Notes
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[1]
Bowling For Columbine reçut l’Oscar du meilleur film documentaire en 2003 ; Fahrenheit 9/11obtint la Palme d’Or en 2004.
-
[2]
Roger & Me (1989), The Big One (1997), Bowling For Columbine (2002), Fahrenheit 9/11 (2004), Sicko (2007) et Slacker Uprising (2008).
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[3]
Le film de Grierson raconte la vie de marins pêcheurs dans la Mer du Nord, celui de Flaherty celle de Nanook, un Inuit qui vivait dans l’Arctique.
-
[4]
Au moment de la sortie de son livre Representing Reality, Moore avait juste un film à son actif.
-
[5]
Le mot indice fait référence à la théorie du linguiste Peirce selon laquelle le signe concret de son référent est qualifié d’indice. Fumée est l’indice de feu par exemple (Peirce).
-
[6]
Grierson : « the documentary had [has] a didactic purpose » (cité par Bevan)..
-
[7]
Extrait tiré du film Manufacturing Dissent, Debbie Melnyk, Liberation Entertainment, 2007, [00 :30 :32- 00 :30 :55]
-
[8]
Le corpus a été constitué en 2008, à cette époque Moore n’avait fait que six films documentaires. Ainsi, le premier et le dernier ont été choisis pour cette analyse.
-
[9]
L’absence plus la présence en plein dépasse 100% (67 + 52 = 119).
-
[10]
T-shirts « Michael Moore 4 Prez » vus dans Slacker Uprising, [00 :24 :39-00 :24 :45]
-
[11]
Il est impossible d’avoir une intervention 0 car il y a toujours au moins une séquence par film.
-
[12]
Son premier film Point of Order fut selectionné par le National Film Preservation Board pour conservation à la bibliothèque du Congrès aux États-Unis.
-
[13]
Box Office Mojo, « Documentary, » Box Office Mojo, LLC. http://www.boxofficemojo.com/genres/chart/?id=documentary.htm (dernière consultation le 1 septembre 2008).
-
[14]
Box Office Mojo, « Fahrenheit 9/11 » Box Office Mojo, LLC. http://www.boxofficemojo.com/movies/?id=fahrenheit911.htm (dernière consultation, le 1er septembre 2008).
1Michael Moore est mondialement reconnu pour des films documentaires polémiques et politiques, mais également populaires, primés aux Oscars et au festival de Cannes [1]. Il s’inscrit dans une lignée de documentaristes américains préoccupés de « vérité », mais s’en démarque fortement et, ce faisant, en renouvelle le genre. Cet article s’appuie notamment sur les théories de Bill Nichols sur le réalisme dans le film documentaire classique et les compare aux films de Michael Moore [2] avec une focalisation particulière sur Roger & Me et Slacker Uprising, Après un bref retour sur la construction de la norme d’objectivité et les enjeux de vérité dans le film documentaire classique, l’analyse en démontre la déconstruction par Moore et révèle le dispositif à la base de son succès, fondé sur la construction de la subjectivité par la présence et l’intervention du documentariste à l’écran.
La construction de la norme d’objectivité et les enjeux de vérité dans le film documentaire
2Au début du xxe siècle, l’intérêt pour les récits de voyages connut un essor sans précédent. Pour satisfaire ce désir grandissant de connaissance du monde, le film documentaire se présentait comme un support des plus efficaces. Ainsi, les pères fondateurs du film documentaire comme John Grierson (Drifters, British International Pictures, 1929) ou Robert Flaherty (Nanook of the North, Pathé Exchange, 1922) partaient en voyage pour faire découvrir le monde extérieur à un public américain désireux d’information et de nouveauté [3]. Divina Frau-Meigs parle alors du « passage d’une dissémination élitiste de l’information à la création d’une culture de masse, sur la base de la consommation » (Frau-Meigs 15).
3Le genre se stabilise entre les années 1930 et 1970, avec des caractéristiques qui confirment le choix d’une représentation objective de la réalité. Il bénéficie de toutes sortes d’avancées technologiques qui augmentent sa capacité d’observation de la réalité (gros plan, zooms, plans panoramiques). Il confirme sa tendance à la rigueur, au sérieux et à l’absence de présence du réalisateur à l’écran.
4Arrivant dans les années 1980, les documentaires de Moore marquent un nouvel essor. Évoquant la confrontation entre Moore et Roger Smith à la fin de Roger & Me, Erik Barnouw, historien du film documentaire, les qualifie de « documentaires coup de poing » (guerilla documentaries) : « Here Moore’s cinéma verité has become a notable example of guerilla documentary » (Barnouw 338). L’historien signale le mélange des genres et le passage qu’opère Moore du cinema verité (sic) vers le documentaire « coup de poing », qui devient la marque de fabrique de Moore.
5Ensuite dans les années 1990, l’émergence du divertissement dans l’information modifie le genre de l’« actualité » (news) en info-tainment. Frau-Meigs le relie à la fonction de « distraction » des médias :
Les formats d’information ont été modifiés et les critères de valeur de l’information d’actualité ont été redéfinis pour répondre à cette fonction de distraction. Les journaux télévisés comme ceux de CBS, NBC et ABC présentent désormais des saynètes de 20 à 30 secondes par sujet en moyenne, ne s’attardent pas sur les actualités politiques, jouent sur les événements à forte teneur sentimentale ou émotionnelle, tant et si bien que l’on pourrait parler d’« info-spots » tant la proximité avec le format publicitaire est réelle. D’autres parlent d’info-tainment pour marquer cette nouvelle hybridité.
7Elle explique que cette époque a vu également l’émergence du journalisme citoyen engagé, mettant en cause le journalisme classique fondé sur la norme d’objectivité. Enfin, politiquement on assiste à une bascule des politiques d’identité vers des politiques de moralité et sécurité par la dynastie des Bush, accentuées par la suite après les attentats du 11 septembre (Frau-Meigs 15).
Le film documentaire classique : entre vérité, véracité et verité
8Le débat classique sur le documentaire porte sur trois notions problématiques, en tension autour de la question de l’objectivité, des notions qui se déclinent selon leur relation plus ou moins grande à la « vérité », la « véracité » ou la « verité ». Quand un film documentaire montre la « vérité » d’un événement, la relation entre ce dernier et ce qu’il dépeint est alors valide ou conforme à la réalité. Elle ne dévie pas des faits réels et correspond à ce qui s’est réellement passé dans le monde historique. Quand un film documentaire montre la « véracité » d’un événement, cela veut dire que la relation entre l’événement et le monde réel peut être validée sur la base de la bonne foi du documentariste qui garantit et fait la promesse implicite de ne pas déformer, dénaturer ou donner une fausse image de cet événement. Ainsi, la différence entre vérité et véracité est que la relation (transcription filmique/monde historique) de la première est validée alors que celle de la dernière est garantie implicitement mais sans validation. Le terme Verité, écrit en italique et avec un seul accent aigu, correspond au genre de documentaire américain nommé Cinema Verité – d’après une terminologie empruntée à la France – ou encore Direct Cinema, caractérisé par la volonté de restituer la réalité du monde historique sans que la présence du documentariste ne gêne les personnages dans le film. Chaque étape marque une évolution du documentaire, souvent en relation avec de nouvelles possibilités techniques.
Vérité
9En 1991, Nichols, dans son livre Representing Reality, explique que le film documentaire s’appuie sur le réalisme pour poser la question suivante « c’est vrai, c’est bien le cas ? » (This is so isn’t it ?). Pour lui le documentaire interroge une certaine représentation du monde réel (« c’est vrai,… ») et demande ensuite au spectateur de confirmer la véracité ou du moins la vraisemblance de cette représentation (« …c’est bien le cas ? ») (Nichols 1991, 115). Celle-ci est familière et distincte à la fois car elle est rattachée à un point de vue, mais est-elle crédible ? Le spectateur pense-t-il que ce point de vue spécifique du cinéaste correspond suffisament à sa propre vision de la réalité et qu’il peut lui faire confiance ? Tels sont aussi les enjeux du film documentaire de Michael Moore, d’où les débats récurrents sur la véracité des faits et la représentation juste du monde réel dans ses films documentaires.
10Cependant, la théorie de Nichols ne s’appuie pas sur les films de Moore [4] mais plutôt sur le modèle du documentaire classique (classic documentary) qui a vocation à présenter un argument et se sert du monde historique pour en chercher des preuves (Nichols 1991, 20). Ainsi, Nichols explique-t-il que le film documentaire vise l’objectivité via un discours argumentatif, contrairement au film de fiction qui vise la subjectivité au moyen du récit. La subjectivité se définit comme le fait de privilégier l’interprétation personnelle du monde au détriment de l’observation factuelle.
11De plus, la vraisemblance du film documentaire et sa recherche d’objectivité peuvent amener le spectateur à le confondre avec la réalité historique. Ainsi, la question du réalisme et de l’objectivité du film documentaire se posent dès le départ et sans qu’il y ait la moindre intervention du cinéaste documentaire.
Véracité
12A ses débuts le film documentaire ne correspondait pas toujours au modèle classique dont parle Nichols. Certes, il présentait un argument, mais il n’était pas encore question de norme d’objectivité. Par rapport à notre époque, les premiers cinéastes documentaires n’avaient pas les mêmes possibilités techniques (matériel lourd et encombrant, réserve de pellicule limitée dans la caméra) ou financières (frais de mission et de déplacement). Ils avaient donc recours à la reconstitution.
13Au lieu de filmer le monde réel à sa source, le documentariste décidait de reproduire ce monde selon sa trace historique. Du coup le lien entre les images d’origine et l’indice [5] était rompu. Cette rupture confèrait à la reconstitution un statut imaginaire, comme n’importe quel film de fiction fondé sur des faits réels. Autrement dit, une mise en scène du monde réel était faite pour l’objectif. Non seulement, cela posait-il des problèmes techniques pour la reproduction fidèle du monde historique, mais la reconstitution introduisait invariablement la subjectivité dans la reproduction du monde réel.
14Si la reconstitution remanie la vérité du monde historique, n’en est-il pas de même pour la véracité ? Le critique cinématographique Greg Bevan aborde cette problématique en comparant Drifters de John Grierson (1929) et Nanook of the North de Robert Flaherty (1922) (Bevan). Il pointe du doigt leurs manquements éthiques par rapport aux principes rigoureux de journalisme, liés en partie, il est vrai, à des problèmes techniques de leur époque. Cependant, il trouve que Drifters met en scène vrais scénario et personnes. Il en résulte une utilisation cohérente qui ne cherche pas à falsifier la vérité du monde du pêcheur et en restitue une certaine véracité. En revanche Nanook of the North comporte plusieurs inexactitudes et falsifications dans la reconstitution du monde inuit. Pour Bevan, « Nanook is to a large degree Robert Flaherty’s invention….His hunting method belongs to a period some 30 or more years prior to the time that film was made » (Bevan). Il en résulte une utilisation incohérente qui falsifie la vérité du monde d’un Inuit et en déforme la véracité. Donc, selon son utilisation, la restitution tour à tour respecte ou déforme la véracité historique.
« Verité »
15Au début des années 1960 l’avènement de caméras portatives de plus en plus petites et une technologie plus sophistiquée donnent au cinéaste documentaire beaucoup plus de liberté pour aller chercher des images. On peut se déplacer en petite équipe (deux ou trois personnes) et avoir une présence beaucoup plus discrète pendant le tournage. La technologie permet aussi de filmer sans avoir besoin de repasser par le studio d’enregistrement ou la salle de montage. C’est dans ce contexte, où il est primordial de minimiser la présence du cinéaste pour ne pas affecter ce qui se déroule devant l’objectif, que le courant du cinéma direct a émergé (Nichols 1991, 13).
16Avec l’avènement du cinéma direct et le désir de filmer la réalité prise sur le vif, le film documentaire commence à être vu par le public comme un exercice journalistique qui se doit d’être objectif (Bevan). L’application de ces principes journalistiques l’amène petit à petit sur le terrain des informations et du journal télévisé.
17Bevan souligne l’influence de Grierson qui voyait dans le film documentaire classique un moyen de participer à la communication de masse et surtout une fonction pédagogique [6]. Le critique confirme l’importance du discours argumentatif évoqué par Nichols : « whenever we watch a documentary today we typically expect to learn something ». De plus, puisque les personnes, lieux et événements existent indépendamment du film documentaire, il est facile de croire que celui-ci a un traitement plus factuel de son sujet. Les avancées technologiques et les principes du cinema verité ajoutés aux théories de Grierson font que le spectateur associe donc au documentaire classique un traitement factuel et un ton neutre. En combinant une fonction d’information via un discours argumentatif, il se résume à un documentaire de type info-argument avec une norme d’objectivité et des principes journalistiques.
La déconstruction de la norme d’objectivité par Moore
18Quand le premier film de Michael Moore, Roger & Me, sort en 1989, il constitue une véritable rupture par rapport à cette recherche de vérité et d’objectivité normée qui s’affinait tout au long de l’évolution du film documentaire. Au moment de présenter ce film au festival du film de Toronto il déclare :
Well, I actually don’t like documentaries. I can’t stand to watch PBS. When I first started all these people told me about getting grants from PBS and all that, and boy that would kill me right there [7].
20Ainsi, Moore rejette le modèle info-argument du documentaire traditionnel, ciblant notamment les films documentaires qui passent sur le Public Broadcasting Service (PBS), un réseau de télévision public à but non lucratif. Moore veut éviter le côté fastidieux et académique du documentaire estampillé PBS car il le considére ennuyeux et destiné à un public d’intellectuels très réduit. Frau- Meigs confirme les propos de Moore :
Les programmes [de PBS] mettent en avant une idée de l’excellence comme respect de la norme d’objectivité, appel à l’expertise, enquête longue et minutieuse… Ils ont pour mérite de fonctionner un peu comme des standards de référence pour le reste de la profession (du fait de leurs nombreuses récompenses prestigieuses) et même s’ils sont peu regardés du grand public, ils sont admirés par le reste de la profession.
22Elle donne aussi raison alors à Moore sur le côté élitiste de la chaîne où « les minorités ethniques sont sous-représentées… le monde des affaires est bien représenté mais sans son corollaire, le monde du travail » (Frau-meigs 160). Moore estime que le documentaire ne doit pas toucher uniquement l’élite, mais aussi un large public. En voulant concilier le discours argumentatif du film documentaire classique avec la séduction de la masse, il propose donc un film documentaire qui retient toute la force politique du documentaire classique, tout en ajoutant la dimension dramatique, drôle et divertissante du film de fiction. Moore explique :
[I consider my movie] an entertaining movie like any Charlie Chaplin film that dealt with social commentary, the problems of the day, but also [let] a lot of people laugh a little bit, [and did] not numb them, [did] not totally depress them.
24Moore brouille la frontière entre film de fiction et film documentaire ; il parle ici de « movie » et non pas de « documentary ». Son « movie » dénonce les problèmes de société comme le film documentaire, mais divertit aussi le spectateur comme le film de fiction.
Jacobson : So the reason you undertook doing this film is…
Moore : So that people could see what was happening in this country, specifically in this one city…. We don’t see that on the evening news, we don’t see that on PBS. We don’t see it in this fashion.
26Puisque le film documentaire classique n’offre pas ce traitement « We don’t see it in this fashion. », il se propose de le faire. En combinant une fonction d’information via le divertissement (entertainment), il construit un documentaire type info-tainment.
Les nouveaux apports de Moore
27Moore décide de mettre en place sa propre vision du film documentaire, en intégrant de nouveaux éléments qui constituent l’essence de son style et de sa stratégie, notamment au niveau du contenu et la présence du cinéaste.
28Concernant le contenu, Moore introduit et distille des éléments accrocheurs bien placés tout au long du film documentaire pour diluer l’argument pur, et ce de façon à rendre son film documentaire plus facile à consommer pour le public américain. Ainsi, il ajoute des pointes d’humour, du drame, des histoires à dimension humaine (human interest stories) et de la musique. Par exemple, le documentariste uilise le dessin animé humoristique dans Bowling For Columbine, les images terribles des attentats du 11 septembre dans Fahrenheit 9/11, les récits intimes de plusieurs personnages dans Sicko et des extraits de chansons célèbres (Wouldn’t It Be Nice des Beach Boys, Happiness is a Warm Gun des Beatles et Shiny Happy People de REM).
29Quant à la présence du documentariste, Moore utilise la technique de la « double inclusion » (Niney 118) selon laquelle le filmeur devient un personnage dans son propre film afin de matérialiser physiquement le point de vue du cinéaste documentaire. Le spectateur peut ainsi s’identifier avec Moore comme s’il était un reporter dans un journal télévisé ou un journaliste d’investigation sur le terrain en train de mener une enquête, comme par exemple dans The Big One où Moore retrouve au milieu de la nuit des ouvriers de la célèbre chaîne internationale de librairies Borders – en activité jusqu’en 2011 – pour une réunion secrète. Ce format reconnu facilite aussi bien l’entrée du spectateur dans l’investigation que l’intrigue du film documentaire de Moore.
Les conséquences des apports de Moore
30Les apports de Moore ont pour but d’augmenter le divertissement mais cette démarche n’est pas sans conséquences. Tout d’abord, on note une augmentation de l’intervention du cinéaste. En effet, les ajouts de contenus accrocheurs et la présence du cinéaste documentaire via la double inclusion obligent Moore à intervenir plus souvent et à couper la continuité des images tournées. Le film documentaire s’en trouve de plus en plus agencé ou scénarisé et donc moins spontané. Il en résulte un film beaucoup plus personnel, plus marqué par la présence et l’influence du réalisateur que par la réalité indicielle des images.
31Quand le cinéaste devient protagoniste dans son propre film, le risque est de réduire tous les autres personnages à des seconds rôles inconséquents (Nichols 1991, 71). Ce déséquilibre donne plus de poids au point de vue du documentariste et augmente, du coup, la subjectivité du film. Le récit du protagoniste se confond avec le propos du film. Or, le film documentaire canonique est réputé objectif avec une présence physique du documentariste plutôt limitée, voire inexistante, comme dans des films documentaires classiques tels Drifters, The Atomic Café (K. Rafferty et al., The Archives Project, 1982) ou Point of Order (De Antonio, Point Films, 1964). Moore introduit de la subjectivité via sa présence et ses interventions. Dès lors, pour apprécier cette subjectivité, il convient de se tourner vers un moyen de quantifier sa présence et ses interventions.
L’analyse de la construction de la subjectivité chez Moore : présence et interventions
32Le premier film documentaire de Moore, Roger & Me et le sixième Slacker Uprising [8] ont été analysés pour évaluer l’évolution de son dispositif de présence dans le temps. Les unités de mesures suivantes furent établies :
• Une séquence : une unité qui peut être composée d’un ou plusieurs plans. La fin d’une séquence est délimitée par une coupure au montage avec un changement de lieu et/ou de personne.
• Une scène : plusieurs séquences qui sont reliées entre elles par une unité thématique. La fin de la scène est délimitée par l’introduction d’une nouvelle unité thématique.
34La présence de Moore est divisée d’abord en deux catégories : la présence directe et la présence indirecte. La présence directe se détecte quand Moore parle tout seul (monologue, recours au « je ») et quand Moore parle avec une autre personne (dialogue, recours au « tu/vous »). La présence indirecte se détecte quand quelqu’un parle de Moore (discussion, recours au « il »).
35Ensuite, présence directe et présence indirecte sont divisées en présences audio et visuelle. Elles sont à leur tour encore divisées en deux : diégétique (images et son dans l’environnement du film) et extradiégétique (ajoutés au montage). Cela donne six catégories présentées dans le tableau 1.
Présence de Moore : classifications
Présence de Moore : classifications
36Il convient de noter que la présence indirecte extradiégétique, qu’elle soit audio ou visuelle, est sans objet dans le cas de Moore car il est la seule personne à faire des interventions extradiégétiques dans son film.
37Après avoir défini les unités de mesure, deux outils permettent d’effectuer une quantification de la présence de Moore et de la densité de ses interventions dans un film documentaire : le pourcentage de présence et le quotient de montage.
38Le pourcentage de présence se calcule en comptabilisant la durée totale de la présence classée par catégorie : audio extradiégétique (AE), audio diégétique (AD), visuelle extradiégétique (VE), visuelle diégétique (VD), indirecte audio diégétique (IAD), indirecte visuelle diégétique (IVD). L’absence est également comptabilisée. Ensuite ces données sont divisées par la durée du film. Ces valeurs permettent de déterminer par la suite où se situe Moore sur le curseur de présence, entre l’absence (aucune présence du cinéaste) ou bien l’omniprésence (100 secondes de présence pour 100 secondes de film).
39Le quotient de montage se calcule en prenant le nombre de séquences divisé par la durée du film en secondes. Par exemple, un film de 100 secondes avec deux séquences correspond à 2/100 soit 2 %, mais le même film avec 10 séquences correspond à10/100, soit un quotient de montage de 10 %, donc plus le pourcentage du quotient de montage est élevé, plus le changement de séquences est élevé. Ces valeurs permettent de déterminer la densité des interventions du cinéaste et de savoir où se trouve Moore sur le curseur d’intervention, entre l’intervention 0 (aucune intervention du cinéaste) et une intervention totale du cinéaste (100 % du total de séquences du film).
La présence quantifiée de Moore
40Il s’avère que Moore peut aussi cumuler différents types de présence dans une même séquence : audio extradiégétique (narration en voix off) + audio diégétique (dialogue dans le film) ; audio extradiégétique + audio diégétique + présence visuelle diégétique. Ces combinaisons peuvent se caractériser comme une présence « double » et « triple ». Il s’agit d’une autre mesure de présence : la présence cumulée.
Le chevauchement des types de présence
Le chevauchement des types de présence
41Dans l’exemple illustré par la figure 1, la présence est simple à la dixième minute (visuelle diégétique), devient double à la quinzième (visuelle diégétique + audio diégétique) et enfin triple à la vingtième (visuelle diégétique + audio diégétique + audio extradiégétique). Ainsi, la présence cumulée permet de représenter visuellement le nombre d’accumulations de présence et d’établir les incidents de double et de triple présences.
42La présence dans Roger & Me se calcule sur la base de sa présence chronométrée sur les 5 212 secondes de la durée totale du film. Elle est illustrée par la figure 2 « présence de Moore dans Roger & Me » ci-dessous.
43L’absence de Moore s’élève à 67 %, ce qui le situe à une présence de 33 % en faisant un calcul en creux. En revanche, le calcul en plein donne une présence totale de 52 % (AE + AD + VE + VD + IAD). Cette différence s’explique par le chevauchement entre les différentes catégories de présence et donc déjà une présence cumulée qui rend difficile le calcul de la présence. Sur le curseur de présence, Moore se distingue déjà très fortement des autres auteurs de films documentaires dont la présence est proche de 0. En outre, cette présence oscille entre 33 % et 52 % selon le mode de calcul [9].
Présence de Moore dans Roger & Me
Présence de Moore dans Roger & Me
44Parmi les catégories de présence, c’est l’audio qui domine la visuelle avec AE et AD à 19,87 % et 21,40 % respectivement, alors que VE et VD sont à 0,84 et 10,09 respectivement.
45Pour tenir compte du cumul des diverses formes de présence de Moore, la figure 3 illustre le nombre d’éléments de présence pour chaque séquence.
Présence cumulée dans Roger & Me
Présence cumulée dans Roger & Me
46Cette figure illustre le fait que les absences ne durent pas très longtemps, avec une moyenne de 36 secondes d’interruption entre deux séquences et un gros bloc de 217 secondes pendant le générique de fin. Il est possible aussi de constater qu’il y a neuf incidences de triple présence (séquences n° 31, 34, 43, 53, 64, 97, 119, 123 et 168). Ainsi, on note une présence très densifiée où le spectateur voit Moore sur l’image, entend sa voix de narration et sa voix dans le film.
47L’évolution de la présence de Moore devient encore plus frappante dans le dernier film du corpus, Slacker Uprising, qui dure 5 926 secondes.
Présence de Moore dans Slaker Uprising
Présence de Moore dans Slaker Uprising
48Par rapport à son premier film, l’augmentation de sa présence en creux (33 % à 58 %) et en plein (52 % à 91 %) ainsi que la diminution de son absence (67 % à 42 %) sont manifestes. L’explication peut se trouver dans un dispositif bien rodé et plus au point. Il faut noter également la forte progression des deux catégories en présence indirecte (IAD à 8,44 %, IVD à 3,24 %) qui mesurent la fréquence où le film de Moore évoque Moore par le biais d’une tierce personne. Dans Roger & Me ces données sont très faibles (IAD à 0,13 %, IVD à 0 %). Le sujet du dernier film du corpus est devenu exclusivement « Michael Moore » – et l’élection de 2008 confinée au second rôle. Moore s’approche de plus en plus de l’omniprésence.
49L’augmentation de la présence est donc manifeste, sans oublier que Moore est aussi présent dans l’écriture et la salle de montage. Au fur et à mesure que ses films documentaires évoluent et que sa notoriété augmente, une nouvelle manière d’exister se développe pour Moore : une existence à la troisième personne. Moore fait parler de lui à travers les vidéos, les films, les dires, et même des écrits où figure son nom. Les commentateurs parlent de « Michael Moore » à la télévision ; son nom est prononcé pendant des débats politiques ; il apparaît sur les panneaux publicitaires et dans les publicités. On le voit même sur des T-shirts [10].
Le quotient de montage dans les films de Moore
50Dans Roger & Me il y a 212 séquences pour une durée de 5 212 secondes (1 heure 26 minutes et 52 secondes). Ainsi 212/5 212 = 0,0407 soit un quotient de montage de 4,07 % sur la totalité du film. A titre de comparaison, un film documentaire classique comme Mr Hoover & I d’Emile De Antonio (Turin Films, 1989) change de séquence une fois par minute en moyenne, ce qui donne un quotient de montage plus proche de 1,6 % (1/60 = 0,016), bien plus long et homogène que dans le cas de Moore. Pour le générique de Roger & Me, où l’effet de zapping est le plus prononcé, il y a 23 séquences pour une durée de 250 secondes, soit un quotient de montage de 9,20 % (23/250 = 0,092).
51Ces valeurs prennent encore plus de sens lorsqu’elles sont mises en relation avec une intervention très faible comme les images d’une caméra de vidéo surveillance [11]. En effet, il n’y a qu’une séquence avec une durée variable. La caméra fonctionne sans interruption tout au long du « tournage », sans aucun changement d’angle, de plan, ou d’ajout extradiégétique. Il existe un extrait de vidéo surveillance de 717 secondes que Moore a utilisé dans Bowling For Columbine (BFC) qui peut fournir cet élément de comparaison. Ainsi 1/717 = 0,0014 soit un quotient de montage de 0,14 % ou proche de 0 %. Les trois éléments se trouvent ainsi comparés dans la figure ci-après.
Le quotient de montage (scènes) comparé
Le quotient de montage (scènes) comparé
52En comparant les trois quotients de montage, celui de Roger & Me (R&M) se trouve entre la vidéosurveillance (faible) et son générique (fort). Le graphique permet d’apprécier visuellement cette densité des interventions.
53Davantage de densité correspond à un plus grand nombre d’interventions et, par conséquent, à une présence plus à droite du curseur. Plus les fréquences des interventions augmentent, plus la séquence diégétique est interrompue, et plus le film est susceptible de perdre en objectivité, car une coupure est toujours une ouverture par laquelle la subjectivité du documentariste peut s’introduire dans le film. A partir des mesures du quotient de montage, cet apport de subjectivité peut être apprécié quantitativement et visuellement.
54Ainsi, Moore s’éloigne de l’objectivité par le cumul des éléments de sa présence qui crée une confusion entre l’objet observé et l’observateur. La densité trop importante d’interventions multiplie les coupures de l’observation de l’objet et donne beaucoup plus d’occasions pour introduire la subjectivité.
Le documentaire classique en regard du documentaire de Moore
55Pour mieux apprécier la différence entre le documentaire classique (type info-argument) et le documentaire de Moore (type info-tainment), il est intéressant de comparer Moore à un autre documentariste avec les mêmes convictions politiques, mais qui s’exprimait à travers le modèle canonique de l’info-argument. Emile De Antonio en est le parfait exemple. Le dernier film de De Antonio, Mr Hoover and I, et le premier de Moore, Roger & Me, sont tous les deux sortis en 1989.
56Selon Thomas Waugh : « De Antonio’s rhetoric is cool, scholarly and articulate. Its aim was to convince, not to inflame » (Waugh 250). Le film de De Antonio s’adresse à un spectateur intelligent et capable de comprendre sans explications, d’où l’absence systématique de la voix off. De Antonio se présente de la manière suivante : « I make serious, boring political films » (Lewis 21). Les conséquences de cette conception du film documentaire sont un public restreint et des films considérés comme « sérieux » [12].
57Si De Antonio entretient une relation distante avec les spectateurs, Moore, en revanche, cultive une relation de proximité avec ces derniers. Il cherche à les distraire avec de l’humour et à les provoquer avec des sujets polémiques. Cette approche découle de la description qu’il fait de son travail lors d’un entretien avec Paul Fischer : « At the end of the day, I make films that I would see on a Friday night and I want audiences to be both entertained and angered » (Fisher).
58Les deux approches différenciées du film documentaire se reflètent dans le quotient de montage, comme l’illustre la figure ci-après.
Le quotient de montage (scènes) De Antonio / Moore
Le quotient de montage (scènes) De Antonio / Moore
59Moore intervient presque trois fois plus dans la salle de montage (1.6 % vs. 4 %) Finalement, c’est assez conforme à la finalité de De Antonio, puisqu’il ne cherche pas à séduire le public nombreux du vendredi soir comme Moore, mais vise plutôt celui, plus restreint, de PBS. Les deux approches mises côte à côte montrent les conséquences des choix respectifs des deux réalisateurs documentaristes, comme l’illustre le tableau ci-après.
De Antonio / Moore
De Antonio / Moore
Conclusion : Le succès de Moore
60Dans le contexte économique et culturel des États-Unis, le documentaire à la Michael Moore induit le passage de la norme d’objectivité vers le pacte de distraction militante par lequel Moore renouvelle le genre du film documentaire en le faisant passer de l’info-argument à l’info-tainment. C’est cette innovation qui contribue au succès incomparable de ses films documentaires. Fahrenheit 9/11 est classé numéro 1 sur la liste des documentaires qui ont fait le plus de recettes aux États-Unis [13] et même par rapport aux films toutes catégories confondues il est numéro 285 aux États-Unis et numéro 301 dans le monde entier [14]. Bernstein décrit ainsi son premier film Roger & Me : « a transformative milestone in the history of documentary film making » (Berstein 6). Dans le documentaire Manufacturing Dissent, [00 :34 :30-00 :34 :49], Helga Stephenson, ancienne directrice du festival du film de Toronto, confirme cette observation :
Ainsi, malgré toutes les critiques sur ses méthodes et sa déontologie, tout le monde s’accorde pour dire que le premier film de Moore a révolutionné le genre du film documentaire. Le modèle moorien a ouvert la voie par la suite à de nombreux documentaires de type info-tainment tels Super Size Me (Morgan Spurlock, The Con, 2004), An Inconvenient Truth (Davis Guggenheim, Lawrence Bender Productions, 2006) et The Yes Men (Dan Ollman and Sarah Price, Yes Men Films LLC, 2003). Finalement c’est à Michael Moore, à travers les derniers mots de Roger and Me, que revient le propos de fin : « It was truly the dawn of a new era » !He broke the taboo on people going to see a documentary in a theater ; he made it sexy again, the debate on what he has done to the documentary doesn’t really interest me. What interests me is what he did for that form getting it to the people the masses getting it into the mainstream and getting it taken seriously by the distributors.
Bibliographie
Sources citées
- Barnouw, Erik. A History of the Nonfiction Film. New York : Oxford UP (revised ed.), 1993.
- Bernstein, Matthew H., dir. Michael Moore, Filmmaker, Newsmaker, cultural icon. Ann Arbor : U of Michigan P, 2010.
- Bevan, Greg W. « Dramatising the Mundane : The Working Man Hero in John Grierson’s Drifters ». http://www.montagefilmreviews.com/Drifters%281929%29.html (Dernière consultation, le 24 juillet 2012).
- Briselance, Marie-France et Jean-Claude Morin. Grammaire du cinéma. Paris : Nouveau Monde éditions, 2010.
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- Fischer, Paul. « Behind the Scenes Toronto Film Festival – 2002 ». Film Monthly. com (2002). http://www.filmmonthly.com/Behind/Articles/Toronto2002/Toronto2002.html. (Dernière consultation, le 22 juin 2013).
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- Kellner, Douglas et Dan Streible, dir. Emile de Antonio : A Reader. Minneapolis, MN : U of Minnesota P, 2000.
- Larner, Jesse. Forgive Us Our Spins : Michael Moore and the Future of the Left. Hoboken, NJ : John Wiley & Sons, 2006.
- Lewis, Randolph. Emile de Antonio : Radical Filmmaker in Cold War America. Madison, Wisconsin : The U of Wisconsin P, 2000.
- Nichols, Bill. Introduction to Documentary. Bloomington, IN : Indiana UP, 2010 [2001].
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- Wees, William C. The Art and Politics of Found Footage Films. New York : Anthology Film Archives, 1993.
Notes
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[1]
Bowling For Columbine reçut l’Oscar du meilleur film documentaire en 2003 ; Fahrenheit 9/11obtint la Palme d’Or en 2004.
-
[2]
Roger & Me (1989), The Big One (1997), Bowling For Columbine (2002), Fahrenheit 9/11 (2004), Sicko (2007) et Slacker Uprising (2008).
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[3]
Le film de Grierson raconte la vie de marins pêcheurs dans la Mer du Nord, celui de Flaherty celle de Nanook, un Inuit qui vivait dans l’Arctique.
-
[4]
Au moment de la sortie de son livre Representing Reality, Moore avait juste un film à son actif.
-
[5]
Le mot indice fait référence à la théorie du linguiste Peirce selon laquelle le signe concret de son référent est qualifié d’indice. Fumée est l’indice de feu par exemple (Peirce).
-
[6]
Grierson : « the documentary had [has] a didactic purpose » (cité par Bevan)..
-
[7]
Extrait tiré du film Manufacturing Dissent, Debbie Melnyk, Liberation Entertainment, 2007, [00 :30 :32- 00 :30 :55]
-
[8]
Le corpus a été constitué en 2008, à cette époque Moore n’avait fait que six films documentaires. Ainsi, le premier et le dernier ont été choisis pour cette analyse.
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[9]
L’absence plus la présence en plein dépasse 100% (67 + 52 = 119).
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[10]
T-shirts « Michael Moore 4 Prez » vus dans Slacker Uprising, [00 :24 :39-00 :24 :45]
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[11]
Il est impossible d’avoir une intervention 0 car il y a toujours au moins une séquence par film.
-
[12]
Son premier film Point of Order fut selectionné par le National Film Preservation Board pour conservation à la bibliothèque du Congrès aux États-Unis.
-
[13]
Box Office Mojo, « Documentary, » Box Office Mojo, LLC. http://www.boxofficemojo.com/genres/chart/?id=documentary.htm (dernière consultation le 1 septembre 2008).
-
[14]
Box Office Mojo, « Fahrenheit 9/11 » Box Office Mojo, LLC. http://www.boxofficemojo.com/movies/?id=fahrenheit911.htm (dernière consultation, le 1er septembre 2008).