Couverture de RFEA_143

Article de revue

Comptes rendus

Pages 106 à 126

Notes

English version

Anne Deysine. La Cour suprême des États-Unis. Droit, politique et démocratie. Paris, Dalloz, 2015. 287 pages

1Cet ouvrage, publié dans une collection bien connue des juristes, peut être lu comme un manuel de droit constitutionnel américain, une histoire de la Cour suprême américaine, un essai sur le rôle central joué par cette cour dans le paysage politique américain, ainsi qu’un essai comparatif entre les droits américain et français. L’auteure connaît son sujet sur le bout des doigts et offre des pistes de réflexion multiples qui ne se limitent pas au droit.

2Nous laisserons de côté ici l’aspect comparatif des droits français et américain pour souligner l’utilité d’un tel travail pour les américanistes travaillant dans le champ politique ou juridique. Après une introduction sur ce qu’est le common law (cette expression est souvent traduite par « droit coutumier », mais l’auteure explique pourquoi elle ne la traduit pas et utilise le masculin), Anne Deysine présente les aspects juridiques de son travail : « La Cour dans le paysage constitutionnel », « Les enjeux de la nomination des Justices », « Une Cour maitresse de son “agenda” ». Ces chapitres foisonnent de références historiques et présentent les théories et débats constitutionnels et politiques américains. Les non-spécialistes apprécieront certains aspects essentiels de la compréhension du politique, connus souvent des seuls juristes. Ainsi, le passage sur les diverses écoles d’interprétation constitutionnelle (« Originalism vs constitution vivante ») est particulièrement bienvenu. Les étudiants en droit pourront quant à eux bénéficier d’un manuel particulièrement riche en concepts et références aux débats. Cet ouvrage fournit aussi un glossaire des termes américains, cités en anglais et traduits ou explicités et regroupés dans une annexe en fin d’ouvrage.

3Les chapitres 4 à 6 font une large place aux phénomènes politiques et économiques : « La Cour au cœur du système politique et économique », « L’art de composer avec les contraintes », « La Cour et la démocratie ». Dans cette deuxième moitié du livre, la complexité du système politique américain est présentée et mise en perspective. Les grands problèmes de la démocratie américaine sont passés en revue par une juriste au fait des évolutions politiques. Le nombre d’arrêts cités et expliqués est impressionnant et un index des décisions est joint en annexe. Ce livre est un outil de travail ainsi qu’un travail de recherche sur la Cour suprême américaine. L’auteur de ce compte rendu nécessairement schématique a particulièrement apprécié le passage sur les « opinions dissidentes prophétiques » qui montrent la fine connaissance historique de l’auteure. La conclusion est particulièrement incisive.

4L’auteure s’attache à être distanciée et neutre, bienveillante envers la Cour suprême même si, en toute fin d’ouvrage, elle affiche ses craintes de voir « les assauts contre le processus démocratique » continuer si un président républicain est élu en 2016. Un lecteur plus intéressé par les aspects politiques que juridiques de cet ouvrage pourra rester sur sa faim lorsqu’Anne Deysine aborde le problème de l’accusation de ploutocratie, qu’elle mentionne mais ne traite pas de façon politique. Sa présentation des arrêts Citizens United vs Federal Election Commission ou McCutcheon vs Federal Election Commission est très prudente et n’aborde pas directement le débat politique très virulent que ces arrêts continuent à provoquer parmi les spécialistes des États-Unis.

5A la page 179, l’auteure écrit : « La Cour n’a pas besoin de statuer en matière constitutionnelle pour que ses décisions penchent du côté des puissants. » Quelques pages auparavant elle avait évoqué : « la grande mansuétude vis-à-vis des puissants dont fait preuve la Cour Roberts » (177). Les arrêts Citizens United et McCutcheon sont certainement typiques de la préférence de la Cour pour les puissants puisqu’elles permettent aux individus fortunés d’avoir un impact énorme sur le processus politique. C’est ce qui fait dire à Lawrence Lessig, Professeur de droit à Harvard, que les États-Unis sont devenus une oligarchie. On pourrait donc trouver que la quatrième de couverture déclarant : « Ce livre permet de comprendre pourquoi finalement le dernier mot revient toujours à We the People » est trop optimiste car le dernier mot est quelque peu acheté par la puissance de l’oligarchie. Ce problème n’est pas nouveau puisqu’en 1896, en plein Âge doré (Gilded Age), le sénateur républicain de Pennsylvanie, Boies Penrose, déclarait (sans ironie) : « I believe in the division of labor. You send us to Congress ; we pass laws under which you make money…and out of your profits, you further contribute to our campaign funds to send us back again to pass more laws to enable you to make more money. »

6Il s’agit là, bien évidemment, d’un débat politique et historique qui n’est pas au centre du travail remarquable qui nous est offert dans cet ouvrage. On pourra néanmoins regretter que les sigles ne soient pas systématiquement explicités en notes, ainsi que l’absence de notes pour les citations et aussi l’absence des renvois aux pages où sont citées les diverses décisions. Pour les américanistes (ou anglicistes, de façon générale) la présence de tous les termes juridiques en anglais est précieuse comme l’est leur explication dans un contexte juridique et politique fort différent de celui de la France. La lecture de cet ouvrage exigeant s’apparente à une radioscopie de la démocratie en Amérique qui se focalise, à juste titre, sur le droit et la place du droit dans la société et le système politique américains.

7Pierre Guerlain

8(Université Paris Ouest Nanterre)

François Brunet (Dir.). L’Amérique des Images. Histoire et culture visuelles des États-Unis. Paris : Éditions Hazan / Université Paris Diderot, 2013

9L’Amérique des images est un monument éditorial : quatre cent pages, plus de vingt contributeurs, réunis sous la direction de François Brunet, et une iconographie somptueuse, résultat d’une exceptionnelle collaboration entre l’éditeur de livres d’art Hazan et l’Université Paris Diderot. Cette opulence, inhabituelle dans les publications universitaires, ne doit pas cependant provoquer de malentendu. S’il est vrai, comme l’ont mentionné plusieurs recensions, que l’ouvrage est précieux autant aux chercheurs et aux étudiants qu’au grand public cultivé, ce n’est pas lui rendre justice que le présenter comme un « beau livre photo » (Guillot 2013) ou le cadeau de Noël idéal (ce qu’il est, incontestablement). S’il offre à tous les publics un accès facile à tous les domaines de l’image américaine – utilitaire ou décorative, populaire et artistique, réformatrice et publicitaire – ce livre ne relève pas de la vulgarisation, mais de la recherche. En témoigne dès l’introduction l’argumentation serrée de François Brunet qui expose le cadre du projet, sa genèse, son objectif, ainsi qu’un exemple minutieusement détaillé (l’analyse de Hope, affiche née de la campagne d’Obama). En témoigne à l’autre extrémité du volume la table des matières, dont la structure triomphe de l’abondance foisonnante du matériau, le soumettant à un ordre à la fois souple et strict. Six sections présentées chronologiquement, de la « Naissance de l’identité nationale » aux « Interrogations du présent », sont divisées en quatre chapitres synthétiques, soit vingt-quatre chapitres couvrant l’histoire des images américaines, de l’Indépendance à nos jours. Chaque chapitre contient un « album » formé de planches que l’on peut regarder indépendamment du texte, des sous-sections illustrées de multiples figures, et une « micro-analyse » qui, à la façon d’un zoom, distingue un document, un objet, un effet, une personnalité.

10Plus juste assurément que le « beau livre photo » est la métaphore du « livre-exposition » (Plassart 2014), qui renvoie tant à la présentation matérielle de l’ouvrage qu’à l’expérience du lecteur. L’organisation des documents laisse le regard libre, n’imposant aucun rapprochement mais les suggérant tous, sur le mode de l’annonce, de l’écho, de la correspondance. La composition évoque d’ailleurs le chemin d’un visiteur de musée, traversant les salles au rythme qui répond à ses goûts, s’attardant sur un point de détail qui demande une plus grande attention, et revenant parfois sur ses pas, car le fil chronologique ne fait pas obstacle à des allers-retours dans le temps. Mais le livre est surtout la concrétisation d’un projet intellectuel : développer et documenter le concept de culture visuelle, montrer que l’histoire des images aux États-Unis n’est « ni naturelle ni banale » mais « qu’elle est le produit d’une histoire et d’une culture » (7). Ce projet, dont l’ambition fait qu’il ne pouvait être réalisé que collectivement et sur le long terme, sous-tend l’entreprise commencée avec le congrès de l’AFEA en 2000 sur « l’Amérique-image », dont une partie des actes fut publiée en 2001 par la RFEA (2001/3, n°89) et poursuivie par un groupe dédié à « l’histoire des images en Amérique du Nord » (Himan). Suivirent plusieurs textes dont deux au moins sont essentiels si l’on veut remonter à la source de ces travaux. L’un (Brunet 2005) est consacré aux travaux de W. J. T. Mitchell dont l’ouvrage fondateur Iconology, publié en 1986, n’a été traduit que récemment (Mitchell 2009), l’autre porte sur l’usage des « visual studies » dans les études de civilisation (Benayada et Brunet 2006). Ces textes expliquent précisément et sans complaisance ce que sont les visual studies et la culture visuelle. On y discerne à la fois la nouveauté et la complexité de ces notions et les problèmes qu’elles posent : le flou de la visual literacy, la relative absence de dimension historique, l’imperfection de manuels destinés à fournir des outils de décryptage des images a priori soupçonnées de manipulation plutôt qu’à faire leur histoire concrète.

11L’immense chantier de L’Amérique des images n’a pu être initié, cela est évident, que parce que les concepteurs ont longuement réfléchi au moyen d’éviter les écueils liés à la constitution d’une telle somme visuelle, et notamment celui de tomber dans « l’indétermination des objets et des méthodes qui caractérise souvent ce qu’on a désormais coutume d’appeler “culture visuelle” » (Brunet et Kempf 2006, 6). Tout ce qui laissait perplexe en effet dans le champ émergent des visual studies est ici réglé et ajusté. La perspective historique y est introduite avec souplesse. La traversée des images les ancre non plus dans une vision exclusivement esthétique, métaphysique et symbolique, mais dans la matérialité d’une culture, d’un pays, de ses paysages, et dans le vécu de ses habitants. Une attention minutieuse a été apportée à la construction d’un corpus à la fois académique et pédagogique, qui permette à la culture visuelle de s’intégrer dans tous les domaines des études de civilisation. Non seulement le livre ne calque pas sa démarche sur les manuels d’études visuelles déjà cités, mais il en est jusqu’à un certain point l’inverse. Il fait sortir l’image de l’ère du soupçon et construit une « histoire des formes et des pratiques de l’image » (Benayada et Brunet 2006, 47) qui échappe à tout reproche de positivisme. Cette histoire est dialectique et ouverte car, par son inachèvement même, elle invite le lecteur à poursuivre par lui-même le voyage.

12C’est un vrai voyage, en effet, que ce parcours dans les images qui nous transporte des grandes villes aux grands espaces, des représentations conservatrices à leur pulvérisation par la révolution graphique, des messages patriotiques à d’autres formes plus subtiles mais non moins puissantes de propagande. Le chemin est ponctué de vues familières : premiers pas d’Aldrin sur la Lune, tours attaquées du World Trade Center, en passant par American Gothic, Rosie the Riveter, Rockwell (le succès des « Four Freedoms » illustrant le discours de Roosevelt est le meilleur exemple possible de l’impact d’un message visuel sur le public), Warhol, Lynch, et autres icônes du xxe siècle. Ces repères mettent en valeur des documents moins connus, souvent surprenants, qui nous rappellent que les images sont partout où nous oublions de les voir – dans un texte, un billet d’un dollar, un drapeau ou un patchwork. Mais les amateurs de l’interprétation ne doivent pas s’inquiéter. Elle est là aussi quand il le faut, mesurée, nuancée, ou dictée par le face-à-face des reproductions (voir celui, saisissant, de la sérigraphie de Rupert Garcia, « No More O’ This Shit », et de son modèle détourné, une publicité de 1905).

13La réussite de l’entreprise – intelligence de l’agencement, qualité de la réalisation, finesse des analyses – ne fait aucun doute. Que le défilement des chapitres n’évite pas tout à fait une impression d’éclatement, de répétition parfois, cela se comprend compte tenu de l’immensité du matériau. Les contributeurs ont coordonné leurs efforts, et l’on sent là un vrai travail d’équipe qui s’est toutefois (sagement) abstenu de rechercher une impossible unité. D’autre part, une synthèse aussi considérable, même si elle se déclare non exhaustive, s’expose nécessairement à la critique des lacunes, et chaque lecteur cherchera à sa guise l’image qui manque à sa vision de l’Amérique. Ce qu’on peut regretter plus que l’absence de certaines images, pourtant, ce sont les images de l’absence : l’abondance même de l’iconographie suggère en effet que dans la culture visuelle tout est a priori montrable par l’image, alors que cette culture se distingue aussi par ce qu’elle retient ou cache, comme l’observait naguère l’article de Melvyn Stokes sur les représentations masquées par Hollywood (Stokes 2001). Mais peut-être les spécialistes d’Hollywood n’ont-ils que trop fait jusqu’ici l’histoire des images interdites, oubliant d’exposer le visible.

14On pourrait d’autre part considérer que le titre ne tient pas complètement ses promesses. La distinction étant bien établie entre la construction imaginaire qu’est « l’Amérique » et la réalité historique et géographique des États-Unis, le génitif riche d’ambiguïté (L’Amérique des images) tranchant d’autre part sur « l’Amérique-Image » de 2001, on pouvait s’attendre à ce qu’il soit question non seulement de la culture américaine et de son histoire, mais également de son impact mondial. C’est manifestement l’une des voies ouvertes par le livre, mais qui reste pour l’instant esquissée. Sans doute, pour donner de la consistance à la notion de culture visuelle et pour marquer la différence avec les discours antérieurs, était-il nécessaire d’en passer par ce premier épisode, limité (si l’on peut dire !) au territoire culturel, historique, politique et géographique des États-Unis, tel que le maîtrise une équipe d’excellents spécialistes d’études anglophones. Chaque contributeur intervient dans son domaine de façon rigoureusement documentée, en renouvelant l’état des connaissances dans le champ : Mark Meigs pour les musées, Véronique Elefteriou et Penny Starfield pour le cinéma, Géraldine Chouard pour le folk art, Didier Aubert pour la photo, Ariane Hudelet pour les séries – qu’on nous pardonne de ne pouvoir tous les nommer. L’apport des spécialistes est irremplaçable pour les périodes historiques, mais certaines analyses font résonner des débats qui, dépassant le champ de la civilisation américaine, rejoignent de vastes problématiques esthétiques et culturelles, qu’il s’agisse de la manipulation des images documentaires, des culture wars ou des polémiques liées aux provocations de l’art contemporain. On peut donc imaginer que la construction de « l’Amérique des images » se poursuivra avec la contribution d’équipes pluridisciplinaires et regardera davantage l’Amérique depuis le reste du monde. Pour l’instant, il importe d’entrer dans ce beau livre, d’y revenir, de le fréquenter régulièrement. Le lecteur s’y instruira à chaque visite, tant la matière en est inépuisable, et tant il nous révèle d’aspects d’un pays et d’une culture que nous croyons à tort, parfois, trop bien connaître.

Références

15Benayada Kamila et François Brunet. « Histoire de l’art et Visual Culture aux États-Unis : quelle pertinence pour les études de civilisation ? », RFEA 109 (2006/3) « Parcours de recherche : modèles, terrains, frontières » : 39-53.

16Brunet, François. « Théorie et politique des images : W. J. T. Mitchell et les études de visual culture », Études anglaises 58 (1/2005) : 82-93.

17Brunet, François et Jean Kempf. « Avant-propos ». RFEA 89 (2001/3), « L’Amérique-image » : 3-9.

18Guillot Claire. « L’Amérique des images. Histoire et culture visuelle des États-Unis ». Le Monde, 12 septembre 2013.

19Mitchell W. J. T. Iconologie : image, texte, idéologie, trad. Maxime Boidy et Stéphane Roth. Paris : Les Prairies ordinaires, 2009.

20Plassart Marie. « Voir l’Amérique ». la vie des idées.fr.http://www.laviedesidees.fr/Voir-l-Amerique.html. 28 avril 2015.

21Stokes Melvyn. « Structuring Absences : Images of America Missing from the Hollywood Screen ». RFEA 189 (2001/3). « L’Amérique-image » : 43-53.

22Jacqueline Nacache

23(Université Paris Diderot – CERILAC)

Claudine Armand, Vanessa Boullet, David Ten Eyck (dir.). Enjeux et positionnements de l’interdisciplinarité / Positioning Interdisciplinarity. Nancy : PUN / Editions Universitaires de Lorraine, 2014

24Cet ouvrage regroupe différentes interventions issues du colloque international « Enjeux et positionnements de l’interdisciplinarité / Positioning Interdisciplinarity », qui s’est tenu à Nancy les 9 et 10 mars 2012. L’intention du colloque, et par extension de ce recueil, est de rassembler des chercheurs de milieux disciplinaires différents, dont les travaux sont à la croisée de plusieurs champs académiques ou dont la spécialité dominante est interdisciplinaire de par la nature de leur objet d’étude.

25L’ouvrage se divise en quatre parties. La première s’intéresse aux institutions existantes et suggère des démarches interdisciplinaires possibles dans le cadre de ces instances. Hélène Marquié, chorégraphe et enseignante, souligne que les études de genre offrent un apport précieux aux études en danse, mais que le poids des institutions ne rend pas la démarche aisée. Toutefois, elle remarque que l’internationalisation universitaire pousse à davantage d’interdisciplinarité. Venant s’ajouter à la démarche praticienne, l’ensemble pluriel des approches face à l’institution rend de facto la démarche du chercheur analogue aux mouvements du danseur. Richard Somerset propose dans son étude trois démarches interdisciplinaires à la croisée des sciences dures et des sciences humaines : l’approche historique, littéraire et scientifique. Il évalue leur apport respectif à l’étude de l’histoire culturelle. Paradoxalement, il conclut que certaines de ces pratiques finissent par appauvrir ce champ. Valérie Peyronel, civilisationniste, souligne l’importance des divers outils méthodologiques dans l’enseignement du conflit nord-irlandais. Celui-ci ne peut être véritablement étudié qu’à la lumière de plusieurs disciplines ayant trait à l’observation de l’homme : la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie et la psychologie sociale. Par ailleurs, l’histoire, la science politique et les sciences économiques permettent une étude davantage contextuelle et institutionnelle. Selon elle, comprendre (et résoudre) le conflit passe nécessairement par une approche globale que seule permet l’interdisciplinarité.

26La seconde partie de l’ouvrage propose une mise en relation des disciplines existantes pour un renouvellement des outils analytiques. Richard Samin analyse l’interaction entre deux types de discours (ethnographique et littéraire) et les liens qu’ils entretiennent avec le récit du voyage. Claudine Armand examine la pratique de l’artiste afro-américain Fred Wilson, dont l’œuvre se prête admirablement bien à la démarche interdisciplinaire car elle franchit les habituelles frontières « cloisonnantes » de la représentation. Mathilde Rogez s’intéresse à différents ouvrages de l’écrivain sud-africain Coetzee à travers une approche résolument interdisciplinaire. Elle montre que l’approche littéraire, stylistique et linguistique peut être enrichie par l’approche historique, voire civilisationnelle. Johan Callens étudie pour sa part le rôle des arts visuels dans les performance studies (discipline transgressive et inclusive à la fois), notamment au travers de troupes de théâtre expérimental telles le New Orleans Group et le Wooster Group. Enfin Jean-Philippe Heberlé constate que l’on rapproche souvent la peinture abstraite de la musique. Cette analogie permet-elle d’effectuer un transfert des outils analytiques, et cela rend-il la démarche interdisciplinaire ? Pour répondre à ces interrogations, l’auteur procède à une historicisation des différentes théories en cours à ce sujet avant d’analyser certaines toiles de Peter Lanyon en utilisant ce procédé d’emprunt. Au final, même si certains critiques d’art ont recours au vocabulaire de la musique pour décrire des toiles, il n’en reste pas moins que la peinture n’est pas musique. Bien qu’omniprésente, la comparaison entre les arts a donc ses limites : ce type d’approche est davantage comparatiste qu’interdisciplinaire.

27Dans la troisième partie, les limites révélées de la pratique interdisciplinaire sont explorées par deux chercheuses internationales : Joanna Barska (Varsovie) et Sinkwan Cheng (Wesleyan University). Barska applique les méthodes de l’intermédialité à la littérature lorsque celle-ci emprunte à la musique (polyphonie, contrepoint). Dans Joyce et Queneau, il y a bien dés-automatisation du projet de lecture, dans le sens où l’écriture étant un processus linéaire, c’est le lecteur qui construit la simultanéité de voix narratives. L’analyse de la littérature empruntant à la musique, nécessairement interdisciplinaire, permet de reconsidérer sujet et méthode, mais aussi la manière dont on construit la culture. En cela, la réponse littéraire à la musique est importante en soi mais aussi en tant que paradigme de mouvements expérimentaux, au delà des frontières culturelles et génériques. Pour Sinkwan Cheng, la traduction de textes occidentaux en Chine à la fin du xixe siècle a modifié la conscience chinoise du temps, car le Chinois classique est une langue qui ignorait tout marqueur temporel. L’article étudie les ramifications politiques de la temporalisation. Pour l’auteure, la réception du concept occidental de « civilisation » et la modification du concept originel de wenming sont à la fois effets et causes des relations fluctuantes de la Chine avec les puissances coloniales. La modernisation de la Chine au contact de l’Occident a ensuite généré deux révolutions linguistiques. Par conséquent, les études de civilisation, telles que comprises en Occident, ne gagneraient-elles pas à s’imprégner de wenming ?

28La dernière partie, intitulée « Interdisciplinarité et transmédialité » propose des approches interdisciplinaires pour étudier des productions culturelles récentes, telles que les séries télévisées ou les jeux vidéo. François-Ronan Dubois se concentre sur la théorie littéraire appliquée aux séries télévisées. Différentes interactions sont analysées à l’aide d’exemples empruntés aux études récentes. A la lumière de celles-ci, il voit trois types d’interactions possibles : extensive, prospective et réflexive. Enfin, Rémi Cayatte et Benjamin Racine analysent un jeu vidéo contemporain (Deus Ex : Human Revolution) à travers le prisme de la philosophie et des game studies. Pour eux, les produits de l’industrie du jeu, hybrides par nature, se prêtent bien à l’exercice interdisciplinaire tant ils mettent en jeu plusieurs grilles d’analyse conceptuelle.

29Dans l’ensemble, l’ouvrage témoigne de la diversité des approches et des possibilités en matière d’interdisciplinarité. Certains auteurs avouent les tâtonnements dans leur démarche, disent la prudence nécessaire et évoquent les limites qui en découlent, sans pour autant se décourager. D’autres, enthousiastes, estiment que l’on ne fait que commencer à entrevoir le champ des possibles en matière d’interdisciplinarité. Quoi qu’il en soit, tous témoignent que l’interdisciplinarité permet un intérêt renouvelé pour la méthode et pour l’objet étudié.

30Pour finir, mentionnons que la photo de couverture de ce livre est d’une artiste qui travaille le support papier, la photographie et la vidéo. Elle aussi pratique donc l’interdisciplinarité. Par analogie, on peut regretter que cet ouvrage ne soit pas, en plus du texte papier, augmenté d’autres supports. Des fichiers son et vidéo permettraient d’illustrer davantage les propos, et le va-et-vient entre ces différents supports donnerait au lecteur la possibilité d’accéder à une meilleure inter-lecture. Mais des freins institutionnels ne permettent peut-être pas encore à la forme d’épouser le fond de l’interdisciplinarité.

31Raphaël Ricaud

32(Université Paris-Ouest)

François Charbonneau. Une part égale de liberté : le patriotisme anglais et la Révolution américaine. Montréal : Liber, 2013. 436 pp.

33L’idée que la Révolution américaine a notamment été une crise au sein du « patriotisme anglais » a été démontrée au moins depuis Jack P. Greene. Selon cette interprétation bien connue, les colons britanniques d’Amérique souhaitaient rester sujets de la Couronne et obtenir un statut politique égal à celui des habitants de la métropole qu’ils percevaient comme leurs frères de sang et de cœur. L’enjeu était donc de définir de nouvelles modalités pour un empire britannique intégrant différents peuples possédant les mêmes droits. C’est une variation sur ce thème que propose François Charbonneau, politiste spécialiste, entre autres, de John Dickinson, dans un ouvrage qu’on peut qualifier d’exercice en histoire des idées politiques.

34Ce dernier part du concept de liberté comme non-domination, telle que définie par Philip Pettit, et applique cette grille de lecture à l’ensemble des événements de la décennie 1764-1776, qui sont traités ici de manière chronologique. L’auteur souhaite montrer comment a pu s’opérer la transformation de la notion de dépendance à l’égard de la Grande-Bretagne, via l’allégeance au monarque, en souhait d’indépendance. Contrairement à ce qu’un observateur moderne pourrait percevoir à première vue, le binôme dépendance/liberté n’est pas philosophiquement incompatible. Ce paradoxe apparent n’en était pas un au milieu du xviiie siècle et l’étude des textes de cette époque le démontre aisément.

35C’est d’abord le « discours de la profonde anglicité des Américains » (p. 71) qu’il faut entendre dans les revendications des colons, selon F. Charbonneau, qui, en appliquant la méthode de l’école de Cambridge, constate néanmoins l’absence du mot « nationalité » à l’époque. Le sentiment d’appartenance des colons serait fondé sur ce qu’il nomme « une vision “cokienne” de l’empire britannique » (p. 138). La « britannicité » précisément n’apparaît pas suffisamment ici, semble-t-il, alors que le Congrès continental dira, par exemple, en 1775 que le conflit était une guerre civile entre « Bretons » ou « Britanniques » (« Britons »). Or, il s’agissait bien pour les Américains de proposer « un empire décentralisé » (p. 220). L’auteur s’appuie en particulier sur A Summary View de Jefferson, texte considéré comme clé par les historiens et maintes fois commenté, ce dont il n’est toutefois pas suffisamment fait état dans l’ouvrage.

36D’autre part, et c’est là une thèse forte, F. Charbonneau tend à considérer que la coexistence, puis la séparation des droits naturels et des droits historiques des Anglais ne suffisent pas à comprendre la portée de la Révolution américaine et son « apport à l’histoire de la pensée politique » (p. 284). L’originalité de la fondation politique américaine résiderait plutôt dans l’affirmation non seulement d’une garantie de la liberté individuelle par l’État, mais également « de l’égalité des hommes dans cette liberté » (p. 285). On serait alors passé de l’égalité comme « condition » du politique dans la théorie des droits naturels, à l’égalité comme « fin » du politique, où le but ultime du gouvernement serait cette égale liberté refusée tout au long de la crise impériale par la mère-patrie. L’instauration d’un droit de vote fondé sur une assise large en serait l’un des signes et serait l’une des leçons tirées du conflit par les rédacteurs des Constitutions d’État. Le cas de la Pennsylvanie, qui instaure un suffrage universel, ou du moins non censitaire pour les hommes blancs libres, est cité en exemple, alors même que sa Constitution de 1776 était une exception sur bien des points, ce dont l’auteur semble avoir conscience, et n’était pas représentative d’une tendance générale.

37Déjà dans les colonies, la participation électorale était considérée comme essentielle et la Révolution entérine aussi à cet égard un état de fait. La vie démocratique locale des colonies paraît quelque peu sous-évaluée par F. Charbonneau, alors même que cette tradition de participation et d’organisation intra-coloniales, qui deviendra ensuite, non sans difficultés, inter-coloniale, a joué un rôle non négligeable dans les événements. Même si ces catégories ne sont pas mentionnées telles quelles, il s’agirait de montrer en quoi la fondation politique des États (car la Constitution fédérale n’est pas traitée) ne ressortit ni simplement à un libéralisme politique dans lequel l’État protège les droits de chacun, ni à un républicanisme participatif fondé sur la vigilance du citoyen, position qui serait une façon de contribuer au débat Appleby-Pocock. Si F. Charbonneau s’appuie sur Gordon S. Wood et le cite à plusieurs reprises, les thèses de ce dernier ne sont pas systématiquement étudiées pour autant, notamment dans le court mais intéressant développement sur « la vertu républicaine comme moyen de la liberté » via la stratégie de boycott des produits importés d’Angleterre.

38La Révolution américaine ne serait ainsi pas le pur produit de ce qui est désigné ici par le « whiggisme anglais » qui « fait du consentement individuel le seul substrat politique » (p. 253) – idée en partie fondée sur le libéralisme lockien – et qui a, de fait, des « fondements jusnaturalistes ». Or, Paine, dans Common Sense (pamphlet central pour appréhender l’Indépendance et auquel un chapitre est consacré à juste titre), aurait été le porte-parole de cette vision « whig » (p. 257). Plus précisément, selon F. Charbonneau, Paine aurait démontré l’incompatibilité du « whiggisme » avec la Constitution britannique et donc avec le patriotisme anglais. La lecture qu’il propose de ce pamphlet n’est, dans l’ensemble, pas réellement nouvelle par rapport à ce qui a pu déjà être écrit sur son contenu et sa portée, et l’on peut peut-être regretter que la très importante bibliographie existant sur ce texte et sur Paine soit absente de l’appareil critique. Common Sense marque, en effet, le passage d’un « patriotisme anglais » à un patriotisme américain, car Paine y dessine les contours d’une nation ou d’une patrie américaine et a bien plus vocation que les Letters from an American Farmer à définir cette identité américaine naissante.

39Une part égale de liberté se fonde sur une lecture attentive des sources philosophiques des xviie et xviiie siècles, mais également sur un certain nombre de pamphlets, articles de journaux, résolutions officielles etc., bien que ces sources soient toutes déjà connues. L’historiographie de la Révolution américaine est cependant mentionnée de façon un peu trop parcellaire et F. Charbonneau ne confronte parfois pas suffisamment son point de vue à cette très riche historiographie, ne serait-ce qu’à celle traitant de la question du « républicanisme ». Pour un lecteur spécialiste de la Révolution américaine, la plus grande partie de l’ouvrage, fondée sur la question du patriotisme, offre une synthèse très utile, mais ne renouvelle pas cette problématique. Il pose néanmoins au dernier chapitre, qu’on aurait aimé plus long, des questions essentielles et non résolues pour comprendre ce qui est du point de vue philosophique au fondement de la Révolution américaine ou plus exactement de la fondation politique des États américains.

40Carine Lounissi

41(Université de Rouen)

Thomas Grillot. Après la Grande Guerre : comment les Amérindiens des États-Unis sont devenus patriotes (1917-1947). Paris : Éditions de l’EHESS, 2014. 262 p.

42En 2014, année centenaire du début de la Grande Guerre en Europe, certains font le choix heureux d’appréhender cet événement depuis un angle un peu différent de celui dont on a pris l’habitude en France. L’association bordelaise Lettres du Monde a intitulé « D’amour et de guerre » l’édition 2014 de son festival annuel (fin novembre-début décembre) et invité, parmi de nombreux auteurs, Joseph Boyden, écrivain ojibway-canadien et auteur entre autres de Three Day Road[1], l’histoire de deux Indiens de la tribu de Cree dans les tranchées du nord de la France. Quant à Thomas Grillot, docteur en histoire de l’EHESS et chargé de recherche au CNRS, il publie un ouvrage nécessaire et attendu. Plus de 12,000 Amérindiens se sont battus dans l’armée étatsunienne pendant la Première Guerre mondiale, 44,000 pendant la Seconde. Il est estimé que 35 % des hommes autochtones du Canada en âge d’être mobilisables se sont enrôlés pendant la Grande guerre (qui, pour le Canada, commença bien en 1914), ces chiffres ne prenant pas en compte les autochtones non-inscrits [2]. Pourtant, mis à part les codeurs navajos de la guerre du Pacifique, qu’un film hollywoodien de John Woo a fait connaître du grand public [3], on connaît mal le rôle qu’ont joué les Indiens dans ces conflits dans lesquels les nations qui les avaient colonisés étaient engagées. Il existe certes quelques études universitaires aux États-Unis, sur lesquelles Grillot se repose à bon escient et avec retenue, mais finalement trop peu pour mettre à mal certains clichés tenaces qui expliquent la présence des Indiens dans les tranchées ou sur les plages du débarquement par leur culture guerrière. L’ouvrage de Thomas Grillot tente de combler une partie de cette ignorance et de mettre à mal ces clichés. En partie seulement, car un seul ouvrage ne peut tout.

43Comme l’indique son sous-titre, Grillot choisit d’analyser en particulier comment la participation des Indiens dans les guerres mondiales a façonné leur patriotisme américaniste. Il analyse donc des Indiens dans l’après-guerre, s’intéresse au vétéran plus qu’au soldat, à l’institutionnalisation du statut d’ancien combattant plutôt qu’à la violence du combat.

44La focalisation sur la période 1917-1947 peut donner la fausse impression que c’est seulement grâce à leur participation aux guerres que les Indiens deviennent des patriotes. Or, l’on pourrait trouver des manifestations d’une certaine forme d’amour pour la patrie étatsunienne avant même la Grande guerre, chez des intellectuels amérindiens tels que John Milton Oskison ou Charles Alexander Eastman qui, lors des conférences annuelles des « Amis de l’Indien » au Lac Mohonk ou au sein de la Société des Indiens Américains (créée en 1911) par exemple, cherchent à convaincre leurs interlocuteurs euro-américains que les Indiens ont une contribution à ajouter à la grandeur de la nation et que celle-ci gagnerait à faire d’eux des citoyens à part entière. Cependant, il est indéniable que la Grande guerre offre un argument de poids à ces Indiens qui clament haut et fort leur patriotisme. Dans ses textes publiés en 1919, Eastman lui-même utilisa cet argument afin de réclamer pour les Indiens les mêmes droits et les mêmes privilèges que les citoyens « blancs » [4]. À partir de ce moment-là, l’élaboration du patriotisme chez les Indiens s’intensifie, et surtout – ce que montre parfaitement Grillot en entrelaçant histoires d’individus et histoires que l’on peut dire « officielles » – émerge au sein des communautés plutôt qu’elle n’est imposée d’en haut. Les enterrements des morts au combat, l’érection des monuments, la célébration de héros : ce sont toutes ces manifestations concrètes et physiques de l’effort de mémoire que Thomas Grillot décrit et analyse dans le détail d’histoires individuelles et collectives, en se focalisant surtout, mais pas exclusivement, sur les Plaines.

45Après la Grande Guerre se découpe en six chapitres thématiques, encadrés par une introduction et une conclusion. L’analyse de Thomas Grillot est précise et méticuleuse. Elle repose sur un travail de chercheur colossal. Les sources primaires sont variées et parfois difficilement accessibles. L’auteur a écumé les archives de plusieurs États et du Congrès fédéral, a lu de nombreuses lettres de soldats et a réalisé des entretiens.

46Si l’on peut regretter la présence pesante, car trop peu contextualisée et relativisée, du terme « race » dans les premiers chapitres (ce terme, même s’il régissait grandement à l’époque les rapports difficiles entre différentes catégories de la population, doit être, selon nous, expliqué puis banni du discours contemporain), en revanche Thomas Grillot met bien en lumière les liens que les anciens combattants indiens ont tissés entre leur participation à la guerre, leur patriotisme et les revendications culturelles et politiques de tous les Indiens, notamment en matière de citoyenneté. On comprend à la lecture de cet ouvrage que l’élaboration du patriotisme indien lors de cette période fut une composante essentielle du combat pour les droits civiques après la Seconde Guerre mondiale.

47Lionel Larré

48(Université Montaigne-Bordeaux 3)

Romain Huret. American Tax Resisters. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 2014

49From the local revolts of the 1790s, caused by the Federalists’ decision to enforce the federal taxing power granted by Article I of the U.S. Constitution, to the present-day Tea Party movement, tax resistance has been a mainstay of U.S. political culture. The first time internal taxation really became a sensitive issue at the federal level was during the Civil War, when Lincoln imposed a 2 % income tax and a direct tax on land.

50A well-known specialist of conservatism in the United States, Romain Huret makes this moment the starting point of his study of American Tax Resisters. He divides the history of the post-Civil War anti-tax movement into eight main periods. After discussing the intense fiscal debates that took place during Reconstruction, he explains how the creation of a federal income tax through the ratification, in 1913, of the Sixteenth Amendment—a tremendous defeat for tax resisters—seemed to resolve the issue once and for all. He goes on to show how World War I, which saw the implementation of high personal and corporate income tax rates, as well as the reign of Andrew Mellon, the Treasury Secretary, from March 1921 to February 1932, led to a resurgence of tax resistance. F. D. Roosevelt’s fiscal policy dealt such a strong blow to tax resisters’ hopes, however, that they were forced to negotiate : the goal became to limit, and no longer to eliminate, progressive taxation. This accommodationist stance continued until the 1950s, when “suburban warriors,” to use Lisa McGirr’s term, launched a counter-offensive. A shift in rhetoric and strategy followed the feminization of the movement—debt and taxation were perceived as a man-made problem that women could fix because of their experience in running the family’s budget. Through the tax revolts of the 1970s, the Reagan presidency and the so-called “conservative Revolution” of the 1990s, this movement grew into the fierce rebellion that the Tea Party exemplifies today.

51Looking at this complex history, with its successes and failures, Huret redefines the meaning of “resistance” and includes ordinary opposition in a democratic country, intense ideological fights, and sometimes even illegal and violent actions. However, such extreme actions rarely took place. Most of the time, as Huret shows, resistance has assumed the shape of a visceral creed : individuals and companies should not be exposed to federal intrusion. Indeed, tax resistance has always been more than a technical or economic issue. Tax resisters—most of whom are white upper- and middle-class Americans—have always felt that they are defending a worldview. To them, progressive taxation is fundamentally “un-American, inquisitorial and unconstitutional.”

52Romain Huret’s approach is that of a narrative woven with theoretical insights on the one hand, and biographical sketches on the other. This way, he can familiarize the reader with both ideological controversies and tax resisters’ reactions on the ground. Even though the book focuses on federal taxation, Romain Huret writes the history of tax resistance from the bottom-up, often focusing on anonymous activists. Difficult to track as they are, these people come into the story because they sent petitions to Congress and formed tax clubs across the country. Though he does not underestimate the role played by powerful activists—men and women—such as Vivien Kellems or the Kock brothers, Huret’s focus is on the ordinary, day-to-day minutiae of the anti-tax movement. He thus brings to light the complexity and diversity of the movement’s “repertoire of contention” (Charles Tilly), which includes petitions, lobbying, banquets, and public meetings that were prominent at the time, but not so easy to bring to light nowadays.

53In many ways, Tax Resisters begs a comparison between past tax protests and the 21st-century Tea Party movement (to which the last pages of the book are devoted). The historical references used by these activists borrow many of their features from past protests. It is no accident that in her blog, Keli Carender, a Seattle Tea Party activist, chooses to write under the name of “Liberty Belle” : “Could you imagine if the British said not only do you have to pay a tax on tea, but you have to buy the tea and have to buy it for your neighbor ?” By framing the contemporary debate in eighteenth-century terms, she presents herself as a proud and legitimate heir of Revolutionary tax resisters. Romain Huret demonstrates that the path followed by tax resisters over more than two centuries was neither straightforward nor simple. He shows, above all, that the struggle is not yet over. It rages on.

54Marion Douzou

55(Université Lumière-Lyon 2 ; IEP de Lyon)

Karine Prémont. Les Secrets de la Maison-Blanche. L’impact des fuites d’informations confidentielles sur la politique étrangère des États-Unis. Québec : Presses de l’université du Québec, 2012

56Politiste de formation, Karine Prémont s’intéresse à l’influence qu’exercent les médias sur la politique étrangère et les institutions des États-Unis. Après avoir écrit plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur ces questions, elle est donc particulièrement qualifiée pour aborder le problème des fuites d’information et de leur impact sur la politique étrangère américaine. Les Secrets de la Maison-Blanche retrace l’histoire de ces fuites depuis la présidence Kennedy jusqu’à aujourd’hui. Le livre est clair, correctement écrit, malgré un certain nombre de calques de traduction, et bien documenté. Outre le texte de l’ouvrage, il comporte une médiagraphie riche et un index fort utile. Il faut également souligner la qualité de l’édition assurée par les Presses universitaires du Québec.

57L’étude de Karine Prémont offre un panorama complet de la gestion des fuites dans le domaine de la politique étrangère. L’introduction définit les termes du sujet en distinguant les fuites volontaires qui émanent de la présidence de celles, involontaires, qui intéressent plus particulièrement l’auteure. Neuf chapitres sont ensuite consacrés aux présidents qui se sont succédé, de John F. Kennedy à George W. Bush. Chacun d’entre eux décrit la politique de l’administration en la matière avant de proposer une étude de cas qui se termine par une évaluation de son influence. La conclusion revient de manière plus générale sur l’impact des fuites. L’auteure montre que celles-ci modifient rarement la politique étrangère des États-Unis. Seules deux des neuf fuites étudiées en détail ont exercé une influence directe : les révélations concernant la CIA en 1974 et la présence d’une brigade soviétique à Cuba en 1979. C’est en raison de la faiblesse politique et de dissensions internes que ces fuites ont influé sur la politique étrangère. Lorsque le président adopte une ligne claire, les fuites ont des conséquences indirectes seulement (sur l’équipe présidentielle, sur l’opinion), voire aucun impact.

58C’est en spécialiste de la politique étrangère des États-Unis que Karine Prémont aborde son sujet. Sa connaissance fine du processus décisionnel au sein de la Maison-Blanche la conduit à proposer des rappels bienvenus sur les politiques menées par les présidents successifs et à évaluer l’efficacité des différentes équipes qui entourent ces derniers. A cet égard, ses travaux prolongent et complètent utilement Au sein de la Maison-Blanche (2004) de Charles-Philippe David.

59En revanche, on regrettera l’utilisation systématique du modèle normatif proposé par Robert Dallek dans Hail to the Chief (1996). L’application de cinq critères (la vision, le pragmatisme, le consensus, le charisme et la crédibilité) pour évaluer la réussite des présidents pose deux problèmes de méthode. D’une part, le flou de ces concepts mène à des analyses qui n’évitent pas toujours les commentaires psychologisants sur la personnalité des présidents. D’autre part, l’individualisme méthodologique qui sous-tend cette approche néglige les contraintes systémiques et institutionnelles. La présidence disparaît derrière les présidents, comme en témoigne le plan de l’ouvrage qui juxtapose les neuf présidences depuis celle de Kennedy. L’histoire de l’institution présidentielle est ainsi escamotée et le livre fait notamment l’impasse sur les évolutions de la Maison-Blanche, depuis Nixon, dans le domaine de la gestion des médias alors qu’il est censé étudier les fuites d’information.

60Au final, et ce en dépit des qualités de ce livre, le cadre conceptuel employé et les faiblesses dans les domaines de l’étude de l’institution et de la communication présidentielle ne donnent qu’une vision partielle des politiques de gestion de l’information à la Maison-Blanche. Toutefois, cet ouvrage vaut la peine d’être lu pour les études de cas fouillées qu’il propose. Dans les limites qu’il se fixe, il parvient à démontrer la thèse qui est la sienne et à relier l’impact des fuites au (dys)fonctionnement de l’équipe qui entoure le président.

61Luc BENOIT À LA GUILLAUME

62(Université Paris-Ouest Nanterre)

Laura Hobson Faure. Un « Plan Marshall Juif » : La Présence juive américaine en France après la Shoah, 1944-1954. Paris : Armand Colin, 2013

63Après la Shoah, la France avait la population juive la plus importante d’Europe. Elle devint donc le lieu principal d’intervention des associations d’entraide juives américaines qui collectaient des fonds pour aider à la reconstruction de la vie juive en Europe. L’étude de Laura Hobson-Faure, qui porte sur l’histoire de cette rencontre, se situe au carrefour de multiples approches en histoire (histoire juive, française, américaine et transnationale ; histoire de la philanthropie ; histoire de l’assistance sociale) et en études diasporiques. Il s’appuie sur une multitude de sources primaires, y compris une dizaine d’archives des associations juives américaines et françaises localisées en France, aux États-Unis et en Israël, les fonds de la Préfecture de Police de Paris et de l’Organisation Internationale des réfugiés aux Archives Nationales, ainsi que des entretiens oraux.

64L’acteur principal dans Un « Plan Marshall Juif » : La Présence juive américaine en France après la Shoah, 1944-1954 est l’American Joint Distribution Committee (le Joint), une association philanthropique américaine créée en 1914 pour redistribuer des fonds collectés par les associations caritatives juives diverses. L’ouvrage commence par montrer comment, lors des années 1930 et de la crise des refugiés, l’aide financière du Joint devint cruciale dans la vie juive française. La rupture des liens diplomatiques entre les États-Unis et la France de Vichy en novembre 1942 empêcha les Américains de continuer à diriger l’association. Pendant les années noires qui s’ensuivirent, le Joint fut animé par des Juifs français, qui réussirent à transférer des fonds importants vers la résistance juive en France.

65Hobson-Faure s’intéresse ensuite à la rencontre entre militaires juifs américains et Juifs français après la Libération. Au-delà de l’aide strictement matérielle fournie par ces aumôniers et soldats, elle nous montre que leur présence favorisa les liens d’amitié franco-américains, et aida à remonter le moral des Français. Une étude de terrain sur la rencontre entre soldats juifs américains et des Juifs français à Reims – pôle militaire important après le 8 mai 1945 – est particulièrement significative. Malgré l’aide matérielle importante des Américains, dans leurs récits, les Français décrivaient ces rencontres comme « des échanges au cours desquels chacune des parties avait quelque chose à offrir » (p. 95). L’hospitalité des familles françaises était précieuse pour des soldats américains souvent très jeunes et loin de chez eux, et plusieurs interlocuteurs se rappellent que les soldats qui ne se comportaient pas correctement n’étaient plus invités. En définitive, ces rencontres constituaient des échanges équilibrés, malgré la dépendance matérielle des Français.

66Enfin, l’auteure revient vers le Joint, à nouveau sous contrôle américain après la défaite allemande, et étudie la nature des relations entre Juifs français et américains : impérialisme culturel et dépendance matérielle ou partenariat entre frères pour assurer la survie du peuple juif ? L’analyse qu’elle fait des rapports entre le Joint et les Juifs français montre bien la complexité de ces relations, parfois tendues. Toutefois, malgré leurs différents politiques et culturels et malgré l’inégalité matérielle, tous avaient intérêt à travailler ensemble et à se respecter mutuellement. La politique du Joint après la guerre fut de financer des associations d’entraide locales dans le but de les rendre financièrement indépendantes au plus vite. La collaboration active des Français était donc essentielle à la réalisation de cette mission. D’ailleurs, même si les besoins matériels des Français étaient tels qu’ils dépendaient énormément de l’aide américaine, ceux-ci se considéraient malgré tout comme des partenaires égaux dans l’entreprise de reconstruction : ils n’hésitaient d’ailleurs pas à faire entendre leurs points de vue, et même parfois leurs désaccords, sur le fonctionnement des programmes financés par le Joint.

67Un Plan Marshall Juif montre l’influence durable de l’implication américaine sur la vie juive en France. La transformation du sens du mot « communauté » est un exemple parmi d’autres : avant la guerre, ce terme était employé par les Juifs français pour désigner les membres d’une synagogue, alors que les Juifs américains l’utilisaient pour désigner l’ensemble des Juifs en France. A la fin de la décennie étudiée, les Juifs français commencèrent, eux aussi, à utiliser ce terme dans un sens plus large, et à s’identifier en tant que membres de la « communauté juive française ». Un apport plus concret des Américains fut la création du Fonds Social Juif Unifié (FSJU) en 1948. Cette organisation, qui existe toujours aujourd’hui, est une structure centralisée de collecte et de redistribution de fonds, inspirée par son homologue américain, le United Jewish Appeal (UJA). Hobson-Faure analyse aussi l’influence du « Plan Marshall juif » sur l’identité juive américaine. Elle montre, par exemple, qu’après 1948, cette aide à la reconstruction fut une façon pour les Juifs américains d’affirmer la légitimité de leur choix de rester en diaspora : en effet, même s’ils soutenaient le nouvel état d’Israël, la plupart des Juifs américains n’envisageaient pas de s’y installer et n’attendaient pas non plus de leurs frères français qu’ils émigrent.

68L’ouvrage d’Hobson-Faure compare l’activité du Joint à celle des autres associations juives américaines, qui, elles aussi, furent présentes sur le territoire français pendant la même décennie, mais avec moins de succès. Le point fort du Joint était qu’il était apolitique, ce qui lui permit de travailler avec un maximum d’associations juives françaises, y compris communistes, ce qui n’était pas le cas pour les autres associations américaines plus sectaires.

69Le « Plan Marshall juif » prit fin en 1954, avec le début des versements des fonds allemands après la Conference on Jewish Material Claims Against Germany (Claims Conference). Comme cette étude nous le montre, lorsque les représentants des associations françaises et américaines se retrouvèrent autour de la table de négociation avec les représentants de la République fédérale d’Allemagne, Américains et Français se connaissaient déjà, pour avoir travaillé ensemble depuis dix ans : ils furent donc en position de force pour négocier les paiements de réparations qui allaient, ensuite, continuer à financer la reconstruction de la communauté juive française.

70En conclusion, la richesse des sources employées par l’auteur ainsi que la finesse de son analyse font de ce livre une contribution bienvenue à une diversité de champs d’études en histoire et sociologie. Il devrait s’imposer notamment aux spécialistes d’histoire juive contemporaine et de la Shoah, à ceux qui s’intéressent aux rencontres et regards croisés franco-américains, ainsi qu’à ceux qui se penchent sur l’histoire de la vie associative et de l’assistance sociale en France et aux États-Unis.

71Nadia Malinovich

72(Université de Picardie Jules Verne)

Volker Depkat & Meike Zwingenberger (eds.). Visual Cultures – Transatlantic Perspectives. Heidelberg : Universitätsverlag Winter, 2012. 263 p.

73Cet ouvrage collectif, coordonné par deux collègues bavarois travaillant à l’université de Regensburg (V. Depkat) et à celle de Munich (M. Zwingenberger), est représentatif d’un certain nombre d’évolutions récentes des études américaines. Comme le titre l’indique, il relève d’abord de ce qu’on a pu appeler le « tournant visuel » des années 1990, et de l’intérêt marqué de nombreux américanistes pour l’ensemble des phénomènes sociaux, économiques et politiques qui s’articulent et s’expriment par les pratiques de l’image et le champ du visible. En outre, il s’inscrit dans une perspective « transatlantique » qui semble répondre aux préoccupations d’une histoire transnationale régénérée, pour laquelle les limites étroites des frontières politiques pèsent de moins de poids que la circulation des cultures, des personnes et biens entre les États-nations.

74Dans un cas comme dans l’autre, les conditions nouvelles de la mondialisation servent de toile de fond aux interrogations des chercheurs. Qu’en est-il de la culture « américaine » dans un monde apparemment sans frontières (du moins en ce qui concerne la circulation des images) ? Dans quelle mesure le visuel proliférant, grâce aux nouveaux médias, contribue-t-il justement à l’abolition souvent postulée des frontières politiques, sociales et culturelles ? C’est sans doute sur ce point, on le verra, que l’ouvrage laissera un peu le lecteur sur sa faim.

75Traduits ou écrits directement en anglais, cette sélection de textes permet néanmoins au chercheur non germaniste de se familiariser avec l’état de la recherche en langue allemande, puisque près de la moitié des auteurs (cinq sur douze) enseignent outre-Rhin. C’est d’ailleurs par un rappel utile à la notion de Weltbilt (« l’image-monde » d’Heidegger) que Volker Depkat, puis Martin Jay, introduisent l’ouvrage (5, 18-22), rappelant ainsi l’influence considérable des théoriciens allemands sur l’idée même de culture visuelle.

76Incontestablement, ces discussions théoriques inaugurales sont très éclairantes. Outre l’introduction, on retient surtout la première partie (un seul chapitre, en réalité) signée Martin Jay. Celui-ci revisite son article fondateur de 1988, intitulé « Scopic Regimes of Modernity », ainsi que les interprétations qui en ont été faites. Comme dans son texte original, Jay explore une tension qui lui semble parfois escamotée dans les discussions qui ont suivi. D’une part, le régime visuel « hégémonique » de la modernité (ce qu’il appelle le « perspectivisme cartésien », mathématique, rationnel, et antinarratif) est certes dominant, mais il a toujours été contesté (par la tradition descriptive et empiriste de l’art flamand par exemple). Sous l’influence des cultural studies notamment, la discussion a donc eu tendance à se concentrer sur ce que Jay lui-même avait appelé les « sous-cultures visuelles » [5], par opposition à ce « régime hégémonique » trop souvent assimilé sans plus de précautions à un régime essentiellement politique, et donc coercitif (27). Jay rappelle donc plusieurs points souvent négligés. D’abord, l’opposition binaire « hégémonie » – « résistance » est quelque peu vaine en ce sens que le concept de « régime » définit ici un épistémè, au sens où l’entendait Foucault, c’est-à-dire le champ de ce qui relève de la connaissance ou de la science. Si l’on résiste à ce régime au point d’y échapper, c’est nécessairement parce qu’il s’en constitue un autre, alternatif mais non moins « hégémonique » (28). L’autre réserve plus ou moins explicite de Jay sur la postérité de son propre concept de « régime » est la manière dont les études de cas et l’examen du niveau « micro-scopique » (des pratiques particulières de l’image) tend à faire perdre de vue la nécessité de définir – aussi imparfaitement soit-il – des « types », « des généralisations à grande échelle sur les cultures visuelles d’une période », à l’aune desquelles, justement, les variations et les déviations peuvent être mesurées (24). En d’autres termes, l’analyse des « cultures visuelles » ne peut se faire qu’à l’intersection du micro- et du macro-scopique, et en gardant en tête la notion de « régime » comme outil heuristique. Cette éclairante mise en perspective permet à l’ouvrage de poser le cadre théorique au sein duquel les case studies se succèdent, en respectant avec plus ou moins de bonheur ce souci de penser les pratiques de l’image en terme d’articulation entre le régime scopique et les sous-cultures visuelles.

77La seconde partie, « History and Visual Sites », se concentre essentiellement sur la circulation de figures emblématiques du politique. Les trois articles explorent la manière dont la communauté imaginée (Mark Thistlethwaite, 35)ou la démocratie nécessitent d’être visualisées pour construire ou asseoir leur légitimité (Pyta, 69). Dans le cas du premier, la discussion des portraits de George Washington est accompagnée de 18 illustrations qui donnent un poids réel à l’analyse. Dans sa discussion des faiblesses ayant condamné la République de Weimar, le second postule un « déficit de visualisation » qu’il met logiquement en parallèle avec l’efficace propagande nazie (69, 79). Entre ces deux études, un chapitre de Sarah Purcell sur la célébration des martyrs de la Révolution américaine par les deux camps, au début de la Guerre de sécession, souffre d’un certain déséquilibre : l’auteur reconnaît que la construction mémorielle du Sud était « moins visuelle », notamment du fait des restrictions matérielles pesant sur les éditeurs confédérés (63). L’opposition qui se dessine marquerait donc plutôt la différence entre deux économies de l’image, un aspect peut-être trop vite évoqué.

78La troisième partie s’intitule « Visual Culture and the Representation of Race and Ethnicity » et associe deux articles dont les champs d’investigation sont d’ampleur assez différente. Le premier, signé Astrid Böger, offre une typologie des représentations de l’Autre dans les grandes expositions américaines du début du xxe siècle. Cet aspect relativement descriptif retient moins l’attention que le concept d’une « extinction par la représentation » (110), où les Indiens entrent dans l’histoire et donc dans déjà le passé par le biais de la photographie ou du diorama. Plutôt que d’en sauver la trace, la culture visuelle des expositions accélère leur effacement. Le second chapitre de cette section s’attache à décrire le parcours fascinant du photographe afro-américain Augustus Washington, de son studio florissant de Hartford, dans le Connecticut, à sa seconde carrière au Libéria. Shawn Michelle Smith installe dans un contexte effectivement transatlantique une pratique des images où le portrait photographique est essentiellement « performatif », et constitutif des liens et des hiérarchies sociales d’une nation naissante (104) sous influence nord-américaine.

79Les chapitres de la section « Visual Culture and the Construction of Space » s’intéressent à la cartographie du continent américain (Conzen), et à la sculpture dans l’espace public (le Vietnam Memorial de Washington DC pour Ingrid Gessner, et le quartier des Gorbals à Glasgow pour Julia Lossau). « Cartography As Conquest » établit en réalité une typologie plus fine entre les cartes de la domination coloniale (132), celles de l’identité nationale (134), celles du développement économique (136) et celles du progrès civique et moral (138). Les deux articles qui suivent se répondent plus directement, en ce qu’ils interrogent à la fois la constitution de « lieux de mémoires » et le rôle du citoyen-spectateur (public ou acteur) dans la redéfinition visuelle de son histoire et de son espace (156, 161). Dans les trois études, l’articulation de la géographie et de l’urbanisme avec les problématiques visuelles est présentée comme insuffisamment pensée.

80La dernière grande partie s’organise autour du concept de « média » et relève plutôt des sciences de l’information et de la communication. Les deux cas étudiés sont ceux de la photographie de guerre contemporaine (Griffin) et de l’utilisation d’internet par l’équipe de campagne d’Obama en 2008 (Thimm). Inspiré en grande partie par Herbert Gans, Michael Griffin dresse un constat peu reluisant de l’utilisation de la photographie par la presse. Symbolique et dénuée de contenu informatif réel, victime d’un cycle de vie de plus en plus bref dans la nouvelle économie du numérique, trop chère à l’heure des vaches maigres dans la presse écrite, la photographie de guerre suit quelques conventions bien établies (216-219) et reste essentiellement dépendante de stratégies de vente plus que d’information. Caja Thimm, en revanche, considère qu’il ne « fait plus guère de doute que Barack Obama a changé la face de la communication politique » (234). Si le ton du chapitre peut sembler parfois exagérément laudateur, un échantillon de mails de campagne et quelques exemples de l’infiltration des images d’Obama dans l’univers des jeux en ligne (234-236) ouvrent des perspective peut-être moins connues.

81On ne fera pas preuve d’une très grande originalité en suggérant que la qualité des chapitres n’est pas uniforme. Le présent lecteur s’interroge notamment sur l’apport réel d’une « coda » dédiée aux films expérimentaux de réalisatrices américaines (Robin Blaetz), qui s’articule de manière assez peu évidente au reste de l’ouvrage malgré l’intérêt du sujet lui-même. Cette petite réserve porte moins à conséquence que celle relevant le manque de problématisation de l’idée même de culture visuelle « transatlantique », de sorte que les « perspectives » du titre restent essentiellement unidirectionnelles, sauf dans le chapitre déjà mentionné de Shawn Michelle Smith. De fait, le livre publié par la Bavarian American Academy ne parvient pas tout à fait à justifier ses incursions très ponctuelles au Pays de Galles ou en Allemagne. En outre, quelques absences ne manquent de surprendre : peut-on réellement traiter de la culture visuelle de la République de Weimar sans citer Walter Benjamin ou le photographe August Sander (notamment 76-77) ? Quelques réserves sont donc de rigueur, mais elles ne doivent pas empêcher de souligner des qualités certaines, notamment si l’on utilise plutôt ce recueil comme un ouvrage d’introduction à ce que recouvre l’idée de « culture visuelle » américaine (surtout). Plusieurs articles reprennent rapidement quelques grandes références (d’Erwin Panofsky à W.J.T. Mitchell), et offrent des typologies d’image qui serviront aux étudiants à clarifier les grands champs à couvrir. À ce titre, la quantité des illustrations (notamment en couleurs) n’est pas anodine : les arguments développés y puisent souvent un appui convaincant.

82Didier Aubert

83Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

Hélène Aji, Antoine Cazé, Agnès Derail-Imbert et Clément Oudart (dirs.). H.D. and Modernity. Paris : Éditions rue d’Ulm / Actes de la recherche à l’ENS, 2014

84Le recueil de 12 articles s’ouvre par une introduction de Marc Porée qui rappelle que le volume issu du colloque pour agrégatifs sur « H.D and Modernity » (décembre 2013, ENS) offre également des perspectives de recherche plus larges. Il souligne la capacité de l’œuvre d’Hilda Doolittle à traverser le temps malgré les attaques perpétrées contre elle.

85L’article d’Hélène Aji intitulé « H.D.’s Trilogy : how to connect » (15-21) informe de l’appartenance d’H.D. à ce courant moderniste qui vit l’émergence d’auteurs en quête d’une méthode : comment lire les textes et le monde parfois illisibles, comment écrire au sujet de ce monde et de ces textes en faisant face à la contingence du réel. Trilogy se situe à la croisée des chemins entre plusieurs modes de pensée : l’imagisme, la psychanalyse, le modernisme et le féminisme et compense la destruction et les déconnexions produites par la guerre dans tous les domaines de l’existence. L’article propose de comprendre la tentative de réparation et de reconnexion à l’œuvre dans Trilogy.

86La première méthode de reconnexion qui est décelée ici est celle du travail de la mémoire combinée à la remise en cause de la notion de temps. L’un des atouts de l’article tient au fait qu’Hélène Aji offre des passages d’analyse sémiotique et grammaticale, en soulignant notamment l’utilisation récurrente du « present perfect » qui marque l’enfermement du sujet dans le présent et sa dématérialisation.

87La deuxième méthode observée est la construction d’un réseau de figures qui apparaissent tantôt connectées, tantôt éloignées. Les figures mythiques des messagers sont reconfigurées de telle sorte que leur rôle traditionnel de transmetteurs ne peut plus être rempli. Cette difficulté de communication et de connexion avec soi ou avec les autres apparaît dans des passages autoréflexifs, dans la tension entre le poète et son destinataire et la reconnaissance des limites du langage et du sujet. Le sujet exactement comme chaque parcelle du réel, qu’il s’agisse d’un flocon de neige ou des nervures d’une feuille est à la fois semblable, unique et changeant dans « The Walls Do Not Fall » (section 38). Les mots du poète/poème explorent ces contradictions. La dernière stratégie de connexion consiste à user de diverses stratégies d’écriture ou de lecture (linéaire, progressive ou simultanée…) pour dévoiler les significations secrètes, changeantes et dispersives établies par les mots. Hélène Aji souligne que « la seule révélation claire du poème n’est que révélation de confusion » (19), d’obscurité ou d’évidement.

88En conclusion, l’auteur de l’article voit les poèmes d’H.D. comme « une collection d’objets, de figures et de fragments textuels » (20) néanmoins transfigurés par l’acte créateur.

89Dans six pages intitulées « H.D.’s Dynamic Imagism or the “Art of the Future” », Marina Camboni revient sur la façon dont H.D. envisage l’art : l’art doit capturer la vie comme un processus en mouvement, une idée symbolisée par deux mots qui se font écho dans sa poésie : « wind » et « formula ». « Le vent incarne le mouvement de l’esprit » (23) et la formule fait comprendre la poésie comme évènement capable de transformer l’histoire psychique et humaine. Pour mettre en relief cette logique, Marina Camboni s’appuie sur deux poèmes, « Helen » (1924) et « Hermes of the Ways » (1912).

90Le premier poème témoigne de la transformation d’une femme en statue, idée déjà développée comme le souligne l’auteur de l’article par Richard Aldington (« To a Greek marble ») et Pound (« The Return »). Cependant, ici H.D. rejette la tradition masculine incarnée par ces deux poèmes. L’originalité de l’article est qu’il montre en quoi le poème de H.D et celui de Pound diffèrent, contrairement à ce que de nombreux critiques ont affirmé. Dans « The Return » (1912), il n’y a pas de performance, le mouvement des dieux est implicite mais pas réellement mis en scène contrairement au poème de H.D. qui transcende la seule référence aux dieux pour y célébrer les mouvements initiés par le vent. « Hermes of the Ways » fait peut-être allusion aussi à la difficile vie londonienne que H.D. a menée en tant que femme poète. Ce poème fait écho à la nouvelle « The suffragettes », qui réfère à Miss Marton, hypothétiquement inspirée de Dora Marsden (suffragette avec laquelle H.D. aurait des points communs). L’article ouvre la voie à une étude intertextuelle et biographique inédite sans cesse renouvelée des poèmes d’H.D.

91Le troisième article écrit par Antoine Cazé et intitulé « ‘What promises form » : H.D.’s Poetic Trance-formations » met en avant le procédé instantané presque palpable de fabrication d’images mis en œuvre par H.D.. Ce procédé est expliqué notamment dans un roman autobiographique récemment publié (1992) et clarifié ici par l’auteur de l’article. Les premières phrases de Paint It Today explicitent comment peindre avec les mots et comment la peinture se construit dans le temps de la lecture et de la visualisation des mots sur la page. La dynamique métafictionnelle du texte exhibe la nécessité pour le poème de s’ouvrir à toute forme en mouvement et c’est cette attente formelle (« this promise of form », 31) qui intéresse Antoine Cazé. Les critiques parlent au sujet de la poétique de H.D. d’« imagination géométrique » (voir Miranda Hickman, The Geometry of Modernism : vorticist Idiom in Lewis, Pound, H.D., and Yeats), rebaptisée ici « trance-formation » (31). Les deux formules révèlent les possibilités illimitées offertes par l’énergie de sa poésie, mais Antoine Cazé tente de proposer une approche différente. Miranda Hickman propose une approche historique insistant sur la reconstruction géométrique du corps de la femme comme une tentative d’échapper au monde matériel et à ses conventions. Antoine Cazé s’attarde davantage sur les élans géométriques dans le poème Trilogy visibles tout particulièrement dans la première strophe qu’il analyse avec soin et conviction. Il montre comment les mots deviennent événement, rappelant que le mot ‘incident’ utilisé par H.D. désigne le phénomène optique de la réfraction de la lumière, comme si l’expérience de l’incident se réfractait dans les mots, invitant le lecteur à constamment varier ses angles de vue sur le langage et sur le monde. Ainsi le néologisme sonore employé dans Trilogy (« there is zrr-hiss », 58), un exemple parmi d’autres de « trance-word » géométrique peut être vu comme une variante d’Osiris, mais aussi une allusion aux bruits des bombardements pendant la guerre, déclinés dans le poème en multiples fragments sonores (« Sirius, chasm, schism, Isis, which is, papyrus…. ».) figurant des éclats d’obus dans le ciel londonien. Selon le critique, l’onomatopée qui se situe entre le mot et la chose représente une position intermédiaire qui nous refait vivre l’événement de la guerre mais place en même temps le texte dans une autre dimension. « There is » est « trance-formé » en « zrr-hiss » telle une formule incantatoire pour figurer temporairement la destruction du monde et le reconstruire comme par magie en une forme hybride sonore et vibratoire. L’article invite ainsi à explorer cette autre dimension (« no known language » (36)) que les poèmes font émerger.

92Richard Cole dans « Cold modernism, Eros and HD.’s hieroglyphic Femme Fatale », se place a contrario des analyses qui voient dans l’œuvre d’H.D. un déploiement de sensibilités libidineuses caractéristiques de ce qui a été appelé « hot modernism ». L’essai s’attarde sur l’observation inverse, s’inspirant notamment de la théorie avancée par Jessica Burstein, i.e., « cold modernism » (43) (rejet des préoccupations de l’esprit, refus d’inclusion du sujet, mise en valeur de l’extériorité) auquel le poème Helen in Egypt semble appartenir. Contrairement au film de la compagnie Warner Brothers sorti un an après la publication de son poème, H.D. représente Helen comme un « antidote à la patriachie » (44). L’image de la femme célèbre au cœur de son poème retient de manière complexe plusieurs facettes féminines mouvantes qui remettent en cause la tradition patriarcale.

93« ‘All France is a book’ : Literary Geographies and Otherness in Asphodel » est un article écrit par Claire Cornilleau qui montre en quoi le roman expérimental d’H.D. reprend la thématique et la figure de l’exil, créant un jeu entre continuité et discontinuité, une libre circulation entre l’ici et l’ailleurs. L’article se concentre principalement sur le début du roman à travers le prisme d’Hermione, narrateur et écrivain en construction. Claire Cornilleau remarque la prime importance donnée à l’intertextualité. Le lien permanent entre vie et littérature apparaît dans les changements mineurs mais remarquables que le roman fait subir aux références textuelles passées mais aussi dans les multiples allusions autobiographiques, notamment l’exil de H.D. en France, condition de sa rébellion créatrice. Elle retrouve cet esprit de rébellion dans des figures historiques (Jeanne d’Arc la sorcière) et mythologiques (Hermione) qu’elle tente de régénérer dans son roman à sa façon avec ses propres stratégies de « mise en abyme » de l’autre, de l’étrangeté et de la différence. Une de ses stratégies est le mélange du français et de l’anglais dans le but d’incorporer l’étrangeté linguistique et d’en faire quelque chose de nouveau, de faire dialoguer le connu et l’inconnu, créant du jeu sonore à partir des erreurs générées par cette cohabitation, inventant par cela son propre style. Cette esthétique moderne et atavique culminera dans Trilogy.

94Dans « The transformative Rose in H.D.’s Hermetic Definition », Sara Dunton explore le motif de la rose tel qu’il apparaît dans son dernier poème Hermetic Definition (1961). Selon l’auteur, les différentes transformations que H.D. fait subir au symbole reflètent la vie de l’écrivain et sa technique d’écriture. Le poème est le reflet des influences littéraires qui ont bercé son œuvre, notamment Pound et Lawrence, Lionel Durand (journaliste) et Perse. Le poème d’H.D. met en lumière l’idée que le rejet de sa poésie et de sa personne par certains a conditionné sa réussite ultérieure comme écrivain. La métaphore de la rose lui servirait à mettre en scène en quelque sorte ces liens autobiographiques en intégrant dans son long poème des allusions habiles aux hommes clé de sa vie, à son roman Bid Me To Live et à l’écriture ainsi catalysée par les circonstances ou les rencontres. Le symbole de la rose passe du féminin au féminisme, du bouton de rose à la rose pleinement épanouie, comme figurant son insatiable désir d’écriture et son parcours de poète naissant jusqu’à la gloire florifère.

95Dans « Fight for an Illusion : H.D.’s Helen in Egypt, Pound’s Cantos and the Masques of Myth and History », Michael Heller souligne les qualités frondeuses de Helen in Egypt et des Cantos de Pound, deux poèmes qui tentent de rompre la barrière de la tradition tout en proposant une autre dynamique. Michael Heller propose de lire ces deux poèmes comme des « masques plus emblématiques que mimétiques » (65) visant à questionner l’idée du pouvoir et d’une société juste. Alors que Pound dans les Cantos met l’accent sur l’histoire, Helen in Egypt, poème libérateur fait appel au mythe ou dénonce l’histoire comme mythe, peut-être en réponse au travail patriarcal, directif et plus controversé de Pound. Le poème d’H.D. fonctionne sur le principe de la juxtaposition, des interférences et oppositions entre deux versions initiales, celle d’Homère et l’autre. Chaque section propose un conflit mais dont l’incertitude qu’il génère s’inscrit dans la tradition de la liberté romantique et moderniste pour célébrer le présent créateur.

96Nicholas Manning dans « ‘Steal, then, O orator, plunder, O poet’ : H.D.’s subversive harmonising of Rhetoric and Lyric » rappelle en introduction la veine anti-rhétorique de l’imagisme, avec à sa tête E. Pound et T.E. Hulme, fervents détracteurs de la rhétorique des tropes, figures et autres outils stylistiques qui conditionnent notre perception du réel. Leur position mène à la séparation du signe tantôt envisagé de manière littérale, tantôt de façon symbolique (74). Dans ces 13 pages, N. Manning avance que H.D. rejette cette vision dichotomique de la langue en jouant au contraire sur les deux tableaux dans Trilogy. Manning rappelle que H.D. est moins associée à ses collègues imagistes qu’aux poètes d’après-guerre qui se faisaient les chantres d’une poésie idéologique en faveur du bien commun. Le critique tente de montrer en quoi le traitement de l’image chez H.D. diffère de celui de Pound et Hume. Alors que la puissance symbolique des mots est artificiellement greffée sur le signe, la poétique d’H.D. suppose que l’image, aussi réduite soit-elle, permet l’éclosion des significations symboliques du signe.

97Parce qu’elle donne la primauté au langage, H.D. est proche des défenseurs de la New Rhetoric (Chaïm Perellman et Kenneth Burke). Le langage est une condition de découverte de la connaissance : H.D. s’éloigne donc en ce point de Pound, qui voit dans l’image la capacité de contrecarrer les artifices du langage. Les artifices symboliques et argumentatifs du langage n’ont pas le droit de cité à l’intérieur du poème poundien alors que H.D. confère à ses poèmes une forme rhétorique et épistémique, une sorte de « Dissoi logoi » (80), technique rhétorique binaire utilisée par les orateurs grecs que Nicholas Manning reprend à son compte pour éclairer le fonctionnement poétique multiple de H.D. Cette capacité de prolifération du signe se retrouve au niveau du motif récurrent du « voile » ou du « dévoilement » utilisé au sujet d’Helen et de Mary Magdalene : au lieu de couvrir et dissimuler, le motif révèle son potentiel sémantique, donnant aux deux figures féminines une valeur plurielle. L’identité féminine se place dans un réseau sémantique polysémique et libère l’interprétation unilatérale purement ornementale. Comme le signe qui peut être lu simultanément de manière littérale et symbolique, le sujet féminin est révélé et voilé dans le même temps, les deux faces mythique et réaliste de la même pièce réussissent à cohabiter.

98Dans « ‘Grammhauntology’ : H.D.’s Biblioblitz and the Poetics of Writing » Clément Oudart souligne l’importance de « la guerre dans le langage » (87) pour comprendre la poétique de H.D. telle qu’elle apparaît dans son triptyque « The Walls do not Fall » (1944), « Tribute to the Angels » (1945) et « The flowering of the Rod » (1946). Il rappelle ses points communs avec William Carlos Williams dont la poésie se fonde sur le lien entre « eris » et « polemos » (87). L’article tente de prouver que Trilogy n’est pas simplement une célébration de figures mythiques mais démontre « la force de l’écriture comme outil de pensée » (89). L’écriture et la fascination d’H.D. pour les papyrus et autres systèmes de signes découle de sa volonté (subversive) de revivifier les signes pour redéfinir la modernité. « Le grammatologue créateur » fait du langage le moyen d’une nouvelle appréhension du monde et de la vie, fertile, incertaine et spirituelle. Par ces jeux paranomastiques et la vision du poème comme outil de pensée, H.D. travaille la langue en intégrant les fantômes du passé. Ce que Clément Oudart propose d’appeler « grammhauntology », c’est-à-dire « une combinaison de principes spectraux, grammatologiques et ontologiques » (92) se révèle être un processus assurant la fertilité sémantique, sonore et énergétique du texte, par la magie des mots, la présence et l’absence simultanée des traces visuelles et sonores du passé. Ainsi, H.D. apporte en offrande une poétique de l’écriture, questionnant, jaugeant les implications, le potentiel et les limites des signes pour atteindre et transmettre « la » vérité. L’article donne à voir des micro-lectures fécondes. Ce travail ouvre des perspectives, reconnaissant la nécessité d’une étude sémiotique des signes graphiques (« the true rune » H.D.) couplée à la « grammhauntology » plus libératrice qui prend en compte les liens entre les mots établis par la veine sonore du texte (« the right tunes » ?).

99Dans « Performing H.D., H.D. Performing : Silent film, Mediatization, and Voice », Matthias Somers se penche sur la double lecture possible des poèmes d’H.D., lecture visuelle et auditive. Il explique que la critique a vu le modernisme principalement comme menant une campagne contre la rhétorique, veine qui correspond au début de la carrière imagiste d’H.D. L’idée est renforcée par le lien d’H.D. avec le film muet : elle a co-fondé le POOL group, devient actrice dans quelques films de 1927 à 1931, écrit pour le journal Close Up. Le caractère novateur de l’article réside dans le fait que Matthias Somers lit les essais sur les films écrits par H.D. comme éclairant sa poétique, tels des performances filmiques muettes. Actrice et poète, H.D. questionne l’incarnation du jeu d’acteur dans ses écrits. Elle voit le langage filmique (muet) comme universel alors même qu’à l’époque, le film parlant était naissant et la poésie encore récitée et jouée. Il y aurait dans sa poétique une rhétorique performative, poèmes et essais sur les films s’éclairant les uns les autres. Somers rappelle quelques idées maîtresses glanées dans ses essais : l’art d’être un acteur impersonnel, le corps de l’acteur comme signe (symbolique), la célébration du film comme art visuel, l’expérience du spectateur qui prend part à la création. La lecture des poèmes s’enrichit de ses correspondances lorsque l’on peut lire en gardant en tête « la voix désincarnée du phonographe (…) une voix pure » (104). Ses poèmes suscitent une performance vocale qui rajoute une valeur symbolique au poème : soit de la part d’H.D. lorsqu’elle les enregistre, soit de la part des lecteurs qui participent au processus créateur.

100« What ‘Kaspar Knew’ : Reading H.D.’s Trilogy as Palingenesis », écrit par Demetrios P. Tryphonopoulos examine l’occultisme d’H.D. contracté au contact d’Ezra Pound et des Cantos vus comme une palingénésie (terme qui fait référence à la notion de renaissance spirituelle ou de transmigration des âmes). Dans un premier temps, le critique explicite le processus à l’œuvre dans The Cantos, notamment pour éclairer les Notes On Thought and Vision dans lesquelles H.D. s’exprime sur le mystère du corps et de l’âme ‘pendant’ la mort, symbolisée par le serpent, la méduse ou « the over-conscious mind » (H.D., citée page 109), condition requise pour atteindre la résurrection ou la sagesse. Cet aspect palingénésique de sa poétique doit être intégré par le lecteur et devient crucial pour comprendre son œuvre tardive, notamment Majic Ring, où H.D. endosse le rôle d’initiée. Une telle lecture de Majic Ring éclaire Trilogy que D.P. Tryphonopoulos considère comme une œuvre palingénésique hermétique guidant le lecteur vers une lecture gnostique, l’appréhension de la mort comme renaissance. Avec beaucoup de finesse et d’originalité, l’article donne à voir nombre de métaphores palingénésiques éclairantes dans les poèmes visionnaires d’H.D. L’article devrait donner envie à d’autres chercheurs de creuser la question.

101Dans « Placing New Worlds : Trilogy as Geographical and Geopolitical Palimpsest », Rebecca Walsh apporte un éclairage original sur l’appartenance de la poésie d’H.D. au courant moderniste cosmopolite ou au transnationalisme. L’histoire commune a été vécue de manière similaire dans différentes nations, l’évolution humaine a été comprise par-delà les frontières en fonction d’un environnement commun : toutes ces idées sont expliquées par Ellen Churchill Temple dans The Influences of Geographic Environment (1911) ou Geography of the Mediterranean Region : Its Relation to Ancient History (1931) dont H.D. avait connaissance. La synthèse introductive montre en quoi le déterminisme environnemental a pu influencer la poétesse, notamment l’écriture de Paint It Today (1921) et Trilogy.

102Dans l’œuvre de cette expatriée à Londres pendant les bombardements apparaît une volonté de créer une communauté organique malgré la distance qui la sépare de son pays d’origine. L’influence de cette tendance idéologique apporte du nouveau quant à son utilisation disséminée de matériaux mythologiques et historiques. H.D. utilise des codes géographiques pour inventer des images reliant environnement et société, une logique connue par les lecteurs de l’époque. Dans « The Walls Do Not Fall », la comparaison avec le déterminisme environnemental permet de relier « les formes de la régénération spirituelle indienne et l’inspiration féministe » (122). Rebecca Walsh relève la correspondance entre les ruines de Londres après les bombardements et celles des temples égyptiens (« ruin everywhere » H.D.). L’espace géographique délimité par les frontières et le temps chronologique est ici par le biais de la poésie élargi, transcendé, parfois brouillé mais souvent régénéré.

103Les articles sont complétés par une bibliographie de 9 pages bien fournie, qui comprend les références les plus récentes (2012) et qui se révèle utile pour les agrégatifs et les chercheurs chevronnés.

104Claudia Desblaches

105Université Rennes-II


Date de mise en ligne : 08/01/2016

https://doi.org/10.3917/rfea.143.0106

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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