Notes
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[1]
Ce souvenir apparaît quelques lignes avant la fin du roman : « Carry me along, taddy, like you done through the toy fair ! » (628).
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[2]
Lotte Schöne (1891-1977), cantatrice d’origine viennoise, fit une brillante carrière à la Staatsoper de Vienne, au festival de Salzbourg et à l’Opéra de Berlin, dont elle fut membre jusqu’à l’arrivée des nazis en 1933. Particulièrement admirée dans le rôle de Pamina de La Flûte enchantée, elle fut avant-guerre l’une des collaboratrices préférées de Bruno Walter.
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[3]
Conservatoire National Supérieur de Musique.
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[4]
L’école dite « spectrale » — par allusion à son travail conduit sur le « spectre » sonore des instruments, sur les transformations de celui-ci que permettent les techniques électroacoustiques, et sur la microtonalité — est notamment représentée en France par Gérard Grisey, Tristan Murail, Philippe Manoury ou Michaël Levinas. Un compositeur comme le Hongrois György Ligeti a également influencé en profondeur l’approche spectrale du son musical.
1Betsy Jolas est née à Paris en 1926. Elle est la fille de la traductrice Maria Jolas et d’Eugène Jolas, poète et journaliste, fondateur et éditeur de la revue littéraire transition – où fut publié notamment, sous le titre Work in Progress, Finnegans Wake de James Joyce. Elle s’établit en 1940 aux États-Unis où elle est l’élève de Paul Boepple (harmonie et contrepoint), de Carl Weinrich (orgue) et d’Hélène Schnabel (piano) avant d’obtenir le diplôme de Bennington College.
2Pendant cette période, elle participe activement, comme pianiste, choriste et organiste, aux concerts des « Dessoff Choirs ». Betsy Jolas revient à Paris en 1946 pour terminer ses études avec Darius Milhaud, Simone Plé-Caussade et Olivier Messiaen au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.
3Lauréate du Concours International de Direction d’orchestre de Besançon (1953), elle a reçu de nombreux prix dont celui de la Fondation Copley de Chicago (1954), de l’O.R.T.F. (1961), de l’American Academy of Arts (1973), de la Fondation Koussevitzky (1974), le Grand Prix National de la Musique (1974), le Grand Prix de la Ville de Paris (1981) et le Grand Prix de la SACEM (1982). Betsy Jolas a été nommée en 1983 membre de l’Académie Américaine des Arts et Lettres.
4En 1985, elle a été élevée au grade de Commandeur des Arts et des Lettres. En 1992, elle a reçu le Prix International Maurice Ravel et a été désignée « Personnalité de l’année » pour la France. En 1994, elle a reçu le Prix SACEM de la meilleure création de l’année pour son œuvre Frauenleben. Elle a été élue Membre de l’Académie Américaine des Arts et Sciences en 1995. En 1997, elle est nommée Chevalier de la Légion d’honneur. De 1971 à 1974, Betsy Jolas a remplacé Olivier Messiaen à sa classe du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où elle a été nommée professeur d’analyse en 1975 et professeur de composition en 1978.
5Elle a enseigné également dans les universités américaines de Yale, Harvard, Berkeley, USC, San Diego, etc., ainsi qu’à Mills College (chaire Darius Milhaud). Ses œuvres, pour les formations les plus diverses, ont été créées notamment au Domaine Musical, aux Festivals de Tanglewood, de Hollande et de Royan et sont jouées aujourd’hui dans le monde entier par des artistes de premier plan et des groupes de réputation internationale. Douze d’entre elles ont fait l’objet d’enregistrements discographiques couronnés par plusieurs grands prix du disque.
6Betsy Jolas me reçoit en fin d’après-midi dans son appartement du 19e arrondissement de Paris, une sorte de maisonnette aux murs de bois et verre à laquelle on accède par un escalier et une petite terrasse au fond de la cour en verdure d’un immeuble bourgeois. La pièce principale comporte deux niveaux, un piano à queue trône en contrebas de la table autour de laquelle nous prenons place. Dehors il pleut, mais les oiseaux chantent et ponctuent jusqu’au bout notre conversation.
7Antoine Cazé. – Betsy Jolas, en tant que compositrice, vous avez une double expérience et une double formation « transatlantique » en quelque sorte. Pouvez-vous nous dire en quoi cela a joué un rôle dans votre vie et votre carrière de musicienne ?
8Betsy Jolas. – Cette expérience est un peu particulière car tout compte fait, elle n’est pas réellement « double ». En effet, tout en étant bien consciente de mes racines américaines, ce qui me différencie quelque peu de mes collègues, je sais que mon expérience est d’abord européenne. Je suis née à Paris, et j’ai vécu à Paris jusqu’à l’âge de quatorze ans. À onze ou douze ans, je ne savais même pas l’anglais ! Je l’ai appris par la suite pour mieux comprendre ce que disaient mes parents, qui parlaient anglais entre eux…
9A. C. – Mais l’anglais n’était pas la langue maternelle de votre père…
10B. J. – Non, sa langue maternelle était l’allemand — mes parents se sont mis à parler allemand quand j’ai commencé à parler anglais ! [Rires]
11A. C. – Donc en fait il s’agit une triple origine, l’allemand, le français, l’anglais ?
12B. J. – Oui, il y a ces trois langues dans la famille. Je ne parle pas bien l’allemand mais c’est une langue qui me hante. Pour en revenir à mon père, il me paraît utile ici de préciser son histoire linguistique. Ses parents, mes grands-parents, s’étaient rencontrés aux États-Unis au lendemain de la guerre de 1870. Ma grand-mère était allemande, de Mayence, et mon grandpère – qui s’appelait Eugène Jolas, lui aussi – était lorrain, de Forbach. Sur les origines de cette famille les avis sont encore partagés…
13Mon père (le poète), né aux États-Unis en 1894, avait deux ans lorsque ses parents décidèrent de rendre visite à la famille européenne. Ils emmenaient aussi son jeune frère Jacques (le pianiste). Mais une nouvelle naissance s’annonça dès leur arrivée à Forbach. Il y en aura quatre autres et mes grands-parents n’ont jamais trouvé l’argent pour repartir. C’est ainsi que mon père et mon oncle, les « frères américains », furent élevés en Lorraine allemande. Tous deux revinrent au pays natal à l’adolescence mais ne sachant pas alors un mot d’anglais… Ce furent de dures années.
14Petite fille élevée en France, j’ai moi-même découvert très progressivement que je possédais plusieurs cultures. Les chants de ma mère y sont pour beaucoup. Née en 1893 dans le sud des États-Unis à Louisville, Kentucky, ma mère appartenait à une famille assez aisée de vieille souche américaine. Mon grand-père maternel était, je crois, directeur de la compagnie du gaz de Louisville… C’était un libéral fort respecté. Quand ma mère bien plus tard écrira ses mémoires, elle commencera par un souvenir d’enfance, celui d’une petite fille portée sur les épaules de son père l’emmenant à la fête – c’est du reste un souvenir qu’elle avait raconté à James Joyce, lequel l’a inclus à la fin de Finnegans Wake, « porte-moi sur tes épaules, Daddy ! » [1]… (Soit dit en passant, si on vous dit que c’était de sa fille à lui qu’il s’agissait, ce n’est pas vrai ! Il s’agit bien de ma mère.)
15A. C. – Et le chant, donc ?
16B. J. – Oui, j’y reviens. Ma mère en effet avait une voix superbe et chantait du matin au soir. Elle chantait de tout : des blues, du cabaret, des ballades irlandaises ou écossaises, du classique… en anglais, en créole, en français, en allemand…
17Très jeune, elle avait appris les chansons qu’entonnaient à tout moment les domestiques noirs (ce n’étaient plus des esclaves !) de sa famille. Elle les chantait encore à un âge avancé avec toutes les paroles et un vrai swing, évoquant à merveille la couleur si particulière des voix noires. Elle savait aussi prendre l’accent alors qu’elle ne parlait pas du tout avec l’accent du Sud, mais un anglais très pur et très beau – c’était une grande traductrice. Nous avons, nous aussi, appris petit à petit toutes ces chansons et elles font encore partie du folklore familial. Très tard dans sa vie (elle est morte à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans), elle continuait encore à nous en faire découvrir. Ainsi toute nouvelle naissance dans la famille nous valait une nouvelle chanson ! Un jour, ce devait être les années 1965-66, ma mère vient à la maison et nous lui demandons de s’asseoir et de chanter – comme disait mon père quand elle commençait à vouloir lui donner des ordres : « Maria ! Sing ! ». Elle s’exécuta aussitôt avec joie et c’est ainsi que j’ai pu enregistrer un vrai récital de… quatorze chansons ! James Joyce adorait l’entendre chanter ; tous les dîners à la maison se terminaient par des chansons.
18A. C. – C’est très intéressant, parce qu’avec les Noirs américains, votre mère d’une vieille famille puritaine rencontrant un descendant d’une famille allemande après la guerre de 1870, on a déjà un métissage qui est très « américain » …
19B. J. – Tout à fait. J’ai pris conscience de cela plus tard, en allant aux États-Unis où j’ai vécu pendant six ans. La voix de ma mère, je l’ai souvent dit, a profondément marqué mon parcours de compositeur. J’ai été bercée de Negro spirituals, dont certains totalement inconnus comme cette chanson que ma mère a apprise en écoutant une femme invoquer Jésus Christ tout en repassant son linge en une sorte d’incroyable alléluia. Elle avait une excellente mémoire musicale et retenait tout ce qu’elle entendait. Ainsi au cours d’un voyage en Louisiane elle avait appris sans difficulté des chants créoles car elle parlait plusieurs langues. Sa famille, en effet, ayant repéré ses dons, l’avait envoyée faire des études à New York – une jeune fille du Sud, vous imaginez ! C’était autour de 1908, dans ce qu’on désignait alors du nom de Finishing School, et celle-ci s’appelait Finch. La musique figurait au programme et ma mère m’a raconté qu’elle a pu alors aller à l’opéra où elle a entendu diriger Mahler. Vers 1912, comme elle avait vraiment une très jolie voix, son père a décidé – sur le conseil de plusieurs personnes qui l’avaient entendue – de l’envoyer travailler le chant à Berlin… Vous voyez comme tout cela se mélange de plus en plus ! Vous imaginez Berlin en 1912, c’est l’époque de Pierrot Lunaire… Il s’en passait des choses alors à Berlin ! Arrive cette jeune fille de vingt ans, sans passeport à l’époque, et la voilà convoquée à la police pour qu’on lui fournisse des papiers : son père était absolument indigné qu’on puisse convoquer sa fille au poste ! Elle devait travailler le chant avec rien moins que Lotte Schoene [2]. On retrouvera dans son autobiographie, parmi ses impressions de jeune Américaine lors de la première visite, cette observation (je cite de mémoire) : le chemisier de satin de cette dame très distinguée avait sous les bras des empiècements, chose impensable aux États-Unis où tout vêtement déchiré était tout simplement jeté ! Toujours est-il que Lotte Schoene n’a pas pu la prendre comme élève, et c’est avec quelqu’un d’autre qu’elle a appris le répertoire romantique allemand qui m’a également marquée et en quoi déjà elle rejoignait mon père (qu’elle ne connaissait pas encore).
20Outre les chants noirs que j’avais appris sans en comprendre les paroles, ma mère m’avait transmis des berceuses et des prières en anglais que j’ai utilisées ultérieurement dans des œuvres. Ainsi je me suis amusée à citer dans mon Concerto « O Night Oh ! » une prière bien connue du monde anglo-saxon : « Now I Lay Me Down to Sleep ». Je l’avais apprise toute petite sans en comprendre le texte, alors je le prononçais à la française. « I pray the Lord… » devenait « Après de l’or… », car j’adorais tout ce qui brillait !
21A. C. – Mais vous étiez fille de poète, dans un milieu qui s’attachait beaucoup aux mots, et donc vous aviez déjà une oreille plurilingue et attentive aux sons ?
22B. J. – Sans aucun doute. Le milieu plutôt cosmopolite que fréquentaient mes parents me confrontait à tout moment à des intonations vocales très diversifiées. Je conserve en général de cette époque des souvenirs particulièrement vivaces, quoique fugitifs. Par exemple cette « fête de la purée » donnée à la maison au moment de la Grande Dépression de 1929. Tous nos amis parisiens, dont bien sûr de nombreux Américains, avaient perdu beaucoup d’argent, et on avait décidé de faire une grande fête pour se remonter le moral. Ce fut une fête costumée que je n’oublierai jamais. Même de ma chambre (j’étais censée dormir !), j’entendais la foule quelque peu éméchée chanter à tue-tête… Et je vois encore ce matin-là ma mère se faire coudre des rondelles de saucisson sur une robe noire. Explication : on appelait baloney dollars (dollars-saucisson) les dollars dévalués de l’époque ! [Rires] Tout ceci pour vous montrer qu’on chantait beaucoup à la maison. En famille, nous chantions des canons à plusieurs voix. Ma mère, je l’ai dit, chantait tout le temps et quand elle ne chantait pas elle riait… Sa voix était omniprésente.
23A. C. – D’où, dans votre musique, l’importance du chant et de la voix ?
24B. J. – Très certainement. Mais n’oubliez pas que le chant fait partie depuis toujours des traditions anglo-saxonnes !
25A. C. – Diriez-vous que cette prééminence de la voix est une caractéristique américaine ?
26B. J. – Les Américains, comme les Anglais, chantent et font de la musique ensemble très spontanément. Ce n’est pas le cas en France. Je citerai comme exemple la célébration ici de nos vingt-cinq ans de mariage avec des amis français. Après le dîner bien arrosé, ma mère a demandé : « Et alors, on ne va pas chanter ? » Personne ne savait chanter parmi les Français, alors elle s’y est mise… L’un d’eux s’est tout de même levé pour réciter un poème.
27A. C. – Donc il y a là une différence culturelle majeure ? La culture festive américaine est très tournée vers la musique…
28B. J. – La musique est là-bas de toutes les fêtes, qu’elles soient laïques ou religieuses. Caractéristiques à cet égard, furent très tôt les psaumes chantés en masse dans les grandes assemblées religieuses appelées camps de réveil. Leur influence sur les rites des Noirs venus d’Afrique a été souvent soulignée.
29A. C. – Au fond, ce qui est important, c’est le sens de la communauté, au sein de laquelle la musique joue le rôle d’un lien.
30B. J. – C’est là quelque chose qui a tout de même été transmis en Europe par la suite, au moyen du jazz. De là notamment est venue l’idée d’une jouissance commune de la musique. Elle existe dans d’autres pays, toujours très peu en France.
31A. C. – En quel sens ?
32B. J. – Eh bien, si vous allez en Allemagne, par exemple, partout on fait de la musique : des passants se mettent à chanter à deux ou trois voix dans la rue, dans le métro… Alors qu’en France c’est impensable ! Dès qu’on se met à chanter, on chante faux, on n’est pas ensemble et personne n’est gêné !
33A. C. – Au vu de ce que vous dites là, on mesure l’importance qu’a dû avoir pour vous le fait de chanter dans un chœur aux États-Unis au cours de vos années de formation musicale.
34B. J. – Oui, ç’a été très important même s’il s’agissait encore d’une expérience teintée d’Europe. En effet, l’ensemble était dirigé par un Suisse, Paul Boepple. Mais cela aussi est bien typique du fameux melting pot Américain. C’est Boepple qui m’a fait découvrir Honegger… Aussi, quand je suis rentrée en France en 46, je ne voulais travailler qu’avec Honegger. Par la suite comme chacun sait, j’ai aussi travaillé avec Milhaud et Messiaen.
35Mon éducation musicale a donc été un mélange incroyable. La période américaine a été profondément marquée par le fait que j’étais alors adolescente. J’avais vécu de très près le drame de la défaite de 40 et je venais de quitter la France où j’avais laissé tous mes camarades de classe. Très vite pourtant, l’Amérique a été pour moi l’occasion de découvrir ce que je voulais faire dans la vie, et donc je l’ai adoptée. J’étais convaincue que je reviendrais en France, mais j’étais bien là-bas. Tout était excitant ! Et il y avait tellement de musique que je vivais dans un état d’exaltation permanente…
36A. C. – Il y avait de la musique sous quelle forme ?
37B. J. – Tous les grands compositeurs européens étaient là-bas : Hindemith, Schoenberg, Stravinsky, Milhaud… Certes je ne les ai pas côtoyés tous. Je n’ai jamais rencontré Hindemith, mais j’ai dîné avec Stravinsky quand j’avais quinze ans ! J’ai même entendu Bartók jouer, en personne, mais là c’est grâce à mon père, qui avait un flair incroyable, et pas seulement pour la littérature. Un jour il me dit : « Je t’emmène à un concert, c’est important ». C’était en 1943, qui connaissait Bartók aux États-Unis ?… Mon père avait de même pressenti le génie de Varèse, rencontré sur le bateau vers 1933. Il publia quelques années plus tard deux pages de Ionisation dans sa revue – car il y avait aussi de la musique dans transition, par exemple George Antheil. Et moi (je raconte toujours cette histoire), j’avais sept ou huit ans et je commençais le piano, je regarde ces deux pages et je me dis : « Mais il est fou ce type-là d’écrire pour des instruments qu’on tape ». J’étais vraiment une petite fille bien-pensante ! Ce qui ne m’empêchait pas d’être fascinée par le fait d’avoir un père poète…
38A. C. – Y avait-il aux États-Unis une proximité, ou une collaboration, entre des poètes et des musiciens aussi forte qu’il a pu y en avoir une entre des poètes et des peintres ?
39B. J. – Tout dépend des rencontres… J’ai passé la plus grande partie de la guerre sur la côte est et c’est seulement par la suite que j’ai découvert le reste de l’Amérique. À l’époque je n’avais même pas été en Californie. Mes études se sont achevées dans le Vermont, à Bennington College, qui était situé dans un paysage magnifique et où la musique, le théâtre et la danse avaient une place de choix. Là, j’ai eu comme professeur de littérature le poète Auden ! Vous imaginez ? Ce n’était pas mal ! C’est l’époque où il y avait là-bas de très grands maîtres. Par exemple Martha Graham, avec qui j’ai pris des cours et dont j’ai accompagné les élèves, des jeunes filles qui faisaient leurs études en même temps que moi et qui sont devenues les étoiles de demain. Comme dans tous ces Arts Colleges, il y avait là un conservatoire avec un chœur mais pas d’orchestre. Lorsqu’on m’a demandé d’écrire une œuvre pour chœur et orchestre, on a fait appel (ça, c’est l’Amérique !) à tous les villages environnants : « Avez-vous un violoniste, un flûtiste, etc ? » Les réponses n’ont pas tardé. J’ai eu bientôt un petit « orchestre Mozart » pour la Messe que j’avais écrite, et on a même fait un disque. J’ai vraiment cru alors que j’étais un grand compositeur. C’était en 1945 et j’avais dix-huit ans ! [Rires]
40A. C. – Comment le fait que les conservatoires se trouvent au sein des universités, ce qui n’est pas le cas en France, influe-t-il sur la vie musicale aux États-Unis ?
41B. J. – C’est un aspect que j’ai commencé à comprendre quand j’ai enseigné moi-même, beaucoup plus tard. Je suis rentrée des États-Unis en 1946 puis j’ai passé vingt-cinq ans sans y retourner, pour diverses raisons ; j’avais repris des études au Conservatoire de Paris, et j’ai fait mon nid en France. C’est à partir de 1971 que je suis retournée aux États-Unis, d’abord pour des concerts, puis pour enseigner. J’ai débuté à Tanglewood en 76. L’Académie d’Été de Tanglewood, prestigieuse, a été pour moi une sorte de rêve, avec ses trois orchestres – un orchestre de lycéens, le BSO (Boston Symphony Orchestra) et un troisième qui était un orchestre de jeunes de très haut niveau recrutés à travers tout le pays et même en Europe – dirigés par tous les grands chefs de passage. Et puis il y avait des cours de direction donnés par Bernstein, Ozawa et autres célébrités. Le chef-compositeur (et jazzman !) Gunther Schüller dirigeait alors le département de composition de l’Académie. Le soir, on allait en boîte écouter les étudiants jouer du jazz ! J’ai compris bien des choses à ce moment-là. Ayant pour la première fois de ma vie des étudiants en composition, je les interrogeais sur leur background, et tous me disaient qu’ils avaient commencé à jouer d’un instrument dans leur école ; à l’époque les écoles publiques avaient des orchestres, des chœurs, des big bands ; j’étais en admiration car cela n’existait pas du tout en France. Malheureusement ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Reste qu’il est normal là-bas de jouer d’un instrument en dehors de l’école sans nécessairement en faire sa profession. En France, le musicien amateur est trop souvent un exécutant médiocre (même s’il y en a d’excellents) qui se contente de peu ; tandis que là-bas, il y a exigence de qualité dès le lycée… Ainsi il m’est arrivé d’y faire des master classes sur mes œuvres, c’était fabuleux !
42A. C. – Les compositeurs américains sont-ils selon vous sensibles au fait de savoir qu’il y a non seulement des musiciens professionnels qui vont pouvoir interpréter leur musique, mais aussi beaucoup de gens qui vont au-delà de l’amateurisme de base ?
43B. J. – Je ne pense pas que les compositeurs que j’ai pu fréquenter s’adressent à des amateurs, pas plus qu’ils ne le font en France. Il arrive qu’ils écrivent pour des enfants, certes. Mais en fait nous abordons là un autre sujet… Je voudrais revenir à Tanglewood pour vous faire comprendre comment en 1976 j’ai pu appréhender la différence culturelle avec la France. J’ai assisté cette année-là à presque tous les concerts de ce célèbre festival et j’étais émerveillée de la façon dont les jeunes interprétaient, notamment, la musique contemporaine : la mienne et celle des autres. À l’époque il y avait un véritable engouement pour George Crumb, qui était présent. J’ai été moi-même très séduite pas son œuvre… Notre longue amitié date de cette première expérience particulièrement mémorable car elle coïncidait avec les festivités du bicentenaire. L’année suivante, j’ai été réinvitée avec une commande pour orchestre, et là j’ai pu juger de la qualité de ces musiciens. Il faut savoir que parmi les anciens fellows qui ont fait leurs armes là-bas, on trouve Abbado, et Ozawa lui-même après sa victoire au concours de direction d’orchestre de Besançon. Et aussi Bernstein — j’ai fait un jour de l’auto-stop avec lui ! Son arrivée en fin de saison déclenchait toujours un grand cirque ! Il était extraordinaire. J’avais du reste déjà entendu parler de lui quand j’étais à Bennington en 1945, car c’était le boyfriend d’une de mes copines!
44En 1977, ayant eu une bonne presse qui m’a permis de démarrer, j’ai enchaîné Tanglewood sur Buffalo où j’étais nommée Slee Professor. Cette chaire bien dotée ne comportait comme obligation qu’une seule conférence en trois mois. J’ai eu de plus la chance extraordinaire de pouvoir louer pour une bouchée de pain une maison du grand architecte Frank Lloyd Wright ! Et puis on m’a proposé d’enseigner à l’Université de Buffalo, ce que j’ai accepté « pour voir ». J’ai alors donné un cours correspondant à ce qu’on appellerait en France la « formation musicale ». Mais là, j’ai été atterrée car le niveau était très bas ! Les étudiants étaient intéressés mais il leur manquait les notions les plus élémentaires. Jugeant d’après les critères français, je leur ai donc donné d’assez mauvaises notes sans tenir compte de la recommandation plutôt inattendue d’un graduate student : « Vous devez savoir que nous ne pouvons pas avoir moins de A » (la note la plus élevée) ! Effectivement il a fallu relever leurs notes, faute de quoi ils n’auraient pas pu continuer leurs études à l’université. J’ai alors compris que cette université n’était pas un conservatoire et qu’il ne fallait pas appliquer ici les mêmes barèmes. En fait, il existe là-bas, beaucoup plus qu’en France, d’énormes différences entre les établissements d’enseignement. En France, un étudiant complète son cursus le plus souvent dans un même endroit ; aux États-Unis, il change tout le temps selon les points forts de tel ou tel lieu. Il y a donc aussi des universités qui ont d’excellents départements de musique, comme Michigan, Bloomington, ou UCLA où Schoenberg a enseigné…
45A. C. – Sans compter des écoles très connues comme la Juilliard School…
46B. J. – Juilliard et Curtis sont vraiment des conservatoires et fonctionnent aujourd’hui à peu près comme les nôtres car tous deux ont bénéficié de dotations privées énormes. Aussi les étudiants vont désormais pouvoir y étudier gratuitement ou presque, en payant seulement des frais d’inscription minimaux. Ce sont d’excellents conservatoires mais on n’y acquiert pas de culture générale. Cela dit, on peut accomplir son parcours en choisissant de combiner plusieurs choses : on peut faire un Master à l’université pour avoir un bagage culturel et aller ailleurs piocher des cours au choix… J’ai enseigné à Yale plusieurs années. Il y a là un très bon département de musique où enseignent des professeurs réputés comme Aldo Parisot pour le violoncelle ou Jeff Levine pour l’alto, et Jacob Druckman pour la composition – excellent compositeur, décédé prématurément.
47Au lendemain de la guerre, il y avait beaucoup d’échanges avec l’Europe ; c’était la période du sérialisme, et les liens étaient serrés. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Les choses ont évolué par phases : il y a eu un moment vers le début du xxe siècle où tous les musiciens devaient travailler avec des professeurs européens – ce que Ives n’a pas voulu faire, naturellement. Vint ensuite une période assez longue où, en réaction, il fallait retrouver les racines américaines, « chanter dans notre arbre généalogique » comme disait Cocteau, et c’est ce qui a donné, notamment, un Aaron Copland, que j’ai eu plaisir à rencontrer. Cela dit, il était quand même venu travailler avec Nadia Boulanger, dont il fut le premier élève…
48A. C. – Copland est un cas intéressant car, bien qu’il ait été très « américain américain », il s’est quand même intéressé au sérialisme, n’est-ce pas ?
49B. J. – Très peu. On en trouve trace dans ses Variations… Non, il appartient à une génération, celle d’entre les deux guerres, où l’Amérique voulait affirmer son américanité. Copland revendique franchement cette volonté dans l’importante biographie que lui a consacré Vivian Perlis. Vous la connaissez ? Vivian Perlis a fondé à Yale, et dirige toujours, un département appelé Oral History of American Music où sont rassemblés de précieux documents audio sur la plupart des compositeurs américains. [Nous feuilletons une liste de noms] Beaucoup sont peu connus en France. Par exemple, Milton Babbitt, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-dix ans. C’est le sériel américain, considéré comme un grand maître aux États-Unis. Mais en bonne tradition américaine, il a commencé comme clarinettiste de jazz.
50Cette année à Tanglewood, on a monté pour la fête de clôture L’Histoire du soldat [de Stravinsky] avec Elliott Carter (qui fête ses cent ans cette année) et Milton Babbitt respectivement dans le rôle du « soldat » et du « diable », en changeant un peu le texte pour la circonstance. John Harbison faisait le récitant. Déjà à la répétition, Milton avait du mal à suivre le chef parce qu’il ne voit pas très clair, ce qui est assez drôle parce qu’il écrit luimême des rythmes très difficiles… Arrive le concert, et le moment où le diable demande au soldat de lui vendre son violon, et où le soldat doit répondre « non ». Et là, grand silence… Enfin on entend soudain la voix d’Elliott Carter « I’m supposed to come in now ! » … Il avait oublié où il se trouvait !! [Rires] À propos de centenaire, je pense que pour les Américains, Elliott Carter est bien plus important que Messiaen – ils sont nés la même année à deux jours d’intervalle.
51[Nous continuons à feuilleter la liste des compositeurs] Ned Rorem, voilà un compositeur très apprécié aux États-Unis : sa spécialité, ce sont les mélodies avec piano, il en a écrit de très nombreuses. Il n’y a pas longtemps, nous avons dîné ensemble à Paris. Ce fut une soirée un peu pénible car il cherchait désespérément à retracer des choses qu’il avait connues voici quarante ans et il était presque fâché de ne pas les retrouver… En revanche, il n’était absolument pas intéressé par la situation musicale actuelle.
52Et puis il y a aussi le Third Stream, cette belle idée de Gunther Schüller, qui voulait tout rassembler : la musique classique, la contemporaine et le jazz qu’il pratiquait activement. Personne n’y croyait beaucoup à part lui ! Voilà en tout cas quelque chose qui est en train de changer en France : mon fils par exemple, formé au conservatoire mais devenu trompettiste de jazz, a pendant très longtemps pensé qu’on ne pouvait pas faire les deux, que ce n’était pas le même son, pas la même manière de jouer. Encore maintenant il me dit que la façon dont les musiciens classiques suivent un chef n’est pas la même que celle des jazzmen. Faire les deux relève encore du défi : Wynton Marsalis, certes un surdoué, reste une exception. Mais les choses bougent vite. Actuellement, il y a beaucoup de jeunes qui suivent la classe de jazz au CNSM [3] tenue depuis peu par Riccardo del Fra, un professeur merveilleux ! Il faut savoir par exemple qu’avant la création de cette classe, les saxophonistes, même élèves de Claude Delangle et fréquentant beaucoup de musique contemporaine, ne jouaient pas de jazz, et Claude m’a souvent dit que cela lui manquait. Alors que maintenant ils vont tous dans la classe de jazz sans avoir l’impression de s’encanailler.
53A. C. – Mais ce n’est pas tout à fait la vision intégrative de Gunther Schüller avec son Third Stream…
54B. J. – Il faut peut-être s’en réjouir. Schüller écrivait de la musique sérielle dans le style de Milton Babbitt, c’est tout dire ! On a eu aussi dans le genre le Modern Jazz Quartet, ou MJQ, qui avait droit de cité à Darmstadt ou à Donaueschingen ; c’était très cool !
55[Revenant à la liste des compositeurs] On trouve aussi ici Henry Cowell et Harry Partch, des expérimentalistes… Ça aussi, c’est très important. Il existe aux États-Unis quelques groupes musicaux fanatiques, presque des sectes. Les partisans du just intonation par exemple. J’en ai eu un comme élève une année à Tanglewood ; c’était un garçon un peu étrange, fervent de Harry Partch qu’il avait bien connu comme assistant. Il écrivait une musique un peu « Boulez quatrième génération », très bien faite, mais c’était en 1976 ; les choses ont pas mal changé depuis et plus personne n’écrit de cette façon. Ce jeune musicien a inventé depuis un instrument nommé zoomophone, qui produit jusqu’à des seizièmes de ton mais j’avoue que ses enregistrements ne m’ont pas convaincue…
56A. C. – On est là dans la ligne expérimentale de Cowell avec son Rhythmicon, non ?
57B. J. – Pas loin ! Je n’ai pas connu Cowell ; en revanche j’ai très bien connu Earle Brown, un ami très cher (aujourd’hui décédé) qui a longuement séjourné en France sans jamais vraiment apprendre le français – il ne savait dire que « C’est la vie ! » (prononcé say la vee)… C’est grâce à lui que je me suis remise à l’anglais, quelque peu rouillé après vingt-cinq ans d’absence des États-Unis. Je me rendais compte que je ne pouvais pas discuter avec lui parce que mon vocabulaire était resté adolescent ; je me sentais bête en anglais. Alors je me suis mise à lire des œuvres difficiles comme les romans de Henry James. Mais ce qui m’a sauvée véritablement, c’est l’enseignement.
58A. C. – Puisque nous parlions d’Elliott Carter à l’instant, il est relativement connu en France notamment grâce à Pierre Boulez qui l’a beaucoup soutenu. D’autres compositeurs américains sont dans le même cas, mais on ne peut pas dire qu’ils représentent la musique américaine. Pourquoi eux et pas d’autres ? Sont-ils représentatifs ou bien leur importance conduit-elle à une vision déformée de la musique américaine ?
59B. J. – Une vision simplifiée en tout cas. J’entends souvent parler des répétitifs américains comme si c’était la seule tendance. La France aime bien les étiquettes : on s’accroche à quelque chose qui est simple et différent de ce qui se fait ici, et le tour est joué. Or les Américains sont aujourd’hui très fascinés par le spectralisme [4] : Tristan Murail enseigne à Columbia, Philippe Manoury à San Diego, et donc actuellement il existe des groupes qui se forment pour jouer cette musique, ce qu’ils font à merveille – les quarts de ton n’ont plus de secret pour eux. C’est pour moi l’occasion de redire que les Américains jouent merveilleusement bien, ils ont cette exigence ; il n’est jamais question de faire quelque chose de sloppy. Au contraire, il y a un professionnalisme, même au niveau étudiant, qu’on ne trouve pas en France sinon dans les conservatoires.
60A. C. – Le fait qu’il existe cette communauté musicale, cette commonality, dans des pays comme les États-Unis, l’Allemagne ou l’Angleterre, n’est-ce pas lié à la tradition protestante ?
61B. J. – Il y a un sens de la responsabilité qui est très fort. Quand on est dans un groupe, il y a cette fierté d’y appartenir.
62A. C. – Y a-t-il une sociabilité qui se forme autour de la musique, une valeur sociale de la musique qui serait différente entre les deux pays ?
63B. J. – Très certainement. Il y a aussi un manque de complexes ; on se réunit facilement entre personnes qui ne se connaissent pas pour faire des choses ensemble.
64A. C. – La musique dite « savante » est perçue comme très élitiste en France. Est-ce le cas aussi aux États-Unis ?
65B. J. – Je le crois, oui. Par exemple, essayer de trouver un programme de musique classique à la radio, c’est quasi impossible. Tout au plus parvienton à en trouver localement sur des petites stations de radio subventionnées par des fonds privés, mais sur Public Radio, financée par l’homme de la rue – et qui fait des programmes de qualité auxquels il m’est arrivé de contribuer par des interviews – on ne trouve absolument pas de musique. En revanche, sur les stations de radio canadiennes, on entend souvent des concerts de musique contemporaine qu’on peut capter dans certaines parties des États-Unis… Donc, je crois que malheureusement la musique classique… Par exemple, j’ai été très étonnée d’apprendre que John Corigliano, compositeur réputé (il fait partie de ce qu’on appelle les heavies) avait mis en musique des textes de Bob Dylan. Je lui ai alors demandé s’il connaissait la musique de ces textes et il m’a répondu que non, pas du tout. Mes élèves m’ont dit : « Mais enfin, il n’a même pas eu la curiosité d’aller voir ! » Il y a vraiment des cloisonnements, c’est très curieux. Lors de mon dernier séjour à l’Université de Michigan il y avait eu une sorte de festival Corigliano au cours duquel on a donné plusieurs grandes pièces, notamment Circus Maximus pour un gigantesque big band avec même un vrai coup de pistolet à la fin nécessitant une autorisation spéciale.
66Il y a eu une époque où tout l’Est des États-Unis écrivait une musique soi-disant sérielle que j’avais baptisée East Coast Twelve Tone : ECTT ! [Rires] Ça se voyait toute de suite : il n’y avait que des rythmes qui ne marchaient pas ensemble, des combinaisons de subdivisions par cinq, sept, voire treize ou dix-sept…c’était très compliqué et ça n’avait souvent aucun sens. Certains étudiants m’ont dit que leurs professeurs leur interdisaient carrément toute homorythmie ! Tout cela a évolué, heureusement. Reste pourtant aux États-Unis le problème, déjà signalé par Stravinsky, d’un parcours musical universitaire peu ouvert sur l’extérieur et qui permet à l’étudiant muni d’un doctorat de composition, c’est-à-dire en fait d’une œuvre musicale, d’obtenir un poste d’enseignement alors qu’il n’a encore aucune expérience professionnelle hors de l’Université.
67A. C. – Un peu comme les Masters of Fine Arts où les écrivains animent des ateliers de Creative Writing et où les étudiants évoluent dans un circuit un peu fermé…
68B. J. – La situation est souvent plutôt triste. Ces jeunes diplômés qui enseignent la composition sont eux-mêmes des compositeurs débutants qui n’ont pas grand-chose à apporter à leurs élèves. Moi qui ai eu la chance de commencer à enseigner assez tard, je dis souvent à mes étudiants : n’enseignez pas tout de suite, ayez des activités musicales hors du circuit universitaire, jouez dans des bars, copiez de la musique pour vos aînés, que sais-je…
69A. C. – Il y a donc des mondes fermés qui se côtoient sans vraiment se connaître, ce qui brise quelque peu l’idée qu’on se fait d’une certaine esthétique de la musique américaine qui serait fondée sur le métissage. Comment voyez-vous la relation entre ce métissage, qui sans doute existe, et les choses plus spécialisées ?
70B. J. – Vous savez, le métissage forcé ne donne pas toujours des résultats probants. Les meilleurs compositeurs américains semblent désormais se détourner des systèmes qui les attiraient encore il y a quelques années — c’est un peu vrai en France aussi ! D’autant qu’aujourd’hui n’est-ce pas, tout est permis, anything goes.
71Mais pour tout vous dire, je n’aime pas tellement enseigner la composition… Aux États-Unis cet enseignement m’impose constamment des ajustements. Je dois naturellement tenir compte des différences esthétiques, mais il y a aussi des différences de formation. Ainsi, ce qu’on appelle en France « écriture » (harmonie + contrepoint) n’a pas vraiment d’équivalent aux États-Unis. Ce qu’ils nomment theory comporte certes l’étude de l’harmonie mais n’implique pas celle du contrepoint ; on peut choisir l’un ou l’autre.
72Ceci explique sans doute l’immense succès de Nadia Boulanger auprès des musiciens américains, succès qui lui valut de ne pas être très aimée en France, où il faut reconnaître qu’elle n’a pas été traitée comme elle le méritait. Le Conservatoire de Fontainebleau, qu’elle a dirigé et profondément marqué, continue de nos jours à attirer chaque année de très nombreux étudiants américains. Nadia Boulanger m’en avait proposé la direction à la fin de sa vie… Il y a aux États-Unis un dicton selon lequel dans la moindre ville américaine il y a au moins un drugstore et un élève de Nadia Boulanger ! [Rires] J’ai un jour demandé à Copland pourquoi il avait été travailler avec elle et il m’a répondu (je cite de mémoire) : « Je ne voulais pas du tout travailler avec elle, d’ailleurs je ne voulais pas travailler avec une femme, mais ç’a été le coup de foudre ! » Je peux le comprendre. Il y avait chez Nadia Boulanger un mélange étonnant de rigueur et de passion, par quoi elle se rapprochait un peu de Messiaen. Mais lui n’a pas eu beaucoup d’élèves américains. L’un d’eux, Jerry Levinson, devenu un véritable devotee, semble encore ne pas pouvoir se libérer de l’influence de Messiaen qui l’aimait beaucoup. Il lui a servi d’interprète à Tanglewood. C’était en 1975. Messiaen a écrit là-bas des œuvres majeures mais qui restent relativement mal connues aux États-Unis. Quand des Américains viennent étudier avec moi à Paris, et ils sont nombreux, je leur montre Technique de mon langage musical et les sept volumes du Traité de rythme mais aussi le recueil de devoirs d’harmonie, qui sont très difficiles… Malgré tout je sens bien que pour eux Messiaen demeure moins important que Carter.
73A. C. – Les États-Unis ont quand même été une source d’inspiration pour Messiaen ? Par exemple dans Des canyons aux étoiles…
74B. J. – Oui, bien sûr. Il est très joué en Amérique. Particulièrement en cette année du centenaire de sa naissance ; la Symphonie Turangalilâ ou son opéra Saint François d’Assise — cinq heures de musique ! — sont programmés cinq ou six fois !
75A. C. – En parlant d’opéra justement, quelle est la place de l’opéra aux États-Unis ? Son impact sur la culture musicale et populaire ?
76B. J. – L’opéra occupe là-bas une très grande place. Il faut savoir qu’il y a des opéras en activité dans toute l’Amérique et pas seulement à New York. Il existe par exemple à Seattle, sur la côte ouest, un festival Wagner aussi important qu’à Bayreuth. D’autres fans d’opéra se retrouvent à Santa Fe ou à Chicago…
77A. C. – Et puis il y a des orchestres de grande qualité un peu partout – Cleveland, Dallas.
78B. J. – Oui, et c’est bien là ce qu’on n’arrive pas à comprendre en France. Il n’y a pas que la côte est, le Boston Symphony, le Metropolitan Opera… Les mélomanes d’outre-Atlantique circulent sans arrêt…
79A. C. – Un peu comme dans le fameux dessin de Saul Steinberg avec New York au premier plan, Hollywood dans le fond et rien entre les deux !
80B. J. – C’est vrai que New York est un endroit spécial. Beaucoup de jeunes musiciens que je connais rêvent d’aller habiter là-bas… Mais la vie y est bien chère !
81A. C. – Et les compositeurs d’opéra ? On pense bien sûr à John Adams…
82B. J. – Il y en a beaucoup, peut-être même trop ! Ils choisissent très souvent pour livret des sujets d’actualité, par exemple Nixon in China.
83Mais je dois ici remarquer que bien des aspects de la vie musicale américaine nous échappent pour la simple raison que nous ne nous y intéressons pas vraiment. Résultat fréquent : cette musique survole la France mais ne s’y arrête pas et les compositeurs américains se posent dans d’autres pays d’Europe, en Hollande, en Allemagne…
84A. C. – Vous pensez à des exemples particuliers ?
85B. J. – Je pense par exemple à Christopher Rouse, venu à Berlin en 99 et qui a été joué alors par le Philharmonique avec grand succès. Il mène depuis une brillante carrière. Ici on n’en a rien su. Beaucoup d’Américains se font de même une réputation en Hollande ou en Angleterre. Je songe ici à Michael Daugherty, qui enseigne aujourd’hui au plus haut niveau à l’Université du Michigan. Voilà un garçon qui a éprouvé très tôt le besoin d’Europe : il a débarqué un jour comme auditeur dans ma classe au Conservatoire, venant de l’Iowa – on ne peut pas faire plus « Amérique profonde », c’est d’ailleurs là que mon oncle Jacques Jolas a fini sa vie et que je suis allée le voir quand je suis arrivée, j’ai toujours une cousine Jolas là-bas… Donc, Daugherty se présente à ma classe avec une bourse Fulbright, mais sans savoir le français ou presque ; il y est resté six mois avant de partir en Allemagne travailler à Hambourg avec Ligeti ; puis il est rentré aux États-Unis où il a rapidement fait son chemin. Aux dernières nouvelles, il vient d’être pris dans l’écurie de l’éditeur Boosey & Hawkes, une référence car cet éditeur n’accepte que des valeurs sûres. Il a été très marqué par l’ « américanisme » de William Bolcom, lui-même élève de Milhaud… Vous voyez, il y a toujours un lien, et c’est ce qu’il y a de plus sain.
86En général, après avoir suivi mon enseignement aux États-Unis, les étudiants ont envie de venir ici. Je les encourage bien sûr, mais je le fais dans les deux sens. Il faut aussi, n’est-ce pas, que les Français aillent en Amérique… Mais comme chacun sait c’est devenu très difficile. Et beaucoup ne sont pas convaincus : j’ai par exemple des collègues à qui on a offert un poste au Canada et que je pousse à partir, mais ils ne veulent pas !
87A. C. – Toujours cet immobilisme…
88B. J. – Mais oui! Là-bas on bouge facilement. Ainsi durant leurs vacances de printemps, mes étudiants de Michigan partaient à New York, à Los Angeles…
89A. C. – J’avais une question concernant ce qu’on appelle « performance », qui ne se traduit pas véritablement en français…
90B. J. – Oui, c’est encore un faux ami.
91A. C. –… On voit bien que des compositeurs comme Gershwin ou Bernstein sont connus aussi parce que c’étaient des « performers » extraordinaires. Y at- il là un lien consubstantiel qui vous paraît particulièrement américain ?
92B. J. – Non pas forcément… en tout cas pas plus qu’ici. Voyez le cas de Boulez par exemple.
93A. C. – C’est l’image qu’on se fait de l’artiste américain, comme faisant preuve de showmanship…
94B. J. – John Adams est chef d’orchestre, c’est vrai, et il dirige bien ; je l’ai connu à l’orchestre de San Francisco. John Harbison peut le faire, mais il ne dirige pas. Il me semble que tous les compositeurs doivent pouvoir jouer d’un instrument et diriger un peu. Moi-même je joue, assez mal, du piano ; je n’aime pas me produire en public mais j’ai plaisir à jouer, surtout avec d’autres… Pour revenir à votre remarque, non, je ne crois pas que le goût du showmanship soit une caractéristique américaine. Ce qui l’est beaucoup plus, c’est l’enracinement qu’ils ont dans le jazz depuis tout gamin : la plupart de mes étudiants avait cela « dans leur bagage », ils avaient commencé par là.
95En général, quand je reçois un étudiant américain que je ne connais pas, je lui demande de m’apporter tout ce qu’il a composé jusque-là. Un jour, l’un d’entre eux m’a demandé, « Even the bad pieces ? » … [Rires] Un étudiant m’a une fois apporté vraiment ses baby pieces, et c’était très marqué par des standards de jazz.
96À propos de musique américaine, il faut aussi parler de l’engouement pour les musiques orientales que l’on trouve surtout sur la côte ouest. Il y a une raison à cela. C’est ce que m’a une fois expliqué le compositeur californien Lou Harrison : « Nous, en Californie on ne regarde pas vers l’Europe mais vers l’Orient, vers le Japon ou la Chine ». Les expériences d’un Harry Partch, par exemple, sont fortement marquées par cet engouement, auquel on doit aussi la présence d’ensembles asiatiques de toutes sortes dans les universités… J’ai eu ainsi dans le Michigan une étudiante qui travaillait le gamelan balinais et j’étais allée l’entendre en concert. C’était une jeune fille sympathique mais un peu étrange, toujours habillée de couleurs très vives. Je l’ai aidée à réaliser une œuvre très complexe bâtie selon le principe des « prolations » — mélange de tempi notés en fonction de la même unité. Je me demandais parfois si elle arrivait à en concevoir mentalement le résultat, oubliant qu’avec l’ordinateur (que tous utilisent) ce n’est plus un problème ; tout devient possible – même le pire, hélas !
97A. C. – Travailler à l’ordinateur dans quel sens ? En utilisant les possibilités de transformation du son ?
98B. J. – Non, malheureusement ! Simplement, au lieu d’écrire leur œuvre sur du papier à musique, ils le font désormais sur l’écran de leur ordinateur, moyennant quoi ils peuvent instantanément entendre le résultat de leurs combinaisons, mais trop souvent encore avec l’horrible son Midi. C’est cela qui m’inquiète un peu. Ainsi présentées, toutes les formations, quatuor, orchestre, orgue, que sais-je, ont le même son… Vous me direz que jouer un quatuor à cordes au piano ne vaut guère mieux. Cela dit, les meilleurs d’entre ces jeunes musiciens possèdent des appareils sophistiqués qui arrivent assez bien à simuler les timbres. Il n’empêche que parfois j’ai peur que derrière ces facilités il n’y ait pas grand-chose dans leur tête. Du coup je les fais parfois écrire à la table, comme on fait en France.
99Lorsque j’enseigne en Amérique, il me semble que je suis ressentie comme un peu exotique, en tout cas différente. Il est certain que j’apporte d’autres méthodes, notamment celle que nous avons héritée de Messiaen en ce qui concerne l’enseignement de l’analyse. Cette discipline est considérée aux États-Unis comme une science exacte. Il se tient régulièrement des congrès d’analyse musicale entre universités auxquels participent les professeurs concernés, tous auteurs de doctes articles avec force schémas et diagrammes publiés dans des revues spécialisées. Et cette situation se propage en France. Vous savez peut-être qu’il existe maintenant une « société d’analyse musicale » en France, financée par un groupe d’analystes bancaires, c’est assez amusant ! Récemment a eu lieu un congrès auquel j’ai été envoyée par le CNSM pour défendre le point de vue de Messiaen. Dans mon intervention intitulée « L’analyse, pour quoi faire ? » — elle figure dans mon livre Molto espressivo — je milite en faveur d’une analyse résolument subjective et dispensée par les seuls à se poser de vraies questions : les créateurs.
100Récemment à Yale, j’ai choisi de donner deux cours d’analyse dont le premier sur Pelléas et Mélisande a été, je dois dire, un grand succès, s’adressant à un public très vaste où figuraient aussi bien de jeunes instrumentistes que des apprentis compositeurs.
101A. C. – C’est l’avantage, pour revenir à ce que nous disions précédemment, d’avoir l’enseignement de la musique à l’université, cela permet des brassages…
102B. J. – En fait, même là-bas, les différents départements ne se connaissent pas et se côtoient sans se rencontrer. On peut d’ailleurs dire la même chose du Conservatoire de Paris. Mais moi qui suis curieuse de nature, je suis partout allée voir ce qui se passait ailleurs.
103Cela dit, Yale, comme toutes les universités du Ivy League, est très calquée sur le modèle anglais. Partout se pose ce même problème de cloisonnement. Je connais bien toutes ces universités pour y avoir enseigné ; particulièrement Yale et Harvard mais aussi Princeton. Laissez-moi ici vous raconter une anecdote : j’étais à Princeton pendant la guerre et je prenais des cours d’orgue avec Carl Weinrich – encore un professeur européen !… Il est le dédicataire d’une œuvre pour orgue de Schoenberg — j’allais donc prendre ma leçon dans la petite chapelle, et assis au fond se trouvait toujours un monsieur avec de longs cheveux blancs, c’était… Einstein !
104A. C. – Musicien amateur émérite, violoniste…
105B. J. – Oui, et Gaby Casadesus, qui était alors à Princeton et jouait beaucoup avec lui, racontait qu’il ne savait pas compter ! [Rires] Mais bon, compter les mesures et travailler avec les nombres, ce n’est pas du tout la même chose… Pour revenir à des choses sérieuses, lorsque j’ai enseigné pour la première fois à Harvard en 1994, j’ai été frappée de la différence avec Yale. Certes, j’étais fière de pouvoir ajouter Harvard à ma carte de visite, mais en fin de compte je m’y suis plutôt ennuyée ! Les étudiants sont extrêmement orgueilleux et il n’y a pas de musique pratique, pas de groupes, il faut les improviser pour telle ou telle occasion. Tout reste très livresque, très érudit bien sûr. L’activité musicale est beaucoup plus développée à Yale, qui est pourtant loin d’avoir autant de moyens financiers.
106Petite anecdote : lors de mon dernier séjour à Harvard, j’avais un concert de mes œuvres prévu à Yale. Afin de m’y rendre j’ai demandé un congé à l’administration. Réaction immédiate : « Comment ? Vous avez un concert à Yale ? Mais on va les faire venir ici ! » C’est ainsi que des musiciens de Yale ont été invités à Harvard pour jouer mes œuvres. Un événement !
107A. C. – Votre propre musique a-t-elle été influencée par les États-Unis ?
108B. J. – Je ne crois pas. La seule influence que je peux retracer avec certitude remonte à mon expérience chorale des années 40 avec ma découverte – déterminante ! — des musiciens de la Renaissance. Mais cela aurait pu se passer ailleurs qu’en Amérique. A part cela, je ne sais pas… Je ne sais même pas qui m’a influencée. Mes racines plongent dans toute l’histoire de la musique et dans la mienne aussi bien sûr. Ma musique se souvient aussi bien de Josquin que de Mozart ou d’une berceuse de ma mère…
109A. C. – C’est plutôt un héritage de la mémoire, du travail de la mémoire…
110B. J. – Je le revendique et je pense être une des rares à le faire. C’est peutêtre là un trait américain !… Pourtant dans ma musique je ne cite personne ouvertement. Ainsi je viens d’écrire deux pièces en hommage. L’une pour le concours Long-Thibaud, basée sur les premières notes d’une toccata de Bach, que j’ai découverte lors de mes études d’orgue en Amérique et qui me hante depuis. Je l’ai intitulée Oh Bach. La pièce est entièrement construite sur des éléments de cette toccata, mais je les ai triturés à tel point que lorsque Henri Dutilleux l’a entendue, il n’a pas compris : « J’ai beaucoup aimé, m’a-t-il écrit, mais pourquoi Bach ?… » L’autre pièce est une commande internationale, faite par le Trio autrichien Eisenstadt à dix-sept compositeurs en l’honneur de l’année Haydn. Il s’agit d’écrire une pièce de dix minutes environ pour un trio piano, violon et violoncelle, qui ait un rapport avec Haydn. Dans la foulée de la précédente, j’ai intitulé la mienne Ah Haydn. Elle sera donnée dans plusieurs pays parmi lesquels les États-Unis, et les dix-sept pièces seront pour finir toutes jouées à Esterhazy où vécut Haydn non loin de Vienne. J’adore cette musique ! Pourtant ce n’est pas l’Amérique qui me l’a fait découvrir… J’ai eu par contre aux États-Unis la révélation – fulgurante ! — de Debussy. Mais curieusement, pas de Ravel ! À mon retour en France en 46, je ne connaissais quasiment rien de lui. Je raconte dans mon livre Molto espressivo comment j’ai appris ici l’existence d’un musicien à deux têtes nommé « DebussyRavel » ! Comme MahlerBruckner…
111Je connaissais peu de chose de l’Europe lorsque je suis rentrée des États-Unis, et recommencer des études au Conservatoire a été très dur. J’avais fait aux États-Unis du contrepoint dans le style de Palestrina, musicien alors pratiquement inconnu au Conservatoire, comme du reste une bonne partie de la musique avant Bach. Schütz, par exemple, dont je louais partout la musique, était considéré comme très ennuyeux et qualifié, suprême injure, de « musicien protestant ». Et moi j’étais choquée. Le Conservatoire me paraissait alors l’endroit le plus triste du monde alors que je gardais d’Amérique le souvenir de musiques joyeuses. Il fallut se mettre aux mises en loge pour les épreuves d’écriture ! Dix-huit heures ! Mais bon, quand vous devez écrire une fugue dans laquelle il se passe à peu près tout ce qu’on trouve dans une fugue de Bach, il faut bien cela… C’était très dur !
112Faire de la musique avec d’autres me manquait. Très vite, je me suis jointe à des musiciens amateurs, des scientifiques pour la plupart. Je jouais moi-même un peu d’alto et nous arrivions à former de petits ensembles… Mais ce n’était pas toujours beau à entendre !
113A. C. – Vous faisiez aussi de la musique chorale ?
114B. J. – Ma passion adolescente pour Honegger m’a amenée alors à me joindre à la chorale Elisabeth Brasseur pour chanter Le Roi David sous la direction d’Honegger lui-même. Aux États-Unis j’avais chanté l’œuvre jumelle de cette cantate, Nicolas de Flue. Elle figurait aux États-Unis à l’un des concerts des Dessoff Choirs auquel très jeune j’avais participé. L’autre concert était entièrement consacré à Roland de Lassus. Je crois que je n’ai jamais vu depuis un programme tout Lassus. Hélas, cet immense musicien n’a toujours pas sa place…
115Paul Boepple, notre chef, avait copié toutes les partitions à la main en bibliothèque, car c’était pendant la guerre et cette musique était introuvable. C’est une expérience qui m’a marquée à vie… Donc, de ce point de vue-là, je peux dire que l’Amérique a été pour moi très importante. Mais je vois que pour mes jeunes collègues Murail et Manoury, ça ne doit pas être si mal puisqu’ils se sont établis là-bas. Murail, qui enseigne à Columbia, s’est acheté une maison et il revient de temps en temps en France, mais comme on ne jouait plus du tout sa musique chez nous, il n’a pas hésité !
116Durant mes années à Yale, j’ai aussi donné un cours de trois mois sur la musique en Europe de 1950 à 1970. J’ai fait un panorama de ce qui s’était passé : Boulez, Stockhausen, Ligeti, Berio, Darmstadt, etc. Pour beaucoup ce fut une découverte. De Boulez, par exemple. J’ai remarqué que souvent ils ne connaissent guère que les premières Structures, bien pratiques à enseigner car elles sont en quelque sorte « préanalysées ». Du coup, pour bon nombre de jeunes musiciens, Boulez se résume à cela !
117J’ai fait aussi une année un grand cours sur Le Sacre du printemps. Mes étudiants étaient très étonnés que je n’utilise pas de textbook, mais je leur ai dit : « Mon textbook, c’est la partition ! »
118A. C. – Et la musique de film ? C’est un domaine où les États-Unis ont beaucoup de choses à dire, non?
119B. J. – Aborder ce problème, car c’en est un encore, m’amène tout naturellement à traiter de l’une des grandes différences culturelles entre la France et le monde anglo-saxon. En Amérique comme en Angleterre on n’a pas peur comme ici du mélange des genres. Voyez Shakespeare mêlant sans scrupule dans une même pièce le tragique et le comique. Il n’y a donc pas de honte là-bas pour un compositeur « sérieux » à écrire de la musique de film. Or, vous n’imaginez pas les batailles qu’il y a eues au Conservatoire de Paris pour installer une telle classe. Presque tous les professeurs de composition étaient contre.
120Il se trouve que j’ai moi-même composé dès ma sortie du Conservatoire de nombreuses musiques de scène et de film. J’y ai pris plaisir et ç’a été à chaque fois pour moi l’occasion de tester en live mes capacités, en somme une sorte de terrain d’expérience.
121A. C. – À cause de la contrainte que représente ce type de musique ?
122B. J. – D’une part, oui, mais aussi parce que cela ne prêtait pas à conséquence, ce n’étaient pas des musiques qui allaient me valoir des critiques… À l’époque il y avait encore en France quelques critiques, mais maintenant ?… Savez-vous que dans le New York Times, on peut encore trouver aujourd’hui au moins deux critiques par jour de musique classique ! Et même dans des petites villes…
123Pour en revenir à la musique de film, aux États-Unis elle peut faire partie de toute activité de compositeur « sérieux », de même que toutes les autres possibilités offertes aujourd’hui par les musiques mixtes, avec vidéo, danse, peinture, architecture… Il s’avère que le lieu idéal pour ces pratiques est l’université où l’on a tout sous la main. Par exemple, au voisinage de l’Université du Michigan, on trouve toutes sortes de petites compagnies qui se mettent ensemble pour monter des projets, et à qui on prête une salle… Pour cela aussi, ils sont très forts ! Ainsi, j’ai été contactée une fois pour une série de concerts hors institution, mais qui bénéficiaient quand même du public de l’université : les responsables avaient inscrit une œuvre de moi dans leur programme. Toujours à Michigan, j’ai reçu, comme d’autres collègues, un appel d’œuvres du Nouvel Ensemble Moderne de Montréal. La réaction de l’un d’eux m’a surprise : « Ce n’est pas pour moi ! », me dit-il. Et d’expliquer que cet ensemble, même canadien, ne s’intéresse qu’à ce qu’on appelle aux États-Unis, non sans mépris, European Avant-Garde.
124A. C. – Et par contraste, que serait l’American Avant-Garde ?
125B. J. – Eh bien, je ne sais pas si cela existe ! Ils n’en parlent pas, en tout cas.
126A. C. – Pourtant, si l’on pense par exemple à John Cage, assez connu en France, on va se dire « tiens, voilà de l’avant-garde expérimentale » …
127B. J. – Oui mais ça ne les intéresse plus, ces choses-là. Plus du tout. D’ailleurs pendant très longtemps, il y a eu méfiance à l’égard de Carter, qui était perçu comme trop européen. Mais maintenant qu’il est glorieux, ils l’ont récupéré ! Ils n’aiment pas trop tout ce qui vient d’Europe actuellement…
128A. C. – La préférence va-t-elle à des choses plus « populaires » ?
129B. J. – Pas vraiment plus populaires. Si vous voulez, cela ressemble à… Nous avons aussi cette tendance en France. Je songe à des musiciens comme… Guillaume Connesson, Thierry Escaich, même aujourd’hui Philippe Hersant. Leur grande compétence n’est certes pas en cause, mais il me semble que leur musique n’est pas vraiment de ce temps. Beaucoup de compositeurs américains vont un peu dans cette direction : ce n’est pas vraiment de la musique tonale mais c’est… Enfin il y a des gens qui appellent cela friendly !
130A. C. – Mais c’est dans la forme aussi ?
131B. J. – Ah, c’est surtout dans la forme. C’est là que le bât blesse en ce qui me concerne. Prenez par exemple Daugherty, dont je vous parlais tout à l’heure et pour lequel j’ai plus que de l’estime. C’est un américaniste moderne dont les œuvres – qui ont des titres accrocheurs comme « Raise the Roof » – sont très bien faites, très agréables à écouter une fois, mais deux fois, non ! Pas pour moi en tout cas.
132A. C. – Pour vous, si je comprends bien, le fait qu’une œuvre soit belle à entendre ne signifie pas qu’il faut sacrifier à une certaine facilité ? Il faut que cela reste intéressant, pas seulement séduisant…
133B. J. – La différence entre un journal et une œuvre d’art — je cite ici de mémoire l’esthéticien Abraham Moles — c’est qu’une fois que vous avez parcouru le journal vous ne le relisez pas le lendemain, alors qu’une vraie œuvre d’art est inépuisable.
134A. C. – C’est un petit peu ce que disait Ezra Pound, Literature is news that stays news…
135B. J. – En effet. Mais moi je ne suis pas si catégorique. On a coutume de dire que Milhaud écrivait trop ; je pense qu’on ne peut pas reprocher cela à un compositeur : s’il a envie d’écrire, qu’il écrive. Je sais que Murail s’est montré très critique envers Pascal Dusapin, par exemple, lui reprochant de faire toujours la même chose, de reprendre sans cesse les mêmes formules… c’est peut-être vrai de temps en temps, mais bon, il y a chez lui tant de belles œuvres ! C’est maintenant vraiment un classique et je m’en réjouis. On commence du reste à bien le connaître aux États-Unis. Parmi quelques autres compositeurs qui « marchent », il faut citer aussi Éric Tanguy qui a été mon élève : en voilà un qui a complètement changé, lui qui écrivait au départ une musique toute en quarts de ton. J’ai entendu récemment une pièce de lui pour violon seul, très bien faite, mais aux références nombreuses et dont je me disais qu’elle n’était pas précisément nouvelle ! À en juger pourtant par son accueil chaleureux, le public avait apprécié. J’ai pensé après qu’il se sentait rassuré d’avoir ainsi abordé sans douleur la redoutable musique « contemporaine ». Il serait vain, je crois, de mettre en question la validité de cette réaction. L’avenir fera son tri. Reconnaissons honnêtement que cette tendance existe. Elle sert peut-être à équilibrer le paysage musical français face à la tendance « inverse » que seraient les compositeurs gravitant entre l’Ircam et l’Ensemble Intercontemporain. C’est du moins la vision simplifiée qu’on en a aux États-Unis.
136Entre les deux, on trouve les inclassables, ne les oublions pas. Compositeurs de qualité, ils se nomment Gérard Pesson, Georges Aperghis, Bernard Cavanna… Leur musique ne se décrit pas facilement. La mienne non plus d’ailleurs ! Un journaliste m’a demandé un jour quel genre de musique j’écrivais – question idiote, n’est-ce pas ? – et j’ai répondu que j’appartenais à un mouvement appelé « marginal » !
137A. C. – En tout cas, il faut essayer de ne pas être dans le faux-semblant.
138B. J. – À quatre-vingt-deux ans, je cherche encore à réaliser mon propre rêve ; mais avec le secret désir de ne pas y parvenir de façon à conserver l’inquiétude féconde jusqu’à ma mort.
139(Propos recueillis le 7 mars 2008)
Bibliographie
Ouvrages cités
- Jolas, Betsy. Molto espressivo. Ed. Alban Ramaut. Paris : L’Harmattan, 1999.
- Joyce, James. Finnegans Wake (1939). London : Faber & Faber, 1975.
- transition. Dir. Eugene Jolas (1927-1938) et Georges Duthuit (1948-1950). 33 numéros. Paris : Shakespeare and Co., 1927-1950.
Notes
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[1]
Ce souvenir apparaît quelques lignes avant la fin du roman : « Carry me along, taddy, like you done through the toy fair ! » (628).
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[2]
Lotte Schöne (1891-1977), cantatrice d’origine viennoise, fit une brillante carrière à la Staatsoper de Vienne, au festival de Salzbourg et à l’Opéra de Berlin, dont elle fut membre jusqu’à l’arrivée des nazis en 1933. Particulièrement admirée dans le rôle de Pamina de La Flûte enchantée, elle fut avant-guerre l’une des collaboratrices préférées de Bruno Walter.
-
[3]
Conservatoire National Supérieur de Musique.
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[4]
L’école dite « spectrale » — par allusion à son travail conduit sur le « spectre » sonore des instruments, sur les transformations de celui-ci que permettent les techniques électroacoustiques, et sur la microtonalité — est notamment représentée en France par Gérard Grisey, Tristan Murail, Philippe Manoury ou Michaël Levinas. Un compositeur comme le Hongrois György Ligeti a également influencé en profondeur l’approche spectrale du son musical.