Notes
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[1]
Dans La Dissémination, Jacques Derrida note que l’anagramme entre hymne (umnos) et hymen (hûmen, membrane) ne semble pas fortuit. Il serait motivé par une étymologie commune : ainsi hymen (comme hymne) serait dérivé du radical u qu’on retrouve dans le latin suo, suere (coudre), et le grec uphainô (tisser, ourdir, machiner), uphos (tissu, toile d’araignée, filet, texte). Il serait aussi apparenté à umnos (trame, puis trame d’un chant, par ext. chant nuptial) (258, 263).
-
[2]
H.D., « Goblins and Pagodas », The Egoist 3 (déc. 1916), 183. Cf. Ezra Pound, « Credo » (LE 3).
-
[3]
Anne Carson, If Not, Winter : Fragments of Sappho, 7. Cette traduction d’Anne Carson s’écarte de la syntaxe policée des paraphrases traditionnelles pour rendre aux fragments leur profonde ambiguïté. Elle se fonde sur la syntaxe archaïque originelle, sur les failles et les disjonctions du texte (« marks and lacks »), signalant par le symbole « ] » les morceaux manquants ou illisibles des papyri originaux (xi).
-
[4]
Par-delà le symbole féminin de l’amour, la figure d’Aphrodite doit être envisagée dans toute sa complexité : elle est composée d’un mélange (mixis) de l’eris et de l’eros, qui se reflète dans les erga aphroditês. Cf. Gabriella Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, 7-13.
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[5]
H.D. y fait à nouveau référence dans un texte de fiction inédit contemporain de Hymen, intitulé Paint It To-Day (1921) : « […] that most passionate of passions, the innate chastity of the young, the living spirits of the untouched, sacred virgins of Artemis ». Cité par Susan Stanford Friedman, Penelope’s Web : Gender, Modernity, H.D.’s Fiction, 195.
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[6]
H.D. mentionne la Couronne de Méléagre (Ier s. av. J.-C.) dans sa note en exergue au recueil d’inspiration hellénistique, Heliodora (1924), CP 147. Dans son étude intitulée « The Wise Sappho », H.D. cite le poème-préface (proème) de Méléagre lui-même : « Little, but all roses » (« Chez toi, / Sappho, je cueillis avec soin/Peu de boutons, mais des boutons de rose »), Notes on Thought and Vision & The Wise Sappho, 57. Voir E. Gregory, « Rose Cut in Rock : Sappho and H.D.’s Sea Garden », 534-537.
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[7]
Sur le mot-valise « ambisexualité » et sur la polysexualité, voir la critique du mode poétique pétrarquisant que propose Rachel Blau DuPlessis notamment dans « Manifests » (31 sq.) : « “Lady” is both hinge and barrier ; she belongs to “my true love” — a charming and smug ballad turn, filled with idealizations of class and sexuality. Yet the “I” wants to hold this “you” figure to herself, actualizing in female-to-female attraction the long half-life of a Petrarchan structure of feeling in order to create female authorship. Now that gesture could be interpreted as desire (in a lesbian, matrifocal, or pre-oedipal plot), or as self-aggrandizing forms of egoistic desire. Is the desired embrace regressive ? immature ? narcissistic ? self-serving ? greedy ? masturbatory ? (all these having been thought of as bad attitudes with a bad press — one might now wonder). Fueled by an ambisexual or polysexual suggestiveness, the poem makes a wobbly declaration of vocation in its desire to embrace singular, hieratic woman herself, yourself, myself ».
Si DuPlessis explore les enjeux de la tradition saphique et du « corps lesbien » à partir des écrits d’Hélène Cixous, notamment « Sorties » et « Le Rire de la Méduse », elle conteste néanmoins l’usage de l’expression « écriture féminine », qui reproduit selon elle une construction génériquement marquée et crée une « nouvelle orthodoxie binaire (même féministe) », à laquelle elle préfère substituer un marqueur de pluralité, comme bisexuelle ou polysexuelle. Cf. DuPlessis, « f-Words : An Essay on the Essay », 34-35. Cf. également à ce sujet Marie-Christine Lemardeley, « Qu’est-ce qu’elles veulent encore ? Un regard freudien sur la critique littéraire féministe », RFEA 65 (juillet 1995). -
[8]
Cf. Anne Carson, If Not, Winter : Fragments of Sappho, 265. L’expression « aigre-douce » renvoie au célèbre néologisme du fragment 130 de Sappho, qui compare l’effet produit par Éros à une piqûre douce-piquante (glukupikron), bittersweet. Cf. également Carson, Eros the Bittersweet : An Essay (1998 [1986]).
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[9]
Dans Adrienne Rich. Cartographies du silence, Marie-Christine Lemardeley évoque une nouvelle d’Isak Dinesen (« The Blank Page ») où l’absence de toute tache de sang sur les draps nuptiaux du couple royal remplit d’effroi une servante confrontée au blanc scandaleusement immaculé, avant d’ajouter : « La présence même de cette absence qui fait tache sert d’équivalent pictural à un silence qui serait un cri » (17).
-
[10]
Dans son article sur l’épithalame, Barbara Cassin évoque le cri à l’origine du chant nuptial, sans doute celui dont il s’agit ici au sens le plus littéral : « “Ô hymen ! Ô hyménée !”, scandait dans l’ancienne Grèce la marche des époux vers la demeure du mari ; ce cri devint le refrain de l’épithalame (du grec épi, “sous, près de”, et thalamos, “chambre”, en particulier “chambre nuptiale, lit”), ou poème, et, après Stésichore, chant choral en l’honneur des nouveaux mariés » (Encyclopédie Universalis).
-
[11]
Écarlate, du latin médiéval scarlata, draps aux couleurs vives. Cf. à ce sujet Eileen Gregory, « Scarlet Experience: H.D.’s Hymen » (1987).
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[12]
Bryher, « Spear-Shaft and Cyclamen-Flower » (recension de Hymen). Cf. à ce sujet Diana Collecott, H.D. and Sapphic Modernism, 36.
1A l’instar du trope histologique de la peau-tissu, la métaphore antédiluvienne du texte-textile sert d’arrière-plan à l’écriture chez H.D. Celle-ci se donne à lire comme le processus à l’œuvre, pli sur pli et fibre à fibre, d’une toile-texte-peau qui tisse l’hymen du corps et de l’écriture, au fur et à mesure que le sujet s’y dissout plutôt qu’il ne s’y dévêt, qu’il s’y déploie plutôt qu’il ne s’y dévoile. Quel autre texte que « Hymen » (CP 101-110) pour figurer cet hymen devenu allégorie de lui-même ? Obstinément placé sous le signe de l’hybridité, le composé de vers et de prose s’éploie dans l’entre-deux sublime de l’indécision, à la pliure d’une dramaturgie et d’une liturgie, d’un mimodrame et d’un épithalame, entre nuptialité et nudité. H.D. conçoit ce poème comme une suite polymorphe, une série de fragments où se brouillent genres littéraires et identités. S’y mêlent musique, théâtre et danse par l’entremise du chant, de la poésie et de l’art dramatique tels que les pratiquaient les Grecs dans l’Antiquité (chœur, didascalies, strophe / antistrophe, chorégraphie). De la mise en scène du poème à la mise en page du texte, ce rite de passage s’écrit comme une expérience de la limite, tant il est mis à l’épreuve de la signifiance du limen et de l’hymen.
2Doté d’un titre au plus haut point anagrammatique, « Hymen » se donne d’abord à lire comme un hymne à Hyménée, qui personnifiait le chant nuptial et présidait les festivités lors des mariages. D’emblée pris dans le double jeu de l’éponymie (« Hymen », Hymen, 1921) et de la métonymie (angl. Hymen, hymen), l’hymen semble d’emblée placé sous les auspices célestes de l’hymne d’hyménée [1]. Après une brève ode préliminaire mise en exergue à la manière d’une épigraphe (« Ah, how could they know / how violets throw strange fire », CP 101), « Hymen » s’ouvre sur une didascalie. Le lecteur pénètre dans une zone encore liminaire et largement indécise.
As from a temple service, tall and dignified, with slow pace, each a queen, the sixteen matrons from the temple of Hera pass before the curtain – a dark purple hung between Ionic columns – of the porch or open hall of a palace. Their hair is bound as the marble hair of the temple of Hera. Each wears a crown or diadem of gold.
4Ce fragment de prose narrative inscrit le récit entre l’espace dramatique du proscenium et le monde mystique de la cérémonie d’initiation. En réalité, le préambule a moins pour effet de révéler que de suggérer. Dans sa recension de Goblins and Pagodas de John Gould Fletcher, H.D. célèbre l’art suggestif de l’auteur en des termes qui semblent en effet rejeter la méthode poundienne au profit de l’art mallarméen : « a more difficult and, when successfully handled, richer form of art : not that of direct presentation, but that of suggestion [2] ». L’ouverture de « Hymen » plonge ainsi le lecteur non seulement dans l’obscurité du mystère symbolisé par l’épais rideau de couleur pourpre, mais également dans les limbes de l’indécision (« As from a temple », « the porch or open hall of a palace »). Il l’emporte dans la circularité d’un rituel scandé par le rythme solennel d’une phrase émaillée de répétitions. Il l’aspire par le jeu de l’homophonie entre Hera, hair, air et eros, mots hantés par le signifiant de l’air, qui résonne dans / (h)e? / et siffle dans le « h » aspiré, écho du titre du poème (h-ymen). Évocateur du souffle spirituel et du souffle musical, l’air qui bruisse parmi les mots annonce la ritournelle des instruments à vent et la venue d’Éros pour le Hieros Gamos.
5Par l’entremise des nymphes du cortège d’hyménée déambulant dans le vestibule d’un lieu de culte indéfini, peut-être le temple d’Olympie ou un palais antique tenant lieu de sanctuaire, H.D. invoque Héra, déesse de la fécondité. Il s’agit moins pour l’auteur de déterminer par le biais d’une description réaliste un cadre référentiel univoque que de reconstruire un univers mythique. Par l’entremise d’une série de glissements métonymiques, le texte nous conduit dans la crypte où se déroulaient les rites initiatiques des religions à mystères, et au thiasos de Sappho dans l’île de Lesbos (102). L’image du Havre luxuriant (« closed garden ») renvoie au topos aphrodisiaque par excellence. Elle rappelle la manière dont Sappho décrit sa sphère pastorale, lieu clos où elle côtoie ses compagnes et où elle invite sa protectrice Aphrodite à la rejoindre. C’est notamment le cas dans le deuxième fragment auquel H.D. fait allusion :
] here to me from Krete to this holy templewhere is your graceful groveof apple trees and altars smokingwith frankincense [3].
7Si Sappho est tout entière dévouée à la déesse née de l’écume (aphros), formée selon Hésiode par la semence d’Ouranos répandue dans la mer (Théogonie 170-200), H.D. mêle néanmoins aux multiples visages de cette divinité des traits de la chaste Artémis, ainsi que des allusions à la figure divine des mystères d’Éleusis, Déméter / Korè-Perséphone [4]. Comme l’écrit Eileen Gregory dans un article sur Sea Garden qui a fait date : « Perhaps the most remarkable quality of Sappho’s imagined Lesbos is the “liminality”, the threshold quality, of its central mysteries, all of which reflect the goddess Aphrodite whom Sappho both serves and embodies in song » (529). Dans « Hymen », H.D. semble ainsi courber les deux lignes de force de l’aphrodisiaque et de l’artémisien, puisqu’elle renvoie obliquement aux jeunes vierges (korè) de Sappho-Aphrodite, identifiées par ailleurs aux nymphes pures du thiasos artémisien (« like the wood-maidens of Artemis », 104 [5]). Marquant l’amorce du chant nuptial, la première strophe lyrique signale l’infime entame de l’hymen. Sertie dans la blancheur sibylline des marges, ciselée par l’espace liminal du versus et par les failles du texte où se nichent des pulsions indicibles, la fine colonne du poème se dresse emplie de tous les possibles. Chacun des termes de ce rite de passage est écrit dans une langue où prolifère le sens, imprimée à son tour sur un tissu qui recueille toutes les métaphores du corps. Ce corps est en symbiose avec la nature, où chaque forme de vie se charge d’une forte puissance érotique. H.D. retrace le double trajet rituel de la fleur encryptée de la nymphe, du gynécée au sanctuaire nuptial où a lieu la cérémonie initiatique. Marqué par son double sens constitutif, hymen signe d’abord la fusion, la consommation du mariage. Des sens multiples du mot nymphè se dégage un trait commun, celui d’une dissimulation originaire, d’un état de latence auquel renvoient les signifiants nuptiaux. « Nymphe », « nubile », « noces » proviennent de la même nébuleuse sémantique du voile et du voilement, du latin nubo, nubere, (se) voiler, (se) couvrir, et de nubes, nubis « nuage, nuée, nue » – au figuré : « voile, obscurité » – qui renvoient à leur tour aux zones de turbulence des essaims, vapeurs, nuages, à ces multitudes de petits points qui tourbillonnent pour former les zones d’ombre du visible.
Subversion saphique
8Dans le double motif de la fleur virginale s’entrelacent la célébration (hyménée), la pureté (hymen) et le poème, lui-même fleur (anthos) intégrée à un ensemble, comme le dépeint la première anthologie de Méléagre. Dans l’Anthologie palatine, chaque poète ou texte représente en effet une fleur insérée dans une composition florale [6]. Cet entrelacs inscrit l’hymen à la pliure d’un paradoxe, et au cœur de la configuration d’un don impossible, où la nymphe se voit offrir la fleur qu’elle est supposée incarner. Selon un effet d’enchâssement symbolique qui produit un jeu de miroirs, on apporte à la jeune fille son propre hymen sur un plat d’argent, alors même qu’elle est venue en faire offrande sous les auspices d’Aphrodite, d’Héra et d’Artémis.
Of all the blessings –Youth, joy, ecstasy –May one gift last(As the tall gladiolus mayOutlast the wind-flower,Winter-rose or rose),One gift above,Encompassing all those ;
10Le contre-don qui accueille la nymphe venue offrir sa virginité forme une troublante préfiguration de l’hymen, tout en entraînant son interminable ajournement. Le glaïeul blanc fraîchement cueilli et déposé aux pieds de la nymphe s’inscrirait sans doute dans l’ordre symbolique de la représentation classique s’il n’en constituait déjà la doublure ou le mimodrame ironique, gladiolus signifiant à la fois glaïeul et glaive. En identifiant la figure virginale à l’instrument de sa défloration, H.D. opère la défiguration du langage symbolique traditionnel. Pour Évelyne Grossman, la défiguration serait une « force de création qui bouleverse les formes stratifiées du sens et les réanime ». On reconnaît ici le désir de H.D. de « donner voix à l’innommable, [de] donner figure à l’infigurable », démarche qui « suppose de défaire les formes coagulées, de les ouvrir, de les déplacer » (7-8). Ce « mouvement de déstabilisation qui affecte la figure », souligne Grossman, « n’est pas nécessairement violent : la délicatesse au sens de Barthes, entendue comme sortie d’un affrontement catégoriel des oppositions, n’y est sans doute pas étrangère » (9). Dans l’œuvre de H.D., la mise en exergue de l’androgyne (la fleur phallique, angiosperme, bisexuée) marque la remise en cause radicale de l’identité sexuelle et de ses stigmates. Par la petite piqûre du style propre à l’écriture (stigma, glûphè), H.D. s’approprie la pointe stigmatique du topos virginal (hymen, fleur). Dans ce poème iconoclaste, H.D. développe une poétique sexuelle ambivalente, ou encore « ambisexuelle », selon le terme de Rachel Blau DuPlessis [7]. Si les maîtres du modernisme revendiquent une véritable rupture avec la tradition, la femme écrivain est encore à cette époque affublée d’une « identité » suffocante. H.D. y introduit le jeu, irréductible écart, de la jouissance textuelle, au risque de la dissémination. Le stigmate – fleur-poinçon ou pointe du pistil et du style – devient l’agent de production idéal d’un désir inassouvi, d’une pulsion à la dérive, qui échappe à la logique de l’accomplissement. Par ce biais, H.D. revendique aussi l’ambiguïté de l’eros saphique, sa morsure aigre-douce, sa flamme oxymorique qui s’éternise jusqu’à l’agonie blanche d’un corps consumé : « Eros the melter of limbs (now again) stirs me – / sweetbitter unmanageable creature who steals in [8]. » H.D. donne corps à cette tension extrême entre l’ardeur du désir et les supplices de la chair, en particulier par l’entremise d’un spectre chromatique en apparence brouillé : « This woman whom love paralysed till shed seemed to herself a dead body yet burnt, as the desert grass is burnt, white by the desert heat » (The Wise Sappho 64). Comme en témoignent les textes de Sappho et de H.D., les seules fleurs immortelles (« May one gift last », « Outlast ») ne sont pas la rose cuisse-de-nymphe-émue, le lys blanc ou encore le glaïeul, mais leur transposition poétique. Art de la suggestion, le triomphe poétique s’incarne dans le simulacre anthologique, cette fleur-figure de langage « absente de tout bouquet » (Mallarmé). Dans « Hymen », le glaïeul de notre séjour terrestre est ressaisi comme simulacre par la puissance du verbe poétique. L’intensité immaculée des liliacées trouve dans l’imagination poétique le lieu d’une efflorescence idéale. Si le don de la fleur hyménale est impossible, c’est parce que l’hymen relève lui-même de l’infigurable.
11Le dédoublement du don à l’excès porte le sceau de la cérémonie païenne (aphrodisiaque, dionysiaque, éleusinienne), où la célébration de la nature engendre la saturation proleptique de l’hymen. L’incantation s’appuie sur les amorces anaphoriques qui font du poème une chambre d’écho.
For her, for him,For all within these palace walls,Beyond the feast,Beyond the cry of Hymen and the torch,Beyond the night and musicEchoing through the porch till day.
13Chacun des termes de cette strophe vaut dans son rapport au liminaire. L’hymen « a lieu » entre l’identité et la différence : entre l’un et l’autre, deux sujets indéterminés (her, him), signifiés vides pour des protagonistes placés sous masques. L’hymen est à la dérive entre ces deux pôles. Seules apparaissent les marques d’une intention et d’une mise sous tension de la langue (for, for…). L’intention déborde le sujet dépersonnalisé par l’adresse du cortège d’hyménée à un destinataire anonyme. Dans le même temps, H.D. donne corps aux nymphes de la cérémonie. Elle souligne la beauté de leur chair diaphane qui se détache sur une toile de fond empourprée. La voix du chœur semble étrangement désincarnée, presque insituable. Associée au ballet perpétuel de corps immaculés, elle suggère une présence charnelle intense mais entièrement désubjectivée. Défilé continu d’une multiplicité sans visage, de corps sans sujets, le cortège devient flux spectral.
From the distance, four children’s voices blend with a flute, and four very little girls pass singly before the curtain, small maids or attendants of the sixteen matrons. Their hair is short and curls at the back of their heads like the hair of the chryselephantine Hermes.
Two by two – like two sets of medallions with twin profiles distinct […] – the four figures […] are outlined with sharp white contour against the curtain […]. The tunics fall to the knees in sharp marble folds. They sing […].
16La divagation à laquelle donne lieu le mouvement de ces corps semble mettre en avant la dimension chorégraphique de toute écriture. Ces passages de prose poétique renvoient à un composé de sensation suggérant l’étreinte ou le corps à corps, qui n’est pas sans évoquer les réflexions mallarméennes sur le ballet, soit « l’opération, ou poésie, par excellence » où est révélée « l’impersonnalité de la danseuse », figure du « sacre », de l’« hymen » entre les arts (« Crayonné au théâtre » 163).
17Dans « Hymen », l’impossibilité du don se transforme en mime, et l’échec de la volonté donatrice en pure ostentation. Dans le passage cité, l’ostentation se double de la répétition, le mot se dédouble par le jeu de la réitération, phénomène perceptible dans le for et le beyond anaphoriques et allitératifs dont le but est de pallier par l’artifice verbal l’irrépressible pulsion donatrice, et ainsi de donner corps au don dans une débauche de re-présentation. Au sein de l’espace d’indiscernabilité où les corps se mêlent et où les identités se brouillent (104-105), l’hymen fonctionne comme une syllepse. Pli entre l’intérieur et l’extérieur, l’espace encrypté se définit étrangement dans ces lignes par la labilité de ses frontières. Cela se traduit par la percée aussi fulgurante qu’intangible de l’onde musicale (echoing through). Irradiation excédant l’espace liminaire, la ritournelle déborde les limites du confinement grâce à une ouverture de fortune, à un (lieu de) passage donnant sur l’espace vestibulaire du porch. Les ondes musicales se propagent vers le dehors et le transforment en crypte. Au même moment, le poème se met sous tension par le jeu de la paronomase. Cela se traduit par des variations infimes, où « last » est repris par « Outlast », « Gladiolus tall » par « tall gladiolus ». Plus loin, « wind-flower » se mue en « Winter-rose » puis en « rose », « gift last » en « gift above ». Surgissent deux constructions atypiques, comme l’inversion de l’ordre syntaxique canonique dans « Gladiolus tall » et « Gladiolus white », qui a pour effet de mettre en exergue l’adjectif, de tordre la syntaxe par le biais d’un usage intensif de la langue. De même, dans « the cry of Hymen and the torch », où cette dernière adjonction forme une protubérance, un étrange effet de greffe et de télescopage syntaxique semble faire crier la torche. Le poème s’étend ainsi vers un atopos où le temps se fait espacement et l’espace temporisation. Dans cette scène inaugurale où la nymphe est réduite au mutisme, son silence se donne à entendre comme un cri inouï, ou encore comme « un silence qui serait un cri [9] ». Le cri déchirant de l’hymen serait comme un bruit sourd absorbé par le chant, étouffé sous les nappes sonores de l’épithalame et dans les plis de l’épais rideau pourpre : « The curtain hangs motionless in rich, full folds » (102). Interdit, le cri se glisse sous les mots, se donne à lire entre les lignes de l’ode (cry). Par l’entremise de cette complainte inaudible, l’indécision sémantique gagne l’antre de l’hymen. Zone grise du timbre forcé, distorsion du grain de la voix, le cri renvoie à l’animalité du rite initiatique. Signifiant à valeur prospective, « the cry of Hymen » exprime à mots couverts les sanglots étouffés de la jeune vierge, relayés par la complainte du chœur proclamant à demi-mots, tel le chœur tragique, l’imminence du sacrifice hyménal. Sous le fard de la fête rituelle, l’acte sacré (sacrificium) s’apprête à faire couler le sang de la nymphe au nom d’Hyménée [10].
Sensations haptiques
18« Hymen » suit un processus d’intensification qui se traduit par la densité croissante d’un texte aux mailles de plus en plus fines. En suivant quelques-unes de ces lignes, il s’agit non seulement de discerner des points de croisement dans un écheveau poétique complexe, mais également de mettre au jour des zones d’indiscernabilité, là où se mêlent les motifs et les corps jusqu’à l’indistinction, en une préfiguration ultime de l’hymen et de l’apothéose. Zones d’indiscernabilité sonore : « four children’s voices blend with the flute » (102), « a wood-wind weaves a richer note into the flute melody ; then the two blend into one song », « Flute, pipe and wood-wind blend in a full, rich movement. There is no definite melody but full, powerful rhythm » (104), « they sing to blending of wood-wind and harp » (107). Zones d’indécidabilité sexuelle : « the wood-maidens of Artemis […] are boyish in shape and gesture » (104). Zones d’indistinction perceptive : « the bride-chorus passes before the curtain. There may be any number in this chorus » ; « The bride in the center is not at first distinguishable from her maidens » (105). Zones de démultiplication (organes, fleurs, tissus) : curtain, rich full folds, sharp marble folds, cloth outspread, crocus buds unfold, spray, petals, flower spray. Zones de téléscopage de codes : wind-flower / winter-rose / wind / wood-wind / wood-maidens, marble hair / marble folds, river-bed / spills / spilled/(sea)bed, shore / floor / bridal door, folds / crocus buds unfold… Enfin, avec son mélange de matières disparates (or et ivoire), la composition chryséléphantine (102) donne naissance à un vocable dont la concrétude semble refléter la dynamique d’hybridation qui informe la matérialité du texte.
19Ajouté au travail sur le mélange des règnes (végétal, animal, minéral) et sur la diversité des matières (chair, marbre, étoffe, peau, bois, plantes, fleurs, tissu, givre, neige, eau, gemmes, roches, or, ivoire, etc.), l’usage de la couleur entre lui aussi dans la composition de blocs de sensation. H.D. développe ainsi son poème moins en fonction d’une logique du sens que d’une logique des sens, ou de la sensation, selon l’expression de Cézanne que Deleuze fait sienne (Francis Bacon 46). Si le ballet des jeunes filles dans l’espace scénique virtuel crée des zones de flou, le travail sur la couleur s’accompagne en contrepoint de scènes picturales, véritables tableaux impliquant la délimitation d’une Figure dans un champ visuel (Francis Bacon 11). Ce champ est formé par l’espace du temple, qui a pour toile de fond un épais rideau de velours pourpre, équivalent dans le langage pictural d’une plage monochrome (« a dark purple », « background of darkness », 101-102). Malgré la nuance violine du rideau de scène (« dark purple »), les différents sens de purple suggèrent la couleur pourpre de la chair à vif, le velours incarnat, l’écarlate des draps nuptiaux, couleur du sang versé [11]. C’est sur cette toile de fond que se détachent les silhouettes des jeunes filles vêtues de blanc : « four very little girls pass singly before the curtain » (CP 102), « the four figures of four slight, rather fragile taller children, are outlined with sharp white contour against the curtain » (103), « the figures – tall young women, clothed in long white tunics » (105). Puis pénètre la Figure centrale, celle de la nymphe (« The bride in the center »), drapée dans une profusion de voiles (« like the veiled Tanagra »), telle une coulée de blanc dont le contour nettement défini se découpe sur le fond pourpre : « the veiled symbolic figure standing alone in the center », « The veiled figure stands with her back against the curtain […]. Her head is swathed in folds of diaphanous white ». Par la juxtaposition du fond écarlate et de la figure blanche, la composition visuelle de « Hymen » nous donne à voir la défiguration anticipée de la chair. La blancheur immaculée de la nymphe – corps sans figure – est encerclée par le plan de couleur chair qui l’enveloppe et l’empourpre par contiguïté. La couleur blanche de la Figure est à son tour marquée d’une tache rouge vif (« This red, this purple spray », 102), préfiguration de la maculature. De la palpation sensible naît la possibilité d’une vision haptique, qui rapporte le toucher au spéculaire. Dans ce texte, H.D. crée cette dimension haptique de la couleur : « The hair is smooth against the heads […] », « sharp white contour », « folds of diaphanous white, through which the features are visible » (105). La mise sous tension des couleurs, comme celle des lignes mélodiques et corporelles, aide à conférer une dimension figurale au poème, qui peut se lire comme une suite d’études du corps. Cela se traduit par la juxtaposition de deux paradigmes de couleur dans les passages chantés qui sont aussi des champs picturaux. Ils apparaissent nettement si l’on met en regard les quatre champs (et chants) placés au cœur du poème, qui alternent les plages de blanc liées à la Figure centrale et les coulées chromatiques associées au chœur : 1) « Never more will the wind » (103-104) active le paradigme du blanc intensif à travers le topos saphique de la neige et du froid (snow, bright, rain, wind) ; 2) « Between the hollows » (104-105) suggère un déferlement de bleu (« The spring spills blue ») correspondant à la profusion de jacinthes distribuées dans l’espace ; 3) les strophes et antistrophes du chœur (« But of her / Who can say if she is fair ? », 105-106) suggèrent à nouveau des blancs d’intensité variable ; 4) enfin, « Along the yellow sand » (107) évoque les rayons lumineux qui baignent les lauriers de soleil (shimmering, threads of gold, sun, shines). Ce fragment évoque également la dissémination de touches incarnadines, celles des fleurs de lauriers-roses dont H.D. saisit le pâle incarnat, couleur de chair (« their blushes shine as faint in hue »), le rose incarnadin qui lui inspire la vision sensuelle de la peau scintillant entre ombre et lumière sous les voiles de la future mariée : « (Ah, love, / So her fair breasts will shine / With the faint shadow above.) » H.D. emploie une palette chromatique associée à des sensations tactiles, des percepts et des affects qui sont autant d’intensités – rouge sang, rivière de saphirs, flux lumineux, pulpe de chair, brûlure de la couleur blanche. Pour l’essentiel, les coulées chromatiques (le bleu et l’or/incarnadin) forment des taches de couleur, de fines dégoulinures colorantes serties de blanc (Figure) ou de pourpre (fond), pures sensations de fluence et de chair (Aphrodite-Éros).
20Tout le poème semble osciller entre ces deux pôles chromatiques. De la noirceur violine s’opère un glissement au rouge vif, puis jusqu’à l’intense clarté de la neige, de la glace et du givre, du lait et de l’écume, de la fleur de lys, de myrte ou de laurier, de la chair, de la cendre et du feu. Dans maints poèmes s’entremêlent plusieurs de ces valeurs sensibles, comme dans ces quelques vers de « Loss » (Sea Garden) : « I am glad the tide swept you out, / O beloved, / you of all this ghastly host alone untouched, / your white flesh covered with salt / as with myrrh and burnt iris » (CP 22). Dans « Hymen », l’intensité du blanc est portée à son paroxysme. Le blanc forme l’authentique expression de ce pur état-limite. Tandis que les premiers critiques n’y ont perçu que des traces de rigidité et de vacance stérile, de frigidité et de frustration douloureuses (assimilées aux souffrances de H.D. dans ses rapports avec Lawrence et Aldington, en particulier), le blanc serait bien plutôt la couleur même poussée à son degré suprême. Bryher, la compagne et complice de H.D., le souligne dans sa réplique à la recension de Hymen parue dans le Times Literary Supplement. Dans « Spear-Shaft and Cyclamen-Flower », elle met en exergue une poésie ni froide ni stérile, mais « vibrante d’émotions et de désirs [12]». De même, Marianne Moore souligne l’importance de son « concept de couleur », qui à ses yeux relève d’un rite de beauté (« an instinctive ritual of beauty », Complete Prose 81). Chez H.D., la couleur ne serait donc autre que l’accomplissement ou le rite de l’Idée, au sens où Mallarmé emploie ce terme dans sa chronique pour La Revue indépendante. Pour H.D. comme pour Mallarmé, le rite n’est autre qu’un geste sans cesse esquissé en direction de l’hymen, d’un hymen toujours inaccompli, irréalisable, mais élevé à la puissance de l’artifice. L’accomplissement fictif consiste en l’événement de la création poétique, situé au pli du livre et du théâtre, de la Figure et du poème. À la limite de la figure et de l’infigurable, la couleur remplit une fonction créatrice chez H.D. Pour Jacques Rancière, la « métaphore symboliste » est « le geste d’un déplacement qui met ensemble, en forme de fleur virtuelle, une manière de combiner des pas et un schème de monde » (38). Le rituel instinctif du poème relèverait ainsi de l’hymen de l’idée et de la figure. Dans l’œuvre de H.D., la couleur scelle l’hymen fictif de la vue et du toucher dans le mode de vision haptique. Concrète et plastique plutôt qu’abstraite et vaporeuse, la couleur projetée par les mots est chargée d’une puissance poétique considérable. Elle est le premier pigment du poème et, à ce titre, elle n’exprime pas l’idée, mais la fait être.
Éros / Iris
21Toute la poétique de Hymen paraît reposer sur le paradoxe saphique du désir. Elle se joue sur le fil tendu entre brûlure et déchirure. En effet, pas plus que la virginité n’est le signe de l’absence de désir, de l’innocence ou de la pureté, la couleur blanche n’est une absence de couleur. Elle figure la combinaison de toutes les nuances du spectre chromatique. H.D. écrit dans Tribute to the Angels : « And the point in the spectrum/where all lights become one, is white and white is not no-colour, / as we were told as children, / but all-colour ; / where the flames mingle » (CP 573). Blancheur et virginité sont des indices de désir exacerbé, de jouissance sensorielle jusqu’à l’excès de couleur et de douleur. Lorsque le pourpre ou le saphir virent au blanc, il ne faut pas y percevoir la trace d’un manque, mais bien plutôt celle d’une crête d’intensité. Grâce à son retour à Sappho, H.D. subvertit un topos poétique immémorial, qui perdure encore dans l’esthétique décadente et l’hellénisme victorien. Le blanc n’est plus, comme auparavant, un symbole de virginité, mais renvoie ainsi au concept même de blancheur, à sa nudité et à sa matérialité sensible. À cet égard, la série de strophes et d’antistrophes du chœur d’hyménée est sans doute exemplaire. « Fair » est l’un des signifiants permettant à H.D. de saisir la multiplicité des réseaux sémantiques, puisqu’il désigne traditionnellement la beauté, liée à la pureté, la blancheur et la clarté : « Who can say if she is fair ? » (105). Dès la première « strophe », le chœur d’hyménée s’interroge sur la beauté – et indirectement sur la virginité – de la nymphe ensevelie sous la mousseline luxuriante : « Bound with fillet, / Bound with myrtle / Underneath her flowing veil ». Le corps invisible semble englouti sous les plis de la robe drapée de crêpe, selon un effet d’enfouissement renforcé graphiquement par la parenthèse suivante : « Only the soft length / (Beneath her dress) / Of saffron shoe is Bright / As a great lily-heart / In its white loveliness ». H.D. tient un double langage, où le cliché de la pureté (« white loveliness ») est subverti par la promesse sensuelle (underneath, beneath her dress, white length, lily-heart). Le corps immaculé de la jeune fille est véritablement emmailloté. Peau et tissus sont recouverts sous une profusion de voiles, de mailles et de fibres qui forment comme une seconde peau : « To us the task was set / Of knotting the fine threads of silk : / We fastened the veil » (106). Le corps de la nymphe s’avère même ligaturé par la double bande qui fixe solidement la gaze au moyen d’une couronne de myrte et d’un ruban à cheveux (fillet). Dans l’antistrophe résonne la réponse du chœur : « We can say that she is fair. / We bleached the fillet […] » (106). Le blanchiment du mince ruban de tissu écarlate, métonymie de la fine membrane de l’hymen à la pureté restaurée, suggère l’effacement des péchés de chair. Le processus de décoloration marque aussi la volonté de dissimuler sous le fard de l’artifice le terrible parallèle entre la fête d’hyménée et le rite sacrificiel dont elle s’apprête à faire l’objet : « From citron-bower be her bed, / Cut from branch of tree a-flower, / Fashioned for her maidenhead » (108). La nature animée du printemps préfigure la cueillette du bourgeon gorgé de sève et l’entame de l’hymen : « That all the wood in blossoming, / May calm her heart and cool her blood / For losing of her maidenhood » (108).
22Indissociable de la chair (« white flesh », 22), de la chair couleur de myrte d’Aphrodite (« white myrtle-flesh », 27), le blanc désigne donc l’intensité du corps érotique dans toute sa crudité. Dans The Wise Sappho, H.D. célèbre les valeurs de la blancheur chère à la poétesse mytilénienne : « a white, inhuman element, containing fire and light and warmth » (57). Au contact de la peau, la glace devient sensation brûlante et indicible jouissance. Au contact de l’œil, la neige étincelle. Comme l’a montré Anne Carson dans son bel essai sur la figure d’Éros dans l’œuvre de Sappho et dans l’Anthologie palatine, ce paradoxe (méta)physique émane de l’antique physionomie de la glace et du feu (Eros the Bittersweet 11). H.D. exploite à l’envi ce trope saphique, comme par exemple dans « The Dancer » : « meeting, when fire meets / ice, or ice / fire » (CP 440), ou encore dans « The Master », poème sur Freud longtemps resté inédit : « for a woman/breathes fire / and is cold, / a woman sheds snow from ankles / and is warm ; white heat / melts into snow-flake » (454). Carson ressaisit la tension du corps érotique en recourant à la notion composée de jouissance glacée (« ice-pleasure », 111), qu’elle élabore à partir d’un fragment de Sophocle. L’expérience tactile de l’eros y est figurée par la sensation neuve de la main touchant un morceau de glace pour la première fois, sensation non seulement double et ambiguë, mais également éphémère, puisqu’elle le fait irrémédiablement fondre à son contact. Pour Carson, cette volonté de tenir la glace sans la faire fondre renvoie au fonctionnement paradoxal du désir (121). Carré blanc sur fond blanc : H.D. marque par la répétition la saturation de la pigmentation des tissus (peau, membrane, voile, toile et fine pellicule de neige), jusqu’au gauchissement et au dévoiement de l’antique symbole. Blancheur virginale érotisée, peau électrisée, iris brûlé, avec « Hymen » H.D. pousse à son paroxysme la défiguration de la couleur dite immaculée. En déchirant métaphoriquement le voile de la nymphe, H.D. substitue à la décence matrimoniale la chaleur incandescente de la passion homoérotique, et au sentimentalisme fleuri, une langue à fleur de peau.
antistrophe | But of her, We can say that she is fair ; For we know underneath All the wanness, All the heat (In her blanched face) Of desire Is caught in her eyes as fire In the dark center leaf Of the white Syrian iris. |
23Par un jeu de miroirs illimité, l’œil de l’iris se reflète dans l’iris de l’œil. L’iris ne devient à son tour autre chose qu’une figure de lui-même. Il désigne son propre nom : la fleur sensible et la puissance du regard. Dans la poétique de H.D., la brûlure du désir (« All the heat […] / Of desire ») procède d’une sensation visuelle, d’une excitation photosensible qui passe par l’« œil » sombre de la fleur, figure de la noire pupille de l’iris : « caught in her eyes as fire / In the dark center leaf / Of the white Syrian iris ». Signe de luminosité suprême et d’incandescence, la flamme blanche de l’iris, comme celle de l’eros, s’imprime sur l’écran rétinien et illumine l’œil qui paraît chauffé à blanc. Ainsi, l’usage purement intensif que fait H.D. de la couleur de l’iris évoque la dépigmentation de la peau et la brûlure de l’œil par la lumière crue qui éclaire et éclaircit du même coup le pourpre rétinien. Le passage du rouge au blanc sous l’effet de l’intensité (chaleur, lumière) est commun notamment aux métaux et à l’œil, et plus précisément au processus de photoréception dont la rétine est le siège. Le pourpre rétinien blanchit sous l’effet d’une forte luminosité, et l’œil rouge, injecté de sang, semble pouvoir être chauffé à blanc : « your white flesh covered with salt / as with myrrh and burnt iris » (22). L’iris est à la fois bourgeon, œil ou pupille de la fleur blanche et diaphragme mobile contrôlant la pénétration du flux énergétique. Ainsi, la figure de l’iris s’approche singulièrement de la double figure de l’eros et de l’hymen, entre plaisir sensible et jouissance dévastatrice, eris et eros.
Bibliographie
Ouvrages cités
- Blau DuPlessis, Rachel. « f-Words : An Essay on the Essay ». American Literature 68.1 (mars 1996) : 34-35 ; « Manifests ». Diacritics 26 : 3-4 (1996) : 31-53.
- Bryher. « Spear-Shaft and Cyclamen-Flower ». Poetry 19 : 6 (1922) : 333-337.
- Carson, Anne. Eros the Bittersweet : An Essay. Champaign, IL : Dalkey Archive, 1998 ; If Not, Winter : Fragments of Sappho. New York : Alfred A. Knopf, 2002.
- Cassin, Barbara. « Epithalame ». Encyclopédie Universalis, éd. numérique (DVD), 2008.
- Collecott, Diana. H.D. and Sapphic Modernism. 1910-1950. Cambridge : Cambridge UP, 1999.
- Deleuze, Gilles. Francis Bacon : logique de la sensation. Paris : Seuil, 2002.
- Derrida, Jacques. La Dissémination. Paris : Seuil, 1993 (1972).
- Doolittle, Hilda (H.D.). « Hymen ». Collected Poems: 1912–1944. New York : New Directions, 1983. 101-110 ; Notes on Thought and Vision & The Wise Sappho. San Francisco : City Lights Books, 1982.
- Gregory, Eileen. « Rose Cut in Rock : Sappho and H.D.’s Sea Garden ». Contemporary Literature 27 (1986) : 525-552 ; « Scarlet Experience : H.D.’s Hymen ». Sagetrieb 6 : 2 (1987) : 77-100.
- Grossman, Évelyne. La Défiguration : Artaud, Beckett, Michaux. Paris : Minuit, 2004.
- Hésiode. Théogonie. Hymnes homériques. Éd. et trad. par Jean-Louis Backès. Paris : Gallimard, 2001.
- Lemardeley, Marie-Christine. « Qu’est-ce qu’elles veulent encore ? Un regard freudien sur la critique littéraire féministe ». Revue française d’études américaines 65 (juillet 1995) : 460-470 ; Adrienne Rich. Cartographies du silence. Lyon : PU de Lyon, 1990.
- Mallarmé, Stéphane. « Crayonné au théâtre ». Œuvres complètes. II. Éd. par Bertrand Marchal. Paris : Gallimard, 2003 (1887). 160-203.
- Pironti, Gabriella. Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne. Liège : CIERGA, 2007.
- Pound, Ezra. Literary Essays of Ezra Pound. Éd. par T. S. Eliot. London : Faber, 1954.
- Stanford Friedman, Susan. Penelope’s Web : Gender, Modernity, H.D.’s Fiction. Cambridge : Cambridge UP, 1990.
Mots-clés éditeurs : modernisme, imagisme, saphisme, symbolisme
Mise en ligne 19/07/2010
https://doi.org/10.3917/rfea.123.0101Notes
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[1]
Dans La Dissémination, Jacques Derrida note que l’anagramme entre hymne (umnos) et hymen (hûmen, membrane) ne semble pas fortuit. Il serait motivé par une étymologie commune : ainsi hymen (comme hymne) serait dérivé du radical u qu’on retrouve dans le latin suo, suere (coudre), et le grec uphainô (tisser, ourdir, machiner), uphos (tissu, toile d’araignée, filet, texte). Il serait aussi apparenté à umnos (trame, puis trame d’un chant, par ext. chant nuptial) (258, 263).
-
[2]
H.D., « Goblins and Pagodas », The Egoist 3 (déc. 1916), 183. Cf. Ezra Pound, « Credo » (LE 3).
-
[3]
Anne Carson, If Not, Winter : Fragments of Sappho, 7. Cette traduction d’Anne Carson s’écarte de la syntaxe policée des paraphrases traditionnelles pour rendre aux fragments leur profonde ambiguïté. Elle se fonde sur la syntaxe archaïque originelle, sur les failles et les disjonctions du texte (« marks and lacks »), signalant par le symbole « ] » les morceaux manquants ou illisibles des papyri originaux (xi).
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[4]
Par-delà le symbole féminin de l’amour, la figure d’Aphrodite doit être envisagée dans toute sa complexité : elle est composée d’un mélange (mixis) de l’eris et de l’eros, qui se reflète dans les erga aphroditês. Cf. Gabriella Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, 7-13.
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[5]
H.D. y fait à nouveau référence dans un texte de fiction inédit contemporain de Hymen, intitulé Paint It To-Day (1921) : « […] that most passionate of passions, the innate chastity of the young, the living spirits of the untouched, sacred virgins of Artemis ». Cité par Susan Stanford Friedman, Penelope’s Web : Gender, Modernity, H.D.’s Fiction, 195.
-
[6]
H.D. mentionne la Couronne de Méléagre (Ier s. av. J.-C.) dans sa note en exergue au recueil d’inspiration hellénistique, Heliodora (1924), CP 147. Dans son étude intitulée « The Wise Sappho », H.D. cite le poème-préface (proème) de Méléagre lui-même : « Little, but all roses » (« Chez toi, / Sappho, je cueillis avec soin/Peu de boutons, mais des boutons de rose »), Notes on Thought and Vision & The Wise Sappho, 57. Voir E. Gregory, « Rose Cut in Rock : Sappho and H.D.’s Sea Garden », 534-537.
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[7]
Sur le mot-valise « ambisexualité » et sur la polysexualité, voir la critique du mode poétique pétrarquisant que propose Rachel Blau DuPlessis notamment dans « Manifests » (31 sq.) : « “Lady” is both hinge and barrier ; she belongs to “my true love” — a charming and smug ballad turn, filled with idealizations of class and sexuality. Yet the “I” wants to hold this “you” figure to herself, actualizing in female-to-female attraction the long half-life of a Petrarchan structure of feeling in order to create female authorship. Now that gesture could be interpreted as desire (in a lesbian, matrifocal, or pre-oedipal plot), or as self-aggrandizing forms of egoistic desire. Is the desired embrace regressive ? immature ? narcissistic ? self-serving ? greedy ? masturbatory ? (all these having been thought of as bad attitudes with a bad press — one might now wonder). Fueled by an ambisexual or polysexual suggestiveness, the poem makes a wobbly declaration of vocation in its desire to embrace singular, hieratic woman herself, yourself, myself ».
Si DuPlessis explore les enjeux de la tradition saphique et du « corps lesbien » à partir des écrits d’Hélène Cixous, notamment « Sorties » et « Le Rire de la Méduse », elle conteste néanmoins l’usage de l’expression « écriture féminine », qui reproduit selon elle une construction génériquement marquée et crée une « nouvelle orthodoxie binaire (même féministe) », à laquelle elle préfère substituer un marqueur de pluralité, comme bisexuelle ou polysexuelle. Cf. DuPlessis, « f-Words : An Essay on the Essay », 34-35. Cf. également à ce sujet Marie-Christine Lemardeley, « Qu’est-ce qu’elles veulent encore ? Un regard freudien sur la critique littéraire féministe », RFEA 65 (juillet 1995). -
[8]
Cf. Anne Carson, If Not, Winter : Fragments of Sappho, 265. L’expression « aigre-douce » renvoie au célèbre néologisme du fragment 130 de Sappho, qui compare l’effet produit par Éros à une piqûre douce-piquante (glukupikron), bittersweet. Cf. également Carson, Eros the Bittersweet : An Essay (1998 [1986]).
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[9]
Dans Adrienne Rich. Cartographies du silence, Marie-Christine Lemardeley évoque une nouvelle d’Isak Dinesen (« The Blank Page ») où l’absence de toute tache de sang sur les draps nuptiaux du couple royal remplit d’effroi une servante confrontée au blanc scandaleusement immaculé, avant d’ajouter : « La présence même de cette absence qui fait tache sert d’équivalent pictural à un silence qui serait un cri » (17).
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[10]
Dans son article sur l’épithalame, Barbara Cassin évoque le cri à l’origine du chant nuptial, sans doute celui dont il s’agit ici au sens le plus littéral : « “Ô hymen ! Ô hyménée !”, scandait dans l’ancienne Grèce la marche des époux vers la demeure du mari ; ce cri devint le refrain de l’épithalame (du grec épi, “sous, près de”, et thalamos, “chambre”, en particulier “chambre nuptiale, lit”), ou poème, et, après Stésichore, chant choral en l’honneur des nouveaux mariés » (Encyclopédie Universalis).
-
[11]
Écarlate, du latin médiéval scarlata, draps aux couleurs vives. Cf. à ce sujet Eileen Gregory, « Scarlet Experience: H.D.’s Hymen » (1987).
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[12]
Bryher, « Spear-Shaft and Cyclamen-Flower » (recension de Hymen). Cf. à ce sujet Diana Collecott, H.D. and Sapphic Modernism, 36.