Notes
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[1]
Pamela E. Oliver Daniel J. Myers Diffusion Models of Cycles of Protest as a Theory of Social Movements - University of Notre Dame. (En ligne consulté le 8 juillet 2013).
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[2]
Doug McAdam, Political Process and the Development of Black Insurgency, 1930-1970, University of Chicago Press, 1982, [2010], 349 p.
-
[3]
Robert Justin Goldstein, Political Repression in Modern America : From 1870 to 1976, University of Illinois Press, 1979 [2001].
Paul Schor, Compter et classer : histoire des recensements américains, Paris, Presses de l’EHESS, 2009. 386 p.
1Depuis sa création par l’article premier de la Constitution des États-Unis, le recensement décennal américain joue un rôle primordial dans le système politique américain. Il sert à répartir les 435 sièges du Congrès en fonction de l’évolution démographique du pays mais aussi, et surtout, à allouer les fonds fédéraux aux différents États. Il sert également de base au découpage de toutes les circonscriptions électorales. Et bien que, désormais, le bureau du recensement offre des instantanés de la population américaine en prenant en compte toutes sortes de mesures statistiques, il en est une qui est présente depuis 1790 : la classification raciale. En effet, à cause de la clause des trois cinquièmes présente dans la Constitution, la question raciale fait partie intégrante du recensement et son évolution en dit long sur les différentes étapes de l’histoire du pays. Il n’est donc pas surprenant que l’historien Paul Schor dans son ouvrage Compter et classer : histoire des recensements américains, tiré de sa thèse de doctorat à l’EHESS, fasse la part belle à la classification raciale. En effet, puisque le recensement est la seule source nationale, et ce depuis 1790, de statistiques raciales aux États-Unis, sa force symbolique et normative est sans commune mesure. L’étude que mène Paul Schor de l’évolution de la classification raciale mais aussi le détail des instructions aux agents recenseurs est issue d’un travail d’archives minutieux. Elle nous éclaire sur les étapes de la modernisation de l’État fédéral, l’influence du discours politique et scientifique dominant sur l’appareil administratif, ainsi que sur l’ancrage profond dans le concept de race de la forme de gouvernance que Foucault appelait la bio-politique au centre des tensions soulevées par l’esclavage, la ségrégation ou l’immigration. La thèse de l’auteur est que l’enquête démographique, dont les catégories et leurs définitions évoluent au cours des siècles, n’est pas un acte seulement administratif ou scientifique mais bel et bien un acte éminemment politique. Compter, c’est avant tout nommer. Aussi, parmi d’autres, l’auteur pose-t-il des questions importantes. Quelles négociations et rapports de force ont permis de transformer la catégorie esclave en noir ? Pourquoi l’esclave libre devient, pour quelques décennies seulement, un mulâtre, un quarteron, un octavon.
2Au final, l’ouvrage de Paul Schor est d’autant plus original qu’il vient combler un manque dans la recherche universitaire française sur les recensements américains et les statistiques en général. On pourra seulement informer le lecteur qu’il risque de rester sur sa faim lorsqu’au terme de presque 400 pages passionnantes l’étude s’arrête en 1940. Loin d’être une limite, cette borne historique, puisqu’il en faut bien une, est propre à créer des vocations et est, en fait, un formidable appel à d’autres travaux universitaires sur le recensement et les statistiques américaines.
3Cet ouvrage qui a reçu le prix Willi Paul Adams du meilleur livre d’histoire américaine en langue étrangère décerné par l’Organisation of American Historians et qui devrait être bientôt disponible en anglais, sera indispensable à tous ceux qui s’intéressent au concept de race au États-Unis ainsi qu’aux statistiques en tant qu’instrument politique.
4Olivier Richomme (Université Lyon 2)
« L’Amérique du Nord à l’époque de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, n.363, janvier/mars 2011
5Les Annales historiques de la Révolution française nous proposent un excellent numéro sur l’Amérique du Nord à l’heure de la Révolution française. Après une introduction des coordonnateurs, la revue rassemble six contributions portant sur Boston à l’époque des révolutions atlantiques ; la vision française de l’Amérique notamment par le prisme du corps consulaire en place aux États-Unis ; le républicanisme de Thomas Paine dans ses derniers écrits ; les liens entre anti-jacobinisme et abolitionnisme en Nouvelle-Angleterre ; les révoltes d’esclaves aux Amériques suscitées par des rumeurs d’émancipation ; et la Révolution américaine en territoire indien. Les articles sont rédigés par des spécialistes américains, britanniques, canadiens, néerlandais et français renommés. Le dossier se termine par deux commentaires qui mettent en perspective l’apport des contributions pour une meilleure connaissance du monde atlantique à l’ère des révolutions. En complément, ce numéro contient également deux documents inédits et 16 recensions d’ouvrages.
6Reprenant une déclaration de Benjamin Franklin de 1766 mettant en garde contre l’erreur et la facilité de considérer « les affaires du peuple d’Amérique comme un tout » (p. 8-9), Mark Peterson analyse l’étonnante francophilie qui s’empare de Boston, ville éminemment puritaine, anti-catholique et révolutionnaire, de 1778 à la fin des années 1790, notamment en suivant le parcours de jeunes marchands bostoniens qui séjournent en France et se convertissent au catholicisme ainsi que les liens commerciaux établis entre la ville américaine et la colonie de Saint-Domingue. Partant du débat sur la dégénérescence américaine qui fait rage dans l’Europe des Lumières, puis des critiques des constitutions des États américains, Allan Potosfky nous livre un aperçu éclairant de la vision d’un corps consulaire, souvent bien informé même si inévitablement partisan, sur les relations franco-américaines, politiques mais surtout commerciales.
7Marc Belissa nous propose une analyse des derniers écrits politiques de Thomas Paine des années 1802-1807. Ces textes, publiés dans le sillage de l’élection à la présidence des États-Unis de Thomas Jefferson en 1800, portent sur les partis politiques, la perfectibilité du régime républicain et la mémoire du moment révolutionnaire. Ces écrits de Paine, au demeurant peu étudiés jusque-là, offrent un éclairage précieux sur les premières décennies de la vie politique étas-unienne – incarnée par la rivalité entre Républicains et Fédéralistes – et la mise en place des institutions avec la succession de George Washington mais aussi au niveau des États avec la révision de la constitution de Pennsylvanie.
8Deux contributions concernent l’esclavage. Rachel Hope Cleves analyse l’étonnante métamorphose du discours anti-jacobiniste des Fédéralistes de Nouvelle-Angleterre en un discours abolitionniste qui fait des Sudistes esclavagistes des Jacobins habitués au sang et à la violence. La contribution de Wim Klooster porte sur les révoltes d’esclaves aux Amériques inspirées par l’adoption en métropole de décrets d’émancipation imaginaires propagée par des rumeurs.
9Enfin, Colin G. Calloway aborde l’impact de la Révolution américaine dans l’Indian Country, notamment chez les Iroquois de l’arrière-pays new-yorkais, les Shawnees et les Delawares de la vallée de l’Ohio, et les Cherokees du piémont appalachien des Carolines, du Tennessee et de Géorgie. Cette contribution apporte un éclairage précieux sur les prises de position des Amérindiens lors de la crise impériale et de la guerre d’Indépendance américaine dans un climat de surenchères de violence entre Amérindiens et colons. Certaines nations amérindiennes, comme le souligne l’auteur, combattent alors pour leur indépendance (p. 132 et 145).
10Voici un numéro à la lecture stimulante et enrichissante, fruit d’une opportune initiative.
11Bertrand Van Ruymbeke, (UniversitéParis 8)
Didier Aubert et Hélène Quanquin (éds), Refaire l’Amérique, imaginaire et histoire des États-Unis, Paris, 2011, Presses Sorbonne Nouvelle, 262 pages
12Cet ouvrage collectif est le fruit de deux rencontres (2004 et 2006) d’un réseau de chercheurs en études américaines des universités de Brown, Berkeley, Yale, Bologne et de la Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Il est composé de douze articles, dont sept ont été écrits par des universitaires américains, quatre par des chercheurs français, et un par le fondateur italien de ce réseau, Franco La Polla, aujourd’hui disparu. Cet effort de collaboration témoigne d’une internationalisation des perspectives, question sur laquelle se penchent les spécialistes des études américaines depuis maintenant une dizaine d’années (voir par exemple l’article de Marie-Jeanne Rossignol, « Quelle(s) discipline(s) pour la civilisation ? » RFEA n° 83, 2000 p. 13-27).
13Le titre est ambitieux et la préface intitulée « Refaire l’histoire ? Un nouveau chapitre des études américaines » est très travaillée : elle tente d’établir des liens entre les articles par une argumentation étayée, et donne vraiment l’impression d’une unité et d’un éventail cohérent pour « refaire l’Amérique ». Tous deux annoncent un triple objectif : faire le point sur les études américaines et sur leur portée épistémologique, les faire découvrir au lecteur français (les articles ont tous été écrits ou traduits en français) et participer à leur évolution et à leur renouvellement. En même temps, les éditeurs ne prétendent aucunement révolutionner les études américaines, et s’inscrivent au contraire dans la continuité des débats menés sur la définition de la civilisation américaine en France. En effet, les objets d’études sont classiques. Ils sont issus aussi bien des productions artistiques et culturelles (cinéma, peinture, architecture, photographie documentaire, romans et autobiographie) que de l’histoire politique et ethnique, ou de la religion. Quant aux méthodologies utilisées, elles relèvent aussi bien de l’analyse esthétique ou littéraire que de l’analyse historique, de l’enquête de terrain, ou des cultural studies. Par ailleurs, certains articles sont présentés comme une application des nouvelles orientations de la civilisation américaine au niveau international, adoptant un angle transnational par la remise en cause de l’étude des États-Unis comme finalité de recherche.
14L’ouvrage est divisé en trois parties équilibrées. La première partie propose un questionnement sur l’identité américaine à travers les productions artistiques et culturelles. Les articles sont fondés sur des paradoxes, certes classiques mais bien argumentés, ou des rapprochements surprenants. L’idée que la Révolution américaine est réactionnaire est amenée par le repérage de la tradition de la jérémiade dans Hell’s Hinges, western muet de Charles Swickward (1916) [Richard Hutson]. Le transcendantalisme est décelé dans The Thin Red Line de Terrence Malick (1998) et dans le film de guerre en général [Franco La Polla]. L’analyse des tableaux de Henry Fitz Lane révèle que parallèlement à la conquête de l’Ouest, on assistait à un enracinement à l’est [Margaretta Lovell]. Cette première partie se clôt sur un article sur l’américanité de Pollock, alors même qu’il refusait tout étiquetage [France Jaigu].
15Le fil conducteur de la deuxième partie est essentiellement chronologique. Celle-ci vise à éclairer la manière dont un système de valeurs est construit et uniformisé à des moments où « la culture nationale semblait obsédée par la nécessité de réaffirmer l’Amérique “de toujours” » (22). Les objets d’études sont hétéroclites. On peine à voir pourquoi une étude du reste passionnante et fort bien menée, sur l’habitat ouvrier au début du xxe siècle en tant qu’instrument de promotion des valeurs de la classe moyenne [Paul Groth], est mise dans la même partie qu’une analyse des photos inédites d’une exposition organisée au Rockfeller Center en 1943 et visant à montrer comment l’imaginaire collectif américain sur l’esclavage a servi à informer la population sur la réalité lointaine du nazisme [Laura Wexler]. Ces deux articles sont suivis par une étude de romans écrits par des publicitaires de Madison Avenue rejetant la consommation [Susan Smulyan]. Enfin, le dernier article de cette partie inscrit la révolution conservatrice de Reagan dans un cycle allant des années Roosevelt aux années Obama [Ruxandra Pavelchievici].
16La troisième partie est consacrée à quatre articles censés s’inscrire dans une perspective transnationale. Or, on a en réalité affaire à une mise en relation entre des objets culturels émanant des États-Unis et d’un autre pays : Chine, Inde, Allemagne, Danemark, Angleterre. Le tournant transnational annoncé se révèle n’être qu’un « échange transatlantique » (20), comme l’affirment finalement les éditeurs. En effet, les apports de connaissances sur la Mandchourie dans l’article sur la natte chinoise [Robert Lee] ne font que servir d’arrière plan à une étude assez classique sur l’immigration chinoise au tournant du xxe siècle. De même, l’étude sur le roman méconnu de W.E.B. DuBois, Dark Princess [Sanda Lwin], n’a rien de transnational. C’est le roman en soi qui contient une dimension internationale. L’étude de la fragmentation des mythes nationaux dans l’écriture de l’Américain David Markson et de l’Européen W. G. Sebald [Françoise Palleau-Papin] est en fait une analyse comparée des deux œuvres. Seul un article sur l’utilisation d’archives documentaires dans les génériques des films de Lars Von Trier [Didier Aubert] dépasse véritablement le cadre habituel des études américaines et examine les rapports « centre-périphérie » qui unissent les États-Unis au reste du monde.
17A la lecture des articles, on ne peut s’empêcher de noter le décalage entre les intentions affirmées dans la préface et les articles eux-mêmes, qui sont courts, et qui ne tirent pas véritablement de conclusion sur ce que c’est que « refaire l’Amérique ». D’ailleurs, l’index thématique ne parvient pas toujours à créer des réseaux de sens. Il ne renvoie parfois qu’à des points de détails (c’est le cas de l’entrée « comparaison »), ou bien carrément à des emplois figurés (c’est le cas pour l’entrée « cadre » qui renvoie aux expressions « dans le cadre de » (99-101, 120) « ayant pour cadre » (125, 155), « du cadre général » (17)). Ce défaut est sans doute aussi la conséquence inévitable de l’indexation automatisée.
18Si individuellement l’intérêt et les qualités de chaque article sont indéniables, on est beaucoup plus dubitatif sur la cohérence de l’ensemble. Comme beaucoup d’ouvrages composés d’articles issus de colloques, on sent un écart entre, d’une part, les objectifs annoncés dans le titre et la préface et, d’autre part, le contenu des articles. L’exercice qui consiste à trouver une cohérence entre des articles hétérogènes par l’approche, la méthodologie et le sujet est difficile. Il a ici néanmoins le mérite de faire un état des lieux historiographique.
19lu par Cristelle Maury, (Université Toulouse 2-Le Mirail)
Jeanne Cortiel et al., Religion in the United States, American Studies, vol. 196, Heidelberg, Universitätverlag Winter, 2011, 318p.
20This volume is a collection of papers presented at the 2007 annual conference of the German Association of American Studies. The first fifteen papers are arranged into three thematic parts followed by a short (20-page) “Concluding panel” on “Secularization and its discontents”. The three main parts are devoted to nineteenth-century America, evangelicalism (read : essentially the Religious Right) since the Cold War, and “Contemporary Fiction, Film and Performance”. The contributors are mainly German colleagues, but American scholars are featured as well, including such leading lights as historians David D. Hall and Paul Boyer. To conclude on the purely formal dimension of the volume, each essay is followed by a bibliography—of varying range and length (running from half a page to four pages).
21The editors, following the caveat featured at the beginning of most if not all collections of essays, acknowledge that they have not attempted “to present a comprehensive overview of religion in the United States” (in case the reader were wondering) but “rather [to] provide a panorama of a resurgence in scholarly interest in the field, and, in particular, [to] showcase the interdisciplinary and transnational dimensions of an approach to American culture that puts particular emphasis on religion as an important factor in America history, culture and society” (xi). The editors also claim to be addressing “the discrepancy between the importance of religion to American culture and its comparative lack of presence in American Studies” (x).
22These might arguably be rather puzzling to historians of religion in America or colleagues working on the many and complex interactions between politics and religion in the United States, judging from the ever-increasing production in those fields. To put things bluntly, these colleagues will not find very much that is fundamentally new and challenging in this volume. Lesser-known protagonists and works are admittedly approached along transnational, gender, diversity/minorities angles, and several essays also deal with the best-selling Left Behind series of novels (and films and video games). Nevertheless, most topics, from Mormonism and Nativism to the post-World War II fundamentalist revival, have been treated in a number of previous studies, be it in article or book form (including those written by the contributors to this volume).
23The volume may prove to be useful, if not inspiring, for colleagues working not so much on religion as on gender, film and media, or even didactics, and who are interested in adding a religious twist to their field of enquiry. It should be noted, however, that the contributions are of unequal quality and the volume at times would have benefited from more rigorous editing : one essay remains in its initial lecture form ; one keynote address (apparently), however entertaining, does not live up to academic expectations ; some passages in German have not been translated ; and some names could have been corrected (Soeul instead of Seoul, Pat Robinson instead of Robertson, among others). One may nevertheless hope that this contribution will help stimulate further enquiry into religious topics on the part of scholars engaged in tilling the very secular field of American (cultural) studies.
24Lauric Henneton (Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines)
Elia Felippone, Gli Stati Uniti e la sicurezza del Golfo Persico. Dottrine e prassi da Nixon a Reagan. Guerini : Milano, 2011, 259 p.
25C’est en raison de la très grande importance stratégique et économique du Golfe Persique que les États-Unis lui consacrent une attention tout à fait particulière. En dehors de l’hémisphère occidental, en effet, cette région accueille de façon stable le plus grand nombre de soldats américains. Cette situation perdure depuis le déclenchement par les États-Unis en 1990 de l’opération Desert Shield, consistant en un déploiement massif de militaires dans le Golfe suite à l’invasion irakienne du Koweït. Desert Shield montre très clairement la volonté des États-Unis de militariser leur politique dans la région du Golfe ; mais cette militarisation est loin d’être un tournant inattendu que seuls expliquent les préparatifs de la guerre menée en 1990 et 1991. En réalité, il s’agit du résultat d’un long processus, qui commence sous la présidence de Richard Nixon (1969-1974) ; et c’est ce processus qui fait l’objet de l’analyse qu’Elia Felippone présente dans son livre sur les États-Unis et la sécurité dans le Golfe Persique.
26L’auteur retrace ce processus en cinq chapitres. Le premier porte sur les débuts de la crise du système de sécurité régional fondé sur les deux principes de base de la Doctrine Nixon : « les “piliers” régionaux, dans cette zone, à savoir l’Iran et l’Arabie Saoudite, délégués à protéger, l’un avec ses forces militaires, l’autre avec l’arme politico-économique, la stabilité de la région aussi bien des ennemis intérieurs que de la menace communiste ; les États-Unis, ayant la seule responsabilité de fournir à ces pays les armements dont ils ont besoin » (p. 10). Cet ordre, souvent défini comme le « système des deux piliers » (l’Iran et l’Arabie Saoudite), commence à chanceler dès 1973 car, cette année-là, la législation américaine sur le transfert d’armes aux pays tiers devient plus restrictive. Le successeur de Gerald Ford, Jimmy Carter, élu à la présidence des États-Unis en 1976, affaiblit ultérieurement ce système car, pour régler le conflit entre Arabes et Israéliens, il renonce au projet d’un grand accord pour le Moyen Orient et se rabat sur une paix partielle entre Israël et l’Égypte. Cette décision fragilise l’un des deux piliers, l’Arabie Saoudite, car elle augmente la méfiance de celle-ci à l’égard des États-Unis et entraîne un rapprochement entre les pays arabes modérés du Golfe et les pays radicaux du Moyen Orient.
27L’autre pilier, l’Iran, s’effrite avec la chute du chah, Reza Pahlavi, et l’établissement d’un régime khomeyniste. C’est sur l’écroulement de ce pilier que se penche l’auteur dans le deuxième chapitre, dans lequel il décrit la rapide victoire de la composante la plus radicale de la révolution iranienne au détriment de sa frange modérée, l’une des conséquences de cette victoire étant que les États-Unis ne peuvent plus s’appuyer sur l’Iran. Ce sont la perte définitive de ce dernier en tant que pays ami et l’exigence de compter sur les infrastructures nécessaires pour une éventuelle intervention militaire contre celui-ci qui amènent les États-Unis à tenter de s’assurer une présence militaire directe dans la région du Golfe, renonçant ainsi en partie au système mis en place par Nixon. Pour atteindre cet objectif, les États-Unis demandent au Kenya, à la Somalie et à l’Oman l’accès direct à leurs bases, ce que les gouvernements de ces pays leur accordent.
28Mais la faiblesse et le manque de fiabilité de ces interlocuteurs minent la sécurité du Golfe, que l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge rend encore plus instable. Craignant que Moscou parvienne à encercler les positions américaines dans cette région, Carter élabore le projet d’un « cadre pour la sécurité du Golfe Persique », auquel est dédié le troisième chapitre. Pour réaliser ce « cadre », les États-Unis doivent non seulement obtenir l’accès à de nouvelles infrastructures militaires dans la zone du Golfe, mais aussi renforcer des pays-clés de cette région, tels que l’Arabie Saoudite, en les aidant aussi bien sur le plan économique que militaire. Toutefois, malgré la présence de l’URSS en Afghanistan, présence qui accroît l’Antisoviétisme des pays du Golfe, ceux-ci ne concèdent pas aux États-Unis l’accès à leurs bases, empêchant ainsi Carter de mettre en œuvre le « cadre pour la sécurité » qu’il a projeté.
29Et pourtant, l’idée de créer ce « cadre » ne meurt pas avec la défaite de Carter aux élections présidentielles de 1980. Son successeur, Ronald Reagan, relance en effet ce projet : certes, la formule qu’il forge, celle du « consensus stratégique antisoviétique », diffère de celle utilisée par Carter mais, comme le montre Felippone dans le quatrième chapitre, le fond reste inchangé. Les deux formules partent de l’idée – qui se révélera erronée – que les pays modérés du Golfe partagent avec les États-Unis la conviction que l’URSS est la principale menace à la stabilité de cette région. Ces formules ont aussi le même objectif : mettre en place une politique de sécurité régionale basée sur le renforcement militaire des pays alliés et amis qui sont présents dans cette zone.
30Mais, encore une fois, le projet d’obtenir une sécurité pro-américaine dans le Golfe en la déléguant à ces pays se révèle impraticable. Le cinquième chapitre analyse les événements qui portent Reagan à prendre la décision de bâtir un nouveau système, qui n’est pas fondé sur la délégation, mais sur l’intervention militaire directe des États-Unis dans le Golfe. Ce système est instauré en 1987 avec l’escorte armée des pétroliers du Koweït. En réalité, comme l’observe Felippone, cette décision de Reagan est un « corollaire » de la Doctrine Carter, corollaire prévoyant que la stabilité et la sécurité de la région pèsent entièrement sur les États-Unis. En d’autres termes, la militarisation américaine du Golfe est l’évolution naturelle de la Doctrine que Carter formule en 1980, selon laquelle l’intervention militaire directe est le seul moyen de défendre les intérêts des États-Unis dans cette région.
31Toutes ces questions sont abordées dans l’ouvrage de Felippone, dont les principales qualités sont la clarté, la cohérence et l’originalité : pour son étude, en effet, l’auteur a utilisé une documentation très large comprenant de nombreuses sources inédites, auxquelles il a eu accès lors de séjours de recherche à la Jimmy Carter Presidential Library et à la Ronald Reagan Presidential Library. Un autre mérite de Felippone est sa capacité à élargir son analyse, notamment quand il s’agit de montrer l’influence exercée par la guerre froide sur les choix des présidents américains pour garantir la sécurité du Golfe Persique. Cette attention constante que l’auteur porte aux relations entre les deux « superpuissances » ne l’empêche pas de dresser un portrait très incisif des présidents des États-Unis et, plus particulièrement, de Carter et Reagan qui, tout en ayant des personnalités et des convictions idéologiques différentes, élaborent des projets pour la sécurité du Golfe dont les éléments de continuité priment sur ceux de rupture.
32Ce livre savant et rigoureux ne s’adresse pas seulement à un lectorat de spécialistes. Sa clarté le rend accessible à un public plus vaste qui souhaiterait mieux connaître les racines historiques de la présence militaire des États-Unis dans l’une des zones les plus « sensibles » de la planète.
33Pierpaolo Naccarella (Université Paris-est créteil val de marne)
Aurélie Godet, Le Tea Party : Portrait d’une Amérique désorientée Paris : Vendémaire, 2012 248 pages
34Aurélie Godet, Maître de Conférences en civilisation américaine à l’Université Bordeaux 3, a eu l’excellente idée de consacrer un livre au mouvement du Tea Party, souvent très incompris en France. Vu l’immédiateté du sujet, le Tea Party étant apparu aux États-Unis début 2009, l’approche adoptée par l’auteur est celle d’une combinaison assumée entre « enquête journalistique » et « analyse universitaire » (d’où de nombreuses sources tirées de la presse et d’Internet, et le choix de ne recourir qu’assez rarement aux notes bibliographiques). Le résultat final est extrêmement riche et pédagogique. Aurélie Godet fournit en particulier au lecteur dès son introduction des définitions claires qui permettent d’encadrer le reste de la lecture (le Tea Party est par exemple à ses yeux un mouvement qui s’oppose à « la concentration du pouvoir politique, culturel et financier entre les mains d’une élite washingtonienne aux prétentions soi-disant “oligarchiques” », et dont les « mots d’ordre » sont « anti-étatisme, anti-élitisme, libre entreprise et responsabilité fiscale »).
35Les meilleurs passages de l’ouvrage sont sans conteste ceux consacrés à l’historique du mouvement, à travers un rappel exhaustif de toutes les étapes qui ont marqué l’éclosion puis les succès du Tea Party entre l’Inauguration de Barack Obama en janvier 2009 et les impressionnants scores obtenus par le Parti républicain lors des élections de mi-mandat de novembre 2010. Toutes les figures marquantes du mouvement (Sarah Palin bien sûr, mais aussi des personnalités peut-être moins connues en France, comme Michele Bachman, Rick Perry, Christine O’Donnell, Scott Brown, ou Rand Paul) font l’objet de portraits complets et intéressants. Mais l’auteur n’oublie pas pour autant les militants de base, auxquels est consacré tout un chapitre. L’analyse de leur profil sociologique (très largement blanc, plutôt âgé et aisé) et de leurs priorités politiques (« moins d’impôts, moins d’État ») permettent à Aurélie Godet d’aboutir à des conclusions pertinentes qui démythifient quelque peu le mouvement, ou tout du moins le présentent de manière plus nuancée que l’image extrémiste et raciste qu’on lui accole le plus souvent. Les Tea Partiers sont d’après elle avant tout des Américains « normaux », bien insérés dans la société sur les plans culturels et économiques, et non pas une frange du corps politique radicale et dangereuse. De plus, ils incarnent des idées aussi vieilles que le pays lui-même, en particulier celles des Anti-Fédéralistes du débat constitutionnel de 1787-1788. Il semble au final à Aurélie Godet, qui s’appuie là sur les travaux de Pierre Rosanvallon, que la meilleure étiquette qui puisse résumer le positionnement des membres du Tea Party soit celle de « populistes de droite ».
36L’auteur n’hésite pas dans ce livre à s’attaquer également aux dimensions les plus complexes du mouvement. Elle insiste ainsi d’emblée sur sa nature hétéroclite. Même si on aurait préféré que ces passages soient plus approfondis, Aurélie Godet identifie bien les principales contradictions du Tea Party : le mouvement se dit essentiellement motivé par des questions fiscales, mais il semble aussi obnubilé par les questions de mœurs (avortement, mariage gay…) que les cultural warriors conservateurs traditionnels ; le mouvement est largement perçu comme une réaction grassroot à l’élection d’Obama mais, malgré quelques initiatives locales originales bien décrites dans l’ouvrage, il survit essentiellement grâce au soutien financier de grands groupes conservateurs étroitement liés au monde des affaires, comme Americans for Prosperity, qui est piloté par les milliardaires David et Charles Koch ; les Tea Partiers disent se battre contre la dépense publique au nom de grands principes intangibles, mais ils ne se sont pas manifestés en 2008 quand le coûteux plan de sauvetage des banques fut initialement mis en place par un républicain, le président George W. Bush ; enfin, tout en exécrant ce qu’ils voient comme les dépenses excessives de l’État fédéral, ils estiment tout à fait normal de toucher les aides sociales versées aux personnes âgées par Washington, dans le cadre par exemple des programmes de Social Security ou de Medicaid. La thèse générale de l’ouvrage combine donc fascination pour une force militante qui a profondément affecté la politique états-unienne depuis 3 ans et recul critique sur ses incohérences idéologiques.
37Françoise Coste (Université Toulouse 2 – Le Mirail)
Jean Rivière, Mondes en mutation dans un système en crise, L’Harmattan, Paris, 2011, 248 pages, 25 €
38Travail de vulgarisation, ce livre a une ambition affichée dès son titre et son introduction : faire comprendre la crise économique mondiale en donnant des exemples pris partout dans le monde. Jean Rivière passe en revue la crise européenne, mais aussi les aléas de l’hyperpuissance américaine et la montée en puissance des pays émergents. Son analyse mêle éléments de politique étrangère et d’économie ; l’ouvrage traite des transports, de l’agriculture, du nucléaire, de la militarisation. Il aborde également les problèmes de l’environnement que l’auteur relie aux phénomènes sociaux et économiques. Ceci représente donc un spectre très large. Le style de Jean Rivière est assez typique de celui des économistes mais laisse la place à certaines facéties ou jeux de mots (« G 20 ou G vain », par exemple).
39L’intérêt principal de ce travail de vulgarisation est précisément de rassembler des données éparses, habituellement distillées dans de très nombreux articles de presse mais rarement examinées ensemble. Les lecteurs assidus du Monde, de The Economist ou du New York Times reconnaîtront les arguments et développements donnés par l’auteur qui offre ici une synthèse magistrale d’éléments le plus souvent présentés dans diverses sections des journaux. Jean Rivière va également au-delà du constat, il interprète et donne aussi son avis sur les mutations qu’il présente. Le public visé est certainement celui des étudiants ou des lecteurs non-économistes qui auraient besoin d’un cours d’introduction aux problèmes économiques de notre monde.
40Mondes en mutation est un ouvrage d’économiste et donc il fourmille de chiffres et de données mathématiques. Les chercheurs peuvent regretter qu’il n’y ait pas d’appareil critique, pas de notes indiquant les sources pour toutes ces données chiffrées.
41Cependant si cet ouvrage est considéré comme un manuel ou contre-manuel de la mondialisation à l’intention de lecteurs non-spécialistes, alors cet allégement peut se comprendre.
42Cet ouvrage pédagogique fait le point sur la mondialisation économique et ses impasses ou conséquences. Les amateurs de chiffres trouveront leur bonheur, les étudiants en civilisation, par exemple, qui doivent renforcer leurs connaissances économiques pour appréhender la complexité de notre monde globalisé, trouveront une mine d’informations dans ce livre facile d’accès.
43Pierre Guerlain, (Université Paris Ouest Nanterre)
Caroline Rolland-Diamond, Chicago : le moment 68 : Territoires de la contestation étudiante et répression, Éditions Syllepse, 2011, 365 p.
44Historienne du politique, Caroline Rolland-Diamond développe dans cette monographie une étude des mobilisations étudiantes, à partir de l’exemple de Chicago, mais dont l’ambition est de dépasser le cas spécifique de cette ville de façon à proposer une synthèse représentative de toutes les mobilisations étudiantes.
45L’ouvrage permet de découvrir ces mouvements dans leur diversité, à travers des sources puisées non seulement auprès des universités les plus prestigieuses, telle l’université de Chicago, mais aussi des Community Colleges, alors que le mouvement étudiant a longtemps été analysé à travers le seul prisme de Berkeley. Ici, la multiplicité des universités étudiées permet un regard plus complexe et la sociologie de chaque université est prise en compte.
46L’objectif affirmé, présenter l’université et les liens multiples qu’elle entretient avec la société américaine, est pleinement atteint. Les trois premières parties de l’ouvrage développent l’évolution de la contestation étudiante, depuis le refus de la guerre du Vietnam et concernant la mobilisation à partir de 1966, jusqu’au soutien aux mobilisations des Afro-Américains après 1968, mais aussi l’activisme dirigé vers les communautés avoisinantes et les taudis qui environnent les universités. Ce dernier point avait jusqu’à présent été peu étudié. Il faut remarquer aussi que les étudiants afro-américains, qui sont le plus souvent analysés en termes de mobilisation pour les droits civiques, sont ici envisagés pour eux-mêmes, en tant qu’étudiants.
47Caroline Rolland-Diamond démontre que c’est l’association de ces trois éléments de radicalité – contre la guerre, pour l’égalité raciale, et pour la justice sociale à l’échelle locale – qui a été insupportable aux autorités, à commencer au niveau local, y compris la « machine démocrate » fermement tenue par Richard Daley. La dernière partie de l’ouvrage est alors consacrée aux réponses répressives de la part des autorités.
48L’apport théorique de la sociologie des mouvements sociaux, à travers l’école de la « mobilisation des ressources » [1], et la lecture de celle-ci comme un « processus politique » à la suite de Doug McAdam [2], permet bien de comprendre comment l’évolution politique des étudiants est étroitement liée aux « opportunités politiques » que leur ouvrent, ou leur ferment, les mesures répressives. Cette attention à la répression s’inscrit dans la lignée de Robert Goldstein [3] mais porte aussi un regard renouvelé par son étude des forces répressives locales, les « Red Squads », dont l’auteur a pu consulter l’intégralité des archives aujourd’hui ouvertes au public par décision de justice. L’effacement rapide du mouvement après 1970, trop souvent présenté comme le produit de ses propres dissensions, est ici mis en regard des différentes techniques de répression, qui sont ici analysées avec soin.
49On peut certes regretter que certaines des affirmations sur l’étude du cas de Chicago soient parfois étendues un peu rapidement à l’échelle nationale, mais ce travail est néanmoins passionnant et ouvre de nouvelles voies, aussi bien pour l’analyse de la « Nouvelle Gauche », que pour celle du « Black Power » ou des Néoconservateurs.
50Olivier Maheo, (Université Sorbonne Nouvelle)
Gilles Vandal, La doctrine Obama : fondements et aboutissements, Presses de l’Université du Québec, 2011, 215 p.
51Malgré une biographie à succès dans laquelle il fait preuve de beaucoup d’introspection, Barack Obama, l’homme politique, reste bien mystérieux. Lors de son élection, de nombreux commentateurs de la vie politique américaine ont tenté de scruter le passé de celui qui, quatre ans plus tôt, était un quasi-inconnu lorsqu’il prit la parole lors de la convention démocrate et ils ont cherché à déceler la façon dont il allait gouverner.
52Ainsi Gilles Vandal reprend dans son ouvrage La doctrine Obama : fondements et aboutissements, les grands axes du parcours d’Obama, de son enfance à son accession à la présidence. Grand connaisseur de la politique étrangère, Gilles Vandal met en particulier l’accent sur deux figures qui ont influencé Barack Obama, le théologien luthérien Reinhold Niebuhr, chantre du « réalisme chrétien » ou « réalisme éthique » et le diplomate George F. Kennan dont l’influence sur la politique étrangère après la Seconde Guerre mondiale fut déterminante. Ces deux chapitres sont les plus originaux et apportent un éclairage nouveau sur ce président qui, au moment de sa réélection pour un second mandat, manque encore d’une identité politique bien établie.
53Avec la « Doctrine Obama » Vandal pose des questions essentielles sur la nature de la présidence Obama et mène l’exercice périlleux mais courageux, d’extraire une vision cohérente et aboutie de la méthode de ce président dès sa prise de fonctions. Si sa politique étrangère se caractérise effectivement par un changement de cap complet par rapport à l’administration Bush, définie, elle, par ce que Vandal appelle un « internationalisme réaliste » et marquée par un renouveau diplomatique soucieux de redorer l’image et l’assise morale des États-Unis, l’auteur reconnaît que ce qui pourrait déterminer la doctrine Obama est avant tout un grand pragmatisme. Or, ce pragmatisme, depuis, quatre ans, pousse Obama dans des directions contradictoires, tant et si bien que l’on peine, rétrospectivement, à identifier une véritable doctrine.
54Si un nouveau dialogue avec la Russie, l’intervention internationale en Libye, la fin de la guerre d’Irak et la fin du « nation building » en Afghanistan sont fidèles au portrait que Vandal fait du président américain, force est de constater que les négociations et la main tendue à l’Iran ont aussi ouvert la boîte de pandore de la première guerre cybernétique (non contrôlée), qu’Obama, malgré ses promesses et ses attachements à l’habeas corpus, n’a toujours pas réussi à fermer Guantánamo, que son implication personnelle et son utilisation novatrice des drones et des opérations spéciales d’assassinats de terroristes présumés sont autant d’entorses aux principes constitutionnels et redéploient la puissance américaine aux marges du droit international, érodant par là-même la frontière entre le « réalisme chrétien » et le « réalisme cynique ».
55Il apparaît, en fait, que la complexité des orientations d’Obama, notamment en matière de contre-terrorisme, laisse pour l’instant les observateurs, tant conservateurs que progressistes, pour le moins perplexes. Le second mandat du président pourrait lui permettre d’établir un autre héritage pour sa présidence que celui d’un « pragmatisme paradoxal ».
56Olivier Richomme (Université Lyon 2)
William Wells Brown, Le récit de William Wells Brown, esclave fugitif, écrit par lui-même. Traduction, introduction et notes de Claire Parfait et Marie-Jeanne Rossignol. Rouen : Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2012, 156 p.
57Le récit de Williams Wells Brown, publié pour la première fois en 1847, est le premier ouvrage d’une nouvelle collection dirigée par Anne Wicke et consacrée aux « Récits d’esclaves ». Le récit en question (pp. 45-141) inclut deux lettres d’abolitionnistes, dont une par Edmund Quincy qui précise qu’il a « corrigé quelques fautes » et « suggéré quelques coupes »? (p.? 52).? L’ouvrage? final? comporte? également une introduction de 35 pages, de nombreuses notes, une liste de références bibliographiques et 3 cartes en annexe, dont une retraçant l’itinéraire suivi par Brown lors de sa fuite vers le Nord.
58Souvent d’abord entendus lors de conférences abolitionnistes et parfois publiés à compte d’auteur, ce type de récits – on pense ici à ceux de Frederick Douglass et Harriet Jacobs – faisait partie d’une littérature de captivité, alors en pleine expansion dans les années 1840, inscrite dans le débat contre l’esclavage. Celui de Brown est moins connu peut-être mais, comme le rappellent Claire Parfait et Marie-Jeanne Rossignol, il apporte pourtant beaucoup à nos connaissances sur la période et sur l’expérience des esclaves dans une région située au nord de la région esclavagiste. On y suit le parcours d’un jeune esclave, né dans le Kentucky – en 1814 pense-ton – d’une esclave noire et de son maître blanc et qui vécut le plus souvent éloigné des siens dans divers endroits, surtout dans le Missouri voisin, y compris dans la ville de St. Louis, et avec plusieurs maîtres. Après une? tentative? avortée,? il? réussit? enfin? à? s’enfuir depuis le navire affrété par son nouveau maître, alors que le vaisseau faisait route vers Cincinnati. Il est alors aidé par des Quakers, y compris un certain Wells Brown dont le nom est choisi par l’auteur comme patronyme, et peut ensuite rejoindre la ville de Cleveland, située en face du Canada. La fuite réussie du jeune homme en 1834 offre une dimension héroïque au texte.
59Le récit est celui d’un jeune noir qui revient sur son enfance et son adolescence. Moins sombre que celui de Douglass, il n’est pas dénué d’humour et on y voit même apparaître le célèbre personnage du trickster. Il permet ainsi à une voix singulière d’émerger. Les quelques pointes d’humour n’enlèvent pourtant rien à la dureté d’un système qui, on? le? voit? au? fil? du? récit,? séparait? les? familles? asservies au gré des besoins des maîtres et usait fréquemment des châtiments corporels. Un passage émouvant fait état de la tentative de fuite de Brown avec sa mère alors que celle-ci craignait être envoyée dans le Sud profond, sans espoir de retour. Comme le soulignent Parfait et Rossignol, le texte de Brown ne déroge pas ici aux règles habituelles aux récits d’esclaves qui devaient servir avant tout de témoignages convaincants? et? « authentiques »? afin? de? rallier? les? Américains à la cause abolitionniste.
60L’introduction aide à replacer le récit dans son contexte particulier, le vieux Nord-Ouest, et permet une lecture éclairée de l’expérience de ces esclaves qui allaient de place en place (Brown fut domestique, employé dans une auberge, ouvrier en imprimerie, etc.) et devaient faire face à une « seconde traite » puisqu’ils étaient loués ou vendus régulièrement, parfois très loin de leur lieu d’origine. En ce sens, le témoignage de Brown est particulièrement utile pour mieux comprendre l’esclavage dans le Missouri, zone-frontière avec les États libres, et notamment dans une grande ville, St. Louis, hors du Sud profond rural, longtemps le seul examiné. Comme d’autres récits, celui de Brown offre une description précieuse du quotidien des esclaves alors que leur expérience était le plus souvent ignorée, voire tue, même si la question se pose de la « récriture », partielle du moins, par les abolitionnistes blancs qui les aidaient à publier, ou même de l’autocensure, puisqu’il s’agissait pour l’auteur de convaincre un lectorat blanc par un texte militant.
61Les notes de bas de page, très complètes, et l’introduction ajoutent de nombreux éléments pertinents et éclairants sur le contexte et sur l’écriture du récit. Les dernières pages de l’introduction, consacrées à l’histoire éditoriale apportent des éléments fascinants sur le parcours de ce texte depuis sa mise en récit jusqu’aux modalités d’édition, par l’auteur lui-même d’abord, et enfin jusqu’à ses recensions flatteuses et son statut de best-seller. On regrettera juste l’absence d’une chronologie des différentes étapes de la vie décrite par Brown.
62Le récit de Brown et l’appareil critique par Parfait et Rossignol permettront à un public d’américanistes de (re)découvrir un auteur un peu oublié qui fut aussi le premier écrivain africain-américain professionnel (il publia ensuite un roman, deux pièces de théâtre et des récits de voyage) et seront utiles pour un public francophone alors que si peu de récits d’esclaves ont été jusque-là publiés en France (celui de Douglass est paru chez Maspéro en 1982).
63Hélène Le Dantec-Lowry, (Université Sorbonne Nouvelle)
Birte CHRIST, Modern Domestic Fiction : Popular Feminism, Mass-Market Magazines, and Middle-Class Culture, 1905-1925, American Studies – A Monograph Series, volume 229, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2012, 370 p.
64This book is a revised version of the doctoral dissertation Birte Christ submitted in 2008 at the University of Freiburg, Germany. Christ focuses on a form of literature that flourished in the United States between 1905 and 1925 and was very popular with American middle-class women, a genre she calls modern domestic fiction. She argues that serialized novels, as published in popular magazines during that period, constituted women’s only access to culture and as such are an interesting field of research. This book is a general presentation and an overview of the genre and its evolution during that period.
65For her chronological review and analysis of that particular literary production, Christ selected three authors, Dorothy Canfield (1879-1958), Zona Gale (1874-1938), and Inez Haynes Irwin (1873-1970),who were all very active within progressive and feminist movements. However, they fully accepted their responsibility as educators of women in a fast-changing society in which the conflict between domesticity and the quest for individuation was becoming acute. As a result, their stories aimed at reconciling domesticity with notions of self-worth and power. If they wanted to be published, these authors had to make concessions and refrain from expressing extreme personal views on sensitive issues. There were certain obligations imposed by the publishers, who, quite logically, were primarily concerned with maximizing sales and readership and consequently did not want the tone of the magazine to be offensive.
66The introduction is a theoretical study which defines what modern domestic fiction refers to for the author and presents her sources and references, in particular two major studies : Joan Shelly Rubin’s The Making of Middlebrow Culture, 1992, and Janice Radway’s A Feeling for Books, 1997. Even though these two books focus on more recent literary history, from the 1920s to the 1950s, Christ finds elements that are nevertheless present in and central to the period covered in her own study : the fact that this form of literature appeals more to feelings than to the intellect, the ethos of middleness, the creation of a middlebrow literature, the idea that modern middle-class fiction aims at helping readers expand their knowledge and give them some moral guidance in their daily life. These elements provide the leading rationale for the book : the formation of middlebrow culture during the first quarter of the 20th century and the progressive belief in personal advancement through self-education. There was a sincere desire for intellectual development and the acquisition of moral principles and it was felt this could best be accomplished through reading. The stories Christ studies helped women find their true place and identity within marriage, maternity and the family. Thus, this literary genre can also be qualified as popular as well as domestic.
67Chirst’s analysis is then developped through three main sections. The first one is a broad study of “Domestic Fiction in the Twentieth Century”, within “the contemporary history of political feminist and suffragist discourse and second, the mass market magazine as the material context in which readers encountered modern domestic fiction” (34). Referring to the book Modernism published in 2011 by Michael Levenson, she rejects the label “modernist” to qualify modern domestic fiction, because “it can hardly be considered—either in form or content— part of the ‘discourse of the new’ nor can it be said to embrace ‘the rise of novelty as an essential category of experience’ (Levenson 2011 : 9)” (43). It cannot be labelled “pulp” either. Ideological In-Betweenness and Sentimental Education are terms that come closer to describing the genre with some accuracy. Domesticity, embodied and guarded by the ideal domestic housewife, provided a new value system, which could be said to compete with the business ethos. As such it can be seen as oppositional ideology. The influence of the feminist discourse, calling for equality, could also be felt in the feelings and the longings expressed by the protagonists of the novels. The role played by the periodical press in the promotion of this literary genre, is of great importance as “the periodical press was the central medium of US culture between the 1890s and the late 1930s, and of popular culture in particular.” (96)
68The rest of the book is divided into two sections. “1905-1915 : Crisis of Community – Progressivist Feminism” deals with the early phase of modern domestic fiction. The first chapter ends on the conclusion that : “A woman’s, and hence, a mother’s life is only fulfilled if she can live it actively within a family” (141). The second chapter, comparing stories inspired by the muckrakers to those inspired by the utopians, concludes that until 1916, “the muckraking genre—concerned with community but not representing community—does not lend itself as well for a representation of women’s alliances as the utopian genre—always representing community—does” (217). As a result, modern domestic fiction drew most of its inspiration from the former.
69In the last section, “1916-1925 : Crisis of the Self—Liberalist Feminism”, Christ notes an evolution in modern domestic fiction after 1916 as it “considers the possibility that the institutions of marriage, motherhood, and the domestic family themselves—always closely bound up with the close-knit-community in the American small town—may be more harmful than beneficial to the female individual” (221). These literary works offer models of how to embrace domesticity in spite of the new challenges to the institutions of home and family. Female sexuality is now addressed more explicitly, but they often present sexuality as a danger to marriage and family life. The next chapter, “Women Beyond Domesticity ?—A Daughter of the Morning and The Home Maker”, the authors, Gale and Canfield, advocate women’s emancipation by considering the possibility of the protagonists taking on paid work outside of the home. The HomeMaker leaves the reader with the understanding that “to guarantee the physical and spiritual health of the family, every adult, independent of his or her sex, should pursue the kind of work that he or she can do best, in or outside of the home” (283). However, it never obliterates the notion of given roles in the household : Christ calls Canfield’s position “domesticity in reverse” (280), as the plot simply reverses the roles of breadwinner and homemaker between husband and wife.
70These novels are, for the most part, melodramas that never were literary masterpieces. Their interest lies somewhere else : they were essential in the development of U.S. middlebrow culture and they especially exercised an influence on middleclass women, mostly white Anglo-Saxon Protestant (as were most of the authors), as they delineated the limits of the new social order.
71In order to draw a full picture, a plurality of angles was necessary, hence the multifaceted approach always present in the book, a going-back-and-forth movement, which leads to some repetitions and at times becomes tiresome. Christ’s final conclusion is that there was no break between the women’s literature of the 19th century and that of the early 20th century, but rather a progressive evolution which allowed the emergence of the notion of domestic woman’s empowerment. This literature was published in a society that was increasingly destabilized by modernization. While it solidified the traditional institutions of marriage, family, and motherhood, it planted the seeds of change. Modern domestic fiction between 1905 and 1925 told women that it was permissible to expand their range of activity and power but without upsetting the social order. None of these authors actually provide new social models. They perpetrate “a domestic literary tradition rooted in domestic values” (317).
72Finally, Christ points out areas of research in this field as yet unexplored by scholars. There is a three-part bibliography : the listing of all fictional works published by the three authors featured in the book, then a bibliography of secondary sources up to 2012 concerning these authors, and finally a listing of the works cited in the present book. An index would have been very useful, but its absence may be the publisher’s policy for this collection.
73Malie Montagutelli, professeur émérite, (Université Sorbonne nouvelle)
Notes
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[1]
Pamela E. Oliver Daniel J. Myers Diffusion Models of Cycles of Protest as a Theory of Social Movements - University of Notre Dame. (En ligne consulté le 8 juillet 2013).
-
[2]
Doug McAdam, Political Process and the Development of Black Insurgency, 1930-1970, University of Chicago Press, 1982, [2010], 349 p.
-
[3]
Robert Justin Goldstein, Political Repression in Modern America : From 1870 to 1976, University of Illinois Press, 1979 [2001].