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Article de revue

Introduction. Mimesis dans les lettres américaines : retours sur une scène primitive

Pages 3 à 11

Notes

  • [1]
    Philippe Lacoue-Labarthe, « Bye bye Farewell », in L’Animal « Le Simple/Philippe Lacoue-Labarthe », n° 19-20, hiver 2008, p. 196.
  • [2]
    Sur ce que l’auteur décrit comme le passage d’une interprétation « religieuse » de la mimesis à celle de Platon, autrement dit de la mimesis comme « présentification de l’invisible » à « l’imitation de l’apparence », voir Vernant. Outre les textes séminaux de Derrida, « La Double Séance », et de Lacoue-Labarthe, « Typographie », on consultera également, sur la theoria platonicienne de la mimesis, Kirkkopelto (63-69), Taminiaux (17-33) et Pontévia (23-39), sans oublier l’analyse à certains égards fondatrice de Heidegger (149-71). Sur les obscures origines pré-philosophiques de la mimesis, voir Gebauer et Wulf (51-56), Halliwell (15-22), Jeanmaire (316-31), ainsi que le livre, aussi riche en intuitions fécondes qu’érudit, de Bailly (39-64 et 165-205). On consultera Blumenberg pour une présentation concise des transformations qu’aura subies la conception platonicienne de la mimesis entre sa réception latine et la modernité.
  • [3]
    L’interprétation de la mimesis qui sous-tend l’étude magistrale d’Eric Auerbach, Mimesis, est elle-même subordonnée à la détermination platonicienne du terme, comme le font remarquer presque tous les « théoriciens » récents de la mimesis. Cf. notamment Melberg (42-3) et Gebauer et Wulf (22-31).
  • [4]
    P. Lacoue-Labarthe, « Bye bye Farewell », op. cit. p. 195.
  • [5]
    Sur la distinction entre un archi-théâtre, ou archi-scène, et une scène spectaculaire, voir les échanges de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans Scène.
  • [6]
    Sur le caractère technique de l’accomplissement moderne de la mimétologie platonicienne, voir Kacem.
  • [7]
    C’est en cela que les articles rassemblés ici, et notamment celui de Dutoit, s’écartent de la « théorie mimétique » de René Girard : la tendance principale des auteurs démontre une méfiance plus ou moins nette envers la possibilté d’une « révélation » salutaire de la mimesis, telle que le christianisme la procure selon ce penseur.
  • [8]
    P. Lacoue-Labarthe, Heidegger, La Politique du poème. Paris : Galilée, 2002, p. 57.
English version
Représenter : imiter, ou plutôt : mimer (mot qui est une pure énigme : nul ne sait d’où il vient) [1].

1Les sept articles réunis ici portent tous sur le « concept », si c’en est un, de la mimesis, tel qu’il se donne à penser dans les lettres américaines : l’essai philosophique de Ralph Waldo Emerson, le conte d’Edgar Poe, les romans de Henry James, de William H. Gass et de Ben Marcus, la poésie et la musicographie de John Cage, la pièce radiophonique de Jack Hitt. Cependant il ne s’agit pas, à partir de ces formes et périodes disparates, d’avancer une théorie unificatrice de la mimesis. Une telle tentative serait dérisoire, et vouée à l’échec dès le départ. La tendance générale ici consiste, bien au contraire, à soustraire la mimesis à la théorisation, ou plus exactement à ce que Philippe Lacoue-Labarthe a appelé, succinctement, « le bimillénaire égarement dont la philosophie s’est rendue responsable » (Lacoue-Labarthe 1975, 249), lequel n’est autre que l’interprétation platonicienne de la mimesis. C’est Platon le premier qui élabore, de manière tout à fait explicite, une théorie de la mimesis, seulement esquissée avant lui (par Xénophon par exemple), laquelle, malgré toutes les transformations ou mutations qu’elle aura subies au cours de l’histoire occidentale, demeurera essentiellement intacte jusqu’à nos jours [2]. C’est donc, au fond, cette théorie, qui n’est rien sinon fondamentale, qui est revisitée ici. Parfois de manière oblique, parfois plus délibérément. Et cela dans le sillage évidemment d’autres penseurs : Derrida, Lacoue-Labarthe, Nancy, Marin, Deleuze, d’autres encore, qui ont ouvert et défini les champs mimétiques (esthétiques, philosophiques, politiques et psychanalytiques) qui sont explorés ici.

2Il ne s’agira pas ici pour autant de revenir tout uniment sur l’instauration philosophique d’un concept, mais plutôt de s’interroger sur les effets – plus exactement sur les répétitions ou les répercussions – d’une scène. Penser à sa juste profondeur la mimesis, fût-ce à partir des pratiques littéraires modernes, cela implique, en effet, un retour sur l’une des scènes inaugurales de l’Occident même, celle dont Platon est le dramaturge dans La République, et qui ne consiste en rien de moins – on n’y insiste jamais suffisamment – qu’en le bannissement des artistes, des poètes, des « miméticiens » en général, conjugué à une « rectification » théorique de la mimesis (Lacoue-Labarthe 1975, 190 et sq.). Cette scène, celle donc d’un bannissement et d’une théorisation de la mimesis, hante les pages qui suivent, comme elle hante de différentes manières, nous essayons de le démontrer ici, l’histoire de la littérature américaine. Certes, une telle hantise, dans la mesure où ce mot peut être un tant soit peu « fédérateur » ici, ne constituerait pas pour autant un lieu commun faisant de ce volume une unité discursive. Les différences, non seulement d’approche mais de fond, font plus au sein d’un travail collectif comme celui-ci que se côtoyer, elles s’aiguisent par leur contiguïté même. Mais on peut dire que cette scène, si elle ne sert pas de modèle aux scènes de nature variable que nous étudions, constitue au moins la source, plus ou moins lointaine, des effets de répétition et de réfléchissement, de hantise et de dédoublement qui sont abordés ici. Plutôt donc que de théoriser la mimesis, il s’agit de revenir sur les répétions et les renversements partiels ou apparents (T. Constantinesco), les réactivations parodiques (A. Lowenstein, S. Vanderhaeghe), les répercussions analytiques (M. Amfreville), les sublimations ou les relèves esthétiques (R. Anker), ou encore les « refus » (M. Duplay), et les reprises politico-juridiques (T. Dutoit) de cette scène inaugurale, primitive, de la « théorie » mimétique elle-même, là même où s’opère le partage entre logos et muthos, constitutif comme on le sait de la philosophie, d’un côté, et de ce qu’on finira par appeler « littérature », de l’autre. Là même où, sur la place vide laissée par son bannissement, par son expulsion rituelle, proprement sacrificielle, s’érige notre « concept » de mimesis.

3Ce concept de mimesis, forgé donc au cours du ive siècle av. J.-C., en Grèce, c’est ce qui est venu jusqu’à nous, par le biais de sa traduction latine, imitatio, sous le terme d’« imitation ». C’est confinée à cette traduction-là, ou à cette interprétation [3], que la mimesis, loin de désigner l’essence de l’art en général (comme c’était le cas chez les Grecs du temps de Platon), fut dépréciée et considérée pour finir comme l’incarnation de ce que l’art (moderne) chercha à dépasser. La pratique des avant-gardes du xxe siècle serait anti-mimétique, et les industries culturelles de divertissement spectaculaire, les sous-arts illusionnistes, ou « réalistes », mimétiques. Il ne s’agit pas de renverser ce dogme, qui, compte tenu de la logique qui le sous-tend, continue à avoir une certaine pertinence. C’est simplement que les fondements sur lesquels cette logique repose sont radicalement insuffisants. Ils ne fondent probablement plus grand-chose. Car on sait depuis longtemps – on le sait au moins depuis Derrida (« La Double Séance ») et Lacoue-Labarthe (« Typographie », L’Imitation des modernes, entre autres) – que des mots tels qu’imitation, reproduction, ressemblance, copie, etc., ne restituent que partiellement le sens de mimèsis. Dormante ou latente dans l’activité proprement historico-métaphysique de ses traductions – de ses imitations –, c’est toujours à une antériorité inassignable (dépaysante, unheimliche) que la mimesis nous ramène. De cela procèdent les effets de répétition et de dédoublement, bref, les effets de la hantise évoqués à l’instant. Analogue à Némésis, décrite par Schelling comme « la puissance du principe étrangement inquiétant » (« die Gewalt jenes unheimlichen Princips ») – et c’est bien là la citation que reprend Freud –, la mimesis commande « d’avant la loi » (Agacinski et al. 11). Elle s’impose d’avant le sujet, d’avant la conscience. La psychanalyse, dans sa tentative de régler un discours sur la représentation d’une scène « originaire », ou de mettre en lumière un « hors-scène » (Amfreville), reconduit le partage « primitif » de la scène platonicienne. Et l’on pourrait, à coup sûr, dire la même chose à propos de la « littérature » elle-même, partagée, selon la distinction de Kant, aux abords du romantisme, entre les facultés d’« imitation » et de « création ». Marc Amfreville montre ici comment cette double interprétation de la mimesis est à l’œuvre dans le fameux conte de Poe, « The Fall of the House of Usher », et surtout en quoi la figurabilité de la scène originaire, de l’« Urszene », ne saurait être qu’impossible ou alors parfaitement paradoxale, dans la mesure précise où cette figurabilité « mine le principe même de la représentation », celui dont dépend justement l’intégrité psychique du moi. À l’antériorité du mimétique vis-à-vis de sa conceptualisation philosophique correspond donc (si elle ne la détermine) une antériorité à l’égard de la subjectivité elle-même, dont il faudrait tout le « savoir paradoxal » d’un Poe pour reconstituer la trace.

4Ce que l’on discerne à travers les textes rassemblés ici, c’est que la chute de la maison Usher, et le déchirement, l’effondrement psychique auquel elle correspond, dramatisent une « faillite » de la logique platonicienne qu’Emerson, une dizaine d’années plus tard, à la fois redoute et appelle de ses vœux (l’ambivalence, ici, n’a rien de fortuit) lorsqu’il se propose, dans Representative Men, d’affronter la « crise de la représentation » que traverse à ses yeux la jeune république américaine. La hantise et l’élan mimétique sont ici politiques, mais procèdent de la même antériorité inassignable qui vient, ou plutôt revient, interrompre la lignée Usher (métaphore, on le sait, de toute une tradition esthétique touchant à sa fin) dans le conte de Poe. S’efforçant, selon Thomas Constantinesco, de s’approprier le platonisme (« Plato seems to a reader in New England an American genius », aurait écrit Emerson) dans la visée paradoxale de s’en délivrer une fois pour toutes en fondant une politique et une esthétique autochtones, Emerson serait contraint de revisiter non seulement la philosophie platonicienne mais également les réactivations de celle-ci telle qu’elle se répète à travers toute une « illustre dynastie de platoniciens », de Montaigne jusqu’à Goethe et Swedenborg, en passant tout particulièrement par Shakespeare, véritable « Protée » dont la faculté mimétique tiendrait précisément à son manque d’identité propre, et Napoléon, dont la capacité de rassemblement tendrait au contraire à « parer à la menace de la désappropriation » et à contrôler le « chaos » mimétique qui risque de se déclencher au sein de la polis républicaine. À travers la galerie des hommes représentatifs qu’Emerson nous invite à émuler (et il faut réfléchir à l’agôn mimétique que masque à peine ce mot), c’est encore une fois sous la forme d’un schisme au cœur même de la représentation (« une tension entre deux modes de représentation de la représentation elle-même, deux mises en scène de la mimesis ») que la scène primitive se répète, ou se répercute. Avec une « différence », pourtant, non négligeable, que dégage l’auteur en rapport avec la pensée d’une démocratie américaine (toujours) à venir.

5Il serait probablement légitime de voir dans le romantisme et ses avatars américains (le Transcendantalisme, l’absolu littéraire de Poe) un moment particulièrement lucide ou perspicace à l’égard du dépérissement de l’imitation, entamé lors de la Renaissance et s’achevant dans la modernité – dans le tournant même, se hâteraient de dire certains, du modernisme au postmodernisme. Il va sans dire, là où nous en sommes, qu’une telle lucidité ne saurait être qu’ambivalente, ou paradoxale. Que sait-on, de nos jours – et à partir de l’Amérique en tant que lieu par excellence, sans doute, de la « représentation accomplie, devenue totale [4] » – de la mimesis « elle-même » ? Qu’est-ce qui se fait jour, précisément, lorsque le vieux concept métaphysique d’imitation, et tout ce que ce concept entraîne, commence à s’écrouler ? On connait l’équivocité de Henry James : l’enregistrement « cristallin », comme il le souligne, des visions pourtant on ne peut plus dépaysantes (bewildering) de la gouvernante-narratrice de « The Turn of the Screw ». L’irrévélable mimesis – plus constitutive de la conscience que constituée par elle, et ainsi conçue, par les Anciens, comme une faculté « démoniaque » – ne se « révèle » pas sans ambiguïté. Si l’écriture romanesque des modernes, de James à William Gass, ou à Ben Marcus, témoigne également de la différence ou du schisme représentatif qui affleure chez leurs prédécesseurs, c’est que le dépérissement de l’imitation n’équivaut pas, malgré certaines apparences, à un dépassement de la mimèsis, ni à une pure oblitération de celle-ci, mais à une recrudescence des symptômes de ce qu’Adam Lowenstein, dans sa lecture de James, analyse sous la forme du « double bind » mimétique. De tels symptômes, on les observe dans les œuvres des trois romanciers étudiés ici (ainsi que, de manière particulièrement déchirante, dans la lecture que propose Thomas Dutoit de la pièce radiophonique de Jack Hitt), même si ces symptômes varient radicalement dans leur façon de se manifester d’une œuvre à l’autre.

6L’antériorité proprement « immémorable » du mimétique – telle qu’elle fait résurgence dans le conte de Poe –, William Gass, selon la lecture de The Tunnel qui est proposée ici, la nie ; ou plutôt il tente, rigoureusement, de le faire, et par conséquent de surmonter (productivement, économiquement) la « double contrainte » en question. Plus exactement, ce serait précisément la hantise de cette antériorité qui conditionne les préoccupations esthétiques du romancier à l’égard du passé immémorial qui est le propre du mythe, et que le roman, de par sa logique formelle, aurait pour visée justement d’« épurer ». Cette conception du roman – dont l’archè serait une « frappe mimétique » qui « modélise » la conscience narrative, ou le sujet de l’énonciation en deçà du mouvement narratif du texte, et dont le telos serait l’épuration sous la forme d’une « relève » de cette modélisation même – consisterait en une répétition spéculative (au sens hégélien) de la scène platonicienne du bannissement et de l’appropriation philosophique, ou « ontologique », de la mimesis. Ce qui veut dire que malgré les intentions « modernistes » de l’auteur, la représentation romanesque de Gass serait fondamentalement platonicienne – fût-elle une « inversion » du platonisme, une imitatio « négative » –, alors que chez James (modèle ou précurseur incontournable de l’auteur d’Omensetter’s Luck et de The Tunnel) s’achève, de manière très nette, le roman platonicien, c’est-à-dire le roman d’imitation. À cet achèvement, on peut même accorder une date, 1890, avec la publication de The Tragic Muse – roman au sein duquel les trois sister arts (le théâtre, la peinture et le roman) s’accomplissent tous, de manière parfaitement systématique, en s’appuyant sur l’« idée » (c’est le mot qu’utilise la tragédienne elle-même), non sans laisser deviner pourtant, fût-ce de manière nécessairement équivoque, une certaine « avant-scène », plus ancienne, plus « archaïque » que la scène théâtrale ordonnée sur l’idée. Or c’est justement, on l’aura compris, cette irréductible duplicité scénique – le théâtre scindé, si l’on veut, en un archithéâtre, d’un côté, et un théâtre spectaculaire de l’autre [5] – qui détermine (ou tout au moins rend manifeste) la double contrainte dont personne, jamais, selon James, ne s’est sorti, et qui selon Lowenstein joue un rôle déterminant dans l’écriture jamesienne dès le « premier » roman de l’auteur, Roderick Hudson. Lowenstein montre qu’en voulant rejeter l’imitation des maîtres européens dans l’intention (émersonienne) de fonder une esthétique autochtone, Roderick – qui dans l’énonciation même de son emphase nationaliste (« to fling Imitation overboard and fix our eyes upon our national Originality ») ne fait que répéter, inconsciemment bien sûr, un discours qui à cette époque circule un peu partout confusément aux États-Unis – succombe d’autant plus facilement au leurre de l’Imitation platonicienne. La duplicité contraignante peut être qualifiée, ici, de sociale d’un côté et d’artistique de l’autre (mais le social chez James ne signifie pas autre chose, au fond, que la domination première de l’« ambiance » mimétique qui « marque » l’individu, le constituant ou l’identifiant comme tel). Un certain idéalisme platonicien inavoué (« stubborn Platonic idealism ») aurait fait retour ici de manière d’autant plus violente, abîmant la vocation artistique de Roderick, à cause d’une certaine négation, elle-même platonicienne, comme on le sait, de la mimesis.

7D’emblée, Stéphane Vanderhaeghe affirme que l’œuvre de Ben Marcus serait le lieu d’une « oscillation permanente entre le refus de toute mimesis et son exacerbation outrancière », comme si un retour (du refoulé) mimétique prenait la forme ici, à la différence de ce qui se passe dans Roderick Hudson, d’une joyeuse (et inquiétante) dé-constitution de la logique mimétique ou de la mimétologique platonicienne. L’article se concentre résolument sur la manière dont la mimesis, loin d’être dépassée ou surmontée dans l’écriture « antiréaliste » de Marcus, de The Age of Wire and String jusqu’à The Flame Alphabet, se retourne parodiquement contre elle-même, se masque, se mime elle-même, tendant ainsi à devenir pur simulacre. Le projet peut sembler tout à la fois hyperboliquement platonicien, pour autant qu’un tel simulacre constituerait la négation même de la mimesis (« mimesis cancels itself out in its own simulacrum »), et radicalement anti-platonicien, tant un tel simulacre nous laisse en suspens, ou vacillant devant une certaine indécidabilité fondamentale : est-ce à une mimesis sans modèle que l’on a affaire, ou, ce qui n’est pas (forcément) du tout la même chose, à l’imitation d’un modèle lui-même vicariant, mimétique, la pure ressemblance d’un modèle (The Father Costume) ? L’écriture critique, ici, est elle-même emportée semblerait-il par cette indécidabilité constitutive. S’y identifiant, elle ne s’identifie pas. L’édifice théorique se désagrège d’une certaine manière, en s’efforçant de rendre compte de la (dé)constitution mimétique de son « sujet ».

8On sait ce qu’une telle indécidabilité, et une telle désagrégation, représentent aux yeux de Platon. Ce n’est pas autre chose que la pire des menaces pour la stabilité de la cité, c’est-à-dire une menace politique. C’est le moment de dire que dans les textes rassemblés ici, la différenciation banale, et faussement rassurante, de l’esthétique et du politique est elle-même, en un mot, dé-constituée, cela pour la raison très simple que le mimétique – Platon le savait pertinemment – est antérieur et à notre politique et à ce que nous désignons sous le terme d’« esthétique ». La partition essentielle, ici, n’est pas celle qui différencie l’esthétique du politique, mais celle qui différencie, au sein même de l’esthétique et du politique, deux modalités de la mimesis : d’un côté, une onto-mimétologie généralisée, spectaculaire, comme accomplissement du platonisme et de tout ce que celui-ci implique de rassemblant et de totalisant (et parfois de totalitaire), d’idéalisant et de sacrificiel, bref une mimesis s’effaçant dans sa spectacularisation même – et faisant de nous tous de « mauvais acteurs » (Dutoit) sur une scène indiscernable –, et de l’autre ce que l’on pourrait appeler, en pensant notamment à Poe et à James – mais aussi à ce père de Hamlet que Jack Hitt nous fait entendre de nouveau errant aux marges d’un certain monde-prison –, une mimesis spectrale, se révélant dans son irrévélabilité même, travaillant les œuvres, les esprits, les rêves, les fantasmes, et nous obligeant, bien malgré nous, à « comparaître » devant ce qu’on pourrait donc appeler, c’est le mot qu’utilisent plusieurs auteurs ici, sa « revenance » non-ontologique (ou hantologique). Voilà, un peu massivement formulée, la double allégeance (« double loyalty ») selon laquelle se (dé)constitueraient toute identité, toute conscience ou toute subjectivité, et dont Thomas Dutoit poursuit les répercussions juridico-politiques dans son « écoute » de Act V. Entre d’un côté l’exigence ontologique d’identité ou de « propriété » que sous-tend la mimétologie généralisée de nos sociétés – et cela avec tous les moyens non seulement juridiques et politiques, mais également techniques, culturels, médiatiques, etc., que l’on connaît [6] – et de l’autre une certaine revenance mimétique, il n’est pas de réconciliation. Il n’est pas d’appropriation de la mimesis. C’est ce qu’affirme Dutoit en nous donnant à penser la défaillance ou le suspens de la conscience en quoi consisterait, précisément, la « conscience » mimétique : celle justement d’un « bon » acteur qui, ayant surmonté son mimétisme inconscient, n’accède à aucune vérité, à rien qui autoriserait une conscience. Ce qui revient à dire – et Dutoit attaque de front cette question, jusqu’à provoquer un certain vertige – qu’il ne saurait y avoir de « juste » conscience de la mimesis [7].

9Mathieu Duplay, en suivant les traces anarchistes, ou mieux « anarchistes », du compositeur et poète John Cage, nous emmène loin du concept platonicien de la mimesis. De « ce mode d’énonciation démoniaque qu’est, primitivement, la mimèsis[8] », auquel j’ai fait allusion plus haut, l’« expressivité non-intentionnelle » de l’écriture cagienne serait-elle en quelque sorte le miroir ? Révélé enfin (ou encore) comme « indépendant de l’activité humaine », le langage dans sa manifestation en quelque sorte élémentaire (« primeval ») serait-il le dévoilement (sonore) de l’archi-théâtre qu’oblitère, inéluctablement, le sujet ? Mais « qui », au juste, saurait le dire avec certitude ? D’une mimesis pré-platonicienne – si c’est de cela finalement qu’il s’agit (l’auteur, soit par prudence soit par scepticisme, n’en dit rien) –, qui serait à même de parler justement ? C’est tout au moins, selon Duplay, sans archè ni telos, ou mieux sans doute, au sein d’un processus dont on ne connaît ni l’origine ni la fin, que se déploie l’« œuvre » (si c’en est une) de Cage, laquelle, par conséquent, ne serait porteuse d’aucune vérité en marche et ne médiatiserait aucun devenir-sujet. Ce serait donc, peut-être, à une sorte de writing through (l’histoire de) l’onto-mimétologie occidentale que nous aurions affaire, à un retournement de celle-ci en une « écologie » musico-poétique où une autre manière d’« être-avec », une autre « convivialité », viendrait (ou reviendrait) sinon effacer, du moins se substituer aux mécanismes de vérification et d’identification mimétiques qui sous-tendent nos pratiques traditionnelles de représentation.

Bibliographie

Bibliographie sélective

  • Agacinski, Sylviane, et al. Mimesis des articulations. Paris : Aubier-Flammarion, 1975.
  • Bailly, Jean-Christophe. Le Champ mimétique. Paris : Seuil, 2005.
  • Blumenberg, Hans. « “L’Imitation de la nature.” Préhistoire de l’idée d’homme créateur », L’Imitation de la nature. Tr. fr. I. Kalinowski et M. de Launay. Paris : Hermann, 2010 (1957). 36-90.
  • Derrida, Jacques. « La Pharmacie de Platon », La Dissémination. Paris : Seuil, 1972, 69-197.
  • Derrida, Jacques. « La Double Séance », La Dissémination. Paris : Seuil, 1972, 199-318.
  • Derrida, Jacques. « Economimesis », Mimesis des articulations. Paris : Aubier-Flammarion, 1975. 55-93.
  • Derrida, Jacques. « Desistance », Introduction à Lacoue-Labarthe, Philippe. Typography : Mimesis, Philosophy, Politics. Cambridge & London : Harvard University Press, 1989. 1-42.
  • Gebauer, Gunter et Wulf, Christophe. Mimesis. Tr. fr. N. Heybloom. Paris Les Éditions du Cerf, 2005 (1992).
  • Girard, René. La Violence et le sacré. Paris : Hachette, 1972.
  • Halliwell, Stephen. The Aesthetics of Mimesis. Ancient Texts and Modern Problems. Princeton and Oxford : Princeton University Press, 2002.
  • Heidegger, Martin. Nietzsche I. Tr. fr. P. Klossowski. Paris : Gallimard, 1971 (1961).
  • Jeanmarie, Henri. Dionysos. Histoire du culte de Bacchus. Paris : Payot, 1970.
  • Kacem, Mehdi Belhaj. Inesthétique et mimesis. Paris : Nouvelles Éditions Lignes, 2010.
  • Kirkkopelto, Isa. Le Théâtre de l’expérience. Contributions à une théorie de la scène. Paris : PUPS, 2008.
  • Lacoue-Labarthe, Philippe et Nancy, Jean-Luc. Scène. Paris : Christian Bourgeois, 2013 (1992).
  • Lacoue-Labarthe, Philippe. « Typographie », Mimesis des articulations. Paris : Aubier-Flammarion, 1975, 165-270.
  • Lacoue-Labarthe, Philippe. L’Imitation des modernes. Typographies II. Paris : Galilée, 1986.
  • Lacoue-Labarthe, Philippe. « Sur le “Théâtre des réalités” », Écrits sur l’art. Genève : Les Presses du réel, 2009, 147-157.
  • Lacoue-Labarthe, Philippe. « L’horreur occidentale », La Réponse d’Ulysse et autres textes sur l’Occident. Paris : Lignes, 2012, 57-70.
  • Melberg, Arne. Theories of Mimesis. Cambridge : Cambridge University Press, 1995.
  • Murdoch, Iris. The Fire and the Sun. Why Plato Banished the Artists. Oxford : Oxford UP, 1977.
  • Pontévia, Jean-Marie. Tout a peut-être commencé par la beauté. Bordeaux : William Blake and Co., 1985.
  • Potolsky, Matthew. Mimesis. New York and London : Routledge, 2006.
  • Taminiaux, Jacques. Le Théâtre des philosophes. Grenoble : Jérôme Milion, 1995.
  • Vernant, Jean-Pierre. « Naissance d’images », Religions, histoires, raisons. Paris : Maspero, 1979, 105-137.

Notes

  • [1]
    Philippe Lacoue-Labarthe, « Bye bye Farewell », in L’Animal « Le Simple/Philippe Lacoue-Labarthe », n° 19-20, hiver 2008, p. 196.
  • [2]
    Sur ce que l’auteur décrit comme le passage d’une interprétation « religieuse » de la mimesis à celle de Platon, autrement dit de la mimesis comme « présentification de l’invisible » à « l’imitation de l’apparence », voir Vernant. Outre les textes séminaux de Derrida, « La Double Séance », et de Lacoue-Labarthe, « Typographie », on consultera également, sur la theoria platonicienne de la mimesis, Kirkkopelto (63-69), Taminiaux (17-33) et Pontévia (23-39), sans oublier l’analyse à certains égards fondatrice de Heidegger (149-71). Sur les obscures origines pré-philosophiques de la mimesis, voir Gebauer et Wulf (51-56), Halliwell (15-22), Jeanmaire (316-31), ainsi que le livre, aussi riche en intuitions fécondes qu’érudit, de Bailly (39-64 et 165-205). On consultera Blumenberg pour une présentation concise des transformations qu’aura subies la conception platonicienne de la mimesis entre sa réception latine et la modernité.
  • [3]
    L’interprétation de la mimesis qui sous-tend l’étude magistrale d’Eric Auerbach, Mimesis, est elle-même subordonnée à la détermination platonicienne du terme, comme le font remarquer presque tous les « théoriciens » récents de la mimesis. Cf. notamment Melberg (42-3) et Gebauer et Wulf (22-31).
  • [4]
    P. Lacoue-Labarthe, « Bye bye Farewell », op. cit. p. 195.
  • [5]
    Sur la distinction entre un archi-théâtre, ou archi-scène, et une scène spectaculaire, voir les échanges de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans Scène.
  • [6]
    Sur le caractère technique de l’accomplissement moderne de la mimétologie platonicienne, voir Kacem.
  • [7]
    C’est en cela que les articles rassemblés ici, et notamment celui de Dutoit, s’écartent de la « théorie mimétique » de René Girard : la tendance principale des auteurs démontre une méfiance plus ou moins nette envers la possibilté d’une « révélation » salutaire de la mimesis, telle que le christianisme la procure selon ce penseur.
  • [8]
    P. Lacoue-Labarthe, Heidegger, La Politique du poème. Paris : Galilée, 2002, p. 57.
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