvolture avec laquelle se fait la confession signale un mensonge assumé par le narrateur : « For my exaggerations of the real toward the beautiful, I will not apologize » (66), avait-il d’ailleurs prévenu le lecteur trois pages plus tôt. Ces mises au point apparaissent d’ailleurs superflues tant la novella s’apparente à la chronique d’une non-fiabilité annoncée, notamment avec, dès la première page, cette remarque soigneusement sapée par des parenthèses suspectes : « (All this is true, I swear to God) » (3).
14On reconnaît dans ce récit qui joue de la contamination délibérée entre le fabulé et le vérifiable d’un point de vue référentiel [4], qui se nourrit de sa non-fiabilité même et se déconstruit dans l’élan même où il s’élabore [5], une posture résolument post-moderne, telle que la décrivent Linda Hutcheon ou Snipp-Walmsley : « Postmodern discourses both install and then contest our traditional guarantees of knowledge, by revealing their gaps and circularities » (Hutcheon 157) et « In almost any engagement with postmodernism, the erection and subsequent dismantlement of straw men has become an almost prerequisite » (Snipp-Walmsley 416). Ce constat nous oriente alors vers le leurre peut-être premier de cette novella : leurre du genre, puisque « The Practical Heart » prend souvent des allures de roman réaliste, voire victorien [6], et lorsque Peter Parker dans un article du New York Times parle d’un « récit jamesien », on y entend a priori avant tout une allusion au James de la première phase.
15James hante en effet le texte de sa présence, là encore pour mieux le brouiller : l’expression utilisée par Muriel pour évoquer son portrait (elle le nomme le plus souvent « the distinguished thing ») reprend les derniers mots prononcés par l’écrivain sur son lit de mort ; d’autre part Sargent peignit en effet un célèbre portrait de James, comme le rappelle le narrateur (12) ; et surtout, le titre du portait de Muriel (« Portrait of a Lady, in Black ») est une allusion à peine voilée à l’un de ses plus célèbres romans, The Portrait of a Lady. Si selon Liliane Louvel, « [l]e titre [du tableau dans l’iconotexte prétend] effectuer le retour au référent ou au “réel”, au “monde” dans lequel les peintures ont des titres […]. Le lecteur [sait] donc si le tableau décrit est fictif ou “réel” » (1998, 103), le titre ne fait ici que rendre la vérité de plus en plus insaisissable : proche du titre d’un tableau bien réel de Sargent (« The Lady in Black »), il fictionnalise pour ainsi dire Muriel dans l’espace du roman en l’identifiant à l’une des plus célèbres héroïnes de la littérature américaine, Isabel Archer, et ce alors que Gurganus lui-même entretient le doute dans un avant-propos sur la réalité autobiographique de cette grand-tante. Ce titre repousse le référent du tableau dans un ailleurs toujours plus distant, ce qu’avait déjà anticipé un titre de section de la première partie : « A Portrait of the Portrait as a Young Woman » (20).
16L’enchevêtrement du vrai et du faux, de la fiction et de la réalité, les jeux croisés sur intertextualité et interpicturalité appellent une lecture réflexive. Comme l’écrivent Monica Michlin et Françoise Sammarcelli, « [l’excès de la surexposition] nous invite à penser l’artifice et l’irréel. » (11) Si « The Practical Heart » est un récit tout jamesien en effet, il l’est plutôt à la manière du James de la maturité, ce James précurseur des questionnements obsessionnels de la littérature du xxe siècle sur les enjeux de la représentation.
Le trouble de la représentation
17Lorsqu’Ethel, la sœur de Muriel présente au moment de la rencontre avec Sargent, s’approche la première du portrait, elle s’exclame : « Oh, Mur-iel » (31), s’adressant non pas à sa sœur mais bien à son double dans le tableau, ressemblant « à s’y méprendre » (Louvel 1995, 61). Sargent ne s’y trompe pas : « And the painter smiled, as with a belief that if the first witness of a portrait exclaimed not to the artist but to its subject—it must be a fair likeness indeed. » (31) Muriel croit, selon les termes de Louis Marin dans De la représentation, à « la transparence des images aux choses », à ce « double si fidèle et si ressemblant que c’est la chose même, là sur la toile. » (253) Elle est la victime du « pouvoir des images », tel que Marin le décrit dans son texte éponyme :
Merveille de la peinture, effet-représentation, force admonum divina de l’image. Dès lors, celle-ci dérive […] dans la délégation même de présence, dans le “comme si” de l’être là en son retour, son intensification, sa monstration, son exhibition, son epideixis. Le préfixe re- importe dans le terme, non plus [… comme] une valeur de substitution, mais celle d’une intensité.
19Ethel oublie qu’elle regarde « une copie, une deuxième chose en état de moindre réalité » (Ibid. 10) ; mais à sa décharge, la célèbre leçon de Magritte dans La Trahison des Images ne serait donnée qu’une quarantaine d’années plus tard. Il est un détail d’importance : au retour d’Europe des deux sœurs, le portrait est accroché au mur du salon en lieu et place d’un large miroir (34). C’est donc bien le leurre mimétique que Gurganus s’attache à démasquer. Le sujet n’est pas davantage présent dans le reflet immatériel du miroir qu’il ne l’est dans le tableau, et la copie la plus apparemment fidèle est toujours falsification : « “I have taken the liberty,” Singer Sargent said, “of enlarging your hat brim. No criticism of the hat itself implied, you understand, Miss. But only for compositional purposes.” » (30) La portée métatextuelle de cette remarque s’impose avant même que le narrateur choisisse de la répéter, identique et pourtant – de manière significative puisque la reproduction est toujours inexacte – légèrement différente, à la toute fin de son récit (70).
20Les mots du narrateur, eux aussi, déforment et étirent la réalité. « L’illusion référentielle » n’est pas un vain mot, et certains s’y laissent prendre, parfois au-delà du temps littéraire de la suspension consentie de l’incrédulité. C’est ce qui est arrivé au père de Muriel, pourtant universitaire, venu en Amérique sur la foi des descriptions qu’il croyait réalistes des romans de Karl May, écrivain allemand du xixe dont les récits sur l’ouest américain devinrent des best-sellers alors qu’ils furent écrits depuis une prison (où l’homme purgeait une peine pour toutes sortes de fraudes et escroqueries), sans que l’auteur eût jamais posé son regard sur le continent américain. L’écriture réaliste est un miroir aux alouettes, métaphore bien française que cette novella en anglais semble étrangement actualiser dans une scène frappante : tout juste arrivés à Chicago, qu’ils perçoivent à travers le prisme de leurs lectures, Muriel et sa famille vont prendre le thé dans un bel hôtel de la ville :
It featured Chicago’s first revolving door. But a crowd stood pressing noses to the portal’s fanning glass. One clever brown hen had escaped a passing farm cart. She then dashed toward safety but chose a door like an upright threshing machine made of mirror. Professor Fraser could see the chicken in there, still alive and flapping against the tile door, her head twisted beneath the rotating black rubber flange, her red wattle seeped out from underneath like black rubber’s own red rubber blood.
22L’oiseau (une poule ici, l’alouette du proverbe) se fait littéralement prendre par un jeu de miroirs, et on note l’écho avec la reproduction réaliste du cœur au musée (« The Human Heart »), « plus grand qu’une porte tournante » (58 – passage cité en début d’introduction). Le réalisme le plus fidèle est toujours déjà leurre ; d’ailleurs ce « Cœur Humain » subit de multiples transformations, depuis « The Practical Heart » du titre jusqu’à cette autre déformation, cette fois dans le titre d’un roman à l’eau de rose (The Upstairs Maid’s Impractical Heart ; or, A Cautionary Confession – 17) dont on ne doute pas que la femme bourgeoise qui le lit, décrite avec ironie, boit naïvement toutes les lignes.
23Elle cache cependant le volume derrière une fausse couverture : « Ruskin—“Sesame and Lilies” » (16). La présence du célèbre critique et essayiste, à travers ce détail mais aussi son amitié supposée avec le père de Muriel alors que ce dernier vivait encore en Ecosse, confirme si besoin était que le vrai cœur de la novella est une réflexion plus vaste sur la vérité en art. Le père de Muriel cite Ruskin: « “‘The greatest thing a human soul ever does in this world is to SEE something, and tell what it SAW in a plain way. Hundreds of people can talk for one who can see. To see clearly is poetry, prophecy, and religion—all in one.’ […].” » (8) L’obsession de la vérité chez Ruskin ne se réduit pas à l’idée de ressemblance concrète, pratique. Décrire ce qui est, c’est décrire ce que l’artiste, à travers son regard particulier, perçoit, un « autre chose », et notamment l’essence de la chose par-delà l’apparence matérielle, la beauté morale [7]. On pense en parallèle au célèbre « je vous dois la vérité en peinture » de Cézanne (Louvel 1995, 192-193), dont on sait qu’il n’ouvre pas à l’espace de l’imitation fidèle. Cette conception fait plusieurs fois retour lorsque Gurganus, via son narrateur, suggère que le vrai réalisme de Sargent consiste à exprimer la richesse intérieure de ses sujets (15), leur vérité cachée (« [The picture] resembled Muriel but made her look […] “better”— […] more distinguished because, quite simply, more visibly herself than ever before » – 33). En choisissant, pour la citation de Ruskin, des majuscules plus frappantes sur la page que les italiques utilisés dans le texte original pour les verbes SEE et SAW, Gurganus souligne graphiquement que le processus de l’art est en soi métamorphique : une fois montrée, la chose n’est de toute façon plus exactement la même.
24« The Practical Heart » s’emploie donc à poser sans relâche la question de la vérité en peinture, et celle de la vérité en littérature, deux questions qui se rejoignent mais demeurent nécessairement différentes en raison des deux systèmes sémiotiques distincts mis en œuvre, l’irréductibilité des mots aux choses rendant la question de la véracité de la représentation littéraire plus complexe encore. Cependant, l’intérêt de la novella réside bien en premier lieu dans le jeu constant entre écrit et image, Gurganus explorant toutes les possibilités de mise en relation de ces deux systèmes : présence diégétique du tableau menant à l’ekphrasis, passages descriptifs sur le mode de l’hypotypose (voir pages 15, 18, 29), allusion au genre de la critique d’art, etc. Quelle meilleure stratégie, pour dire le trouble de la représentation auquel se et nous confronte l’artiste, que le choix de l’iconotexte, « [s]ystème de nuages, de miroirs, d’interférences, d’où [le] risque plus grand de brouillage, puisque l’iconotexte est à l’interface de deux médiations, chacune étant déjà décrochée d’un cran par rapport au réel », nous dit Liliane Louvel (1995, 85). Le référent se perd un peu plus à chaque page dans les sinuosités intermédiales [8] proprement vertigineuses du récit. Au cœur du cœur de la nouvelle : le vide, comme un abîme.
Du cœur à l’ouvrage
25Repartons de la périphérie, celle du paratexte, « zone non seulement de transition mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie » (Genette 8), qui nous ramènera à ce cœur vide. Il faut tout d’abord s’arrêter sur la couverture de l’édition reliée de 2001 chez Alfred A. Knopf, dont on peut considérer qu’elle est « porteuse d’un commentaire auctorial, ou [qu’elle est] plus ou moins légitimée par l’auteur. » (Genette 8) [9] Une fois engagé dans le récit, le lecteur ne manque sans doute pas d’y reconnaître, malgré sa présentation éclatée, un portrait à la manière de Sargent, ce que confirme la quatrième de couverture qui le prive néanmoins d’un titre en se contentant d’indiquer : « Jacket painting by John Singer Sargent ». Une association se forme donc nécessairement dans l’esprit du lecteur entre ce portrait réel et le portrait dans la diégèse, et la novella l’encourage dans cette voie tant la description du visage de Muriel dans son portrait censément peint par Sargent semble correspondre au visage sur la couverture : « Arranged in profile […], she seems between appointments, lost in some personal reverie. She is pale but fixed, and the one depicted corner of her mouth shows something gleeful. […]. » (35) La suite évoque pourtant une femme en pied devant une malle renversée (« We find a woman vertical beyond an upturned steamer trunk […] 36), ce qui ne correspond pas au tableau en couverture qu’une recherche rapide menée par le lecteur curieux [10] aura permis d’identifier comme étant le portrait en buste intitulé « Mademoiselle Suzanne Poirson ». Cherchant à identifier le vrai tableau de Sargent servant de prétexte à celui de la diégèse, c’est plutôt vers le célèbre portrait de « Madame Pierre Gautreau » que s’oriente alors le lecteur détective, conforté par le renvoi à deux détails concordants (« one’s hand tripod of tensed fingers rests among the scattered petals as she stands confronting daylight » 35) et par le titre du tableau (diégétique) censément exposé à Chicago : « Portrait of a Lady, in Black » (36) [11], titre qui invalide d’ailleurs le tableau en couverture de l’édition Knopf où ce qui accroche l’œil est l’importante tâche rouge du foulard noué sur la poitrine du modèle. Les choses se compliquent cependant car il est toujours un détail de l’ekphrasis pour introduire un décalage avec les vrais tableaux peints par Sargent : Madame Gautreau est représentée debout devant une table et non une malle renversée, elle ne porte pas de chapeau (détail important du portrait de Muriel), et les grands portraits de Sargent sont des peintures à l’huile. Par ailleurs, « The Lady in Black » est le nom usuel donné à un troisième tableau (portrait de « Madame Errazuriz »), qui lui ne correspond en rien au tableau diégétique. Avant que le lecteur ne comprenne avec certitude que le tableau, pur fruit de l’imagination du narrateur, n’a jamais existé dans le monde fictionnel, il aura été entraîné dans un jeu de pistes qui ne l’aura mené nulle part, ce faisceau de faux indices ne faisant que pointer vers une absence. A cet égard, il est intéressant de noter que le portrait de Mme Gautreau, qui malgré les différences est celui qui se rapproche le plus du tableau diégétique, n’était pas une commande, en contradiction ouverte avec l’histoire de Muriel dans la novella ; il fut par ailleurs rebaptisé « Madame X », titre qui affirme paradoxalement la non-identification, et donc le flou du référent. On ne peut alors que faire le lien avec le portrait de Suzanne Poirson tel qu’il est reproduit en couverture dans une configuration éclatée : quatre fragments différents ainsi disposés qu’ils font disparaître le visage du sujet. La novella apparaît donc comme une vaste installation visant à souligner un phénomène d’« absentification » du référent, en renversement de ce qui serait, pour Louis Marin, « le “primitif” de la représentation comme effet : présentifier l’absent. » (1993, 11)
26À ce choix de l’éclatement et de l’effacement sur la couverture semble répondre une logique inverse dans la page de titre de la novella elle-même. Un cadre de tableau, ou plutôt la figuration d’un cadre de tableau, enserre le titre, suivi d’une dédicace et d’une épigraphe. Ce choix graphique anticipe clairement le dialogue entre texte et image déployé tout au long de la novella, et pose symboliquement la question de la relation complexe qui unit peinture et écriture : une « très longue histoire » de « crainte de l’autre », de « soupçons de domination », pour reprendre les termes employés par Liliane Louvel dans Le Tiers pictural (12). La nature trompeuse de cette mise en page mérite cependant qu’on s’y arrête davantage. Selon Marin, « le cadre autonomise l’œuvre dans l’espace visible ; il met la représentation en état de présence exclusive. » (1994, 347) Or, le détournement dans l’utilisation du cadre accentue ici l’effet de manque. Un cadre comprend son objet, donc semble le circonscrire, le cerner ; or, la présence matérielle du cadre sur la page inaugure bien plutôt ici les multiples jeux d’enchâssement qui ne cessent au contraire de repousser l’objet du texte, renvoyé dans un ailleurs toujours plus lointain, et de toute façon inatteignable. Voici quelques éléments de ce jeu d’enchâssements : cadre pour entrer dans un texte évoquant un tableau transformé en mirage textuel et dont l’objet est une jeune femme qui finit par se superposer à Isabelle Archer, héroïne jamesienne elle-même sujet d’un portrait tremblé – portrait littéraire mais aussi pictural dans l’esprit du lecteur puisque James décrit souvent son héroïne encadrée par des chambranles de portes (notamment pour ses première et dernière apparitions dans le roman) ou dans des positions très picturales –, personnage insaisissable qui elle aussi s’évanouit littéralement à la fin du récit. Les multiples cadres ne cernent qu’une absence, un vide. Selon Jacques Derrida dans La Vérité en peinture :
Un espace reste à entamer pour donner lieu à la vérité en peinture. Ni dedans ni dehors, il s’espace sans se laisser encadrer mais il ne tient pas hors cadre. Il travaille, fait travailler, laisse travailler le cadre, lui donne à travailler […]. Le trait s’y attire et s’y retire lui-même, il s’y attire et s’y passe, de lui-même. Il se situe. Il situe entre la bordure visible et le fantôme central depuis lequel nous fascinons.
28Ce centre fantomatique n’est alors peut-être pas seulement la béance de la représentation. L’épigraphe contenue dans le cadre de la page de titre de la novella est :
At last, the distinguished thing.
—HENRY JAMES, final words.
30On l’a vu, dans le récit « the distinguished thing » est l’expression associée au portrait rêvé, puis réalisé, puis volatilisé de Sargent. Cependant, cette épigraphe précise bien qu’il s’agit des dernières paroles qu’aurait prononcées Henry James sur son lit de mort : « “So it has come at last, the distinguished thing.” » (Edel 712) Même une fois entraîné dans l’espace vertigineux et réflexif de cet iconotexte postmoderne, sans doute le lecteur n’oublie-t-il pas cette épigraphe qui lui signale le vrai objet au cœur du récit : l’effacement ultime, l’angoisse du vide absolu. D’ailleurs, le lien entre la mort et le tableau se fait non seulement par son titre (« “Portrait of a Lady, in Black” ») qui évoque le deuil, mais aussi par la description de la visite du narrateur au musée : « I myself loitered in the echoing chamber of white marble. » (35) La salle d’exposition évoque un caveau, et l’abîme ouvert par l’acte de représentation renverrait donc peut-être avant tout au mystère insondable de la mort. Georges Didi-Huberman écrit dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde : parfois, « l’acte de voir nous renvoie, nous ouvre à un vide qui nous regarde, nous concerne et, en un sens, nous constitue. » (11) La perspective réflexive, métafictionnelle, selon laquelle l’œuvre ne regarderait qu’elle-même, est aussi ouverture au monde et à cette problématique de l’humain.
31La force de l’évocation mortifère est indéniable. Cependant, comme toujours chez Gurganus, le texte est avant tout du côté de la vie. Cette logique s’affirmait déjà dans son premier roman Oldest Living Confederate Widow Tells All, texte de plus de 700 pages sur la guerre de Sécession dont la parole fluide et inventive de la narratrice trahit la confiance infinie de l’auteur en la capacité du langage à réparer les blessures les plus graves : « Narrative as life force », affirme William Giraldi (69) ; les mots y apparaissent en effet littéralement porteurs de vie : « words panting past language into that breathing life of their own » (OLCWTA 114). Cette même logique se dégage de son roman de 1997 sur le SIDA, Plays Well with Others, qui oppose à la logique destructrice du virus un texte visant à contaminer le lecteur de sa vitalité contagieuse : « With its unusual typography and its opulent, sometimes strange language, Plays Well is above all unabashedly artistic, knocking itself out to convey an effect and coming at the reader with more music and color than most Mardi Gras parades », affirme un commentateur à la sortie du livre (Kurnick). La littérature critique sur Allan Gurganus est encore peu abondante mais, dans la lignée de cet exemple, la plupart des articles au moment de la parution de ses ouvrages soulignent la richesse et le dynamisme de son écriture, ceux sur le recueil A Practical Heart ne faisant pas exception : « Gurganus […] is a linguistically rich, labyrinthine writer », souligne Mona Simpson ; une recension de Kirkus Review voit dans Gurganus : « one of contemporary fiction’s most ebullient and versatile stylists », appréciation que partage Michael Malone dans la Yale Review : « Allan Gurganus is a writer of great range and risk and generous diversity. » (145) Et Michiko Kakutani dans le New York Times prend soin de replacer la verve textuelle de Gurganus dans la tradition de la littérature du sud : « Allan Gurganus is an old-fashioned yarn spinner, a storyteller unafraid of excess, garrulity, sentimentality and contrivance. [« Practical Heart » showcases his versatility] as a writer, his gift for portraiture and his taste for tall tale telling. [It is written] with such verve that it reanimates all those familiar truths about art’s power to transform and redeem […]. » La vitalité de la novella, dont il est difficile de rendre compte en quelques citations, se perçoit dans la prolifération d’échos intertextuels et plus largement intersémiotiques, dans les incessants rebondissements de l’intrigue et du jeu de piste autour du tableau de Sargent, dans le plaisir gourmand des jeux de mots évident dans certaines citations, et peut-être surtout, dans ce rapport facétieux, voire jubilatoire, au mensonge. Le narrateur s’interroge, nous interroge : « [My local teachers] claimed I was cursed with a “perhaps morbid and surely overvivid imagination” (a direct quote). Short of driving you to criminal acts, can the Imagination be too vivid? […] And to Whom should we apologize for too much Seeing? » (42) L’enchevêtrement inventif et incroyablement dynamique des gestes de représentation nous éloigne toujours plus d’un référent tangible, dit que la copie est de toute façon un faux et que, plus encore, il n’est pas de modèle stable, le modèle est déjà un faux, creusant ainsi un vide inquiétant. Mais en franchissant allègrement les frontières entre les systèmes de représentation, Gurganus fait bouger ces derniers, les met en mouvement permanent, et ce faisant, dynamise son écriture. Dans le même temps, en s’assujettissant à la seule « fonction de fabulation » (Deleuze 196), il crée un texte libre, qui déborde du cadre. On peut d’ailleurs noter l’admiration du narrateur pour Karl May, grand escroc devant l’éternel et écrivain mystificateur de l’Ouest américain ; à la fin de son récit, il lui consacre quatre pages, confirmant l’importance de la figure de l’escroc dans la novella, et cite une entrée d’encyclopédie sur cet auteur : « “After several months’ imprisonment, the depressed and bitter May swore vengeance on bourgeois society and began a life of fraud, swindle, and larceny which lasted twelve years and sent him back to jail […].” » (67). Au tout début du roman, le narrateur nous avait expliqué que c’est en prison que May apprit à écrire ses romans d’aventure, ces quelques lignes disant bien le pouvoir littéralement débordant de l’imagination : « His narrow cell’s subject ? Galloping Indians of the Great Plains, palominos, buttes. » (3) Heureusement, le trop d’imagination n’est pas un acte criminel en fiction. Deleuze affirme dans L’Image-temps : « Ce que l’artiste est, c’est créateur de vérité, car la vérité n’a pas à être atteinte, trouvée ni reproduite, elle doit être créée. [L’artiste] est un faussaire, mais c’est l’ultime puissance du faux, parce qu’il veut la métamorphose au lieu de “prendre” une forme […]. » (191-192) Deleuze oppose plus tôt dans son ouvrage le vrai à la vie : « il ne s’agit pas de juger la vie au nom d’une instance supérieure, qui serait le bien, le vrai ; il s’agit au contraire d’évaluer tout être, toute action et passion, toute valeur même, par rapport à la vie qu’ils impliquent. » (184) On se souvient que la reproduction muséale parfaitement réaliste d’un cœur humain est décrite comme livide (« Here was a livid practical organ » 58), adjectif paradoxal puisque l’étymologie de livide (lividus = bleuâtre) évoque une présence mortifère ; une seule lettre suffit à faire basculer l’imagination et l’invention débordantes du côté de la vie : vivid trouve son origine dans le verbe latin vividus = qui est vivant. La jubilation du faux, voilà ce qui donne du cœur à ce texte, ce qui le fait battre. Elle est sa vérité vitale, organique.
32Revenons une dernière fois à la peinture pour parler du texte : à propos d’un tableau de Sargent, le narrateur évoque « the yards of canvas still so lushly painted that they seemed eternally wet, transitive » (10). Comme nous avons tenté de le montrer, la novella est elle aussi une œuvre qui se caractérise par le foisonnement du trait et de l’imagination, poussée jusqu’à l’imposture narrative, générosité ludique qui entretient cette relation transitive pour et par le lecteur. Gurganus n’a de cesse de rappeler la « puissance artiste, créatrice » du faux (Deleuze 172), comme dans cette anecdote qui nous ramène une fois encore à la visite au Musée de la Science et de l’Industrie de Chicago : le narrateur et Muriel, avant de découvrir la reproduction de l’organe du cœur, s’attardent dans la salle d’ornithologie : « At the Fowls of Paradise, she said I most resembled that bird, the lyre bird. But I heard “liar.” » (57) Il n’est pas étonnant que le récit produit par l’enfant devenu narrateur soit une composition fuyante faite de faux-semblants et duperies en tout genre, texte intellectualisant la béance de la représentation, mais aussi « foul play » jubilatoire, sorte de Fool’s Paradise où le lecteur est heureux de se perdre.
33Le narrateur confie une dernière fois à la toute dernière page : « I’ve made so much of it up, you see. And then, having invented it, I transform the fiction into a curious pedigree. The story itself, the will to believe the best of my own—that becomes a credo. It’s an article of faith I think I can live by. » (70) Et il ajoute un peu plus loin : « If only somebody could paint Muriel, fancy and plain, both ways. In light, and in shade. As wished, and then as History merely assigned. But you don’t get both, do you? Not in one frame. » (70) Cette remarque est sans doute la dernière note qui sonne faux : point de regret réel pour le narrateur, qui a depuis longtemps choisi sa façon de peindre, ou plutôt d’écrire ; il l’avait d’ailleurs énoncée dès la deuxième page de son récit : « History is not just lived ; it’s also wished, isn’t it ? Maybe Art is history most livingly wished. » (4) Cependant l’idéalisation, la distorsion, l’écart au réel ne sont-ils pas ce qui permet d’ouvrir à la vérité, ou une vérité ? En mars 2008, Gurganus donnait au Smithsonian American Art Museum and the National Portrait Gallery une conférence intitulée « The Lessons of Likeness: Being a True History of Thomas Eakins’s Portrait of Walt Whitman (with an added three-percent of narrative speculation) » dans laquelle il citait Baudelaire: « A Portrait is a model complicated by an artist. » (Gurganus 2009, 2) La réponse, en tout cas sans nul doute pour Gurganus, est à chercher dans la citation plus complète du poète français :
[I]l y a dans l’âme du peintre autant d’idéals que d’individus, parce qu’un portrait est un modèle compliqué d’un artiste.
Ainsi l’idéal n’est pas cette chose vague, ce rêve ennuyeux et impalpable qui nage au plafond des académies ; un idéal, c’est l’individu redressé par l’individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à l’éclatante vérité de son harmonie native.
Bibliographie
Ouvrages cités
- Baudelaire, Charles. Œuvres complètes II. Dir. Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1976.
- Deleuze, Gilles. Cinéma 2. L’Image-temps. Paris : Les Éditions de Minuit, 1985.
- Derrida, Jacques. La Vérité en peinture. Paris : Flammarion, 1978.
- Didi-Huberman, Georges. Ce que nous voyons, Ce qui nous regarde. Paris : Les Éditions de Minuit, 1992.
- Edel, Leon. Henry James: a Life. London : Flamingo, 1996.
- Genette, Gérard. Seuils. Paris : Éditions du Seuil, 1987.
- Giraldi, William. « The Searing : On the Fiction of Allan Gurganus ». Salmagundi 177 (2013) : 65-75.
- Gurganus, Allan. « The Practical Heart ». The Practical Heart – Four Novellas. New York : Alfred A. Knopf, 2001.
- Gurganus, Allan. Oldest Living Confederate Widow Tells All. London : Faber and Faber, 1990 [1989].
- Gurganus, Allan. « The Lessons of Likeness : Being a True History of Thomas Eakins’s Portrait of Walt Whitman (with an added three-percent of narrative speculation) ». The Yale Review 97.1. (Janvier 2009) : 1-30.
- Hutcheon, Linda. A Poetics of Postmodernism : History, Theory, Fiction. New York and London : Routledge, 1988.
- Kakutani, Michiko. « Books of the Times ; Emotional Terrain, Mapped from the Inside Out ». The New York Times, 28 Septembre 2001. http://www.nytimes.com/2001/09/28/books/books-of-the-times-emotional-terrain-mapped-from-the-inside-out.html. [consulté le 2 février 2017]
- Kirkus Reviews. https://www.kirkusreviews.com/book-reviews/allan-gurganus/the-practical-heart/. 1 août 2001. [consulté le 2 février 2017]
- Kurnick, David. “Beautiful Life: A Writer, a Composer and a Painter Test the Mettle of Art and Friendship”. The Boston Phoenix. 6-13 Novembre 1997. http://www.bostonphoenix.com/archive/books/97/11/06/ PLAYS_WELL_WITH_OTHERS.html. [consulté le 2 février 2017]
- James, Henry. The Portrait of a Lady. New York : Norton and Company, 1995 [1908].
- Louvel, Liliane. L’Œil du texte : Texte et image dans la littérature de langue anglaise. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1998.
- Louvel, Liliane. Le Tiers pictural : Pour une critique intermédiale. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2010.
- Malone, Michael. « Fiction in Review ». The Yale Review 90 (Janvier 2002) : 146-156.
- Marin, Louis. Des pouvoirs de l’image – Glose. Paris : Éditions du Seuil, 1993.
- Marin, Louis. De la représentation. Paris : Gallimard / Éditions du Seuil, 1994.
- Michlin, Monica et Sammarcelli, Françoise, « Introduction », Sillages critiques [En ligne], 17 | 2014. [consulté le 09 août 2014]
- Parker, Peter. « The Distinguished Thing ». The New York Times, 7 Octobre 2001. http://www.nytimes.com/2001/10/07/books/the-distinguished-thing.html [consulté le 2 février 2017]
- Showalter, Elaine. Sister’s Choice : Tradition and Change in American Women’s Writing. Oxford : Oxford UP, 1991.
- Simpson, Mona. « Allan Gurganus’s A Practical Heart. » Bomb 77 (Automne 2001). http://bombmagazine.org/article/5455/allan-gurganus-s-em-a-practical-heart-em [consulté le 2 février 2017]
- Snipp-Walmsley, Chris. « Postmodernism ». Literary Criticism and Theory. Patricia Waugh, ed. Oxford : Oxford UP, 2006. 405-426.
Notes
-
[1]
Le glissement de « heart » à « art » est sanctionné par le texte lui-même, le narrateur jouant explicitement avec les deux mots à la page 15 : « How sensible, plain faith in beauty. How practical, Art. »
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[2]
« The Practical Heart » a pour héroïne Muriel Fraser, que son petit-neveu évoque avec tendresse. Dans la première partie, celui-ci s’attache à raconter ce qui a amené le père de Muriel, universitaire écossais, à venir avec sa femme et ses quatre filles aux Etats-Unis dans les années 1870, pourquoi des circonstances tragiques les ont obligés à s’y installer définitivement en perdant l’essentiel de leurs ressources financières et leur statut social, et comment Muriel se met en tête de se faire peindre son portrait par John Singer Sargent afin de rendre un peu de lustre à sa famille déclassée et va jusqu’au bout de ce qui est devenue sa mission. La deuxième partie impose un saut dans le temps, puisque le narrateur revient sur son propre passé : il évoque sa relation privilégiée, alors qu’il était enfant, avec Muriel, sa grand-tante âgée et restée célibataire avec qui il peut partager sa curiosité intellectuelle et une certaine espièglerie (« outlaw mischief » 61).
-
[3]
« Verbs, adjectives, etc., whose content clause complement is normally presupposed are called factive. » (The Cambridge Grammar of the English Language, Rodney Huddleston and Geoffrey K. Pullum (eds), Cambridge : Cambridge UP, 2002, 1008). Les mots qui déclenchent une présupposition négative (par exemple « He pretended that he hadn’t seen her ») sont ainsi appelés « counterfactive ».
-
[4]
La description du studio de Sargent à la page 25 apparaît clairement comme une évocation métatextuelle de la « maison de fiction » de Gurganus : « The room revealed a wealth of reflecting surfaces wherein it was impossible to know which detail was painted and which actual, and which, actually, both. » (25)
-
[5]
La structure binaire de la novella, la première partie se nourrissant de la fabulation autour du portrait de Sargent et la seconde partie déplaçant l’accent sur l’histoire plus crédible de la relation entre le narrateur et sa grand-tante (malgré un droit à l’invention toujours revendiqué), souligne le travail de sape de la notion de vérité entrepris par Gurganus via son narrateur.
-
[6]
Dès la première page, la remarque « My great-grandfather, Professor Donal Fraser of the University of Glasgow, was tenured, landed, married, surrounded by four adored if never-quitebeautiful daughters » (3), allusion à peine voilée à Little Women, bildungsroman au féminin de Louisa May Alcott, grande admiratrice de Charles Dickens (Showalter 51), semble anticiper la dimension réaliste du récit à venir.
-
[7]
Pierre Georgel, « Ruskin et l’art », Encyclopedia Universalis.
-
[8]
Terme choisi par Liliane Louvel pour évoquer les phénomènes d’intersémioticité dans son ouvrage plus récent Le Tiers pictural : Pour une critique intermédiale.
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[9]
La couverture reproduit un portrait de femme sous forme de quatre fragments de taille égale soulignant des parties différentes du tableau.
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[10]
On peut soupçonner que ce choix de couverture engage la plupart des lecteurs dans une enquête picturale, rendue facile à l’heure d’Internet.
-
[11]
Le portrait de Madame Gautreau la représente dans une longue robe noire, une main posée en tripode sur une table et le visage tourné vers une lumière dont la source se situe hors cadre.