1Paru dans The Atlantic Monthly en janvier 1874, « The Last of the Valerii » fut écrit dans la phase initiale de la carrière d’Henry James, qui ne le retint pas pour figurer dans la « New York Edition » de ses œuvres en 1905. Cette marque de défaveur explique peut-être que ce texte ait été relativement peu commenté, et que, faute d’avoir trouvé grâce aux yeux de l’auteur et de la critique, il ait trouvé place dans nombre de recueils et anthologies de littérature fantastique, alors même qu’un simple résumé des grandes lignes de l’intrigue suffit à indiquer qu’il est justiciable d’un traitement différent.
2La scène est à Rome. Le narrateur, peintre américain expatrié d’un certain âge, est porté sur les sujets réputés pittoresques. Sa filleule (« goddaughter ») Martha est, au début du texte, en passe d’épouser un noble italien, du nom de Camillo Valerio, que le narrateur trouve certes beau mais quelque peu fruste. Comme souvent la noblesse italienne, le comte est impécunieux, et la jeune fortune de l’héritière américaine va littéralement redorer le blason. La villa familiale des Valerii, située dans l’enceinte de Rome, suscite l’intérêt de la jeune américaine qui entreprend d’en restaurer l’intérieur à grands frais. L’amour réciproque n’interdit pas que tout le monde s’y retrouve. Les noces ont lieu. Les jours passent. Malgré des réserves émises par le comte, qui déclare qu’on ne peut plus vénérer les anciens dieux et qu’il convient donc de les laisser en paix, la jeune épouse, décide, après avoir fait rénover l’intérieur de la villa, de s’attaquer au jardin. Elle fait pour cela appel à une escouade d’antiquaires, leur tire les vers du nez à grand renfort de boissons fortes et choisit l’un d’eux pour procéder à des sondages et à des fouilles dans le but de découvrir une statue antique qui serait, lui dit-on, presque à coup sûr enfouie dans le sol à cet endroit. Après des tentatives infructueuses, ce qui doit arriver arrive : le petit antiquaire fait un jour irruption, porteur d’une main de statue, que l’équipe de terrassiers engagés par lui a fini par exhumer, et qu’il identifie d’emblée comme une effigie de Junon. À la suite de cette découverte, le comportement du comte Valerio devient mystérieux, presque inquiétant. Le narrateur craint qu’il ait l’esprit dérangé, et fait part de son inquiétude, car les étranges propos du comte ne seraient rien si celui-ci ne délaissait sa jeune épouse pour la statue. Les craintes du narrateur se vérifient lors d’une promenade qui le conduit au Panthéon, monument d’époque romaine transformé en église : il y trouve par hasard le comte qui s’y recueille. Ce dernier lui confie sa détestation du catholicisme qui occupe cet ancien temple païen (il propose de démolir les autels et d’empoisonner l’eau des bénitiers) et ses affinités pour le paganisme antique. Rentré à la villa, il se consacre au culte de la Junon dressée dans un petit pavillon, et un beau soir le narrateur le surprend prosterné au pied de la statue. Il l’observe, et se rend compte qu’il s’est vraisemblablement endormi en pleine dévotion. À situation grotesque sinistre détail : lors d’une visite ultérieure en compagnie de sa filleule, épouse délaissée du comte, le narrateur découvre sur place un autel improvisé que maculent des tâches de sang. La situation est intenable, il faut agir. Le parrain est désemparé, mais la filleule prend les choses en main. Ayant convoqué à nouveau l’antiquaire et les terrassiers de service, elle leur intime l’ordre de ré-ensevelir la statue. Le comte se désole mais comprend et accepte. Il ne conserve par devers lui que la main de la statue. Le petit antiquaire, lui, en a soigneusement repéré l’emplacement : elle vaut au bas mot 50 000 scudi sur le marché des antiquités.
Contextes et registres
3Certes annonciateur du « thème international », le texte de James fait fond sur de multiples contextes culturels auxquels les lecteurs seront plus ou moins sensibles, et qui sont pertinents à divers degrés. La critique en a relevé et retenu certains, notamment dans le domaine de la littérature. Ainsi le narrateur marche, mais à reculons, dans les pas de celui de The Marble Faun (1859), roman écrit par Hawthorne à Rome en 1858, et qui reprend le topos pygmalionien de la statue vivante. Pour l’imagination prédisposée d’un groupe d’artistes américains, Donatello, jeune noble italien d’allure mi-homme mi-animale devient en sa personne l’incarnation innocente d’une antique statue (le faune de Praxitèle). Mais la trajectoire pygmalionienne du récit s’inverse lorsque Donatello commet un meurtre car son expérience de la transgression et de la culpabilité le fait redevenir pleinement humain. Une semblable inversion de la trajectoire morale du personnage affecte ici le schéma de l’intrigue, avec toutefois des prolongements différents : le comte Valerio, d’abord épris de la « fille en dieu » ou la « fille-dieu » (god-daughter) du narrateur va bientôt lui préférer la fort païenne statue de Junon déterrée dans le jardin de sa villa, délaissant sa femme de chair pour révérer la statue de pierre. Il semble avéré que James s’est inspiré de « La Vénus d’Ille » de Mérimée (1837), texte qu’il connaissait pour en avoir été le traducteur, mais le modèle subit malgré tout un certain nombre de modifications très significatives : il ne s’agit pas ici d’une Vénus mais d’une Junon, et ce qui relèverait du fantastique dans le conte de Mérimée est traité dans celui de James sur un registre très différent. S’il n’y a pas, notamment, d’anneau nuptial au doigt de la statue, c’est qu’il n’y pas de noces entre l’animé et l’inanimé, et donc ni drame ni mort tragique.
4Au contraire, des bribes de comédie un peu dérisoire s’accumulent au fil du texte de James qui s’inscrirait à la fois dans le sillage de ce qu’on appela le « sportive gothic » et dans la veine de contre-mythologie parodique inaugurée avec « Les Dieux en exil » de Heine pour faire pièce à une solide tradition de la littérature romantique allemande, celle que James paraît d’abord suivre ici par le truchement de Mérimée. Une grande abondance de contes est constitutive de cette tradition : des statues de déesses païennes viennent semer le trouble dans l’esprit d’un jeune homme qui envisage un mariage fort chrétien avec une promise de chair et de sang. Pour les besoins de la fiction, l’emprise continuée des divinités païennes, notamment celles qui représentent, telle Vénus, une forme divinisée de l’éros, devient un trope majeur du fantastique de langue allemande que le texte de Heine va venir contrecarrer.
5Il l’écrit directement en français pour la Revue des deux mondes, et l’on y voit, pour prendre ce seul exemple, un trio d’ecclésiastiques enclins à la paillardise former un cortège festif d’anciennes divinités païennes, Bacchus, Dionysos et leur suite, « orgie posthume » conduite par des « revenants gaillards », « cohue de spectres en goguette » comme sortis de quelque production musicale de Scribe ou de Meyerbeer. Un batelier témoin de la scène s’imagine, lui, avoir assisté à une apparition satanique qu’il court dénoncer aux autorités d’Eglise, mais à sa grande terreur et confusion le délateur reconnaît dans le prieur du couvent et deux autres moines, qui le reçoivent, les créatures lubriques qui se livraient avec abandon à de lascifs ébats sous la lune.
6Ce retournement ironique est caractéristique du texte de Heine, qui se garde en outre d’exhiber une forme ouvertement fictionnelle et se présente comme la rencontre d’un récit de voyage et d’un traité érudit raccourci pour adopter le format d’un gros article. Une alliance subtile de pathétique, de comique et de grotesque confère au texte sa tonalité particulière et entretient une tension permanente entre registres, que le narrateur décrit assez bien dans sa conclusion : « Cet attendrissement m’a peut-être empêché d’atteindre, dans mon récit, à cette sérénité sérieuse qui sied si bien à l’historien, et à cette gravité austère qu’on n’acquiert qu’en France, aussi j’avoue avec modestie toute mon infériorité vis-à-vis des grands maîtres de ce genre… » (Heine 38)
Gravité, légèreté, sourires : sérieux ou pas ?
7Que James ait ou non connu le texte de Heine, il prend le contrepied de Mérimée et désenchante la tradition qui inspire ce dernier, comme le fait aussi Heine, même s’il semble rester en retrait vis-à-vis de la parodie. Son narrateur s’efforce, lui, de paraître imbu de la « gravité austère » que celui de Heine se garde d’afficher ; et le comique dérisoire de certaines scènes transparaît comme sous l’effet d’une lumière incertaine, étant en quelque sorte écrit ou énoncé sous rature. Lorsqu’il fait part de ses impressions ou porte un jugement, le narrateur hésite en effet à assumer le sentiment qu’éveille tel ou tel détail de l’une ou l’autre scène, car il fait presque systématiquement porter sur un autre esprit que le sien la responsabilité de l’impression par lui communiquée au lecteur. Ainsi, dans la phrase qui suit, particulièrement alambiquée, il est difficile pour le lecteur de faire la part des choses, le narrateur semblant à la fois faire sien le point de vue de l’épouse et partager celui du mari, mais sans se départir d’une réserve à l’égard de l’un et l’autre, qui rend pratiquement indétectable le sien propre :
This account of Camillo’s sensibilities was too fantastic not to seem to his wife almost a joke, and though I imagined there was more in it, he made a joke so seldom that I should have been sorry to cut short the poor girl’s smile.
9L’épisode le plus incongru de l’histoire est celui où le comte Valerio, qui s’est apparemment endormi sur place en position de prosternation au pied de la statue, se réveille soudain pour prononcer des paroles énigmatiques, ou à tout le moins inintelligibles au narrateur, et sort ensuite du lieu de ses dévotions. Les paroles inarticulées entendues (mais évidemment non rapportées) lors de cette saynète marquée par l’absurde sont loin de faire contraste avec une langue que le narrateur, s’adressant au lecteur, voudrait relativement limpide alors même qu’il lui arrive de dire autre chose que ce qu’il pense dire, a contrario de ses intentions et des bienséances d’usage. Ainsi lorsqu’il rend compte des pensées de sa filleule Martha. Toute férue qu’elle est de rénovation des intérieurs, elle tient à préserver le dehors antique des antiquités, et interdit donc qu’on les nettoie et décape, de crainte que disparaisse leur sainte patine. Aussi fait-elle déménager un sarcophage déjà à demi restauré ; si l’objet est exposé à des suintements propices, mousses et lichens attesteront d’autant mieux de son ancienneté :
She had made them transport it to the dampest place they could find ; for next after that slow coming, slow going smile of her lover, it was the rusty complexion of his patrimonial marbles that she most prized.
11L’expression « patrimonial marbles » peut évoquer la matière minérale dont sont faits lesdits objets funéraires et tout autant la rousse sphéricité propre à d’autres « billes » ou « boules » plus organiques qui jouent, elles, un rôle certain dans la transmission de la vie et la propagation de l’espèce, et qui n’ont donc rien de funèbre. L’esprit égrillard qui sommeille en tout lecteur un peu averti est ici éveillé ; son attention sollicitée est également retenue par les allers-retours d’un sourire amoureux associé à ces lieux humides.
12Ces propos suggestifs sur le sourire prêtent à sourire, dans un texte où le narrateur sourit beaucoup. Ses sourires sont emblématiques de la difficulté à définir en termes de « sérieux » l’enjeu d’un récit ou s’entrecroisent et s’affrontent sans cesse légèreté et gravité. Mais le récit ne pose pas explicitement la question de son registre grave ou sérieux : il laisse le soin au lecteur de se la poser à propos, notamment, de la portée figurale des propos du narrateur ; ainsi lorsque celui-ci se prend à imaginer l’allégement du poids de la terre qui recouvre une éventuelle statue enfouie ; celui-ci va diminuant à mesure qu’on creuse et que la statue semble s’animer (« stir ») d’être effectivement peu à peu exhumée (« stirring there beneath its lightening weight of earth » [807]). Le narrateur semble ne jamais pouvoir être purement descriptif, et encore moins ici qu’ailleurs : la statue qui émerge s’allège du poids de la gangue de terre qui l’enfermait comme objet matériel et accède, du seul fait d’être remontée, au règne des êtres animés, ou mieux encore des êtres capables non seulement de se mouvoir mais d’être le siège d’émotions. Le narrateur est sans cesse piégé par la portée insidieusement figurale de son langage, qui n’est jamais seulement descriptif mais rattrapé en permanence par une figuralité de la langue qui a des allures de fatalité. Comme l’a bien vu J. Hillis Miller, la valeur et la portée des tropes qui s’y déploient constituent l’un des principaux enjeux de ce texte. Deux tropes principaux y opèrent, la prosopopée qui prête vie par la parole aux êtres et objets inanimés d’autrefois, et la catachrèse qui donne un nom à des objets proches et présents qui en sont dépourvus. L’utilisation de ces tropes dans le discours du narrateur subvertit sans cesse ce que celui-ci pourrait comporter de référentiel, et les tropes paraîtront refluer sans cesse sur eux-mêmes dans le même temps où le narrateur s’évertue, semble-t-il, à parler des choses et des événements du monde. Aussi lorsque le narrateur, évoquant la Comtesse, s’exclame « to rival the Juno she is turning to marble herself » (821) on peut prendre la figure au pied de la lettre, et tomber dans le fantastique, ou n’y voir guère plus qu’une manière d’hyperbole qui affiche son potentiel figural sans jamais l’actualiser vraiment.
13Ainsi, la question du degré de « sérieux » de telle ou telle expression recoupe-t-elle très largement celle de la valeur figurale de l’une ou l’autre, qui n’est jamais clairement tranchée. Plus précisément, l’instance vis-à-vis de laquelle une figure cesse d’être telle et prend valeur de propos sérieux n’est jamais tout à fait définie ou certaine : ainsi par exemple, une imputation de « gravité » peut n’être pas référable par le lecteur à l’esprit ou à l’opinion de l’observateur ou du descripteur. Lorsque l’instance narrative fait de la gravité un trait propre de la statue elle-même (« her mouth was implacably grave » [808]) et non le résultat des contingences ou des circonstances qui président à l’observation, nous faisons de la statue une effigie à visage humain sans néanmoins pouvoir oublier qu’il s’agit d’un objet de pierre. De semblables incertitudes se font jour également lorsque la comtesse fait ré-ensevelir la statue, et qu’elle a cette parole un peu décalée : « “May it lie lightly, but for ever !” she said. » (826). S’il est souhaité que la statue puisse reposer légère une fois ensevelie car « morte », il semble à ce moment implicitement et simultanément concédé qu’elle eût pu reposer « gravement » ou « lourdement » d’avoir été (considérée comme) vivante, ce qu’elle est ou fut nécessairement aussi, sans quoi il n’y aurait pas de nécessité à l’ensevelir « pour toujours » afin de la soustraire à jamais au monde des vivants ; la statue peut reposer en toute légèreté si justement on oublie ce que l’expression du souhait interdit d’oublier. Le narrateur ne vient jamais arbitrer ces incertitudes, ou ces apories : il semble vouloir accréditer l’idée d’une folie qui fait que le comte Valerio prend ses illusions pour des réalités : « What I have to tell you is very strange […] very fantastic, very incredible. […] Your enemy is the Juno. The Count—how shall I say it—the Count takes her au sérieux » (822). À y regarder de près, cette expression embrouillée laisse les choses dans le vague, ou dans l’indéfini et conduit le lecteur dans une impasse : il pourra s’interroger longtemps à son propos car dans les faits elle corrobore le « sérieux » qu’elle conteste et accorde crédit à ce qu’elle voudrait tourner en dérision.
Perspective anthropologique
14Pourtant, le narrateur sait à quoi s’en tenir sur le comte Camillo depuis sa conversation avec lui au Panthéon, car ce dernier lui avoue à cette occasion et sans ambages son complet paganisme. La réaction du narrateur consécutive à cet aveu est typique et plutôt surprenante au regard de la franchise du comte : « He had said more than he meant, and his mask had fallen » (817). Or le narrateur qui s’érige ici en donneur de leçons n’offre pas précisément un modèle de parfait contrôle de l’énonciation par l’énonciateur. Il en dit parfois plus qu’il ne l’entend, parfois moins que ce que le lecteur est amené à comprendre, et fait ainsi preuve d’un singulier manque de discernement en ne prenant pas le comte au sérieux :
I seemed to touch the source of his trouble, and my relief was great, for my discovery made me feel like bursting into laughter. But I contented myself with smiling benignantly.
16Sourire benoîtement ne résout nullement la question soulevée par le propos paganisant du comte ; est-il légitime qu’on révère aujourd’hui comme seulement des « objets d’art » les statues antiques qui furent, à l’époque de leur production, les instruments d’un culte ? Il ne s’agit pas seulement de prétendre ici que l’admiration esthétique serait un plus ou moins piètre substitut à la foi religieuse, à supposer qu’elle ait existé sous la forme que nous connaissons après vingt siècles de christianisme, autrement dit qu’il s’agisse d’une sécularisation de la créance devenue au fil du temps et lorsqu’elle resurgit, religion de l’art. L’admiration esthétique pour les statues antiques est censée offrir à l’expérience, sous une forme sécularisée, la trace d’une ancienne religiosité qui émerge à nouveau chez le comte dans des relents de paganisme désuet et un tantinet ridicule.
17Or le narrateur se plaît à signaler que la statue de Junon une fois exhumée n’est justement pas traitée comme un trésor artistique qu’il convient de partager et d’exposer au public : Valerio en interdit la contemplation à quiconque, de crainte que justement l’intérêt qu’elle suscite soit d’ordre purement archéologique et artistique. Le culte qu’il entreprend de lui rendre est éminemment un culte religieux strict mais privé, idiosyncrasique, la religion d’un seul homme qui éloigne quiconque de cet objet dont il prétend retrouver, par l’acte de dévotion, les qualités cultuelles qui auraient été les siennes si les anciens lui avaient ressemblé. C’est ce ce qu’il revendique mais que le lecteur peine à croire tant le personnage paraît à la fois fantasque et insignifiant tel que dépeint à travers le récit du narrateur, affecté qu’il serait par « an unwholesome mental twist » (819), d’où le benoît sourire du narrateur.
18Mais en rendant la statue au culte, le comte Valerio rappelle que la religion crée une communauté par le lien qui s’instaure d’avoir un même objet en admiration. Cet objet nous relie, au prix d’une transformation opérée par les siècles, à ce qui fut la foi d’ancêtres dont on redoute le paganisme. Mais retrouver le genre de croyance, certes païenne, qui était le leur fait naître une sorte de piété anthropologique de l’espèce envers elle-même, lorsqu’elle découvre que la continuité de sa faculté à croire est sans rapport avec la foi en un quelconque Dieu transcendant. Ce que dit le texte ne se confond donc pas avec ce que dit du Comte le narrateur puisqu’on peut lire dans le texte de James la manifestation d’une foi en la capacité à avoir foi qui est caractéristique de l’humanité. Les modalités du retour du paganisme chez le comte peuvent ainsi induire une notion finalement très rationaliste de l’idée de religion.
19Or l’opinion du narrateur invite à prendre les propos du comte pour la manifestation d’un dérangement de l’esprit chez un individu qui, à l’instar d’une femme, n’est pas maître de ses nerfs : « a creature irresponsibly excited ». Pourtant le narrateur n’est finalement pas insensible à cette reviviscence du mythologique qu’il utilise en esthète soucieux de rester en retrait et de pratiquer l’allusion mythologique. Il se juche ainsi sur un siège pour jouer les petits Actéons et se laisser prendre à communier avec le mythe qui prend consistance sous ses yeux :
The casement yielded […] and showed me the fancied scene—Juno visited by Diana […] The effect was almost terrible ; beauty so eloquent could hardly be inanimate.
21En une autre occasion, il utilise le langage du mythe (Proserpine ou Orphée et Eurydice) pour dire à la comtesse qu’il entend bien tirer son époux de ses néfastes illusions mythologiques (« He has crossed the Acheron but he has left you behind… » [822]) afin de la sauver elle. Le mythologique vient assez souvent coloniser la langue du narrateur et il n’est pas certain qu’il en ait la maîtrise. La référence mythologique est alors un peu plus qu’un attribut ornemental de la culture bourgeoise : à l’occasion, elle fait du narrateur, quoiqu’il en ait, une version atténuée du comte Valerio, un double américain du comte sans son grain de folie italienne.
22Entre irritation, détestation et dérision, le narrateur varie face à Valerio pour finir par concéder en silence que quelque chose de noble et d’innocent est préservé dans sa folie. C’est bien ce qui embarrasse le narrateur : les ancêtres du comte ne sont pas, comme ceux de beaucoup d’autres familles nobles italiennes, de ces reitres sanglants du bas Moyen-Age, perpétrateurs des pires exactions, mais une illustre famille de l’époque romaine. Ils sont contemporains des statues qu’on exhume. Cette légitimité sous-jacente, pour ne pas dire cette authenticité, est une raison de plus pour vouloir se débarrasser de lui (« He has proved himself one of the Valerii, we shall see to it that he is the last » [823]). Le narrateur ne s’étend guère, mais la formulation utilisée suggère qu’il en sait plus long qu’il n’en dit explicitement sur la gens Valeria, dont le comte serait le lointain descendant : à l’époque romaine, elle constitue un exemple de ce que l’on pourrait appeler une noblesse prolétarienne qui a à cœur de défendre les intérêts de la plèbe, et c’est même ce à quoi elle doit sa haute position dans la société romaine de son temps. Aristocrate certes désargenté, le comte est le digne héritier de sa lignée et n’a pas l’esprit pollué par la conception aristocratique de l’art qui caractérise surtout les bourgeois. En fait, et au grand scandale d’une vision esthète et bourgeoise de l’antiquité, l’art ne l’intéresse pas comme tel et l’antique ne l’intéresse pas comme art. Du point de vue de l’esthète bourgeois, c’est un objet obligé de scandale et de dérision que de remettre en vigueur la valeur cultuelle, communautaire et presque républicaine de ces statues de dieux et de déesses devenus tardivement des objets pour l’art. Il est à la fois ironique et symptomatique que le narrateur américain du conte de James se fasse le promoteur d’une notion de l’art bien moins républicaine que celle d’un aristocrate de vieille souche qui en restitue à sa façon, et sur un mode désormais singulier, la valeur collective, laquelle ne suscite guère de respect chez un narrateur plutôt goguenard sur ce chapitre, et (ou car) rallié aux pires paralogismes de l’esthétisme naissant.
L’esthétique en question : présence ou perte ?
23On pourrait donc soutenir la thèse que le conte de James résiste à l’admiration révérencieuse de l’antique comme à une fausse religion de l’art, et ce au moment même où les écrits d’un Walter Pater vont signer son acte de naissance pratiquement sous les yeux de James. Or, sous une forme aussi « queer » et peu orthodoxe qu’on voudra, cette vision de l’art partage la prémisse bourgeoise d’un primat de l’objet dans l’art, que ce soit, pour prendre deux extrêmes, comme attestation du réel (« the object as in itself it really is » Matthew Arnold) ou comme ce qui occasionne chez celui qui éprouve la possibilité de se sentir éprouver (« the object as in itself it definitely is not », Oscar Wilde) (Arnold, passim). Mais, dans le même temps, le narrateur ne fait pas de l’œuvre un simple objet inerte. Il fournit au lecteur de quoi l’inciter à croire en une vie propre de la statue. Simultanément, il l’encourage à résister à cette idée en procédant par tâtonnements verbaux et conjectures, et le narrateur de modaliser diversement ses propos pour détourner le lecteur d’une possible interprétation allant dans le sens qu’il lui indique. Ainsi, par exemple, lors de la deuxième visite à la statue, lorsqu’il découvre des taches de sang sur l’autel improvisé :
A swarm of hideous conjectures pressed into my mind, and for a moment I was sickened. But at last I remembered that there is blood and blood, and the Latins were posterior to the cannibals.
25Le narrateur va par la suite fortement insister sur sa « vague interpretation of these dusky portents—an interpretation none the less valid and devoutly desired for its being tolerably cheerful » (824) qu’il justifie, assez piètrement, par besoin de réconfort. Il invoque alors une empathie bien improbable qu’il cultiverait avec le Comte Valerio, et veut l’imaginer coupable à ses propres yeux d’avoir sans doute procédé à quelque sacrifice animal. Mais l’entrelacs de conjectures prenant appui l’une sur l’autre est bien fait pour décourager le lecteur d’y accorder crédit.
26En effet, la modalité conjecturale du discours n’est pas ici une ouverture aux possibles : elle accomplit un remarquable travail de refoulement d’une idée autrement inquiétante que celle un peu baroque d’un aimable sacrifice de victime animale (« Be sure it’s very innocent », dit le narrateur à la Comtesse [823]) en lieu et place d’un homme, dans quelque rite qui aurait failli être anthropophage. À strictement parler, et sur le fondement des données directement disponibles, hors interprétations probabilistes du narrateur, l’idée ainsi refoulée serait effectivement qu’« il y a sang et sang », non pas animal au lieu d’humain, mais bel et bien humain et caractéristique d’une femme et non d’un homme.
27Le narrateur ne peut cautionner ici la possibilité que ce sang soit celui menstruel de la statue vivante et en état d’enfanter, qu’elle ne soit pas de pierre, ou d’une pierre devenue matière vivante, ce qui n’a pas échappé à la comtesse : « It was enough for her nerves and her conscience that it was a crimson trickle and she returned to the house in great agitation » (824). L’interprétation religieuse que fait le narrateur du paganisme du Comte Valerio lui fait épouser l’illusion volontairement entretenue par lui qu’il n’y a là qu’un refuge pour son indicible folie propre qui prend cet aspect cultuel, et tant mieux si c’est une religion bizarre. Mieux vaut l’hypothèse du renouveau d’un culte étrange et monstrueux que la possibilité d’une présence sensuelle et sensible qui soit une véritable concurrence pour l’épouse car alors cela voudrait dire qu’il existe une autre possibilité bien plus dangereuse : que le marbre soit effectivement la forme sublime que prend la chair impérissable. Un double impératif surgit alors : la statue doit être soigneusement réifiée en idole pour montrer qu’elle n’est que matière, mais elle doit simultanément résister à ce processus et continuer de signifier l’idée et l’idéal, dans un véritable partage du sensible :
The physical sensuous aspect of a sculpture is defined almost exclusively in terms of the body it represents, rather than the literal substance of the sculptural object itself… With Pater, something else enters in. The objectness of sculpture becomes a problem, and a troubling disparity opens up between the reified thing-like quality of sculpture as material object and the living ideal it supposedly embodies. […] A self-consciousness about the reifying effects of the art-object was not yet an issue in eighteenth century artistic culture. […] But it is only towards the middle of the 19th century that the idea takes hold in discussion of the visual arts that a truly modern living art should not present itself too insistently as a static object or thing […] The materiality of the object of representation becomes a problem within modern artistic culture, as art is called upon to figure forth some alternative to reification, to the reduction of culture to a system of exchangeable commodities.
29L’effort du narrateur va donc entretenir le régime religieux de l’image/idole, refoulant l’idée d’une présence ressentie dans/comme la chair du marbre. L’idée d’une sensualité et d’une sensibilité de chair communiquée à/par la matière de la statue est combattue à grand renfort de remarques réifiantes. Alors même qu’il reproche sa vénalité au petit antiquaire, le narrateur finit, en désespoir de cause, par se rallier à la vision de la statue comme marchandise fort demandée sur le marché, même si c’est seulement en dernier ressort et pour se faire l’avocat du diable qu’il suggère à sa filleule de vendre la statue au Pape pour les musées du Vatican, afin de s’en débarrasser. Mais cette solution n’est pas à la hauteur. Un meurtre rituel se commet dans le texte, lors de l’enterrement de la statue, qui consacre sa valeur non comme objet d’un culte déviant mais comme sujet quasi-vivant dont il faut étouffer la beauté en l’enterrant vivante (« smother her beauty in the dreadful earth » [825]). Mais ce moment du meurtre lui confère in extremis et rétrospectivement la vie. C’est là le vrai moment de mise à mort, de sacrifice, dans le texte, Martha en est la prêtresse, le narrateur son coadjuteur. Car pour qu’on doive la tuer il faut bien qu’elle ait été vivante et pour qu’il y ait dans cet acte des relents de profanation il faut bien qu’elle ait été sacrée.
Conclusion : Style sévère et phallicité du beau
30Donc une Junon et non pas Vénus et le Venusberg. Pas de drame à la Tannhäuser, celui de l’artiste partagé dans ses aspirations entre la Vénus païenne et la Vierge Chrétienne. Junon la déesse à l’aspect autoritaire, exigeante voire impérieuse sous sa sévérité romaine, et non la Femme comme objet d’amour, inspiratrice des plus hautes pulsions, comme des plus basses, selon les prémisses de la chrétienté. Sous le regard des bourgeois esthètes qui la voient sortir de terre, la Junon est tout sauf une manifestation de la jolie femme cantonnée dans la sphère domestique :
Her beautiful head could have bent only to give the nod of command ; […] her mouth was implacably grave ; one hand outstretched seemed to have held a sort of imperial wand ; the arm […] hung at her side with the most classical majesty.
32Ce choix d’une Junon grave et sévère induit une tentative de désérotisation primitive de la statue par absence de formes féminines suggestives, mais cette absence même est si choquante qu’elle évoque le manque exhibé comme un succédané de présence :
She was amply draped, so that I saw she was not a Venus.
“A long fluted peplum” she said “How very odd ! I don’t believe she is beautiful”
“She’s beautiful enough, figlioccia mia,” I answered, “to make you jealous”
35La figure indéniablement féminine une fois dressée (« this fine creature was placed serenely upright » [810]) s’affirme la prégnance solennelle d’un certain phallicisme asexué, facteur d’une espèce d’érotisation seconde qui s’engendre de n’être que si peu ouvertement suscitée. Si l’amour du comte Valerio pour la statue est largement putatif, et ne se situe pas nécessairement au plan de l’érotique, en revanche, la concurrence entre femme de chair et femme de pierre se fait, dans cet épisode, plus tangible, et ce n’est pas qu’une question d’éros au masculin mais aussi de pouvoir et de puissance chez la femme. En voyant la statue, Martha, la femme de chair, prend la mesure de ce que le narrateur appelle « la majesté immense de notre Junon » : « Martha, however, seemed slowly to measure our Juno’s infinite stateliness » (809). Elle voit en elle cette puissance, mâle sans être virile, qui est inhérente à la féminité idéale, mais dont elle-même n’est pas porteuse. N’allons pas supputer que la Junon a un air de virago androgyne (façon madonne préraphaélite) mais Martha se sent confinée dans la chair, elle qui ne peut prodiguer au comte son époux que de petites caresses tendres : ce geste itéré presque compulsif est mentionné à plusieurs reprises par le narrateur, sous le vocable par exemple de « persuasive caress » (813). Elle est mue par l’éros terrestre lorsqu’elle s’empresse de ré-ensevelir (« To cut the knot we must bury her » [825]) la mâle puissance de la figure féminine. Dès lors, le comte Valério, nous dit le texte, revient au bercail de la chair, ensevelir sa tête entre les genoux de son épouse, en position d’orant pénitent, humble et soumis : « and then he strode forward, fell on his two knees and buried his head in her lap » (826-27). Dans une lecture plus osée de cette posture et de ce geste, on assisterait à un retour à l’intimité érotico-religieuse, qui relativise l’incidence de la composante érotique sur la valeur esthétique de la statue qui, admirée, l’est publiquement, sa notoire beauté allant de pair avec son exposition au regard de tous et de chacun dans un musée ou autre institution :
So beautiful a creature is more or less the property of everyone : we’ve all a right to look at her. But the Count treats her as if she were a sacrosanct image of the Madonna. He keeps her under lock and key, and pays her solitary visits. When a beautiful woman is in stone, all you can do is to look at her.
37Le propos fort vulgaire du petit antiquaire est sauvé de la simple vulgarité par son acuité et sa remarquable ambiguïté : charnellement parlant, on ne fait certes rien de concret avec une belle femme de pierre, qui est aussi un peu une fille publique. Mais du coup le contact visuel tient lieu de tous ces autres contacts qui ne peuvent avoir lieu, il les condense et à son tour l’écriture en prend le relais assumant dans ses indéterminations et ses incertitudes cette sensation que la peinture ou la sculpture ne peuvent que représenter du dehors et au dehors sous une forme excessivement visible, trop reconnaissable à l’œil, et même au premier coup d’œil.
Bibliographie
Sources citées
- Arnold, Wendell V. « Pater, Wilde : The Object as in Themselves they see it ». Studies in English Literature, 1500-1900 11 :4, Nineteenth Century (Autumn 1971) : 733-747.
- Heine, Heinrich. « Les dieux en exil ». La Revue des deux mondes, 1er avril 1853 : 5-38.
- Hillis Miller, Joseph. « Facing It : James’s “The Last of the Valerii” ». Versions of Pygmalion. Cambridge, MA : Harvard UP, 1990. 211-244.
- James, Henry. « The Last of the Valerii ». The Atlantic Monthly 33 :195 (January 1874) : 69-85. Traduction française de Lucien Biart, La Revue des deux mondes, 15 novembre 1875 : 431-455. Références de pages dans le corps du texte : Henry James, Complete Stories, 1864-1874. New York : The Library of America, 1999. 798-827.
- Mérimée, Prosper. « La Vénus d’Ille ». La Revue des deux mondes, 15 avril 1837 : 233-247.
- Potts, Alex. Flesh and the Ideal : Winckelmann and the Origins of the History of Art. New Haven : Yale UP, 1994.