1La vérité n’est jamais claire et nette ; elle comporte des zones d’ombres, elle a des bords effrangés, « ragged edges », selon la formule de Billy Budd : « Truth uncompromisingly told will always have its ragged edges » (Melville, Billy Budd, 405). Comment faire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dès lors que les hypothèses sont invérifiables, que la cause profonde d’un événement est inconnaissable et ses conséquences imprévisibles ? Le procès expéditif de Billy Budd ne résout en rien le mystère de cette ténébreuse affaire. Billy Budd est accusé à tort de fomenter un complot mais l’accusation mensongère de Claggart qui ne peut être ni prouvée ni démentie provoque le passage à l’acte et se vérifie à la manière d’une prophétie auto-réalisatrice. En tuant son supérieur hiérarchique, Billy Budd devient effectivement coupable de ce dont on l’accuse. Le crime qui a l’apparence d’un acte de mutinerie sans l’être est à son tour à l’origine de rumeurs sans fondement. Le meurtre accidentel qui est un fait avéré donne lieu à des affabulations qui parachèvent la falsification des faits amorcée par Claggart ; il alimente la légende du beau marin, inspire des ballades populaires qui déforment la réalité au point de finir par l’effacer.
2La recherche de la vérité est le contraire d’un procès sommaire ; elle amorce un processus sans fin. La vérité ne se réduit pas à la norme intemporelle ni universelle des sciences exactes, elle émerge indistinctement de façon empirique ; elle évolue et fluctue au cours du temps ; elle reste forcément vague. Elle n’est pas purement et simplement une représentation distincte caractérisée par sa cohérence logique et sa correspondance à un état de fait. Ses conditions de validité ne cessent de varier en fonction de la perspective adoptée. Naked truth, la vérité sans fard, la vérité nue n’est pas une puisqu’elle donne lieu à une série indéterminée de vérifications qui ne mettent en lumière qu’un enchaînement de falsifications, ainsi que le souligne William James :
The truth of an idea is not a stagnant property inherent in it. Truth happens to an idea. It becomes true, is made true by events. Its verity is in fact an event, a process : the process namely of its verifying itself, its veri-fication. Its validity is the process of its valid-ation.
4La vérité, loin d’être invariable, est ce qui se transmet, s’approche et se dérobe comme autant d’hypothèses approximatives, ne cesse d’évoluer suivant les points de vue. Dans Pierre, or The Ambiguities, Melville évoque ce qu’il nomme « [the] everlasting elusiveness of Truth » (393) par opposition à une vérité immuable, « the standard of what is unchangeably true » (Melville, Mardi 1047). L’expérience de la vérité, au double sens d’une expérimentation qui peut être reproduite à volonté et d’une expérience singulière subie à son insu, ne se donne à éprouver qu’avec le temps comme une épreuve sans preuve fondamentale ni ultime. En guise de travaux d’approche de cette vague vérité qui échappe à toute appréhension, nous aborderons un roman-fleuve, fait d’une série de dialogues pseudo-platoniciens qui sont autant de spéculations théoriques, doublées de transactions bien réelles sur la confiance, la charité, les liens d’amitié à bord d’un bateau à vapeur sur le Mississippi. Le Fidèle est le reflet en miniature de l’univers cosmopolite du marché ; il est le microcosme de l’économie monde régie par les échanges marchands et les tractations entre des individus qui sont tous les uns pour les autres des inconnus. Ce roman expérimental inclassable qui rapporte l’étrange commerce des passagers met en jeu la fortune et les infortunes de la connaissance, menée en bateau et ballotée en eau trouble.
Une vérification sans fin
5Le roman s’ouvre sur une altercation. Un noir infirme est soupçonné d’être un imposteur, un escroc déguisé en mendiant. Sommé de prouver qu’il est de bonne foi, il en appelle au témoignage de voyageurs dignes de confiance, faute de disposer de papiers d’identité au dessus de tout soupçon :
[the crowd] being for the time content with putting the negro fairly and discreetly to the question ; among other things, asking him, had he any documentary proof, any plain paper about him attesting that his case was not a spurious one.
« No, no, dis poor ole darkie ain’t none of’dem waloable papers, » he wailed.
« But is there not someone who can speak a good word for you ? » here said a person newly arrived from another part of the boat, a young Episcopal clergyman, in a long, straight-bodied black coat.
7Or, les témoignages oraux comme les preuves tangibles (« personal proof » [42] ou « documentary proof » [14]) sont l’un comme l’autre matière à caution. Aucun témoin se portant garant, aucune pièce à conviction n’est absolument fiable puisque tout témoignage est par définition falsifiable. La vérification est sans fin et la poursuite de la vérité perdue d’avance (« wild goose chase ! » [15]). Les documents certifiés donnés « pour preuve » ne font que substituer des signes douteux en guise d’attestation comme le suggère la préposition ambiguë for : « For the truth of this, a printed voucher was produced, duly signed » (115). Comment croire au boniment d’un soi-disant médecin qui, selon toute vraisemblance, est un charlatan ? « I told you you must have confidence, unquestioning confidence in the genuine medecine, and the genuine me » (109). Le prétendu certificat d’origine contrôlée qui apparaît en filigrane sur l’étiquette pourrait n’être qu’une contre-marque mensongère : « Take the wrapper from any of my vials and hold it to the light you will see water-marked in capitals the word confidence which is the countersign of the medecine, as I wish it was of the world » (108). Comment ne pas soupçonner le bonimenteur de faire passer un placebo pour la panacée dont l’humanité malade a terriblement besoin parce qu’elle est justement en mal de confiance ? « Prove all the vials, trust those which are true » (109) sonne comme un commandement biblique, parce qu’il fait écho à l’expression « pour (out) the vial » qui apparaît dans le livre de l’Apocalypse, amalgamée à la formule : « Prove all things, hold that which is good » (1 Thessalonians 5:21) mais il s’agit d’une injonction irréalisable. Inversement, à défaut de pouvoir faire confiance sur parole (« Mr Truman’s word is his bond » [136]) ou sur la foi de documents certifiés (« For the truth of this, a printed voucher was produced duly signed » [115]), comment ne pas faire le jeu d’un escroc qui, de son propre aveu, escompte qu’on lui fasse aveuglément confiance, au bénéfice du doute ?
« Dear me, you don’t think of doing any business with me, do you ? In my official capacity I have not been authenticated to you. This transfer book, now », holding it up so as to bring the lettering in sight, « how do you know that may not be a bogus one ? And I, being personally a stranger to you, how can you have confidence in me ? »
« Because », knowingly smiled the good merchant, « if you were other than I have confidence that you are, hardly would you challenge distrust that way ».
9Comment atteindre la vérité, preuve à l’appui, alors que toute preuve, loin d’aller de soi comme une évidence, est vide de sens ? Manifestement, tout signe écrit ou oral fait référence à d’autres signes qui lui servent de référence, au sens de garantie. La preuve (evidence) en anglais n’a rien d’une évidence comme le suggère la citation suivante où le mot apparaît dans le contexte de « efficacy », suggérant ainsi que l’efficace des signes tient davantage au pouvoir de persuasion du détracteur qu’au fait d’être corroborés par les faits.
Yes, they began to scrutinise the negro curiously enough ; when emboldened by this evidence of the efficacy of his words, the wooden legged man hobbled up to the negro, and, with the air of a beadle, would to prove his alleged imposture on the spot, have stripped him and then driven him away, but was prevented by the crowd’s clamour, now taking part with the poor fellow, against one who had just before turned nearly all minds the other way.
11La véracité d’un indice est la promesse perpétuellement renouvelée d’une preuve à apporter. Tout signe en soi renvoie à d’autres signes qui lui servent provisoirement de « référence » au double sens du terme : ils lui donnent un semblant de signification qui le rend crédible et lui confère une valeur. Par une étrange préscience, Melville anticipe l’intuition de Peirce : le système de la langue est un jeu de renvoi indéfini.
Again, suppose we look up the word homme in a French dictionary ; we shall find opposite to it the word man which, so placed, represents homme as representing the same two-legged creature which man itself represents. By a further accumulation of instances, it would be found that every comparison requires, besides the related thing, the ground, the correlate, also a mediating representation which represents the relate to be a representation of the same correlate which this mediating representation itself represents.
13Certes, la vérité consiste en l’adéquation de la représentation et de la réalité, mais on ne peut jamais vraiment sortir de la représentation. Pour les comparer, il faut en outre une représentation de la représentation et ainsi de suite. La corrélation entre le signifiant et la chose même, le référent, présuppose que l’on vise un signifié intermédiaire qui n’est appréhendé que par le truchement d’un autre signifiant (interpretant), ce qui présuppose le parcours d’une infinité de signifiants. Le processus risque d’être interminable : regressus ad infinitum selon l’expression de Peirce (46).
14Si le moindre mot, même le plus familier, est par définition aussi abscons qu’une langue étrangère, la phraséologie savante reste insaisissable en dépit des éclaircissements sémantiques successifs. Un autre passage du roman met en lumière l’hermétisme foncier de tout dialogue qui, de formule en formule, laisse subsister une part irréductible d’indétermination :
« I conjecture him to be what, among the ancient Egyptians, was called a — » using some unknown word.
« A — ! And what is that ? ! »
« A — is what Proclus, in a little note to his third book on the theology of Plato, defines as —— » coming out with a sentence of Greek.
Holding up his glass, and steadily looking through the transparency, the cosmopolitan rejoined : « That, in so defining the thing, Proclus set it to modern understanding in the most crystal light it was susceptible of, I will not rashly deny […] ».
16On devine ainsi que la vérité doit perpétuellement faire ses preuves pour avoir raison des doutes, et ce, en vain. À poursuivre la vérité, on ne cesse de la chasser en la pourchassant ; on repousse toujours plus loin la certitude que l’on vise. La vérité reste à jamais un objectif fugitif. Ne subsistent que des propositions évasives, invérifiables : « For in this world of lies, Truth is forced to fly like a sacred white doe in the woodlands ; and only by cunning glimpses will she reveal herself, as in Shakespeare and other masters of the great Art of telling the Truth » (Melville, « Hawthorne and His Mosses » 1160). Et si le caractère des êtres de chair et sang est insaisissable quoiqu’entraperçu intuitivement par intermittence (« those occasional flashing-forth of the intuitive Truth » [1159]), comment a fortiori déceler la part de vérité dans les déclarations de personnages de fiction, aussi chimériques que des apparitions fantasmagoriques : « But if the acutest sage be often at his wits’end to understand living character, shall those who are not sages expect to run and read character in those mere phantoms which flit along a page, like shadows upon a wall ? » (Melville, The Confidence-Man, 89-90).
Truth as trust and the will to believe
17Certes, la vérité exacte est inaccessible et inconnaissable ; or, dans la pratique, nous nous accommodons d’un semblant de connaissance qui temporairement a valeur de vérité approximative. Par commodité, il faut bien faire confiance pour faire l’économie d’une vérification sans fin : « But to doubt, to suspect, to prove – to have this wearing work to do continually – how opposed to confidence » (109). Faute de détenir une certitude absolue (dead certainty), ce qui fait foi est la conviction personnelle (certitude) dont nous nous contentons par convenance, par intérêt personnel pour peu que ces croyances soient tenues pour recevables. Telle est la valeur pratique (cash value) de nos conceptions prises pour argent comptant, qu’elle soient fondées ou non, selon William James. Il faudrait différencier dans le domaine du certain la certitude absolue de la conviction intime suivant les connotations distinctes des deux termes anglais certainty et certitude. Melville pressent ce que William James théorisera au tournant du siècle. À vrai dire, nous ne savons pas vraiment, à défaut de discerner avec certitude le vrai du faux, nous croyons savoir et, surtout, nous voulons croire qu’un jour peut-être nous saurons. L’empreinte des croyances, leur influence latente, leur incidence sur nos théories attestent notre besoin vital de croire, d’avoir des raisons de croire. L’accord tacite entre interlocuteurs suffit à accréditer la valeur des signes. Ainsi la vérité (truth) dérive-t-elle insensiblement vers trust et troth qui ont partie liée d’un point de vue étymologique : Truth, trust, by my troth sont apparentés et dérivent de tree, du même arbre généalogique pour ainsi dire. True, proche de l’allemand treu, signifie étymologiquement faithful comme l’atteste encore l’expression to be true to a person ou bien encore Yours truly. La vérité (truth) s’apparente à la fidélité d’un serment, d’une promesse (troth) scellant une alliance comme dans « true friendship » (294). Dans la scolastique médiévale, veritas signifiait moins la concordance avec la réalité objective que la rectitude morale (truthfulness) reposant sur l’accord subjectif avec soi-même et autrui (sinceritas et fidelitas). Un transfert plus ou moins conscient s’effectue de truth à trust via truthfulness, de la théorie à la pratique et vice versa.
18Toutefois, cet amalgame heurte le sens commun qui oppose au contraire le souci de la vérité et le culte de la confiance. L’unijambiste par exemple s’appuie sur un argument de bon sens, quoique bancal : « Charity is one thing, and truth is another » (15). C’est une chose que de faire confiance par charité, une autre d’être lucide. Un autre personnage compare la vérité à un mécanisme impitoyable : « Truth is like a thrashing machine ; tender sensibilities must keep out of the way » (159). D’où également le conseil amical d’un bienfaiteur de l’humanité qui enjoint l’étudiant de renoncer à lire Tacite, si désabusé que son réalisme sans fard risquerait d’avoir des effets pernicieux : « Even were there truth in Tacitus, such truth would have the operation of falsity, and so still be poison, moral poison » (32). Or, paradoxalement, Melville suggère que croyance et vérité, loin de s’exclure, se relaient, se soutiennent mutuellement. Elles ont pour point commun d’être indémontrables et invérifiables ; elles sont l’une pour l’autre la condition sine qua non de leur validité. Étant donné la puissance de la foi, ce qui se donne pour la vérité, n’est qu’une construction mentale que l’on veut croire vraie, une assurance que l’on se donne au bénéfice du doute comme l’on fait aveuglement confiance par esprit de charité (« But why not put as charitable a construction as one can upon the poor fellow ? » [15]). La vérité est le don que la foi se fait à elle-même sous couvert de véracité. Ainsi la confiance perdue est-elle retrouvée en se donnant faussement pour la vérité. Telle est « la puissance du faux », pour reprendre la célèbre formule de Deleuze au sujet du roman (Deleuze 174-175).
19L’efficace de la foi a force de loi dans les échanges, le commerce au double sens du terme, matériel et spirituel. La vérité est une forme de croyance présumée objective et supérieure aux superstitions qui ont cours. La croyance qui passe pour vraie procure une créance et du crédit. Melville anticipe sur ce point les intuitions d’un William James, comme l’a souligné Joseph Urbas (Urbas 115) : « Truth lives, in fact, for the most part on a credit system. Our thoughts and beliefs “pass”, so long as nothing challenges them, just as bank-notes pass so long as nobody refuses them » (James 91). Croire savoir, vouloir croire que l’on pourra un jour savoir et avoir des raisons de croire sont étroitement liés. La foi et la connaissance, l’espérance et le souci de la vérité, la crédulité et le réalisme ne sont pas incompatibles. Ils ne s’excluent pas. Tout au contraire, ils sont complémentaires. Ils se soutiennent l’un l’autre, se servent de référence mutuelle. Bien sûr, nous croyons parce que nous pensons que c’est la vérité. Et inversement, nous pensons que telle ou telle proposition est vraie que parce que nous la croyons telle (Lapoujade 1218). La vérité et la croyance, bien que distinctes, dépendent l’une de l’autre et s’entrecroisent : tel un mécanisme à deux temps, l’une est la condition nécessaire de l’autre.
20D’où l’idée que nos convictions qui nous tiennent lieu de vérité, qui ont valeur de vérité, sont en fait des valeurs spirituelles déguisées et déplacées sur le terrain de l’épistémologie. Nos idées sont nos idoles. La vérité est devenue la croyance capitale des temps modernes, d’après la mort de Dieu. Le dogme de la vérité est la dernière des religions. La Sainte Trinité des temps modernes s’appelle le principe d’identité, de non-contradiction et du tiers exclu et ce, depuis Aristote jusqu’à Hegel en passant par Saint Thomas d’Aquin.
21Melville, William James, Peirce et le Nietzche du Gai Savoir (§ 344) sont très proches de ce point de vue. Nous autres modernes, nous voulons croire en une vérité scientifique ou judiciaire, pas même forcément la pure vérité dite vérité de raison (Leibniz), la vérité de la logique, des mathématiques et des sciences exactes. Oui, nous professons notre foi dans le dogme de la vérité, fût-elle une vérité expérimentale, matérielle et non formelle, fût-elle statistique et non rigoureusement exacte. La vérité est l’article de foi cardinal de la démocratie en Amérique où les croyances sont en concurrence sur le marché. L’homme moderne démocratique qui se réfère à l’autorité immanente et non transcendante d’une vérité objective censée régir les relations entre égaux qui ne sont plus des rapports de force de maître à sujet. Croire en la vérité, en se passant de la garantie de l’autorité divine, est l’idée fixe de l’homme démocratique, un fanatisme d’un nouveau genre.
La fiction ou la puissance du virtuel
22L’homme moyen veut croire en la vérité. Soit. Melville, cependant, insinue non sans sarcasme qu’il méconnaît son pouvoir de mystification. Sa capacité à tromper autrui et à se tromper, telle est en fait la condition de l’homme moderne, forcément crédule et escroc, tour à tour ou tout à la fois. L’escroc à la confiance (the confidence-man) est le prototype de tout le personnel de la comédie humaine. Le souci de vérité, de l’idéal de vérité procèdent en fait du refus de la réalité, du déni du mensonge et de la propension à se leurrer dont les signes cliniques se remarquent partout. Il revient à la fiction non pas de dévoiler, ce qui serait encore souscrire à la norme du vrai, mais de détromper, de désillusionner, en mettant en lumière le caractère indiscernable du vrai et du faux. Dans le dernier chapitre s’esquisse un parallèle entre la fausse monnaie et les faux prophètes et une réflexion sur l’absence d’une autorité irrécusable qui permettrait de départager l’authentique des contrefaçons, tant dans le domaine financier que dans celui de la foi. Les Saintes Écritures, où se confondent pêle-mêle apocryphes et Apocalypse (Melville, The Confidence-Man 324), comme toute écriture en général, sont assimilables à de la monnaie scripturale de mauvais aloi. Même le livre sacré (the Good Book, « the True Book » [315]) qui comprend des écrits intertestamentaires apocryphes ne peut être tenu pour parole d’évangile (gospel truth, « the truth of Scripture » [292]) et il n’est pas sans rappeler la fausse monnaie que l’on ne saurait identifier grâce au « Counterfeit Detector », le détecteur de faux qui pourrait bien être un faux détecteur puisque toute contresignature est en puissance un faux en écriture. Le dernier chapitre qui ne révéle rien vraiment, qui n’est pas la fin apocalyptique de l’histoire au sens d’une révélation suprême, repose la question posée par Ponce Pilate dans le Nouveau Testament : « Qu’est-ce que la vérité ? » (John 18:38).
23Dès le premier chapitre, apparaissent deux écriteaux qui communiquent des injonctions contradictoires, à la manière d’un double bind, parallèlement à l’avis de recherche d’un escroc circulant incognito à bord du vapeur. D’une part, un muet inscrit successivement sur une ardoise une série de proverbes commençant par le mot charité empruntés à la Bible (1 Corinthians 13). L’ardoise tel un chèque en blanc est une source de devises dans tous les sens du terme. D’autre part, symétriquement, le barbier affiche un panonceau stipulant que la maison ne fait pas crédit (« No trust »). L’identification de l’escroc décrit comme un inconnu (« mysterious impostor » [Melville, The Confidence-Man 1]) s’avère être sans fin et son appréhension, perpétuellement différée tout au long du roman, présuppose le discernement de la vérité et de l’erreur. Or, comme nous l’avons suggéré, faire la part de la vérité revient en fait à faire crédit à tel ou tel signe potentiellement trompeur. Aussi, par la force des choses, la confiance est-elle à crédit et la vérité à tempérament ; l’une et l’autre sont fonction du facteur temps et la vérification escomptée pour « faire confiance » ou « faire la vérité » est condamnée de façon chronique à rester en suspens. À défaut de pouvoir identifier avec certitude l’escroc recherché, les acteurs de l’histoire naviguent perpétuellement entre la confiance inconditionnelle et la défiance catégorique, par principe. Oscillant entre l’un et l’autre au gré des fluctuations de la foi, les interlocuteurs à travers leurs échanges passent de l’une à l’autre position à travers tout un kaléidoscope de postures provisoires qui sont autant d’impostures potentielles. Ainsi la charité cesse d’être un don absolu sans contrepartie pour être une bonne action, voire une transaction commerciale (« charity business » [49]) suspendue à des conditions (« a certain conditional confidence » [170]). Le locuteur multiplie les précautions oratoires pour rester sur la réserve, retirer sa confiance quand bien même il ferait mine de l’accorder : « Now, for the humour of it, supposing that I, I myself, really had this sort of conditional confidence in you … » (170). La charité assortie de conditions assimilables à des clauses suspensives cesse d’être véritablement ce qu’elle est censée être, un don sans contrepartie qui ne survient pas en échange d’un don antérieur ou dans l’attente d’un contredon à venir. Elle n’a d’existence que fictive. Quant au scepticisme conséquent, il est tout aussi intenable d’un point de vue logique, car le barbier est bien obligé de reconnaître qu’il croit ne croire en rien, ce qui est une contradiction dans les termes – « I have confidence in distrust » (143) – et qui ne peut emporter l’adhésion de son interlocuteur car on ne saurait croire quelqu’un qui érige le doute en règle : « for how can that be trustworthy that teaches distrust ? » (324). Chaque position évolue, de variation en variation, au point de se réfuter et de devenir indiscernable de la position antithétique : « You told me to have confidence, said that confidence was indispensable, and here you preach me to distrust. Ah, truth will out » (109).
24Comme pour clore le cycle de ces variations sérielles sur les faux semblants et les faux fuyants, le personnage du barbier revient vers la fin du roman. Les chapitres 42 à 44 rapportent le dialogue entre le barbier qui préconise la défiance et celui qui se donne pour le Cosmopolite, lequel au contraire professe sa foi en l’homme. Le cosmopolite qui se fait passer pour un philanthrope bien qu’il soit dénoncé par ailleurs comme un misanthrope masqué (« You are Diogenes, Diogenes in disguise. I say — Diogenes masquerading as a cosmopolitan » [184]) s’engage par écrit à dédommager le barbier au cas où il aurait affaire à des clients peu scrupuleux pourvu qu’il retire sa pancarte dissuasive. L’accord est scellé. Sur quoi, le barbier réclame le versement immédiat d’une somme à titre de caution. C’est alors que le cosmopolite lui demande de lui prouver qu’il a été effectivement lésé. Ironie du sort, le sens de l’adjectif « certain » est incertain, une certaine perte n’est pas la même chose qu’une perte certaine.
« Why, in this paper here, you engage, sir, to insure me against a certain loss, and — »
« Certain ? Is it so certain you are going to lose ? »
« Why, that way of taking the word may not be amiss, but I didn’t mean it so. I meant a certain loss ; you understand a CERTAIN loss ; that is to say a certain loss […] »
26L’équivoque ne tient pas à un simple jeu de mots mais à un tissu de paralogismes. Pour achever de le confondre, le cosmopolite sommé de s’acquitter de la caution en vertu de l’accord signé rétorque qu’il serait contradictoire de ne pas faire confiance ayant souscrit au pacte (« I won’t let you violate the inmost spirit of our contract, that way […] I shan’t pay you at present. Look at your agreement ; you must trust » [316]). Étant donné un seul et même contrat (« it holding true » [316], selon la formule consacrée), deux interprétations contradictoires peuvent en être données. Le dialogue de sourds n’est pas sans rappeler confusément par ses apories le paradoxe du menteur compliqué par le paradoxe du barbier qui en est une variante, résumés ainsi par Alexandre Koyré :
Épiménide le Crétois dit : tous les Crétois sont menteurs. Or, Épiménide est lui-même un Crétois ; il est donc, lui aussi, un menteur : aussi son assertion est-elle fausse. Par conséquent, les Crétois ne sont nullement des menteurs ; d’où il s’ensuit qu’Épiménide n’en est pas un non plus. Il n’a donc pas menti, mais dit la vérité. Par conséquent…
Le barbier qui rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes se trouve dans la situation embarrassante de ne pouvoir ni se raser, puisqu’il ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes – ni ne pas se raser, puisqu’il rase tous ceux qui eux-mêmes, ne se rasent pas.
29Le langage n’est jamais le gage de la vérité mais un jeu verbal à des fins douteuses, toute conversation recélant en puissance une malversation. Le texte met en lumière le flottement sémantique des termes qui tient à l’inflexion d’une voix ; le mendiant noir prononce valuable « walloable » (mot valise télescopant wallow, allowable et valuable), « worthy » devient « wordy » (« well wordy of all you kind ge’mmen’s kind confidence » [Melville, The Confidence-Man 15]). Ainsi le mot « press » est-il source de malentendu : l’interlocuteur du Cosmopolite qui se fait appeler Frank et le lecteur, témoin de leur dialogue ne peuvent être que surpris par l’éloge de la presse entendue non pas au sens de la presse écrite, des journaux, mais de pressoir à vin :
In fine, these sour sages regard the press in the light of a Colt’s revolver, pledged to no cause but his in whose chance it may be ; deeming the one invention an improvement upon the pen, much akin to what the other is upon the pistol ; involving, along with the multiplication of the barrel, no consecration of the aim. The term « freedom of the press » they consider on a par with freedom of Colt’s revolver.
31Ce malentendu (ainsi le jeu de mots sur « barrel » au double sens de baril/ barillet) prend toute sa saveur à la lumière de l’aphorisme « In vino veritas » (87). Adage que l’on trouve déjà dans Le Banquet (« le vin, mon enfant, c’est la vérité », §217), où l’on notera que « vérité » a surtout le sens de « sincérité » puisque le vin, proverbialement, délie les langues. Après tout, bien qu’il n’ait aucun rapport avec la liberté de la presse, le pressoir à vin donne bel et bien l’impression de la vérité. Les dialogues des chapitres distincts, tels des vases communicants, se font écho : « Can wine or confidence percolate into the cold cave of truth ? Truth will not be comforted » (Melville, The Confidence-Man 87) se demandait un personnage paradoxalement dégrisé et désillusionné par l’alcool, au point de se contredire. « If in vino veritas be a true saying, then, for all the confidence you professed with me, just now, distrust, very deep distrust underlies it » (87). À moins qu’il ne faille redessiner la carte des concepts, cesser d’amalgamer vin, devins et vérité, et procéder à une nouvelle répartition : si le vin (forcément frelaté), la triste vérité et le franc parler (« plain truth » [263] ; « Plain Talk » [293]) vont de pair et s’ils ont pour contrepartie une vision lucide mais désenchantée de la réalité, alors, par définition, ils doivent se dissocier de la cordialité, de la convivialité et de l’amour du prochain qui s’en distinguent radicalement. « But if wine be false, while men are true, whither shall fly geniality ! » (216). C’est pourquoi le cosmopolite propose une nouvelle redistribution, une division du travail qui fait songer aux ratiocinations d’un Adam Smith en état d’ébriété : « “Well, this all along seems a division of labor”, smiled the cosmopolitan. I do all the drinking and you do about all the genial » (238). Pascal, peu enclin à l’ivresse, en conclurait sans doute : « Trop et trop peu de vin : ne lui en donnez pas, il ne peut trouver la vérité ; donnez-lui en trop, de même » (Pascal 72).
32Au dernier chapitre du roman, dans une cabine obscure du Fidèle, l’étrange voyageur cosmopolite qui pourrait être le fameux escroc recherché fait fugitivement entrevoir à un vieil homme, au soir de sa vie, à l’heure de vérité, que ce qu’il tient pour des certitudes pourrait n’être que de pieux mensonges ou des contre-vérités, à vrai dire, insondables. Du reste, faut-il entendre dans cette formule d’usage, l’heure de vérité ou leurre de vérité ? « Leur » sens peut-il être arrêté au demeurant ? La fin du récit qui n’en est pas une comme le suggère la toute dernière phrase (« Something further may follow of this masquerade » [Melville, The Confidence-Man 336]), survient entre chien et loup, vers minuit qui coïncide trompeusement avec midi, dit le juste, sur le cadran des horloges. Cette superposition troublante ne manque pas d’ébranler Pierre dans Pierre ; or, The Ambiguities.
Now in an artificial world like ours, the soul of man is further removed from its God and the Heavenly Truth, than the chronometer carried to China, is from Greenwich. And as that chronometer, if at all accurate, will pronounce it to be 12 o’clock high-noon, when the China local watches say, perhaps, it is 12 o’clock midnight, so the chronometric soul, if in this world true to its great Greenwich in the other, will always, in its so-called intuitions of right and wrong, be contradicting the mere local stands and watch-maker’s brains of this earth.
[…] And yet it follows not from this, that God’s truth is one thing and man’s truth another ; but — as above hinted, and as will be further elucidated in subsequent lectures — by their very contradictions they are made to correspond.
34Si le Messie revenait effectivement « comme un voleur », « as a thief in the night » (1 Thessalonians 5:2), errant inconnu parmi les hommes, au moment où on n’y penserait pas, conformément aux Écritures (Matthew 24 :43, Revelations 3:3), ce ne serait ni à minuit, ni à midi tapante(s) mais en eaux troubles, dans l’intervalle incertain où vérité et mensonge, apocalypse et travestissement, lumière et ténèbres, clairvoyance et bêtise s’entremêlent et échangent leur prédicat, éventuellement sous le masque d’un escroc mystifiant son prochain pour sa gouverne et pour le bien de l’humanité (« at once enlightening and mystifying » [Melville, The Confidence-Man 229]). L’heure de vérité se situe vers minuit, ce seuil incertain du jour au lendemain. La formule d’Emily Dickinson, « Good Morning, Midnight » (poème 425) prend ici une coloration particulièrement équivoque dans le contexte singulier de ces rencontres entre inconnus situées le jour du Mardi Gras, à l’aube d’un jour nouveau.
35Contrairement au « Dieu de vérité » (Psalms 31:6) de l’Ancien Testament, le christianisme n’exclut pas radicalement la possibilité d’un Dieu trompeur, un imposteur de première, un vrai de vrai, qui incarnerait en personne le paradoxe du comédien redoublé par celui du menteur. Le roman met en scène cette incroyable possibilité. L’avènement du Sauveur accomplissant la promesse du Dieu caché impliquerait dans ce cas l’infidélité des représentations à la réalité, le contraire de la correspondance entre la pensée et l’être qui est la définition couramment admise de la vérité. Le don du Dieu du Nouveau Testament n’advient qu’au prix d’un travestissement. Dieu ne fait don de sa personne, il ne se donne à voir qu’en se donnant pour son contraire, en faisant passer sa toute-puissance pour l’impuissance du Crucifié, en se donnant pour un sauveur qui survient entre chien et loup, comme un voleur. Le christianisme postule que le Dieu caché de l’Ancien Testament, le Deus Absconditus du livre d’Isaïe (« Verily thou art a god that hidest thyself » [Isaiah 45 :15]) se manifeste sous les traits de son Fils (« For ye are dead and your life is hid with Christ in God » [Colossians 3:3]). La foi chrétienne repose sur un mystère inintelligible parce que l’Être suprême est le tout-puissant sans l’être, comme l’a souligné Jean-Luc Marion. Il n’advient qu’à se donner pour ce qu’il n’est pas. Poussant la logique de cette doctrine peut-être jusqu’à l’absurde, Melville imagine moins un escroc sous le masque du Messie qu’un Sauveur réincarné en personnage équivoque car « il est un Dieu véritablement caché » (Pascal, Pensée 260). « Nemo contra Deum, nisi Deus ipso » (Melville, Pierre 20) selon la formule de Pierre empruntée au Poésie et vérité de Goethe et commentée par Sacvan Bercovitch (Bercovitch 298) dans l’article qu’il consacre à Pierre ; or, The Ambiguities. Le Dieu potentiellement trompeur selon Melville démentirait le principe d’identité et de non-contradiction et serait la figure de tout sujet sans prédicat stable. à l’instar de cette anomalie du règne animal, l’ornithorynque (« the duck-beaked beaver of Australia » [Melville, The Confidence-Man 90]) qui défie les classifications courantes. La fiction de Melville donne à réfléchir sur une vérité qui serait moins une vérité définie par sa cohérence logique interne et par sa correspondance constante à un état de fait qu’une vérité-dévoilement virtuellement inconcevable tant le processus qu’entraîne le passage du plan divin à sa manifestation ici-bas implique de retournements paradoxaux au fil du temps.
36Le navire porte le nom potentiellement trompeur de Fidèle puisqu’il connote, outre la vertu cardinale de la fidélité ou la véracité d’une représentation « fidèle », le nom d’un personnage de théâtre qui apparaît dans Cymbeline de Shakespeare. Ce microcosme de l’univers contemporain du marché perçu comme un monde des métamorphoses est une nouvelle nef des fous où les acteurs de l’histoire qui ne se connaissent pas jouent leur vie dans tous les sens du terme (impersonate/gamble). Forcément « embarqués », selon le mot de Pascal (Pensée 680), et tributaires de leurs croyances, ils en sont réduits à faire fonds et à spéculer au propre comme au figuré sur la sacrosainte vérité, supposée capitale, peut-être purement fictive. Le personnage dénommé « le cosmopolite », si douteux soit-il, est le type même de l’illusionniste démiurgique qui, de façon salutaire, met en lumière la théâtralité de la scène contemporaine à la manière d’un éclairage artificiel (« like a revolving Drummond light » [Melville, The Confidence-Man 318]) comme en utilisait à l’époque Barnum dans son American Museum, tout en simulant de façon factice le Fiat Lux du Créateur (« an effect, in its way, akin to that which in Genesis attends upon the beginning of things » [318]). Comme pour semer le doute et brouiller la ligne de partage entre fiction et réalité, ce roman-feuilleton qui met en scène en plein mardi gras une série d’arnaques dont on ne saurait dire si elles sont réelles ou imaginaires fut publié précisément le 1er avril 1857. Cette « métalepse » (au sens large que Gérard Genette donne à cette figure) n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’indétermination du cadre du récit qui télescope les niveaux de la représentation et rend par avance caduc le critère de la suppression graduelle des guillemets, l’équation raisonnée du discours véridique et du réel en vertu de leur correspondance intrinsèque. Ce processus de réduction progressive du langage à sa référence est considéré comme la condition requise pour établir la validité d’une proposition, sa « véridicité » selon des logiciens modernes comme Quine :
There is some underlying validity to the correspondence theory of truth, as Tarski has taught us. Instead of saying that « Snow is white » is true if and only if it is a fact that snow is white, we can simply delete « it is a fact that » as vacuous, and therewith facts themselves : « Snow is whtite » if and only if snow is white. To ascribe truth to the sentence is to ascribe whiteness to snow ; such is the correspondence in this example. Ascription of truth just cancels the quotation marks. Truth is disquotation.
38La question de savoir où commence et où s’arrête la fiction et celle, connexe, de savoir quand ouvrir ou fermer les guillemets, à supposer que l’on puisse déterminer la source autorisée des discours rapportés, se posent assurément lorsque le personnage qui se donne pour le cosmopolite, alias Frank Goodman, met abruptement un terme au jeu de rôles avec le soi-disant disciple de Mark Winsome, Egbert, qui s’était mis dans la peau d’un autre personnage qui venait de quitter la scène, le dénommé Charlie Noble, alias The Missourian : « With these words and a grand scorn, the cosmopolitan turned on his heel, leaving his companion at a loss to determine where exactly the fictitious character had been dropped, and the real one, if any, resumed » (Melville, The Confidence-Man 296). De même que, de rebondissement en rebondissement, les positions des interlocuteurs qui conservent l’incognito ou se présentent sous une fausse identité, se renversent et permutent au fil des dialogues, de même les frontières du récit, comprenant des pièces dans la pièce, s’estompent-elles à mesure que le récit-cadre qui sert de référence s’abîme dans les sous-récits enchâssés comme l’histoire de John Moredock ou celle de Charlemont et de China Aster. En définitive, c’est uniquement par convention que l’on postule la « vérité vraie » au-delà de la comédie des faux-semblants ou qu’inversement, le lecteur consent à croire à une simulation censément fictive (« that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith », selon la célèbre formule de Coleridge tirée de sa Biographia Literaria [ch. XIV]). À supposer que la poésie fasse foi au motif que la vérité dépasse la fiction (« Truth is always strange ; Stranger than fiction », Byron, Don Juan, canto 14, st.101), le parti pris littéraire du « mentir vrai » ou du simulacre utilisé à des fins heuristiques (Schaeffer 174-177) serait une ruse de la raison, histoire de savoir. Or, dans ce récit vertigineux où les dialogues sont un tissu d’arguments spécieux sans origine assignable, l’usage dévoyé de la raison ressemble à s’y méprendre à une histoire de ruse. Le récit ne cesse de se mettre en abyme comme une fiction expérimentale qui aurait valeur de vérité mais dont la véracité conditionnée par nos croyances resterait par définition indémontrable. Le souci logique de dire vrai est constamment déjoué par le jeu insensé du langage. Symptomatiquement, le cosmopolite est finalement décrit par le barbier comme un original : « Quite an original ». Or ce qui est censé être une appellation juste est juste une appellation puisque le sens d’« original » (en anglais) vacille entre le sens d’« originel » et celui d’« original » en français ; il oscille entre l’origine qui sert de point de repère central et, tout au contraire, l’excentricité absolue et, de même, « an » hésite entre deux valeurs antithétiques, désignant tantôt un représentant d’un type, un élément indéfini d’une classe, tantôt un spécimen unique, absolument singulier, à moins qu’il ne soit précisément membre de la classe comprenant toutes les classes qui ne sont pas membres d’elles mêmes selon le paradoxe aporétique de Bertrand Russell. Quant à « quite », son sens est pour le moins ambigu si l’on se souvient qu’il dérive étymologiquement du français « quitte », comme pour nous affranchir absolument et définitivement du souci de vérité. Le narrateur achève de brouiller les pistes en rajoutant un commentaire métalinguistique fumeux : « In the endeavour to show, if possible, the impropriety of the phrase, Quite an Original, as applied by the barber’s friends, we have, at unawares, been led into a dissertation bordering upon the prosy, perhaps upon the smoky » (Melville, The Confidence-Man 319). Melville multiplie les titres de chapitre qui, loin d’avoir une valeur tels des titres de propriété, semblent de toute évidence des tautologies vides de sens comme l’ont souligné, entre autres, Peter Bellis (Bellis 185) et Elizabeth Renke (Renke 80) : « Worth the consideration of those to whom it may prove worth considering » (Melville, The Confidence-Man 89) ; « Which may pass for whatever it may prove to be worth » (243). Melville laisse proliférer les tournures évasives et les mots à double sens, pas plus qu’il n’échappe à Edgar Allan Poe que « very » dans la phrase liminaire de « The Tell-Tale Heart » provient étymologiquement du français « vrai », comme si tenter de proférer la vérité vous exposait à bégayer absurdement sans fin : « True, very, very true, nervous I am ». Melville comme Poe font follement trembler la logique rationnelle constamment balbutiante tant, à multiplier les hypothèses qui sont autant d’hypothèques (autre jeu de mots implicite dans ces histoires de prêt prétendument entre amis), l’esprit logique peine à s’acquitter de sa dette constitutive envers le langage ordinaire dont il ne saurait faire totalement l’économie, tant les hypothèses, telles des hypothèques, s’échafaudent fondamentalement (hypo) sur un emprunt préalable à des présupposés linguistiques : « Why, that pardon, me is quibbling » (52) ; « You pun with ideas as another man may with words » (165). À la faveur d’une fiction piège, le narrateur collectionne les paradoxes et les sophismes qui vont à l’encontre des idées reçues, sans rien démentir formellement, laissant ainsi le lecteur finalement perplexe :
So true is it that, while religion, contrary to the common notion, implies in certain cases, a spirit of slow reserve as to assent, infidelity, which claims to despise credulity, is sometimes swift to it.
Strange. that in a work of amusement this severe fidelity to real life should be exacted by anyone, who, by taking up such a work, sufficiently shows that he is not unwilling to drop real life and turn, for a time, to something different.
It is with fiction as with religion : it should present another world, and yet one to which we feel the tie.
Whether that impression proved well founded or not does not appear.
43Le récit donne à penser que d’entrée de jeu l’on est condamné à spéculer en vain à force de parler pour ne rien dire. Le roman met délibérément en scène la mystification « filousophique » selon le mot de Jacques Lacan dans laquelle il donne nécessairement, à son insu, plus qu’il ne le pense ou ne saurait le dire.
Bibliographie
Ouvrages cités
- Bellis, Peter. No Mysteries Out of Ourselves : Identity and Textual Form in the Novels of Herman Melville. Philadelphie : U of Pennsylvania P, 1990.
- Bercovitch, Sacvan. The Rights of Assent. New York : Routledge, 1993.
- Byron, Georges Godron. Byron’s Poetry and Prose. Éd. Alice Levine. New York : Norton, 2009.
- Deleuze, Gilles. Cinéma 2. L’image-temps. Paris : Minuit, 1985.
- Dickinson, Emily. The Poems. Éd. Thomas E. Johnson. Cambridge : Harvard UP, 1963.
- James, William. Pragmatism And Other Writings. Londres : Penguin, 2000.
- Koyre, Alexandre. Epiménide le menteur. Paris : ECF-ACF, 1983.
- Lapoujade, David. « L’escroc à la confiance ou l’efficace du faux ». Herman Melville. Bartleby, Billy Budd et autres romans. Édité par Philippe Jaworski et al. Paris : Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2010. 1214-1231.
- Melville, Herman. Billy Budd, Sailor And Other Stories. Éd. Harold Beaver. Harmondsworth : Penguin, 1967.
- —. Pierre, Israel Potter, The Piazza Tales. Éd. Harrison Hayford. New York : Library of America, 1984.
- —. The Confidence-Man. Éd. Tony Tanner. Oxford : Oxford UP, 1989.
- —. Typee, Omoo, Mardi. Éd. G. Thomas Tanselle. New York : Library of America, 1982.
- Pascal, Pensées. Édité par Gérard Ferreyrolles et Philippe Sellier. Paris : Le Livre de Poche, 2000.
- Peirce, Charles Sanders. Peirce on Signs. Éd. James Hoopes. Chapel Hill : The U of North Carolina P, 1991.
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- Renke, Elizabeth. Strike Through The Mask : Herman Melville and The Scene of Writing. Baltimore : The Johns Hopkins UP, 1996.
- Schaeffer, Jean-Marie. « Fiction et croyance ». Nathalie Heinich et Jean-Marie Shaeffer. Art, création, fiction : entre sociologie et philosophie. Paris : Jacqueline Chambon, 2004. 163-186.
- Urbas, Joseph. « Truth in The Confidence-Man : The Trickster As Pragmatist ». Dir. Philippe Jaworski. Profils américains n° 5. Herman Melville (1993) : 115-126.
Mots-clés éditeurs : raisons de croire, processus de vérification, révélation
Mise en ligne 22/05/2013
https://doi.org/10.3917/rfea.133.0008