Notes
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[1]
Aujourd’hui, d’ailleurs, comme le souligne Lothar Honninghausen dans son article « The Southern Heritage and the Semiotics of Consumer Culture », cette narration se fait souvent sur et à travers le mode parodique : « they [the new Southern writers] are engaged in a parodic attack on the South of Civil War memorials and Lost Cause rituals, of veterans’ parades and the activities of the United Daughters of the Confederacy » (Gretlund 89).
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[2]
« [It] rehashes old clichés about the South » comme l’écrit Lothar Honninghausen dans The Southern State of Mind (Gretlund 81).
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[3]
Lorsqu’on lui donne la clé de la ville, par exemple, il s’empresse de l’essayer pour constater, bien sûr, qu’elle n’ouvre aucune porte.
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[4]
Voir tous les détails sur les rapports conflictuels de Williams et de ses voisins, ou sur les rivalités au sein des différentes associations, ou même le pourquoi des invitations de Williams. Patient travail d’explication et aussi de jugement. Il déclare ainsi à propos de Danny : « [he was] a pawn in a sick little game of manipulation and exploitation » (Berendt 9).
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[5]
Pour une étude plus fouillée de l’approche de Berendt, voir notre article « John Berendt et sa promenade dans le jardin du Bien et du Mal : portrait de l’Orientaliste en New-Yorkais » dans L’Appel du Sud, dirigé par Nathalie Vanfasse.
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[6]
Ou, comme le déclarait magnifiquement Jay Self, directeur de la Savannah Film Commission : « it’s the old square peg in a round hole »…
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[7]
Les références aux journaux et aux magazines ont été relevées en 2004 sur le site officiel du film.
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[8]
Ambiguïté et ambivalence, c’est-à-dire qui porte les deux (plateaux!) comme le figure si bien la petite statue du cimetière présente au générique, mais aussi sur la couverture du livre de Berendt.
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[9]
Dans une lecture strictement conforme aux canons du gothique, Minerva représente les forces des ténèbres : « the association of blacks and evil is part of their [white Southerners’] mythological framework », souligne Richard Gray (Gray 186). Elle en est la messagère puisqu’elle communique directement avec ses agents. La condensation des quatre procès en un seul ajoute à sa crédibilité : elle joue, en effet, un rôle central dans la procédure dont l’issue semble liée à son intervention. Williams l’appelle « the most important member of my defense team » et accorde du crédit à la « force spirituelle » qu’elle représente.
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[10]
Comme l’indique Richard Gray à propos de Henry Beauchamp dans Go Down, Moses :« the black brings with him a disconcerting reminder of inherited guilt » (Gray186), « [he is] a bringer of doom and a provoker of shame and fear » (ibid.).
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[11]
Ce que Richard Gray présente comme un phénomène de fluctuation entre divers sentiments : « feelings of strangeness and defamiliarisation and a more radical, less pleasurable sense of alienation » (Gray 211).
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[12]
Ainsi que l’a par exemple mis en valeur l’étude de Lothar Honninghausen, Masks and Metaphors.
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[13]
Conférence de l’EAAS à Prague en 2003. Communication publiée dans Literaria Pragensia 14.28 (2004).
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[14]
Dans le livre de Berendt, le T de Lady Chablis se réfère à « my thing, my business » (Berendt 106).
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[15]
Voir en particulier le travail de James Baldwin sur cette question, par exemple son essai « Everybody’s Protest Novel » dans Notes of a Native Son.
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[16]
Les musiciens sont blancs.
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[17]
Voir l’article de Charles Reagan Wilson dans le livre de Gretlund : « The Myth of the Biracial South » (3-22). Wilson souligne par exemple: « The myth of the biracial South is the idea that the South has the potential to achieve a truly integrated society, harmonious race relations with meaning for American culture and beyond » (Gretlund 3).
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[18]
Le tapis sur lequel meurt Billy, puis Williams, n’est pas sans rappeler ce motif poesque.
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[19]
Comme le dit Flannery O’Connor (Magee 104).
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[20]
Or, ainsi que le soulignait Susan Castillo dans une communication présentée au colloque bisannuel de l’EAAS à Prague en 2003 : « The South is obsessed with boundaries […] grotesque, freaks, collapsing houses people Southern Gothic and represent repressed anxieties about violated boundaries ». Texte publié dans Literaria Pragensia 14.28 (2004).
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[21]
Toutes les trois rencontrées sur un seuil. Or on connaît la place du seuil dans l’imaginaire sudiste : il est en lien, de même que la maison, avec l’ordre symbolique de la race et de la classe. Nous indiquions ainsi dans notre article « Poetics of Heat » : « The abstract meaning of the back door and the front door, and the threshold not to be crossed, speaks for the symbolic order of Southern norms concerning power and place ». The Faulkner Journal.
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[22]
Et même de l’enterré vivant.
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[23]
Citation de la jaquette du livre Faulkner, Mississippi.
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[24]
Comme le dit Elia Kazan : « A film is telling a story through pictures. And the pictures are your vocabulary » (entretien télévisé avec Theodor Kalem, 4 mai 1978).
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[25]
Sur ce sujet, voir en particulier l’ouvrage de Nicholas Lemann, The Promised Land : The Great Black Migration and How It Changed America.
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[26]
Voir le numéro de printemps 2001 du Faukner Journal.
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[27]
Francois Pitavy suggère dans son article « Let Us Now Praise Famous Women » (161-174), à propos de la fiction de Kaye Gibbons : « After all, her (Gibbons’s) Southernness may very well reside in the unerring and droll sense of language, possibly the ultimate definition of the sense of place in an Americanized South » (Gretlund 172).
1Quelques mois après Appomattox, une jeune Géorgienne écrivit dans son journal :
I hate the Yankees more and more, every time I look at one of their horrid newspapers and read the lies they tell about us. The world will not hear our story, and we must figure just as our enemies choose to paint us.
3La jeune fille soulignait implicitement que l’identité du Sud et son existence même sont liées au problème de sa représentation. De fait, le Sud a souvent été qualifié par les commentateurs anglophones de « representational battlefield », enjeu d’une bataille qui se livre sur le terrain documentaire et dont le récit ne cesse de s’élaborer et de s’écrire [1]. Malgré sa défaite militaire, il a gagné ce que certains qualifient de « guerre culturelle ». En effet, le Sud continue d’exercer une grande fascination, et l’on va même parfois jusqu’à affirmer que les États-Unis auraient adopté des « valeurs sudistes », comme le suggère l’expression anglaise de Southernization of America. Toutefois, le Sud continue de chérir et de cultiver sa différence, « sa spécificité, son particularisme culturel, ses héros et ses mythes » où il trouve « une religion et une raison de vivre qui ont résisté au temps » (Bandry 12).
4Il semble que Midnight in the Garden of Good and Evil (le livre de John Berendt et le film de Clint Eastwood) illustre un autre type de guerre culturelle. Le succès du livre révèle la fascination pour la chose sudiste, mais les critiques virulentes dont le film a été l’objet montrent que le Sud, décidément, reste bien mystérieux aux yeux des outsiders. Le traitement d’un même fait divers – le meurtre de Danny Hansford (rebaptisé Billy dans le film), tué à Savannah (Géorgie) par son amant, le riche antiquaire James Williams, lequel finit par être acquitté – témoigne de deux appropriations différentes d’une réalité factuelle identique. Le Midnight d’Eastwood ne saurait donc être considéré comme une simple adaptation d’un ouvrage à succès, exercice auquel le cinéaste s’est d’ailleurs déjà livré plusieurs fois. Alors que le livre se contente souvent d’accumuler des images stéréotypées du Sud [2], le film emprunte le détour de son imaginaire – c’est donc ici l’esprit qui est sudiste, et non la seule thématique – et va jusqu’à élaborer, grâce à son langage propre, un mode privilégié de représentation du Sud. À la fameuse expression de Richard Gray, « writing the South », ne pourrait-on ajouter « filming the South », voire « film-making the South », par quoi l’on désignerait une élaboration du Sud à partir de sa représentation filmique ?
5Nous aborderons brièvement le livre avant d’étudier le film. Dans un premier temps, nous explorerons ce que le titre même révèle du Sud, puis nous détaillerons la façon dont le film s’inscrit dans l’imaginaire sudiste, nourri par le gothique, naturellement, mais aussi par le grotesque, l’ambivalence, « l’incertain, le questionnable et le différé », selon l’expression d’Edouard Glissant (142) ; nous examinerons également l’activité de narration, le déploiement d’une histoire sans cesse reprise et réécrite. Nous traiterons de toutes ces dimensions en mettant en lumière leurs enjeux culturels dans le contexte sudiste.
6Dans sa préface à la deuxième édition, parue en 1995, John Berendt présente son livre comme un travail journalistique. Il déclare avoir été séduit par la magie de la ville de Savannah et surtout par ses habitants qu’il compare à des personages de roman : « an assortment of truly extraordinary people […] full-blown literary characters » (Berendt vii). S’ensuit une sorte d’auscultation d’un Sud extravagant et conservateur, replié sur lui-même, qui abhorre le changement. Berendt conclut en effet :
I had come to understand something of its self-imposed estrangement from the outside world […] Savannah had only one motive : to preserve a way of life it believed to be under siege from all sides.
8Dans le dernier chapitre, il se décrit comme un « observateur » (« an observer of the local color », 312) ; c’est dans cet esprit, dit-il, qu’il a patiemment étudié la bizarrerie, l’arrogance, la fierté et l’indifférence de ce petit univers (Berendt 387).
9Toutefois, son observation n’échappe pas au fameux paradoxe de l’observateur, et son livre reflète aussi les préjugés du New-Yorkais qu’il reste, lancé dans une excursion touristique et historique dont il rend compte sur un ton parfois légèrement condescendant [3]. Le Savannah de Berendt, c’est finalement un peu le New York de la gossip column, presque celui de Wharton dans The Age of Innocence [4]. Ce qui l’intéresse vraiment, c’est l’exploration du décalage entre l’apparence et la réalité, notamment en matière de conventions sociales. Le traitement de Joe Odom, type bien connu du con-man, y occupe une place centrale, et l’on se souviendra de Lady Chablis surtout à cause de sa déclaration lapidaire : « The South is just a drag show » (Berendt 101) [5].
10Cela dit, le livre est devenu un best-seller et a été fort apprécié des critiques. « This is a book which leaves you amused, spooked and introduced to a new piece of America », pouvait-on lire dans The Independent on Sunday (Mark Lawson, jaquette du livre) ; dans le même journal, Robert Winder employait une autre expression élogieuse : « an exotic cocktail ». Le New York Times déclarait même : « Not since [William Tecumseh] Sherman spared Savannah from the torch has this city been so indebted to a Yankee » (jaquette du livre) !
11Pénétrer dans le jardin cinématographique du bien et du mal apparaît comme une transgression qui engendre une véritable malédiction pour le film d’Eastwood, décrit en termes peu flatteurs : « the most incompetent studio film », « book butchery », « exercise in futility » [6]. D’autres critiques voient en Midnight l’évocation d’une bataille morale, une exploration des « ténèbres sudistes » ou même le récit d’un parcours initatique, celui du protagoniste déchiré entre le bien et le mal. John Kelso ressemblerait alors à Nick Carraway dans The Great Gatsby. Si l’on rassemblait tous les articles qui comparent le livre et le film, Midnight in the Garden of Good and Evil pourrait servir de sous-titre au recueil ainsi constitué, à condition d’identifier le livre au « bien » et le film au « mal ». Pas de surprise, en fin de compte, car comme l’indique l’acteur John Cusack (qui joue le personnage du journaliste new-yorkais John Kelso) à propos du Sud : « It’s a part of American culture people don’t know about ».
12Or le scénario du Texan John Lee Hancock qui a travaillé avec Eastwood ne prétend pas « expliquer » le Sud, surtout tel que le décrit Berendt : « Some said that this book resists adaptation the way a cat resists a bath, and I think that’s pretty acccurate » (Savannah Morning News) [7]. Réticence d’un homme du Sud face à la version nordiste des faits ? En tout cas, le film présente un projet qui se veut différent, autonome : « Midnight the movie is a living breathing thing » (Savannah Magazine). Hancock ajoute :
Hollywood a lot of times does the South with a weird bias which comes with a real unhealthy dose of condescension, I think, and their portrayal comes out as a sort of menagerie. What you lose in that equation is the reality of the situation.
14Le film se propose en effet de restituer la réalité de cette situation en donnant accès à l’imaginaire qui la sous-tend. Dès le début, Eastwood a perçu la résonance propre au travail de Hancock :
I read the John Lee Hancock script before I read the book. It was an interesting, well-written script which I thought would make a good film project. I haven’t ever done a film like this, which is part of its appeal to me. […] the story goes in a lot of different directions, but the characters give you an insight to a lifestyle and an attitude which I think most people would find both interesting and entertaining.
16Le film traduit cet « aperçu » en mettant en jeu tous les éléments du psychisme sudiste avec les moyens qui lui sont propres – ruptures, ellipses, juxtapositions, coupes, montages – pour les re-présenter ; comme l’indique Hancock : « in film and television, what people see is not an exact replica of reality, but a dramatic representation which attempts to distill the larger reality into an essence » (Savannah Magazine).
17Un intitulé identique renvoie donc à deux distillations de la réalité. Pour Berendt, il s’agit plutôt d’un titre accrocheur qui introduit la question morale. Dans le cas du film, le titre sert d’abord à introduire l’aspect gothique, élément incontournable du bric-à-brac – Faulkner parlerait de l’« atelier » (workshop) – sudiste : manoir hanté, innocent confronté à une réalité qu’il ne saisit pas ou initié au mal, excursion nocturne dans le cimetière enrichie d’un passage à la morgue (sorte de double carnavalesque de la visite rendue aux morts du cimetière), retour du mort-vivant (Billy, tel qu’il réapparaît à la fin) et prêtresse vaudou introduisent ce mélange de suspense et de terreur caractéristique du gothique.
18De plus, le titre signale la nature bipolaire d’un Sud absorbé par ce que Glissant appelle la « pratique de l’ambiguïté » [8], attitude que résume merveilleusement Williams vers la fin du film en réponse à la question de Kelso, « Can you tell me what really happened that night ? » : « Truth, like art, is in the eye of the beholder… ». Et d’ajouter : « You believe what you choose and I believe what I know », formule qui fait bizarrement écho au fameux aphorisme faulknérien de Light in August : « Knowing believes before it remembers ».
19Ainsi la confrontation signalée par la conjonction « and » se décline-t-elle d’innombrables façons : blanc et noir (l’opposition originaire), Nord et Sud, réalité et surréalité, mensonge et vérité, intolérance et tolérance, norme et marge, raison et imagination ; on la retrouve jusque dans le nom du magazine pour lequel écrit Kelso, Town and Country. Autres déclinaisons de la dualité sudiste : old money/nouveaux riches, hétérosexuels/homosexuels, morts/vivants, hommes/femmes. Dans le titre, le mot « and » instaure donc entre les deux termes un rapport de « supplémentarité » au sens de Derrida ; à la fois exclusif et inclusif, il ne prend sens que dans la confrontation même des éléments qu’il relie, comme le mot « midnight » ne devient intelligible que grâce à l’opposition entre ce que la prêtresse vaudou Minerva appelle « before midnight » et « after midnight ».
20D’autre part, le jardin dont il est question est le Sud, qui aimait d’ailleurs à se définir comme un Éden ; mais, dans un phénomène d’emboîtement, le Sud est présenté à travers le « jardin » des morts – le cimetière – qui occupe une place centrale dans le film à la fois comme lieu et comme référence. La séquence de la première visite au cimetière introduit les principaux motifs sudistes qui seront développés dans le reste du film : esthétique gothique, nécrophilie, fantômes, sens ou vérité différés – caractéristique, pour Todorov, du fonctionnement des textes gothiques – mais aussi surnaturel, c’est-à-dire déplacement ou doublage (au sens cinématographique du terme) de la réalité. Thème de la malédiction, également, et de l’intrusion du passé dans le présent : comme le dit encore Minerva, « if you want to live with the living, you’ve got to commune with the dead ».
21Le Sud est, selon l’expression de Glissant, « aux prises avec l’inlâchable question de la race et du rapport tumultueux avec une autre race » (Glissant 11) – rapport qui trouve dans le gothique une représentation possible [9]. Leslie Fiedler explique ainsi la différence entre gothique européen et gothique américain dans Love and Death in the American Novel : « The dark scheme of the past is not the Inquisition or evil aristocrats but the Atlantic slave trade and the displacement or extirpation of the continent’s original inhabitants » (Fiedler 160). Cette histoire hante et culpabilise. Minerva, donc, est le personnage gothique par excellence puisqu’elle témoigne, à la fois par son origine ethnique et par sa culture vaudou, du Middle Passage [10]. C’est elle qui préside à la culpabilité – Williams doit se sentir coupable s’il veut être acquitté – et à la malédiction. Grande prêtresse du passé, Minerva veille sur la démarcation, le minuit qui « tranche » comme la ligne de séparation qui divise Old et New South : histoire faite de ruptures, de suspension entre bien et mal (« good and evil »), de la demi-heure d’avant (« half an hour before ») et d’après (« half an hour after »), de la période qui précède la guerre de Sécession (antebellum) et de celle qui la suit (postbellum). C’est par elle seulement que s’opère le partage entre bien et mal, némésis du Sud qui ne peut plus les contrôler et semble devenu la proie de ce que le personnage faulknérien Mr. Compson appelle dans The Sound and the Fury « le sort, la destinée, le châtiment, l’ironie, le régisseur ». Le personnage de Minerva ramène à la fondation du Sud, à sa légitimité, ou plutôt à son illégitimité – puisqu’il s’agit d’une histoire de spoliation et d’accaparement. Grâce à la place qu’occupe Minerva, Midnight évoque donc les « ténèbres du Sud » et sa damnation, « obscur enchevêtrement de l’esclavage, de ses racines, de sa tourmentée histoire » (Glissant 37).
22Le cimetière, finalement, c’est le Sud, l’ambivalence de son rapport au réel et à l’Histoire toujours à la lisière du mythe : une certaine vision de la réalité, une autre narration sans cesse différée. Le questionnement que Minerva amorce ne débouche sur aucune réponse : « there ain’t no answers », dit-elle à Kelso lors de leur première entrevue au cimetière.
23Ce qui permet de détourner ce questionnement, c’est notamment l’activité de la narration (storytelling), si centrale dans le Sud ; Eudora Welty note par exemple : « Southerners love a good tale. They are born reciters, great memory retainers, diary keepers, letter exchangers, history tracers and debators, and out-staying all the rest – great talkers ». Eastwood a voulu mettre ce trait en valeur : « the film is good storytelling, I thought it was nice to go back to old-fashioned storytelling » (Boston Phoenix, 24 novembre 1997) – d’où le personnage de John Kelso, qui ne saurait être John Berendt, comme s’en étonnent, voire s’en scandalisent, tant de critiques. Hancock déclare à propos de Kelso : « he’s our storyteller » (Savannah Magazine). Il incarne la figure de l’étranger que l’on trouve aussi chez Welty ou chez Faulkner, sous les traits de Shreve, par exemple. Eastwood montre Kelso arrivant en autocar, non pour proposer une banale visite guidée mais parce qu’il veut souligner qu’il y a déjà jeu entre deux visions simultanées – celle du New-Yorkais et celle des autres – et qu’elles ne coïncident pas encore.
24L’expression étonnée qu’arbore plus d’une fois Kelso – trait qui a agacé tant de critiques – figure la fascination qu’exerce le Sud : celle dont parle Michel Gresset, peut-être. Pop-eye faulknérien, Kelso partage aussi la réaction du lecteur confronté à tout texte sudiste [11]. Venu rédiger ce qu’il qualifie de « literary postcard » sur la célèbre fête de Noël donnée chaque année par Jim Williams dans sa demeure historique, le journaliste new-yorkais ne mènera d’ailleurs jamais à bien ce travail d’écriture impossible (ou différé) ; il est pris dans le déroulement d’événements qu’il est censé raconter par la suite dans un roman. Comme Shreve, le Canadien qui, dans Absalom, Absalom !, reprend la narration là où Quentin Compson l’a abandonnée, l’outsider devient insider. Alors que Shreve s’écrie : « it’s better than the theater, better than Ben Hur », Kelso déclare au téléphone à son agent nordiste : « New York is boring […] here it’s like Gone with the Wind on mescaline ».
25Et l’étranger de rentrer dans la texture du matériau qu’il observe : Shreve se fait narrateur, et Kelso protagoniste. Ainsi Kelso devient-il l’ami intime de Williams, et par voie de conséquence le seul témoin du mensonge qui permettra à l’accusé d’être acquitté. Williams confie en effet à Kelso que le pistolet de Billy était verrouillé et que c’est lui-même qui a tiré. Réaction de Kelso : « if you’re telling that story, you’re admitting that you lied to everybody ». Pourtant, Williams n’aura pas à avouer ce mensonge pour échapper à la peine capitale. En effet, un doute suffisant pour le faire condamner se trouve levé par l’intervention de Kelso. Puisqu’aucune trace de poudre (gunshot residue) n’a été trouvée sur les mains de la victime, comment défendre la thèse de la légitime défense évoquée par Williams et son avocat Sonny Seiler ? Or Kelso a l’idée d’aller voir à la morgue : « if Billy can’t talk, his hands can », déclare-t-il à un Seiler médusé par une telle suggestion. Là, il découvre que les mains de Billy ont été enveloppées d’un sac en plastique à l’hôpital et non sur le lieu du crime. Ainsi, l’avocat de Williams peut facilement expliquer l’absence de poudre (elle a pu tomber pendant le transport en ambulance entre la demeure de Williams où a été commis le crime et l’hôpital où l’on a procédé à l’autopsie) – et par là remettre en cause l’argumentation du procureur : le principal témoin à charge (l’inspecteur Bayle) apparaît désormais comme un menteur, puisqu’il avait toujours affirmé avoir lui-même enveloppé les mains de la victime sur le lieu du meurtre. Grâce à la découverte de Kelso, Williams n’aura pas à avouer son crime ; il est innocenté et le mensonge restera le masque de la vérité.
26Le masque et le jeu sur l’ambivalence – motifs qui apparaissent dès le début dans la séquence de la « surpeinture » (overpaint) – jouent un rôle important dans l’esthétique sudiste [12]. Le personnage de Lady Chablis en est l’incarnation emblématique, lui que l’on pourrait caractériser à l’aide d’une formule frappante : « What you see is not what you get, what you get is not what you see ». La figure de Lady Chablis illustre un principe de l’esthétique gothique que Marc Amfreville formule ainsi : « the rest of the body is exposed, eroticized, the genital area is not shown » [13]. Les organes qui ne sont pas montrés – faute, peut-être, d’être montrables dans ce cas précis (le « she » est un « he » selon la formulaire lapidaire de Seiler !) – symbolisent en tout cas la dynamique heuristique créée par ce corps gothique au fil du double mouvement décrit par Amfreville, « a move of secrecy and exposition, excess and inhibition ». Cela dit, Lady Chablis ne se résume pas à un monstre (freak) gothique, puisqu’elle interpelle par la question qui la définit, « Do you want to know my T – my truth » : là encore, vérité et mensonge sont liés dans le rapport de supplémentarité évoqué plus haut [14].
27Lady Chablis – dont le rôle est d’ailleurs joué par elle-même, comme pour compliquer l’affaire – occupe dans le film une place centrale, ce qui n’est pas le cas dans le livre. Elle sert d’abord de révélateur partiel de la question raciale, à travers le traitement de ce que l’on pourrait appeler l’invasion de la conscience afro-américaine par les préjugés et stéréotypes négatifs produits par l’Amérique blanche [15]. Comme le rappelle la romancière Dori Sanders : « We are confronted with the psychological scarring here of an invading culture that works adverse stimulus upon the conquered » (Gretlund 123). Au « bal des débutantes » où elle s’est invitée pour retrouver Kelso, Lady Chablis décline – ou, pourrait-on dire vu sa situation, ventriloquizes – toutes sortes de clichés sur les affinités présumées entre les noirs, la délinquance et la violence à mesure qu’elle interroge l’un des invités, un jeune homme qui accompagne sa sœur. Or elle ne reçoit que des réponses négatives à toutes ses questions : ce garçon n’est pas le délinquant drogué et violent qu’elle imagine ! Par ailleurs, les organisateurs du bal se félicitent de faire « aussi bien », voire « mieux » que les blancs : ne partagent-ils pas maintenant leurs privilèges et leurs codes culturels ? Or, justement, le contexte du bal – sorte d’inversion du minstrel show où les blancs déguisés jouaient les rôles de noirs, alors qu’ici les noirs jouent le rôle des blancs [16] – dénonce le mythe de ce qu’on appelle parfois « le Sud bi-racial» (biracial South), ou révèle en tout cas toute son ambiguïté. [17]
28D’ailleurs, Lady Chablis, lorsqu’elle témoigne au procès, voit son témoignage tronqué. On pourrait ajouter (à l’instar de Ralph Ellison qui déclarait : « We are prevented from knowing who we are ») : « We are prevented from saying what was done to us ». En effet, elle n’est pas autorisée à produire la preuve photographique de la violence qui lui a été infligée par Billy ; ce moment a valeur emblématique, car il suggère le silence qui pèse sur les violences commises par les blancs envers les noirs (hommes et femmes, puisque Lady Chablis est les deux…). Par ailleurs, un certain type de violence raciste bien sudiste, le lynchage – la Géorgie en détint d’ailleurs le record entre 1900 et 1931 – est évoqué en filigrane dans deux passages du film : à propos de la dague de Williams, qui, explique-t-il fièrement à Kelso, a servi à trancher les parties génitales de Raspoutine, et lorsque Sonny Seiler raconte à Kelso l’histoire d’un juge retrouvé mutilé et tué, « his privates tucked under his lapel ». Or la castration était un mode de lynchage fréquent. Le traitement de ce thème participe donc de l’expression toujours oblique de la violence, à la mode sudiste, encodée dans des métaphores ou dans des objets qui fonctionnent comme des métaphores.
29Enfin, la présentation du meurtre constitue le moment le plus intéressant du processus par lequel le film suggère que la réalité est porteuse de plusieurs masques. Kevin Spacey (qui joue le rôle de Jim Williams) indique ainsi :
He [Hancock] took a story with a multitude of characters and streamlined and condensed it. But at the same time the quality that John was able to enhance, and Clint as the director has embraced, is the level of ambiguity in terms of what really did happen the night of the incident. The audience sees three different versions, but only as flashbacks and from certain points of view. So at the end of the film when John Cusack’s character asks what really did happen that night it’s more of a real question than a rhetorical one.
31Comme le suggérait la citation empruntée au journal de la jeune Géorgienne, la bataille représentationnelle dont le Sud est l’enjeu passe par des récits conflictuels. Hancock remarque ce lien ambigu entre réalité et perception :
There is no such thing as absolute truth here. It’s fairly comical that you could have 10 people at the same dinner party, and every one of them would have a different recollection of what happened that would be shaped in some form to fit the way they’d want to tell the story, which is a lovely trait.
33Ainsi, le film donne à voir plusieurs versions du meurtre ; il ne s’agit pas seulement de les entendre raconter par Williams. Ces récits ont finalement le même pouvoir performatif sur le spectateur ; ce qui compte n’est pas leur contenu mais leur mise en scène et en images. Filmées au ralenti, ou à vitesse normale, ces séquences illustrent différents modes de narration, un peu comme les quatre parties de The Sound and the Fury ou la narration fragmentée de As I Lay Dying. Cette fragmentation trouve son expression dans le montage du film, que les critiques ont injustement accusé d’être mauvais, voire incohérent. Tout se joue dans ce décalé, dans cet interstice entre le vu et le vécu. En juxtaposant des scènes très différentes – telles que la séquence du cimetière et celle de la fleuriste, ou l’image de Lady Chablis sur la table d’examen du docteur et celle de Kelso à la morgue – le film permet l’intrusion du bizarre, de l’imprévu. Or, comme le rappelait le critique William Van O’Connor à propos du Sud dans son ouvrage The Grotesque : An American Genre and Other Essays, « Our writers are terribly preoccupied with the irrational, the unpredictable, the bizarre, with the grotesque » (Van O’Connor 4).
34Le traitement des personnages qui avaient rendu célèbre le livre de Berendt – traitement dont l’équivalent cinématographique a déçu de nombreux critiques – relève en effet de cette esthétique du grotesque chère à l’imaginaire sudiste. Décrit par Flannery O’Connor comme un mélange de comique et de terreur (« comedy and terror »), le grotesque déforme, exagère, défie les limites de la perception. Midnight propose une sorte de Tale of The Grotesque and Arabesque [18] à la manière de Poe : il réduit les personnages à deux ou trois traits saillants qui évoquent un aspect du Sud. Hancock indique : « What you are doing with the characters is trying to find a core » (Savannah Magazine) ; il ajoute : « They’ve got to have some resonance to them ».
35Cette résonance, c’est pour chacun un aspect du core sudiste. L’homme aux mouches représente le ressentiment, l’amertume de la défaite et la vengeance ; la femme qui brandit le pistolet pendant la fête rappelle une violence toujours prête à faire irruption ; l’extrême formalisme de Williams évoque la formule de Flannery O’Connor à propos de la société sudiste : « good manners as a condition of survival » [19] ; l’homme qui promène le chien invisible (mort mais traité comme s’il était encore vivant) illustre une certaine obstination à nier le passé comme passé, et le présent comme différent – clef d’un certain rapport au temps puisque, selon la formule de Faulkner dans Requiem for a Nun, « le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé ». Dans Absalom, Absalom !, c’est le personnage de Quentin Compson qui déclare : « Maybe nothing ever happens once and is finished ». Temps décliné aussi dans le minuit du cimetière, suspendu entre l’avant et l’après : « dead time », dit Minerva, à moins que ce ne soit « time is dead »… Le langage filmique facilite la dramatisation du grotesque : gros plans et contre-plongées, par exemple, manipulent à loisir tel ou tel aspect de la réalité des personnages et mettent en valeur cette galerie de portraits exceptionnels – « a collection of goods and evils which are intensely stimulating to the imagination », ainsi que le notait déjà Flannery O’Connor à propos de sa Géorgie natale (Magee 111).
36Au grotesque des personnages s’ajoute l’incongru, le décalage dans une situation donnée entre la réaction attendue et la réaction effective du personnage. Les nouvelles de Flannery O’Connor en fourniraient de nombreuses illustrations, par exemple « A Late Encounter with the Enemy » ou « A Good Man is Hard to Find », ainsi que certaines œuvres de William Faulkner, en particulier As I Lay Dying. Le film met en scène plusieurs moments qui pourraient relever de cette esthétique. Lorsque Kelso croise Joe et lui demande si un meurtre a vraiment eu lieu, Joe se contente de lui présenter en souriant un plateau de petits-fours avec cette seule question : « Canapés ?». Autre séquence du même ordre quand Williams vend ses antiquités au téléphone depuis la prison, où il partage sa cellule avec des criminels dont les cris sont pris par son interlocuteur, l’aristocrate Geza von Habsburg, pour les aboiements de ses chiens… Même effet encore lorsque Sonny Seiler décide de passer le week-end au stade plutôt que de préparer sa plaidoirie finale – qui, après tout, doit décider du sort de Williams, comme tente de le rappeler Kelso – et arrive en retard le lundi matin pour ladite plaidoirie.
37Parfois, c’est le langage filmique même qui crée le décalage par la superposition d’éléments disparates, comme dans le procédé qui consiste à assortir une voix off – écho d’une autre scène – d’images qui ne correspondent pas du tout à ce qu’elle évoque ; l’exemple le plus marquant de cette non-coïncidence entre voix et images se trouve dans la séquence où Sonny Seiler prononce sa plaidoirie, ce qui crée un effet comique tout en perturbant notre rapport à la réalité.
38Quel est l’enjeu du grotesque ? « Distortion has a purpose », comme le dit encore William Van O’Connor, qui ajoute : « The grotesque affronts our sense of order and satisfies, or partly satisfies, our need for at least a tentative, more flexible ordering » (Van O’Connor 19) [20]. En confrontant l’esprit à l’irrationnel et au bizarre, le grotesque met en déroute les modes de caractérisation habituels. Comme on l’a vu, il appartiendra à l’une de ces grotesques – la troisième « belle » du Sud, en quelque sorte, après Mandy et Lady Chablis [21] – d’initier Kelso à cet autre mode d’articulation de la réalité dont le pouvoir réside dans le processus suivant :
[…] a stripping away of his [the reader’s] pretensions […] this process is performed […] in the service of a vision that approaches the religious—which is to say, in the name of three things : a sense of moral displacement, a fear of pride and abstraction, and a belief in something—force, fate, environment, or whatever—that lies beyond the human capacity to know and control.
40La fin du film, en général passée sous silence par les critiques ou qualifiée de « twee », illustre le moment décrit par Gray. Au compte-rendu factuel fait par Berendt de la mort de Williams – il s’agirait d’une crise cardiaque – s’oppose une séquence surnaturelle dans la veine de La Chute de la maison Usher et de ce que Poe appelle une « folle rencontre» (mad tryst) : Lady Madeline, alias Billy, rejoint Williams sur le tapis dans la plus pure tradition gothique du retour du fantôme (returning ghost) [22].
41Midnight se présente donc comme ce que l’on appelle un twist movie mais à la sudiste, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un film où le réalisme est détourné pour laisser place au surnaturel, voire au mythe. Au cœur de l’Histoire sudiste, il y a toujours un basculement dans le mythe – tel le mouvement même de la caméra qui tourne, décrivant par sa trajectoire le vertige devant l’inexplicable et l’inexpliqué : s’agit-il d’une punition voulue par Minerva ? De l’intervention surnaturelle du « plaisantin cosmique » (cosmic joker) ou du « régisseur» (stage manager) faulknériens ? D’un règlement de comptes ? À partir de là surgit ce que Glissant appelle « l’amassement d’un mystère et l’enroulement d’un vertige – accélérés plutôt que résolus par cette folle vertu du différemment et du dévoilement – autour d’un lieu qu’il faut signifier » [23]. Ce lieu à signifier est d’abord le lieu du questionnement, en particulier tel qu’il est présenté par le cinéma et formulé dans son « vocabulaire » [24]. Hancock le laisse entendre ainsi :
Our job as filmmakers is not so much to answer the questions as to ask the correct ones, and to present the ambiguity of this situation. This is not Agatha Christie — you don’t have inspector Poirot coming out to explain what happened in the study at Mercer House, we’ll never know.
43De même que l’imaginaire sudiste repose sur ce mouvement de la terreur transformée en poésie, de même le film donne à voir en l’esthétisant la dissémination de la vérité transmuée en mensonges – de l’Histoire déclinée en histoires.
44Le film est donc marqué par une dynamique d’opacité et de dévoilement. Comme toute représentation du Sud, le film épouse, réitère et déplace, dans une heuristique sudiste emblématisée par le « I love it and I hate it » cher aux Sudistes, c’est-à-dire ce paradoxe du « séparé mais fidèle » dont parlait Derrida lors d’une lecture à la librairie parisienne Village Voice au printemps de 2004. Le film donne à voir les constructions culturelles qui projettent ces représentations.
45Ainsi, la focalisation sur Lady Chablis met en lumière l’obsession sudiste des notions de border, place et boundary évoquées plus haut [25]. Tout le système de la ségrégation visait à séparer blancs et noirs, en particulier hommes noirs et femmes blanches. Lady Chablis, homme-femme et femme-homme – « provoker of shame and fear », selon l’expression de Richard Gray (Gray 187) – met en déroute ces notions car on ne peut la nommer ni donc la situer ; la scène où le juge l’appelle « Mr. Chablis » puis « Ms. Duval » révèle, sur le mode comique, ce défi à la catégorisation. Comme, dans Light in August, le personnage de Joe Christmas, qui est blanc mais qui a du sang noir, Lady Chablis déconstruit le système de relations binaires savamment élaboré par le Sud. Néanmoins, en tant qu’homme qui ressemble à une femme, elle représente une masculinité noire qui ne peut s’exprimer qu’obliquement. Elle hante en les revisitant les paradigmes de la « dame sudiste », de l’émasculation, de la notion de « passer pour » (passing for) : elle « passe pour » une dame et se fait ainsi admettre au sein de la société blanche, en particulier aux côtés de Mandy, la nouvelle « belle du Sud ». L’image finale donne à voir cette proximité des corps, véritable anathème pour le Sud. En effet, ainsi que l’exprime si bien Rosa Coldfield dans Absalom, Absalom ! : « There is something in the touch of flesh with flesh which abrogates, cuts sharp and straight across the devious intricate channels of decorous ordering […] let flesh touch flesh and watch the fall of all the eggshell shibboleth of caste and color too » (Faulkner 139).
46Le Sud, finalement, est fait de « cadres », selon l’expression utilisée par Richard Gray : « frames for composing and articulating experience » (Gray xii). L’image cinématographique employée par le critique, de façon intentionnelle ou non, nous invite à nous poser la question du film comme moyen de représentation du Sud. Beaucoup d’études portent sur le lien entre cinéma et écriture [26]. Peut-être convient-il d’explorer aussi l’apport privilégié du film comme mode de traduction des traits de cet imaginaire – apport qui tient à sa capacité d’opérer sur la réalité observée une transformation, une recréation. De par le fonctionnement même de son langage, le mode filmique met en valeur la construction en tant que construction : plans divers, accélérations, montages et ruptures sont autant de mécanismes qui refondent la réalité et attirent l’attention sur leur propre artificialité. En se montrant comme artifice, le film dévoile l’artifice à la faveur d’un geste ironique dont on trouve l’équivalent dans l’œuvre de Faulkner, où l’Histoire est présentée à travers des histoires tout en tendant vers le mythe. Dans The Moviegoer, Walker Percy recourt au motif du film pour interroger le statut de la perception authentique, question qui s’inscrit au cœur de la problématique du Sud. Par ailleurs, l’aspect performatif de la représentation filmique – en filmant, on crée – participe bien de l’Eldorado du Sud en tant que Sud – oserait-on ajouter en tant que mythe :
Generations of Southerners have been engaged not so much in writing about the South as in writing the South ; they have, whether they have known it or not […] been busy reimagining and remaking their place in the act of seeing and describing it.
48Le mode filmique permet de figurer le Sud dans sa représentation de lui-même, son heuristique d’élision et son histrionisme. En mettant en images les parcours et les détours du Sud, le film s’engage, selon l’expression du romancier Barry Hannah, dans un « drame interprétatif » qui constitue le mécanisme même du travail culturel.
49Or ce drame interprétatif est finalement au cœur de l’expérience cinématographique – mais aussi au cœur de l’expérience sudiste car, comme l’explique Richard Gray : « The South is primarily a concept, a matter of knowing even more than being, and as such part of the currency of our language and perception » (Gray xii) [27].
50« Midnight the movie », comme se plaît à l’appeler Eastwood, pénètre en tout cas résolument dans le fameux jardin d’Éden sudiste – cimetière dont sont exclus les raisonneurs à la Berendt. Pourtant, après avoir vu le film, on voudrait poser les mêmes questions que Shreve à la fin de Absalom, Absalom ! : « Tell about the South. What is it like there. What do they do there. Why do they live there. Why do they live at all » (Faulkner 142). Autant de questions qui doivent rester sans réponse ; comme le rappelle Minerva, « there aren’t no answers ».
51Sur le terrain de golf où il se détendait lors du tournage, Eastwood aurait déclaré à son partenaire de jeu qui s’était enquis du film : « I hope people won’t be disappointed because the picture is different from the book » (Savannah Magazine). Et la journaliste rapportant l’anecdote de commenter : « So exactly what does that mean ? » Nous répondrions volontiers, à la façon d’une Gertrude Stein sudiste, que, dans le Sud, « different is different is different » !
Bibliographie
Ouvrages cités
- Amfreville, Marc. « The Theater of Death in Charles Brockden Brown’s Arthur Mervyn ». Literaria Pragensia 14 :28 (2004) : 40-49.
- Bandry, Michel. Le Sud. Nancy : PU de Nancy, 1992.
- Berendt, John. Midnight in the Garden of Good and Evil. Londres : Vintage, 1995.
- Castillo, Susan. « Violated Boundaries : George Washington Cable’s ‘‘Belle Demoiselles Plantation” and the Creole Gothic ». Literaria Pragensia 14 : 28 (2004) : 50-56.
- Faulkner, William. Absalom, Absalom ! New York : Vintage, 1990.
- Fiedler, Leslie. Love and Death in The American Novel. New York : Anchor Books, 1992 (1960).
- Glissant, Edouard. Faulkner, Mississippi. Paris : Stock, 1996.
- Gray, Richard. Writing the South. Cambridge : Cambridge UP, 1986.
- Gretlund, Jan Nordby, éd. The Southern State of Mind. Columbia : South Carolina P, 1999.
- Honninghausen, Lothar. Masks and Metaphors. Jackson, MS : UP of Mississippi, 1997 ; « The Southern Heritage and the Semiotics of Consumer Culture ». The Southern State of Mind. 80-94.
- Lemann, Nicholas. The Promised Land : The Great Black Migration and How It Changed America. New York : Vintage, 1991.
- Liénard, Marie. « Faulkner’s Poetics of Heat : Summer’s Curse ». The Faulkner Journal XIV : 1 (automne 1998) : 53-66.
- Liénard-Yeterian, Marie. « John Berendt et sa promenade dans le jardin du bien et du mal : portrait de l’orientaliste en new-yorkais ». Éd. Nathalie Vanfasse. L’Appel du Sud. Paris : Éditions A3, 2009. 235-250.
- Magee, Rosemary, éd. Conversations with Flannery O’Connor. Jackson, MS : UP of Mississippi, 1987.
- Pitavy, François. « Let Us Now Praise Famous Women ». The Southern State of Mind. 161-174.
- Reagan Wilson, Charles. « The Myth of the Biracial South ». The Southern State of Mind. 3-22.
- Van O’Connor, William. The Grotesque : An American Genre and Other Essays. Carbondale, IL : Southern Illinois UP, 1962.
Mots-clés éditeurs : représentation, Clint Eastwood, Midnight in the Garden of Good and Evil, John Berendt, Savannah, adaptation filmique, Sud des États-Unis, grotesque, gothique
Mise en ligne 21/08/2009
https://doi.org/10.3917/rfea.120.0037Notes
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[1]
Aujourd’hui, d’ailleurs, comme le souligne Lothar Honninghausen dans son article « The Southern Heritage and the Semiotics of Consumer Culture », cette narration se fait souvent sur et à travers le mode parodique : « they [the new Southern writers] are engaged in a parodic attack on the South of Civil War memorials and Lost Cause rituals, of veterans’ parades and the activities of the United Daughters of the Confederacy » (Gretlund 89).
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[2]
« [It] rehashes old clichés about the South » comme l’écrit Lothar Honninghausen dans The Southern State of Mind (Gretlund 81).
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[3]
Lorsqu’on lui donne la clé de la ville, par exemple, il s’empresse de l’essayer pour constater, bien sûr, qu’elle n’ouvre aucune porte.
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[4]
Voir tous les détails sur les rapports conflictuels de Williams et de ses voisins, ou sur les rivalités au sein des différentes associations, ou même le pourquoi des invitations de Williams. Patient travail d’explication et aussi de jugement. Il déclare ainsi à propos de Danny : « [he was] a pawn in a sick little game of manipulation and exploitation » (Berendt 9).
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[5]
Pour une étude plus fouillée de l’approche de Berendt, voir notre article « John Berendt et sa promenade dans le jardin du Bien et du Mal : portrait de l’Orientaliste en New-Yorkais » dans L’Appel du Sud, dirigé par Nathalie Vanfasse.
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[6]
Ou, comme le déclarait magnifiquement Jay Self, directeur de la Savannah Film Commission : « it’s the old square peg in a round hole »…
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[7]
Les références aux journaux et aux magazines ont été relevées en 2004 sur le site officiel du film.
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[8]
Ambiguïté et ambivalence, c’est-à-dire qui porte les deux (plateaux!) comme le figure si bien la petite statue du cimetière présente au générique, mais aussi sur la couverture du livre de Berendt.
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[9]
Dans une lecture strictement conforme aux canons du gothique, Minerva représente les forces des ténèbres : « the association of blacks and evil is part of their [white Southerners’] mythological framework », souligne Richard Gray (Gray 186). Elle en est la messagère puisqu’elle communique directement avec ses agents. La condensation des quatre procès en un seul ajoute à sa crédibilité : elle joue, en effet, un rôle central dans la procédure dont l’issue semble liée à son intervention. Williams l’appelle « the most important member of my defense team » et accorde du crédit à la « force spirituelle » qu’elle représente.
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[10]
Comme l’indique Richard Gray à propos de Henry Beauchamp dans Go Down, Moses :« the black brings with him a disconcerting reminder of inherited guilt » (Gray186), « [he is] a bringer of doom and a provoker of shame and fear » (ibid.).
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[11]
Ce que Richard Gray présente comme un phénomène de fluctuation entre divers sentiments : « feelings of strangeness and defamiliarisation and a more radical, less pleasurable sense of alienation » (Gray 211).
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[12]
Ainsi que l’a par exemple mis en valeur l’étude de Lothar Honninghausen, Masks and Metaphors.
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[13]
Conférence de l’EAAS à Prague en 2003. Communication publiée dans Literaria Pragensia 14.28 (2004).
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[14]
Dans le livre de Berendt, le T de Lady Chablis se réfère à « my thing, my business » (Berendt 106).
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[15]
Voir en particulier le travail de James Baldwin sur cette question, par exemple son essai « Everybody’s Protest Novel » dans Notes of a Native Son.
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[16]
Les musiciens sont blancs.
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[17]
Voir l’article de Charles Reagan Wilson dans le livre de Gretlund : « The Myth of the Biracial South » (3-22). Wilson souligne par exemple: « The myth of the biracial South is the idea that the South has the potential to achieve a truly integrated society, harmonious race relations with meaning for American culture and beyond » (Gretlund 3).
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[18]
Le tapis sur lequel meurt Billy, puis Williams, n’est pas sans rappeler ce motif poesque.
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[19]
Comme le dit Flannery O’Connor (Magee 104).
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[20]
Or, ainsi que le soulignait Susan Castillo dans une communication présentée au colloque bisannuel de l’EAAS à Prague en 2003 : « The South is obsessed with boundaries […] grotesque, freaks, collapsing houses people Southern Gothic and represent repressed anxieties about violated boundaries ». Texte publié dans Literaria Pragensia 14.28 (2004).
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[21]
Toutes les trois rencontrées sur un seuil. Or on connaît la place du seuil dans l’imaginaire sudiste : il est en lien, de même que la maison, avec l’ordre symbolique de la race et de la classe. Nous indiquions ainsi dans notre article « Poetics of Heat » : « The abstract meaning of the back door and the front door, and the threshold not to be crossed, speaks for the symbolic order of Southern norms concerning power and place ». The Faulkner Journal.
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[22]
Et même de l’enterré vivant.
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[23]
Citation de la jaquette du livre Faulkner, Mississippi.
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[24]
Comme le dit Elia Kazan : « A film is telling a story through pictures. And the pictures are your vocabulary » (entretien télévisé avec Theodor Kalem, 4 mai 1978).
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[25]
Sur ce sujet, voir en particulier l’ouvrage de Nicholas Lemann, The Promised Land : The Great Black Migration and How It Changed America.
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[26]
Voir le numéro de printemps 2001 du Faukner Journal.
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[27]
Francois Pitavy suggère dans son article « Let Us Now Praise Famous Women » (161-174), à propos de la fiction de Kaye Gibbons : « After all, her (Gibbons’s) Southernness may very well reside in the unerring and droll sense of language, possibly the ultimate definition of the sense of place in an Americanized South » (Gretlund 172).