Couverture de RFEA_113

Article de revue

Comptes rendus

Pages 108 à 126

Nathalie DESSENS. From Saint-Domingue to New Orleans: Migration and Influences. Gainesville, Florida : University Press of Florida, 2007, 272 p.

1L’histoire de l’immigration aux États-Unis comporte bien des points d’ombre, en particulier lorsque les nouveaux arrivants n’ont pas provoqué de remous et se sont rapidement fondus dans la masse. Il arrive aussi que la documentation existe mais soit éparse, donc difficilement accessible. Ce livre est donc le bienvenu : il informe le lecteur sur un groupe peu connu, les immigrés en provenance de Saint-Domingue, et utilise des sources variées mais peu exploitées dans une perspective globalisante.

2L’auteur s’y penche sur la migration française venue de Saint-Domingue au tournant du xixe siècle, composée de blancs, de métis et de noirs qui quittèrent l’île où Toussaint Louverture créa la première république noire. Ainsi, entre 1791 et 1810, un noyau de 15 000 à 20 000 personnes participa à l’augmentation de la population de la Nouvelle Orléans qui passa alors de 5 000 à 17 000 habitants. Nathalie Dessens fonde son étude sur une recherche historiographique approfondie, et deux aspects constituent sa problématique. D’abord, comme il va sans dire que les métis libres étaient en contradiction avec l’idéologie étasunienne, il s’agit de mesurer la façon dont cet apport multiracial a renforcé l’exception culturelle d’une terre d’accueil brièvement espagnole, puis française de nouveau avant d’entrer dans le giron des États-Unis. Il s’agit aussi d’évaluer les traces de ces différences dans le legs culturel de ces migrants.

3Dans les premiers chapitres, l’auteur dresse un portrait de la Saint-Domingue française, de sa prospérité et de sa vie culturelle, avant d’aborder les événements de la révolution prise en mains par Toussaint Louverture, le rôle intéressé de la Grande-Bretagne, les erreurs de Napoléon et la prise de pouvoir de Dessalines. Ces rappels historiques sont bien ciblés.

4Certains immigrants refluèrent vers le continent après un établissement provisoire dans une autre île des Antilles, surtout Cuba. Presque tous, en particulier ceux venus directement de Saint-Domingue, étaient impécunieux à leur arrivée sur le continent mais leur dynamisme, leur pratique (importée) de la fluidité raciale et leur esprit d’entraide permirent à la plupart de réussir rapidement.

5L’auteur s’appuie sur les sources répertoriées (peut-être en reste-t-il encore à découvrir parmi les correspondances privées dont elle fait grand usage) pour interpréter les faits, ou avancer avec prudence des hypothèses scientifiquement non démontrables mais toujours marquées au coin du bon sens. Cette démarche précautionneuse inspire confiance.

6Les immigrés ont réalisé un certain nombre de « premières » : la création de journaux, de théâtres, etc., dans un lieu qui, il est vrai, était culturellement et économiquement sous-développé. Le chapitre consacré à l’influence politique des réfugiés lors du passage sous domination étasunienne est particulièrement intéressant, ne serait-ce que pour rappeler que l’actuelle Louisiane vit encore sous un « code Napoléon ». Le rapporteur aurait aimé peut-être que le rôle de Desdunes dans le déclenchement de l’affaire Plessy contre Ferguson, ou encore la naissance du premier journal noir, soit davantage développé. Mais, il est vrai, ces informations sont accessibles ailleurs.

7Au total, on recommandera la lecture de cet ouvrage : il fait sortir de l’oubli une migration qui a enrichi la diversité des États-Unis.

8Claude Julien,

9(Université François-Rabelais de Tours).

Christian GROS et Marie-Claude STRIGLER, dir., Être Indien dans les Amériques. Spoliations et Résistance. Mobilisations Ethniques et Politiques du Multiculturalisme. Éditions de l’Institut des Amériques et des éditions de l’IHEAL. Paris : La Documentation Française, 2006, 315 p.

10Dans cet ouvrage, Christian Gros et Marie-Claude Strigler ont rassemblé de manière logique, rationnelle et pédagogique les actes du colloque qui s’est tenu en Sorbonne en décembre 2004 et qui donne son titre au volume.

11Établi par des spécialistes incontestés des études amérindiennes et des peuples autochtones, Être Indien dans les Amériques, est placé sous le signe de l’unité dans la diversité : la diversité des intervenants et de leurs points de vue ; de leurs origines (le Canada, la France, les États-Unis, le Pérou et le Mexique) ; de leurs spécialités et de leurs formations (l’anthropologie, l’ethnologie, l’ethnolinguistique, l’ethnohistoire ou la littérature) ; enfin, la diversité géographique des pays cités en exemple (de l’arctique canadien à la pointe méridionale de l’Amérique latine).

12Les objectifs de ce recueil sont définis clairement et précisément dès les premières lignes de l’introduction. Il s’agit, en effet, d’expliquer au lecteur les bouleversements très profonds qu’a connus la situation des Indiens dans les Amériques, leur difficulté à maintenir leur identité culturelle dans des sociétés modernes en pleine mutation.

13La préface de Philippe Descola du Collège de France rappelle que le chemin parcouru par les Indiens depuis trente ou quarante ans est considérable grâce, entre autres, à leur « extraordinaire mobilisation au nord comme au sud des Amériques ». Mais, en toute objectivité, il précise que malgré les avancées des peuples sur le plan du droit, la situation des langues amérindiennes reste préoccupante au niveau linguistique et social. La perte de la langue entraîne inévitablement celle de la culture puis celle de l’identité même. La question de l’identité dans des nations multiculturelles est au cœur des contributions et les problèmes sous-jacents sont présentés dans cinq chapitres bien structurés et équilibrés.

14Le premier chapitre s’intitule « Droit et populations Indiennes ». Il démontre que, dès le début de la colonisation, le statut juridique des peuples « colonisés » était un sujet « délicat ». Quel statut fallait-il conférer à ces « sauvages » qui devaient néanmoins rester sous la protection de l’État pour faciliter le processus de civilisation ? La reconnaissance du fait que les autochtones sont aussi producteurs de coutumes et de systèmes normatifs qui leur sont propres, pose la question du pluralisme juridique. Aussi bien en Amérique du Nord qu’en Amérique du Sud, acquérir un statut impliquait une subjugation coloniale accompagnée de spoliations des terres.

15Le deuxième chapitre, « Terres et territoires indigènes », permet d’affiner les définitions de ces concepts. Les cas analysés permettent au lecteur de cerner les subtilités de la terminologie utilisée et les questionnements liés à son usage selon que l’on est Amérindien ou Euro-américain. Les recherches effectuées sur les Yanesha de l’Est du Pérou montrent que la notion même de territoire traditionnel peut être remise en question car elle soulève d’autres questions telles que le processus d’ethnogenèse. L’analyse du conflit territorial Navajo – Hopi par Marie-Claude Strigler apporte un éclairage nouveau et en contexte sur ce conflit causé par des différences culturelles, par l’intervention du gouvernement fédéral et par les intérêts économiques et politiques en jeu. Les notions de terre et de territoires renvoient à celle d’espace — un espace qui pourrait sembler « déplacé » dans ce chapitre mais qui au contraire revêt une signification symbolique puisqu’il s’agit de l’occupation indienne de la scène culturelle. L’exemple de l’espace muséal qui nous est présenté est celui du National Museum of the American Indian construit à quelques mètres du Capitole. Ce nouvel espace constitue un bouleversement historique sans précédent, une conquête de l’Est, un acte politique majeur, une prise de pouvoir, une visibilité accrue dans un espace jusque-là réservé aux circuits culturels décidés par les Euro-américains. Cet événement constitue un acte d’affirmation identitaire.

16En toute logique le troisième chapitre s’intitule « Enjeux et légitimité des affirmations identitaires ». Le National Museum of the American Indian, inauguré en septembre 2004, offre aux Amérindiens la possibilité de s’auto-représenter comme « cultures vivantes » selon l’expression de Marie Mauzé qui, dans sa présentation, s’interroge, entre autres, sur la nature du message muséographique et sur le statut des objets exposés autour de trois thèmes, « Nos univers », « Nos vies », « Nos peuples ».

17À l’inverse, les Indiens Pataxo’ du Brésil, et en particulier les instituteurs, mènent un travail dirigé vers la communauté elle-même. L’école et l’éducation sont au centre de leurs efforts pour préserver leur identité. L’alphabétisation, selon Florent Kohler, apparaît comme un élément de prestige qui bouleverse la perception traditionnelle du « guerrier », l’indien engagé dans la lutte interethnique. Car la terre n’est plus, pour les jeunes Pataxo’, la condition première de l’avenir. Ce constat augure peut-être une indianité nouvelle.

18Les représentations et les revendications des Indiens d’Amérique du Nord sur la scène internationale constituent un thème tout à fait crucial permettant de mieux comprendre l’intérêt grandissant que ces peuples manifestent à l’égard des organisations internationales. De l’exemple du chef iroquois Deskaheh à la Société des Nations dans les années 1920 jusqu’à la création du Groupe de travail sur les populations autochtones dans le cadre de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, Joëlle Rostkowski analyse avec acuité les revendications et arguments invoqués par les délégations indiennes qui ont mené au cours des décennies à l’évolution du droit indien. En Amérique latine toutefois, le militantisme indien revêt d’autres aspects : mouvements protestataires, expériences indiennes de gouvernement ou encore émergence d’un indianisme radical à l’instar des Aymara.

19Le quatrième chapitre s’intitule « Quel avenir pour les langues et la littérature amérindiennes ? » Après les questions juridiques, territoriales, identitaires, se pose naturellement la question de la langue, l’essence même de l’identité. Colette Grindevald établit un état des lieux des langues amérindiennes et explique la forte menace qui pèse sur leur survie au-delà du xxie siècle. Certaines pourraient néanmoins échapper à leur mort programmée grâce à une véritable politique de revitalisation, de revalorisation de la langue par le gouvernement tribal et grâce à la mobilisation des linguistes amérindianistes.

20Si la défense et la revitalisation de la langue ancestrale conditionnent sa résilience et son maintien, force est de constater que la réussite des mesures mises en place dépend de l’amélioration des conditions socio-économiques des peuples autochtones. La circonspection de Raymond de Mallie est donc justifiée car les termes très généraux tels que préservation, revitalisation s’appliquent de façon différente selon l’histoire des acteurs en jeu.

21Un nouveau moyen d’expression et d’affirmation identitaire semble émerger. En effet, les auteurs indiens prennent la plume pour rédiger eux-mêmes leurs livres et y inscrire les traces des tragédies du passé. Bernadette Rigal-Cellard répond à la question « quelle fonction pour l’histoire dans la littérature indigène américaine ? » par une fine analyse de trois romans : House Made of Dawn de Scott Momaday, Fools Crow de James Welch, Shell Shaker de LeAnne Howe.

22Le cinquième et dernier chapitre est consacré aux « Nations en question », que ce soit les nations latino-américaines face au multiculturalisme, la souveraineté tribale au sein du système fédéral américain, les mobilisations des peuples indigènes au Mexique, ou encore la résistance à l’essentialisme des Inuit du Nunavut. Les quatre contributions montrent la complexité de la question autochtone dans les Amériques. Ces communications, pourtant si différentes, traitent de la préservation de l’identité particulière des autochtones dans un ordre mondial en constant changement. Les nations multiculturelles et pluriethniques créent une inégalité difficile à combattre pour les autochtones. Le modèle de gouvernance au Nunavut présenté par Michèle Therrien est un exemple pour tous les autochtones. Les Inuit sont en effet les seuls, dans le monde autochtone, à tenter cette expérience. À la question : « Pourquoi inuitiser ? La réponse inuit est claire : pour que cesse le mal de vivre et l’interrogation sur ses causes ! ». Ce dernier chapitre conclut parfaitement les actes de ce colloque, il révèle bien la complexité de la relation entre les États nations et les nations ethniques qui la composent.

23On ne peut que se réjouir de la présence au colloque et de la contribution d’une Indienne Jicariila Apache, Veronica Tiller, mais on peut regretter que si peu d’Amérindiens aient apporté leur contribution à ce débat sur l’identité. Toutefois, cette réserve ne doit pas laisser de doute quant au grand intérêt de cet ouvrage.

24Être Indien dans les Amériques est un livre de 315 pages. Chaque contribution est suivie de notes, d’une bibliographie et d’un résumé en deux autres langues (anglais, espagnol ou français). Bien écrit, cet outil de travail est enrichi de nombreuses références, de statistiques, de cartes, et d’une présentation des auteurs en fin de volume. L’ouvrage éclairera utilement les étudiants aussi bien que les professeurs sur des aspects souvent méconnus ou peu traités de l’autochtonie. Ce qui aurait pu être considéré comme un élément négatif de ce livre, à savoir les reprises du même sujet dans plusieurs contributions, en fait sa force. En effet, comment dissocier l’identité de la terre, la langue, la culture, la souveraineté, ces composantes de la définition du mot nation. Les liens qui unissent ces grands thèmes traités par les meilleurs spécialistes deviennent évidents pour le lecteur et lui ouvre les yeux sur la réalité de ce qu’est être Indien dans les Amériques de nos jours.

25Lucia Dumont,

26(Université de Cergy)

Tangi VILLERBU, La Conquête de l’Ouest. Le récit français de la nation américaine au xixe siècle, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2007, 306 p.

27Le présent volume, qui se lit de manière très plaisante, est tiré d’une thèse soutenue en 2004, il en garde la structure et les ambitions. Tangi Villerbu a mené un très gros travail à travers de très nombreuses publications du xixe siècle et des années postérieures. L’introduction très bien informée de la plus récente bibliographie indique clairement les intentions de l’auteur : faire du neuf, traiter du discours national sur l’Ouest tel que l’ont perçu les Français et surtout ne pas se livrer à une étude d’opinion sur les États-Unis. La bibliographie de vingt-trois pages, magnifiquement ordonnée, est très impressionnante (même si l’auteur a dû l’alléger pour l’édition) : Villerbu domine aussi bien l’historiographie américaine que française sur l’Ouest des États-Unis.

28Dans le corps du texte, Villerbu traite du voyage des Français dans l’Ouest, des expériences migratoires, mais aussi des sources françaises de la connaissance de Fenimore Cooper. Il s’intéresse aussi, ce qui est plus neuf, aux études géographiques et ne néglige pas la littérature populaire. À partir de l’exemple de la Californie, il montre que les discours contrastés sur cette région, comme sur l’ensemble de l’Ouest, insèrent celle-ci à sa place devenue périphérique au sein de la nation américaine. Le plan composite reste largement thématique.

29Villerbu établit à quel point le discours sur l’Ouest est nourri par de multiples échanges transatlantiques. Pourtant les Français ne peuvent comprendre les Américains que selon leurs propres paramètres, et ils leur appliquent ceux-ci pour aboutir à la vision d’une nation normalisée et familière. Ils le font pour l’Ouest, comme pour l’ensemble du pays à la même époque.

30Au bout du compte, Villerbu n’a pas réalisé son ambition : il fait un gros travail sur la perception française avec des recherches originales sur les géographes comme sur les missionnaires et en réutilisant de façon astucieuse les recherches existantes sur Gustave Aimard et les dime novels, mais il ne parvient pas à mettre à jour un discours original français sur la nation américaine. La conclusion traite d’un récit français, organisé en trois étapes, suivant les débats historiographiques américains, dont les différents auteurs dépendent directement, puisqu’ils en adoptent les principes « fondateurs » en excluant eux aussi les Indiens, les Mexicains et les Noirs.

31Tout au long de l’ouvrage, les analyses de Villerbu restent cependant très fines, car il a su tirer le meilleur parti de sources nombreuses et diverses ; il offre à tous les américanistes un Ouest américain au-delà des clichés et des mythes, alors même qu’il souligne combien ceux-ci ont contribué à sa construction identitaire.

32Jacques Portes,

33(Université Paris VIII).

Magali BESSONE. À l’origine de la République américaine : un double projet. Thomas Jefferson et Alexander Hamilton. Paris : Michel Houdiard Éditeur, 2007, 232 p.

34Magali Bessone, maître de conférences en philosophie morale et politique, examine en quatre chapitres d’une quarantaine de pages chacun les oppositions entre deux des Pères Fondateurs de la République américaine : Thomas Jefferson et Alexander Hamilton. Pour synthétiser la pensée de chacun, Bessone a traduit un grand nombre de textes variés (Notes on the State of Virginia, articles des Federalist Papers, lettres, documents constitutionnels, textes de lois, essais philosophiques, journaux, sources secondaires — y compris très récentes) puisque ni Jefferson, ni Hamilton ne rédigèrent de traité politique complet.

35Son premier chapitre, intitulé « L’Amérique, “nation de la nature” ? », est consacré au concept de « nature » utilisé par ces héritiers des Lumières. Bessone rappelle que la notion recouvrait la nature de l’homme, la nature des choses, la nature physique, la nature de l’histoire naturelle, mais aussi la morale naturelle. Ainsi, pour Jefferson, la nature humaine se situe entre le droit naturel et l’histoire naturelle. S’il existe une égalité entre les membres d’un même groupe, chaque groupe (racial ou autre) doit occuper une certaine place dans la hiérarchie des êtres vivants. Suivent des paragraphes un peu rapides sur l’attitude de Jefferson envers les Indiens (reprise, dans le dernier chapitre, de manière erronée, puisque Bessone affirme que Jefferson souhaitait lutter militairement contre les Indiens), et sur la position de Hamilton, dans la lignée de Locke.

36Dans le deuxième chapitre, Bessone insiste sur l’originalité des Pères Fondateurs qui, à la différence des politiques dans les républiques antiques, envisagèrent, dès le départ, une démocratie représentative. Pour Hamilton, la représentation devait permettre de filtrer les passions, et pour Jefferson, elle devait autoriser la recherche du plus grand bonheur pour tous, ce qui devenait plus facilement réalisable dans le cadre de républiques locales.

37Le troisième chapitre s’intitule « Principes d’économie politique : l’Amérique, République agraire ou commerciale » et s’intéresse à l’opposition, bien connue des américanistes, entre un Jefferson prônant l’autosuffisance fondée sur l’agriculture, et un Hamilton, adepte du commerce soutenu par des ajustements étatiques. Toutefois, Bessone ajoute une brève considération diachronique intéressante, en soulignant les modulations de principes imposées à Jefferson par l’exercice du pouvoir, lorsqu’il fut élu Président.

38Quant au dernier chapitre (« Jefferson, Hamilton et la politique étrangère américaine : réalisme libéral ou libéralisme impérialiste ? »), c’est peut-être le chapitre le plus réussi, dans la mesure où Bessone ne se contente pas de juxtaposer des développements séparés sur les vues des deux hommes, mais fait « dialoguer » les deux politiciens. Les paragraphes sur la neutralité « silencieuse » de Jefferson à l’égard de la Grande-Bretagne, entre 1792 et 1815, et la neutralité « déclarée » de Hamilton, présentent un intérêt tout particulier.

39La conclusion replace la pensée des deux hommes dans un contexte européen, afin de préciser en quoi les concepts du Vieux Monde se révélèrent insuffisants sur le territoire américain.

40Les chapitres centraux reprennent des domaines assez connus des américanistes, mais pèchent par une logique interne défaillante. Ainsi, la cinquième sous-partie du chapitre II (critiquant la thèse de Hannah Arendt sur la révolution américaine, et ne présentant qu’un intérêt mineur dans cet ouvrage) devait être initialement prévue en tête de chapitre, puisque l’on passe brutalement de la note n° 101 à la note n° 113, pour revenir, après la note n° 171, à la note n° 102. De manière plus générale, les nombreuses fautes de français témoignent, hélas, d’un manque de relecture attentive.

41Toutefois, et malgré la brièveté des conclusions partielles, les américanistes trouveront matière à réflexion surtout dans les chapitres I et IV.

42Catherine Becasse,

43(Paris III – Sorbonne Nouvelle).

Zbigniew BREZINSKI, Second Chance : Three Presidents and the Crisis of American Superpower. New York : Basic Books, 2007, 234 p.

44Zbigniew Brzezinski, National Security Adviser du président Carter, est un auteur prolifique qui a beaucoup écrit sur les relations internationales. Il a notamment publié The Grand Chessboard : American Primacy and its Geostrategic Imperatives (1997) qui est une formulation réaliste mais très conventionnelle du cadre théorique de la politique étrangère américaine. Le livre dont il est question ici présente l’intérêt de traiter des changements théoriques occasionnés par l’irruption des néo-conservateurs dans le champ de la formulation de la politique étrangère et les actions de l’administration de George W. Bush.

45L’auteur, qui est aussi professeur, attribue des notes aux trois derniers présidents américains pour leur politique étrangère (B pour Bush I, C pour Clinton et F pour Bush II). Ces notes, qui apparaissent en fin de volume, illustrent fort bien le propos du professeur qui fut autrefois conseiller du prince.

46Brzezinski a, en fait, écrit ici deux livres, un ouvrage fort convenu sur la politique étrangère américaine avant 2001 et une attaque en règle de l’administration Bush II. Il évoque souvent son rôle personnel, tant au moment où il était proche du président que lorsqu’il fut consulté par d’autres ensuite, et décrit, de façon fort américano-centrée, les évolutions ou bouleversements qui ont changé le monde entre 1989 et 2001. Il évoque peu sa responsabilité dans les événements en Afghanistan : c’est pourtant lui qui avait conseillé à Carter de soutenir les mujahidin en lutte contre l’envahisseur soviétique, mujahidin qui, plus tard, se tournèrent contre les États-Unis. Il exprime son admiration pour George H. W Bush et pour la façon dont il a mené la guerre du Golfe en 1990-91, et loue William J. Clinton (ou plutôt Madeleine Albright, alors secrétaire d’État, qu’il décrit comme son amie) pour l’extension de l’OTAN et pour les guerres dans l’ex-Yougoslavie.

47Il survole les divers événements et n’apporte pas grand-chose à un lecteur régulier de la presse, presse dont il partage en grande partie œillères et préjugés. Sur le Kosovo et les relations avec la Russie, ses analyses sont superficielles. Ensuite on assiste à un changement de décor pour le troisième président considéré, George Walker Bush. Soudain Brzezinski devient presque radical, au sens américain du terme, et ses analyses du lien entre une politique étrangère mal pensée par l’administration Bush II et la montée de l’anti-américanisme ressemblent à celles de la gauche — qui sont devenues celles du monde entier si l’on en croit les études du Pew Research Center. Sa critique de l’intervention en Irak est cinglante. Ce qu’il écrit n’est pas non plus très neuf mais ce qui est frappant c’est qu’il a aujourd’hui rejoint, en apparence tout au moins, le camp des critiques qu’il appelait « anti-américains » il n’y a pas si longtemps.

48Après les ouvrages de Stephen Walt, puis l’article commun de Walt avec John Mearsheimer sur le lobby pro-israélien, cet autre auteur réaliste prend des accents très critiques. Ainsi Brzezinski écrit : « Contrary to the case often made by Bush himself, the widespread antagonism toward America is not because the region’s Muslim’s (sic) “hate freedom” but because historical memories cause them to resent the increasingly close identification of American power in the region with the British colonial past and Israeli policies of the present » (150-151). Une partie des élites américaines comme des spécialistes universitaires de politique étrangère, s’est détachée du consensus et a lâché l’administration actuelle, comme le rapport Baker-Hamilton de l’automne 2006 l’avait clairement montré. Néanmoins, il ne faudrait pas prendre la nouvelle rhétorique critique pour un ralliement aux thèses de gauche.

49Certains « réalistes » ont compris que l’hégémonie américaine était mieux assurée par des pratiques à la Bush père (création de coalitions) ou à la Clinton (focalisation sur l’économique, multilatéralisme de façade) que par la brutalité unilatérale de Bush II (ou de ses proches conseillers) qui a conduit aux bourbiers et à l’antagonisme des alliés. Certains de ces réalistes, proche de Bush I, comme James Baker ou Brent Scowcroft, avaient du reste mis l’administration en garde avant l’invasion de l’Irak. Pour Brzezinski, comme pour Baker, il ne s’agit pas de critiquer la puissance ou l’hyperpuissance américaine mais de créer les conditions d’une meilleure hégémonie : « Even the world’s paramount superpower can go badly astray and endanger its own primacy if its strategy is misguided and its understanding of the world is faulty » (7). Brzezinski propose donc un retour aux recettes réalistes, un temps marginalisées par les néo-conservateurs, pour assurer au mieux une domination américaine menée par des dirigeants plus doués en relations publiques.

50Pierre Guerlain,

51(Université Paris X-Nanterre).

Tony SMITH, À Pact With The Devil : Washington’s Bid for World Supremacy and the Betrayal of the American Promise. New York : Routledge, 2007, 255 p.

52Le titre de cet ouvrage est une référence au pacte faustien et indique, d’une part, que l’auteur, professeur de science politiques à l’Université Tufts, n’hésite pas à convoquer des références littéraires et, d’autre part, offre une déconstruction du célèbre « axe du mal » du président Bush. Cet ouvrage d’histoire des idées retrace les origines intellectuelles de ce que l’on appelle communément la « doctrine Bush ». En un sens, il retrace plus de trente ans de débats théoriques concernant la politique étrangère américaine. Tony Smith cherche à comprendre d’où vient le corps doctrinal qui a conduit à la guerre en Irak et à montrer que les néo-conservateurs ne sont pas les seuls théoriciens qu’il faut considérer.

53L’auteur, qui semble avoir tout lu en matière de théories de politique étrangère, retrace la filiation entre les néo-conservateurs, bien connus, peut-être surmédiatisés du reste, et les néo-libéraux qui ont souvent précédé les néo-conservateurs dans leur apologie de l’utilisation de la force contre des régimes jugés meurtriers ou immoraux. Il défend aussi l’idée que « […] the elaborate justifications the intellectual mandarins set forth for democracy promotion, then put into simpler sloganeering by the spin masters, do not suit the temperament of the American people or people in the Middle East » (xxxv). Il est ainsi assez difficile de classer l’auteur sur un échiquier politique traditionnel car il dénonce une continuité entre liberals (c’est-à-dire ce que l’on traduit habituellement par « la gauche », faute de mieux et de façon problématique) et les « conservateurs », dont on sait qu’ils sont peu désireux de conserver les systèmes existants aux États-Unis mais veulent plutôt les « révolutionner », comme le disait le sénateur Gingrich. En évoquant la volonté de suprématie, Smith semble se rapprocher de la gauche radicale (mais c’est aussi le discours de gens situés à droite et très critiques de l’impérialisme américain) alors qu’à divers moments, l’auteur prend des positions bien éloignées de cette gauche radicale.

54Fort logiquement, Smith part de l’analyse de ce qu’est cette doctrine Bush et la présente en des termes simples qui ne surprendront pas ceux qui s’intéressent à la politique étrangère américaine. Il poursuit le travail de nombreux analystes des néo-conservateurs. Son livre devient vraiment novateur au moment où il dépasse la présentation et l’analyse des neo-cons et réexamine la tradition doctrinale en matière de politique étrangère américaine, notamment ce qu’il appelle le liberal imperialism des années 1980. Il montre bien les continuités entre les tenants de la democratic peace theory et les néo-impérialistes habituellement considérés comme néo-conservateurs. Ce travail analyse les synergies entre deux groupes idéologiques qui sont trop souvent présentés comme opposés et c’est là son plus grand intérêt. L’auteur passe en revue un grand nombre de travaux de théoriciens de la politique étrangère et prolonge ainsi le travail de Pierre Hassner et Justin Vaïsse dans Washington et le monde (2003). Il est clair qu’il fait aussi une critique de la dérive hégémonique américaine qui culmine avec l’invasion de l’Irak. Il dénonce les erreurs, aujourd’hui bien connues, de la démocratisation universelle imposée par les armes.

55Un de ses intertitres montre l’articulation essentielle dont il parle : « From Liberal Democratic Transition Theory to Imperialist Practice ». Certains théoriciens que l’on dit liberal auraient donc facilité la dérive hégémonique des néo-conservateurs, telle qu’elle a été mise en pratique en Irak. Cette thèse est bien documentée dans cet ouvrage dont certains arguments rappellent le concept de « wilsonisme botté » inventé par Pierre Hassner.

56On pourra s’étonner que l’auteur qui semble se dégager d’un quasi-consensus en politique étrangère rejoint finalement un autre consensus en refusant de le penser. Ainsi il écrit : « After the attack of September 11, 2001, the decision to invade Afghanistan is understandable in terms that are not highly ideological »(xx). On sait pourtant que la vengeance américaine n’a pas atteint les terroristes responsables des atrocités du 11 septembre mais que des innocents sont morts et que le chaos s’est installé dans un pays où l’opium et les attentats ont fait un retour en force. La même logique hégémonique que l’auteur dénonce en ce qui concerne l’Irak a été opératoire pour l’Afghanistan qui n’a été qu’une étape dans l’aggravation du problème du terrorisme. Il me semble que l’auteur n’est pas fidèle à ses propres thèses dans cette affirmation. De même sur le Kosovo, qui tombe sous la rubrique « Taking on Serbia », l’auteur ne semble pas considérer que la filiation entre néo-libéraux et néo-conservateurs soit également pertinente. Il y a là une retenue dans la critique qui va avec la foi dans la « promesse américaine » qui distingue Smith des auteurs radicaux.

57Il faut néanmoins noter la formation d’un consensus inhabituel en matière d’analyse de la politique étrangère, comme l’écrit Jonathan Freedland dans le New York Review of Books (14 juin 2007) : « One of the few foreign policy achievements of the Bush administration has been the creation of a near consensus among those who study international affairs, a shared view that stretches, however improbably, from Noam Chomsky to Brent Scowcroft, from the antiwar protesters on the streets of San Francisco to the well-upholstered office of former secretary of state James Baker. This new consensus holds that the 2003 invasion of Iraq was a calamity, that the presidency of George W. Bush has reduced America’s standing in the world and made the United States less, not more, secure, leaving its enemies emboldened and its friends alienated. »

58Le livre de Smith qui reflète et contextualise ce nouveau consensus est important car il permet de gommer beaucoup d’impressions superficielles laissées par la lecture des médias et de plonger dans une belle histoire des idées en matière de politique étrangère. Il faut saluer la grande qualité de ce travail et les réflexions qu’il ne manquera pas de susciter pour tout lecteur américaniste intéressé par les méandres et contradictions apparentes de la politique étrangère américaine.

59Pierre Guerlain,

60(Université Paris X-Nanterre).

Dana D. NELSON, éd. AmBushed : The Costs of Machtpolitik, special issue of The South Atlantic Quarterly, 105 : 1 (Winter 2006). Durham : Duke University Press, 2006, 267 p.

61La présidence de George W. Bush était, à ses débuts, redoutée pour son niveau d’incompétence comparable à celle de Dan Quayle, vice-président sous le premier mandat de Ronald Reagan. L’explication de son élection en novembre 2000 s’est faite en termes négatifs : Albert Gore Jr, candidat du Parti démocrate, manquait de dynamisme et sa candidature souffrait de l’image des déboires sexuels du président Clinton ; enfin, l’élection avait été truquée en Floride.

62Ces versions de la victoire électorale de Bush sont à prendre sérieusement, car elles ont procédé d’une dérive politique dont les responsabilités restent à déterminer. L’objective de ce livre remarquable est d’explorer, d’une part, l’importance historique du gouvernement Bush et, d’autre part, les raisons pour son succès dans l’application d’un programme qui met en péril les lois internationales aussi bien que les fondements de la Constitution des États-Unis. La population des États-Unis a été « ambushed », mais pas seulement par Bush et son équipe qui ont savamment instrumentalisé les événements du 11 septembre 2001. Toute la classe politique, ainsi qu’une évolution culturelle généralisée, sont responsables de la création des nouvelles donnes politiques qui ont, en quelque sorte, légitimé la « désinformation » officielle, la « guerre de préemption », la remise en question de l’habeas corpus et le rejet de la convention de Genève concernant le traitement des prisonniers de guerre et l’usage de la torture.

63On trouve dans ce livre une quinzaine d’articles de très grande qualité qui analysent la politique menée par Bush et son équipe selon des perspectives variées. Ces essais (pour la plupart abondamment référencés) montrent que, loin d’être une administration maladroite ou amateur, la force de ce gouvernement est la clarté de ses objectifs et son manque de scrupules sur les moyens employés pour les réaliser. Pour comprendre un gouvernement qui a su mener sa politique en dépit d’une opposition populaire importante, il faut voir tous les aspects de la conjoncture : la complicité ou la naïveté du Parti démocrate, comment Bush et son entourage ont su manipuler l’électorat et même l’intelligentsia à l’aide de la diffusion d’une propagande soigneusement conçue. Une manipulation renforcée par une idéologie qui marie idées, convictions et valeurs. Le gouvernement de Bush, de ce point de vue, est la culmination d’une évolution politique aux États-Unis, ce qui justifie des analyses évoquant le fascisme. Il est impossible en effet d’écarter la possibilité que le phénomène Bush représente un changement qualitatif dans le système de gouvernance états-unien.

64Les textes de cet ouvrage sont tous essentiels. Ils sont tous intéressants pour leur érudition et la passion qui les anime. Les auteurs sont Dana Nelson, Timothy Brennan, Keya Ganguly, Sharad Chari, Neil Smith, Nikhil Singh, Stanley G. M. Ridge, Pierre Guerlain, Ariel Dorfman, Wendell Berry, Lawrence R. Schehr, Thomas L. Dumm, Michael Bérubé, Stephen John Hartnett, Laura Ann Stengrim, Matthew A. Crenson, Benjamin Ginsberg, Melissa A. Orlie et Christopher Newfield. Des textes clairs et pertinents, on ne trouvera pas mieux pour s’informer, faire réfléchir ou s’inspirer. Tous ceux qui veulent comprendre la réalité de la culture et de la vie politique des États-Unis aujourd’hui ont un intérêt à lire ce livre.

65Larry Portis,

66(Université de Montpellier III).

Divina FRAU-MEIGS. Qui a détourné le 11 septembre ? Journalisme, information et démocratie aux États-Unis. Bruxelles & Paris : De Boeck, 2005, 288 p.

67Divina Frau-Meigs nous avait déjà habitués à sa remarquable connaissance des médias américains et à son œil aiguisé d’analyste des dits médias, particulièrement dans son ouvrage essentiel Médiamorphoses américaines (Economica, 2001). Ce dernier s’achevait notamment sur les attentats du 11 septembre, permettant à Frau-Meigs, avec sa lucidité coutumière, de douter que l’isolationnisme (dans son sens le plus large) des Américains (femmes et hommes politiques, journalistes ou autres) allait se voir amoindri par ces terribles assauts terroristes. Dans Qui a détourné le 11 septembre ?, Frau-Meigs reprend en quelque sorte le fil de sa pensée de 2001, l’affinant au fil des pages. Si 9/11 n’a pas permis aux Américains de s’ouvrir au monde, n’a-t-il pas cependant transformé le pays ? La société ? Les médias – tout au moins ? Ou les médias ont-ils au contraire renforcé certaines de leurs caractéristiques, parfois des plus douteuses ?

68Dès l’Introduction, Frau-Meigs parle du « suivisme des médias américains depuis le 11 septembre 2001 », semblable à celui d’une grande partie de l’opinion, et s’interroge sur leur « mollesse » (5). 9/11 fonctionne comme un noyau autour duquel s’agrègent différentes crises, dans tous les domaines y compris politiques. Frau-Meigs s’emploie entre autres choses à observer la façon dont les médias gèrent ce noyau. Elle annonce son utilisation de certains auteurs, « contrepoids » éventuels, tels que McChesney ou Zelizer, en précisant qu’ils ne sont « pas toujours bien connus en France » (9). Le problème, me semble-t-il, c’est surtout qu’ils ne sont pas toujours bien connus aux États-Unis, et ne sont pas davantage pris au sérieux par l’Amérique profonde qu’Howard Zinn ou Michael Moore, dans des genres différents. Elle annonce aussi que son étude consiste à mesurer l’instrumentalisation des médias par les politiques, « les degrés de liberté des journalistes » et la « grandeur et la décadence des médias américains » (10).

69Qui a détourné le 11 septembre ? est divisé en trois parties. La première partie, « La profession en situation et la fragilisation du traitement de l’actualité », commence par quelques rappels civilisationnels extrêmement bienvenus. Frau-Meigs, avec le souci pédagogique (au meilleur sens du terme) qui la caractérise, nous remémore la valorisation dans la culture américaine de l’individualisme (self-interest) et de certaines valeurs-socles (core values) dont elle dresse un tableau très clair. Frau-Meigs évoque les « fonctions traditionnelles et légitimantes » (16) des médias (observation, corrélation, transmission), précisant le besoin des Américains de narration et de closure, « le sentiment qu’il faut boucler le récit chaque jour » (19) ; en d’autres termes, sitcoms et journaux télévisés : même combat.

70Après quelques terrifiantes statistiques concernant la nature des sujets des stations de télévision locales, le livre examine les « nouvelles fonctions, rapportées et hétérogènes » des médias (transaction, distraction, acculturation) (23). Certaines émissions télévisées qui se présentent comme traitant de l’actualité sont friandes de reconstitutions forcément douteuses qui jouent avec les émotions des spectateurs. Ces émissions sensationnalistes reposent essentiellement sur l’image, brouillant les frontières entre réalité et fiction. J’aurais aimé que dans le passage sur l’acculturation Frau-Meigs développe davantage ses propos sur le politiquement correct, qu’elle envisage ici surtout sous l’angle du langage, mais là n’était pas son propos, naturellement. Cette section se termine avec quelques mots sur « l’information interpersonnelle conviviale (chat) » (30), à laquelle on pourrait lier d’autres lieux cybernétiques où les Américains non journalistes peuvent s’exprimer, comme les forums et les blogs.

71Ensuite, Frau-Meigs s’attache à décrire les stratégies corporatistes et leur impact sur les pratiques journalistiques américaines. Elle évoque les effets d’alliances hollywoodiennes sur l’information, certaines déréglementations et certaines conséquences de l’existence de gigantesques trusts, « une concentration telle que six compagnies peuvent se créditer de 75% du temps que les Américains passent devant leurs écrans » (35). Elle n’oublie pas de préciser qu’en l’occurrence, certains des patrons des médias concernés (media moguls) sont canadiens ou australiens, et que la presse la plus lue est souvent anglo-américaine, du moins à l’origine. Naturellement, il convient de s’interroger sur les positionnements politiques de ces patrons si puissants – ont-ils une influence sur les journaux télévisés, par exemple ? – même si ce qui semble primer, c’est le fait que le journal télévisé « est devenu un produit commercial comme un autre, soumis aux lois de la concurrence » (39) ; en conséquence, et ici Frau-Meigs cite George Gerbner, « il ne s’agit plus de ‘‘raconter des histoires’’ (telling the news) mais de ‘‘compter des histoires’’ (selling the news) » (40). Plus inquiétant encore, ce que la profession appelle le KISS system (Keep It Simple, Stupid), donne une idée des critères en vigueur en ce qui concerne la sélection des informations et les hiérarchisations privilégiées. Frau-Meigs rappelle la puissance du groupe CNN / AOL / Time-Warner, qui tend à faire passer le divertissement en premier. Chacun d’entre nous a pu apercevoir des exemples de la formidable synergie à l’œuvre au sein du groupe, lorsque par exemple une chanteuse très célèbre dont les disques sont produits par la Warner voit son visage multiplié à l’infini sur les pages des organes de presse du groupe et qu’AOL ne cesse de la célébrer sur ses pages d’accueil. Cela dit, le groupe a également acquis la DC (entreprise de bandes dessinées de super-héros), ce qui facilite grandement de nombreuses adaptations cinématographiques de bandes dessinées et le merchandising qui les accompagne.

72Frau-Meigs pose la question, « le marketing écrase-t-il la visée journalistique ? » La réponse n’est pas simple, et pas univoque, notamment en raison du principe de segmentation du marché. Il est toutefois aisé de percevoir des exemples d’homogénéisation de l’information, aidée par des raccourcis scandaleux. Plus grave peut-être, le « recours croissant à des sources semi-occultes » décrit ensuite. Frau-Meigs parle d’une « profession sous influence » (47) et observe la façon dont les réseaux politiques sont de plus en plus liés aux réseaux d’information politique, les journalistes étant très dépendants de leurs sources. Différents lobbies, par exemple, utilisent la presse pour se livrer à de véritables exercices de propagande. La Nouvelle Droite excelle dans ce type de pratiques et ce que l’on nomme public relations recouvre toutes sortes de faisceaux de résistance et d’anti-résistance entre les corporations, les groupes de pression divers, les médias, le public, etc.

73Frau-Meigs évoque ensuite les think tanks, ou comités d’experts. La Nouvelle Droite, par exemple, s’est dotée entre autres d’un Center for the Study of Popular Culture. Puis l’auteure se demande si l’on peut réellement parler du retour du « triangle de fer » :

74

Face à la montée en puissance de ces trois types d’acteurs, la question se pose d’une résurgence du « triangle de fer », à savoir l’alliance entre un lobby, la commission de travail au Congrès (le législatif) qui y correspond et la branche du gouvernement (l’exécutif) qui le concerne. Fortement dénoncée dans les années 1960 par les médias et les mouvements activistes de la Nouvelle Gauche, cette alliance semi-occulte s’est reconstituée dans les années 1980. Elle semble particulièrement vivace à Washington, au Congrès et dans les cercles proches de la présidence, notamment pour ce qui concerne le secteur des télécommunications, des médias et des technologies nouvelles en alliance avec la défense. (61)

75Frau-Meigs fournit quelques exemples, donc le Carlyle Group, créé en 1987, auquel appartiennent des gens comme Frank Carlucci et George Bush père. Ce groupe entretient des liens étroits avec la famille Ben Laden, qui ont été montrés du doigt en 2001 par le Center for Public Integrity (puis par Michael Moore, comme chacun sait), sans que cela ne les perturbe outre-mesure. De tels groupes montrent que le complexe militaro-industriel n’est pas une légende.

76Le dernier chapitre de cette première partie s’intitule « L’objectivité prise à ses propres pièges ». Véritable tarte à la crème du journalisme américain l’objectivité est « une norme d’airain, au passé récent » (66), qui a poussé la presse à entretenir la fiction que la « réalité coïncide avec la vérité, un fait de croyance essentiel pour bâtir la confiance en la profession » (66). S’agit-il d’un « objectif inatteignable » ? En tout cas, elle peut constituer un frein à la liberté d’expression de différentes manières que détaille l’ouvrage avant d’embrayer sur la presse alternative, le New Journalism ou le Literary Journalism, mentionnant Tom Wolfe, Norman Mailer et Hunter S. Thompson (on peut peut-être ajouter Truman Capote et son non fiction novel) (70).

77Il existe une autre voie, celle du public journalism, la voie de l’actualité comme participation citoyenne, le retour au modèle de la presse engagée. Entre autres avantages, cette voie donne la parole à des groupes d’intérêt. Frau-Meigs donne l’exemple des groupes lesbiens et gais. Elle parle également de « journalisme civique » et d’une « certaine tradition d’engagement à l’américaine » (75). Tout cela a ses limites, bien évidemment. Plus tard, elle se demande à qui profite l’accusation si fréquente de « partialité socio-libérale » (c’est ainsi qu’elle rend liberal bias, le mot liberal en américain étant difficile à traduire sans périphrase). Pour conclure cette première partie, Frau-Meigs mentionne « l’impossible autonomie éthique par l’auto-régulation ». Sont évoquées entre autres les « conduites expiatoires des médias, qui dénoncent les scandales qui les éclaboussent, avec un intérêt particulier pour les grands titres les plus en vue » (84). C’est là une tendance tellement américaine : n’ayant pas recours à la confession privée, l’Américain (protestant) est friand de confession publique. « En s’auto-flagellant en place publique, en confessant leurs fautes, ils redonnent du prix à la confiance et scellent de nouveau le pacte de légitimité avec le public » (84). Auto-évaluation, régulation volontaire (self-regulation), systèmes de responsabilité sociale des médias (media accountability systems), observatoires des médias qui dénoncent plus qu’ils n’analysent, médiateurs plus ou moins puissants, encore une fois tout cela a ses limites. Pour conclure cette partie, Frau-Meigs pose la question suivante : « La formation des journalistes peut-elle renforcer l’éthique professionnelle ? » (93).

78La deuxième partie du livre est intitulée « L’affaiblissement des contrepoids et les enjeux de la liberté d’expression et de l’intérêt (du) public », la parenthèse nous prévenant d’emblée qu’il serait naïf de confondre public interest et public’s interest (l’autre difficulté étant de déterminer qui décide de ce qui constitue l’un et l’autre). Cette deuxième partie explore les protections sélectives du Premier amendement, la « régulation à reculons » de la Federal Communications Commission (115), la déliquescence des obligations de service public et le discrédit sur ledit service public. Le service public américain est vraiment très différent du service public français, on en jugera d’après la description clinique sans concession qui en est faite. Frau-Meigs remonte souvent aux années 1920, ce qui s’explique aisément par le fait que la plupart des débuts de réglementation des médias (et donc de l’information), pour simplifier, remonte aux années 1920. L’auteure ne néglige rien : les pressions des tenants des politiques de moralité, celles des minorités (notamment dans le cadre de politiques d’identité – ce sont les Hispaniques qui s’en tirent le mieux), les degrés de protection ou d’invasion de la vie privée (on pense aux cookies), les différents équilibres (plus ou moins efficaces) des différents contre-pouvoirs, etc. L’auteure est particulièrement passionnante, bien sûr, lorsqu’il s’agit d’examiner la façon dont les nouveaux médias (Internet en particulier) se font une place plus ou moins bonne dans cette jungle. « En règle générale, plus un média est ancien, plus il est libre et protégé par le Premier amendement et par la réglementation […], plus un média est nouveau, plus il lutte contre toute réglementation en se réclamant du Premier amendement et de sa protection de la presse » (101). La Cour suprême, forcément, ne manque pas de contradictions selon les cas sur lesquels elle légifère. Parfois sans doute elle outrepasse ses droits. Et comment trancher quand il s’agit de haine raciste, de violence, de pornographie ? L’ouvrage fait le point sur les limites de la protection des mineurs, la V-chip et la focalisation sur la fiction à l’exclusion de l’information. Où s’arrête la liberté d’expression, surtout en matière de Web ? Certains « hébergeurs en-ligne sont prêts à se faire eux-mêmes les gardiens de certaines restrictions nationales » ; est-ce la solution ? (107). Et si l’information devient exclusivement un « divertissement » comme un autre, de l’infotainment, si elle « devient une matière première commerciale, soumise aux fonctions de transaction et de distraction, alors la presse ne devrait pas bénéficier d’une protection spéciale ; en tant qu’entreprise commerciale, elle devrait relever du même statut que toute autre entreprise » (110). Ou pas ? Une seule phrase me gène ici, lorsque l’auteure parle de navigation sur Internet : « L’analyse des usages confirme par ailleurs que la majorité des internautes explore peu en dehors des sites offerts par leurs fournisseurs d’accès » (126). Est-ce possible ?

79Finalement, c’est la régulation volontaire des contenus qui l’emporte chez la majorité des médias. Il y a de fréquents débordements, comme ces émissions de télé-réalité qui prétendent passer pour de l’information, afin de ne pas s’autocensurer, et la mobilisation de la frange inquiète de la population s’essouffle vite. Que peut-on faire dans un pays qui a tendance à considérer que PBS, la chaîne « publique » est élitiste, gauchiste et constitue une sorte de « cheval de Troie de la culture anglaise » (160) car elle diffuse des émissions de la BBC ? France 2, en comparaison, est une chaîne dangereusement subversive !

80La troisième partie du livre de Frau-Meigs, « Le 11 septembre et l’instrumentalisation de l’environnement culturel », explique le titre. Elle commence par la notion d’inscription de 9/11 dans la culture de la peur. L’auteure ne mâche pas ses mots, évoquant d’emblée la « récupération politique et médiatique du 11 septembre par la Nouvelle Droite » (172), qu’elle détaille ensuite sans faux-semblants. Le fameux Patriot Act d’octobre 2001, bien sûr, a permis de très nombreux abus. Les médias tout de suite après 9/11 ont eu peu d’autres choix, il leur fallait se montrer compatissants et organiser le travail de deuil de la nation. La Fox, quant à elle, s’est lancée sans scrupule dans la propagande pro-Bush, utilisant plus que tout autre média le réflexe de peur chez le public.

81Frau-Meigs établit des comparaisons avec d’autres périodes de l’histoire où des paniques morales ont dirigé le pays (la prohibition, le maccarthysme), avec le mal « tantôt à l’intérieur (le noir, le gangster, le serial killer…), tantôt à l’extérieur (le communiste, le mafioso des cartels de la drogue, le terroriste…) » (176). La paranoïa anti-terroriste est entretenue par la Nouvelle Droite pour mieux débarrasser le pays des restes de la « gauche » de Clinton et tout devient facilement anti-patriotique, même l’avortement. La CIA a un pouvoir accru et les médias après 9/11 n’ont pratiquement jamais tenté d’expliquer le contexte du terrorisme islamique. Peu d’invités spécialistes du monde arabe ou de l’islam dans les émissions télévisées, personne pour évoquer les terribles déséquilibres économiques entre pays développés et pays en voie de développement ou « la culture du désespoir des terroristes » (182) ; en revanche, les invités américains spécialistes de la politique américaine ont été nombreux. L’auteure rappelle qu’en 2004, huit journalistes ont été condamnés pour avoir refusé de révéler leurs sources, dont Judith Miller du New York Times qui est allée en prison et « plus grave, le Time a cédé aux injonctions et soumis les documents demandés, un fait sans précédent qui efface d’un trait les avancées du Watergate » (186).

82Cela lui permet de conclure après avoir mentionné la dissidence des courageux Susan Sontag et Noam Chomsky et la manipulation presque symétrique des médias américains par les terroristes (pensons aux images de décapitation gracieusement fournies) : « Le 11 septembre correspond donc à une phase de régression de la société américaine, à une étape d’enlisement de ses contre-pouvoirs, qui ne sera pas sans répercussions sur la façon dont les médias interactifs vont évoluer à l’avenir », Internet étant le plus menacé par la Nouvelle Droite depuis 9/11 (188). Du reste, les chapitres 11 et 12 de ce livre indispensable pour tout américaniste traitent en particulier de l’Internet (la cyberpresse peut-elle être un contre-pouvoir ?) et des élections de 2004 (la propagande a joué un très grand rôle durant la campagne, l’équipe de Karl Rove l’ayant « réinventée » (215)).

83Le public américain est-il dupe ? Oui, dans une certaine mesure, et pour un certain nombre. On peut supposer qu’une majorité de ceux qui votent ont été dupés, quoi qu’il en soit. Mais quand on parle de public américain, il ne faut pas négliger ses « attentes très limitées à l’égard des médias » (236). Toutefois le pays est parvenu à un tournant critique fin 2003, quand public et médias ont commencé à prendre quelques distances et la majorité en a fini avec le suivisme. « La situation actuelle est donc très fluide » (242), et tout est désormais possible, notamment grâce à Internet, qui est selon Frau-Meigs « l’avenir du journalisme, sous toutes ses formes » (250).

84Georges-Claude Guilbert,

85(Université François Rabelais – Tours).

Jon DELOGU. Ralph Waldo Emerson, une introduction. Rennes : Les Perséides, 2006, 151 p.

86L’ouvrage de notre collègue Jon Delogu est beaucoup plus qu’une introduction à l’œuvre de Ralph Waldo Emerson. Car, en effet, analyser ces milliers de pages, parcourues de clivages, soutenues par une écriture proliférante, intéressées à mille questions, depuis la théologie jusqu’à la morale collective et l’ordre politique de l’Amérique du xixe siècle, nourries de philosophie européenne, et visitées par l’esprit de l’Aufklärung, engage à des choix d’interprétation auquel nul ne peut échapper. Et c’est justement le mérite de Jon Delogu d’avoir d’emblée eu pour objectif de mettre un ordre dans ces pages, pour mieux en dégager aussi l’unité de questionnement fondamentale, et la cohérence. Le livre de Jon Delogu est construit autour de trois interrogations à propos de l’œuvre d’Emerson : le ton de l’écriture engage-t-il à comprendre la portée de l’œuvre ? Quel est le statut du sujet ? Comment comprendre la teneur de l’héritage emersonien dans la culture américaine ? Autant dire que ces trois questions n’ont rien d’anodin ni de facile et suscitent d’emblée deux questions complémentaires : Emerson est-il un philosophe ou bien un écrivain ? À supposer qu’Emerson soit un écrivain, l’écriture est-elle capable d’accomplir un travail de la raison du même ordre que celui que s’assigne depuis toujours la philosophie ?

87On pourra, pour mieux comprendre l’œuvre d’Emerson et la véritable ampleur du livre de Jon Delogu, relire en même temps les actes du colloque de Cerisy de 1980 autour de Jacques Derrida (Les Fins de l’homme, Galilée, 1981), où Derrida lui-même consacre de fortes pages à ce qu’il nomme « un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie ». La formule de Derrida, qui évoque ce ton apocalyptique, est elle-même quelque peu ironique, et condamne ce que Kant pourfendait, et nommait, lui, « le ton grand seigneur », qui est celui d’une duction autoritaire de la pensée philosophique — tentation mauvaise dans laquelle l’intellect bascule aisément, et qui consiste à donner des leçons de morale et des leçons de vérité qui trahissent la voix de la raison, et où l’esprit d’examen critique vient s’échouer au nom d’une prétendue vérité. Jon Delogu s’intéresse dès le début de son ouvrage au placement de la voix d’Emerson, montrant en particulier que le public d’Emerson était cultivé, mais que le maître ne dédaignait pas de couler sa réflexion dans un langage qui relève de ce que Stanley Cavell a nommé plus tard la philosophie du langage ordinaire, formule elle-même trompeuse comme le démontre à juste titre Jon Delogu, et qui signifie dans l’esprit de Stanley Cavell le choix d’un langage philosophique moins spécialisé que celui de la philosophie analytique anglo-saxonne. Il y a bien entendu quelque paradoxe à draper Emerson dans le langage dit ordinaire et dans la volonté d’être un philosophe de la société démocratique dès lors que son écriture est d’une grande complexité, en dépit même de son air d’évidence et de ses apparences de langage quotidien véhiculés par l’art de l’aphorisme et de l’apophtegme. Ce que Jon Delogu démontre dans son livre, c’est que l’art de formuler des problématiques est chez Emerson un moyen somme toute efficace d’attirer dans une réflexion fondamentale ceux qui ne sont pas des philosophes de profession, comme lui-même d’ailleurs. Et ce qui est aussi démontré au fil des pages du livre de Jon Delogu, c’est qu’Emerson sait que l’institutionnalisation de la philosophie n’est pas un critère qui permet de faire le départ entre la raison critique et celle qui n’en est que le semblant. Il est vrai que Jon Delogu trace dans son livre le portrait d’une race qui peut paraître nouvelle et qui ne l’est pas vraiment, car Emerson, comme Kant avant lui et bien d’autres, était indépendant des facultés, si bien qu’il était appelé à réfléchir au positionnement de sa voix dans la société. Il a choisi clairement de s’adresser à un public aussi vaste que possible, au lieu de s’abriter derrière les murs des temples universitaires, Harvard en particulier (plus par nécessité que par choix).

88Le livre de Jon Delogu s’intéresse tout particulièrement à une notion-clef dans l’œuvre d’Emerson, la fameuse « self-reliance ». Jon Delogu démontre de façon perspicace que cette notion, difficilement traduisible en français, n’est pas un hommage rendu à l’individualisme, ni, selon la formule de Delogu, « une apologie de l’égoïsme », et que l’inverse est sans aucun doute vrai. L’idée de Jon Delogu, c’est que l’homme qui est capable de compter sur ses propres forces est celui qui se laisse habiter par « un être suprême ». On pourra épiloguer longtemps pour tenter de comprendre vraiment qui (ou mieux, quel) est cet être dont on dit qu’il est suprême. On peut le définir sans crainte de se tromper comme un être suprême dans l’humain et non hors de lui, une surâme qui relève à la fois du vitalisme en l’être humain et de son intelligence foncière, dont peu savent tirer profit pour construire leur liberté devant les forces sociales qui tentent de s’en arroger la possession. Charles Anderson avait en son temps évoqué, selon sa formule, « the indwelling nature of the Over-Soul ». En ceci, l’Emerson de Jon Delogu est riche de promesses analytiques car il est conforme à l’un des ressorts fondamentaux du puritanisme autrefois mis en évidence par Perry Miller. Perry Miller a démontré que le puritanisme est un conformisme traversé par la nécessité de refuser le monde tel qu’il est, et que donc une révolte morale est indispensable pour nous sauver des déterminismes qui s’abattent sur le monde social et sur ceux qui le composent. L’homme a beau être « un dieu en ruines », comme Delogu le rappelle en citant Emerson, l’objectif de la pensée d’Emerson reste puissamment actif dans la mesure où, alors, le but de la raison critique relève du travail de la « restauration de la ruine », selon la belle formule de Jon Delogu. L’interrogation sous-jacente qui parcourt le travail de réflexion de Jon Delogu pourrait alors se formuler en ces termes : la raison critique à elle seule, cette voix (voie ?) immémoriale de la philosophie, pourra-t-elle, dans sa solitude et dans sa pureté supposée, procéder à ce travail de restauration de la ruine, qui consiste à rendre à l’être humain la dignité combattue par tous les conformismes et les pressions qui s’acharnent sur lui ? Ne faut-il pas quelque supplément de l’ordre d’une intercession des richesses du langage, et des ressources infinies du verbe pour effectuer ce travail ? Telle est la grande question qui parcourt l’œuvre d’Emerson et que Jon Delogu a l’intuition intellectuelle de mettre en avant. Jon Delogu, on l’aura compris, s’aligne à cet égard sur les positions de François Dagognet, pour qui la raison critique n’est pas le privilège des philosophes institutionnels, et pour qui le travail de la raison critique peut diffuser dans l’espace d’une société à partir de n’importe quel émetteur. D’où, chez Jon Delogu, un ensemble de réflexions particulièrement bien menées à propos du statut du poète, dans lequel on pourra du reste voir chez Emerson un intérêt pour la littérature en général plus que pour la poésie stricto sensu au sens où on l’entend aujourd’hui. Pour Jon Delogu, et ceci est particulièrement bien vu, l’art fait partie de cette faculté de choisir et d’ordonner qui donne à l’humain sa dignité. Et Delogu ne manque pas de nous faire comprendre que cette tâche de l’art est à la fois nécessaire et démesurée, indispensable et quelque peu vaine, et donc, pour cette raison même, sans cesse recommencée, et relevant d’une laïcisation de la théologie, ainsi que de son renvoi au cœur de la création culturelle et du mouvement de l’histoire. Le poète, dans la lecture que nous propose Jon Delogu d’Emerson, est « un dieu libérateur » (cette dernière formule étant d’Emerson) et, nous dit encore Jon Delogu, il « viendra émanciper l’homme de toutes les routines circulaires, des conformismes et des conventions qui sont le destin inévitable, mais non irrémédiable, de la vie humaine en société ». Cet impératif est analysé par Jon Delogu dans sa nudité et sa radicalité, sa faiblesse peut-être, et il relève de ce que Jon Delogu nomme, avec brio, « l’appel transcendantal ». Dès lors, on comprend qu’un des aspects du livre de Jon Delogu est cet intérêt, parfois furtif, pour la voix d’Emerson, docte et éprise de formules susceptibles de traîner dans la mémoire, car cette voix est affaiblie par son projet, et par l’ambition de son propos : dire l’incessant appel au dépassement de soi et à la nécessité pour tout ordre collectif de se remettre en cause, quand cette remise en cause est souvent considérée comme une forme d’ardeur juvénile et un impératif immature, dont on ne cesse de se demander quel effet elle aura sur le socius.

89Si nous revenons à la réflexion de Jacques Derrida à propos du ton de la philosophie, on constate que, pour lui, la raison critique a partie liée avec une démarche d’ordre spiritualiste. Derrida nous dit : « Chacun de nous est le mystagogue et l’Aufklärer d’un autre » (Les Fins de l’homme). Et de son côté, Jon Delogu montre qu’Emerson est lui aussi l’homme d’une telle transaction ; qu’il participe du projet romantique dont l’énergie provient de cette transaction entre l’esprit des Lumières et la tradition spiritualiste, associés pour former une intention épistémologique. C’en est donc fini d’un Emerson tourné vers un Dieu qu’on situe vaguement là-haut et devant lequel nous devrions nous agenouiller, comme Jon Delogu le démontre fort clairement en donnant à voir ainsi l’intention de sa démarche. Très logiquement alors, selon une ligne d’analyse qu’il partage avec Lawrence Buell, Jon Delogu se tourne vers l’après Emerson, où l’on découvre les ressorts de ce que l’on pourra appeler une renaissance d’Emerson. On sait, car Jon Delogu le rappelle, qu’Emerson était tenu pour un essayiste sans importance réelle par F.O. Matthiessen. Relisons American Renaissance et on se souviendra que Matthiessen voyait en Emerson le doctrinaire d’une inspiration divine dont les contours sont flous. Le nouvel Emerson et, singulièrement, celui de Jon Delogu et de Buell, est un homme de l’examen critique, de la raison ayant réussi à accomplir son œuvre grâce à l’appui d’une spiritualité dégagée, en effet, du dogmatisme de toute prédication, d’où l’optimisme foncier de la pensée emersonienne, et sa liberté de démarche qui consiste à dire aux disciples : va, tu es libre maintenant de penser par toi-même.

90Puisque nous sommes placés devant une renaissance d’Emerson, Jon Delogu a raison de s’interroger sur la postérité du sage de Concord. Le faire est dans la suite logique de ce travail d’analyse, dans la mesure où il convient de répondre à une question de fond : si Emerson est bien un essayiste de l’optimisme foncier de la pensée (ce qui en soi le distingue de ceux qui annoncent des catastrophes sous l’aspect d’une révélation ; « Apokaluptô, je découvre, je dévoile », raillait Derrida), il suscitera autant le rejet que la fascination, par l’effet du placement tonal atypique de sa voix. Pour cette raison, le dernier chapitre du livre de Jon Delogu est consacré à l’héritage d’Emerson. On se reportera à la biographie intellectuelle d’Emerson rédigée par Lawrence Buell pour mieux comprendre les raisons du rejet dont il a été l’objet. Jon Delogu, quant à lui, s’intéresse à la fascination qu’Emerson a su exercer sur le vingtième siècle. On voit que Delogu est un lecteur de Richard Rorty, dont le livre Consequences of Pragmatism a durablement marqué la réflexion de nombre de critiques. Ce dernier chapitre aurait du reste mérité de s’intituler « Conséquences de l’emersonisme ». Pour autant, le dernier chapitre du livre de Jon Delogu n’est pas une banale étude de l’influence d’Emerson, ce qui risquait effectivement d’aplatir la teneur de la réflexion. Jon Delogu évoque donc, pour clore, autant que faire se peut, sa réflexion, trois sujets liés : l’apport de Stanley Cavell, le placement d’Emerson dans une généalogie du pragmatisme, et enfin ce que Delogu nomme « les rencontres discrètes » entre Emerson et ses admirateurs, sans aucun doute inspiré par le titre d’une suite poétique de George Oppen (« Discrete Series »). De ces considérations, il ressort que ce qu’Emerson lègue à ses héritiers relève davantage d’une vulnérabilité que d’une force intellectuelle, et appartient plus au registre du questionnement qu’à celui d’une suite de réponses fermement saisies. Toujours et encore l’esprit d’examen de soi et des autres propre à la haute culture de la Nouvelle-Angleterre. Un tel héritage n’est pas porteur de dogmatismes. On pourra à cet égard lire le livre de Jon Delogu en se faisant accompagner de l’Emerson de Buell qui définit l’essayiste, de façon comparable, comme un anti-maître (« Anti-mentor », selon la formule de Lawrence Buell). Jon Delogu ne le dit pas entièrement, mais on comprend le succès actuel d’Emerson comme l’effet de son désenchantement, qui l’attache d’emblée à notre modernité, d’où son succès grandissant. Désenchantement n’est pas déception, et on peut imaginer, grâce à Emerson et au travail critique de Delogu, une pensée heureuse d’exister, résultat d’un travail, tel Sisyphe, qui nous porte, comme dans le cas de nombreux intellectuels et écrivains américains, à mesurer notre adhésion aux enthousiasmes les plus attirants, afin de modérer des passions qui pourraient nous perdre. D’où l’écho de plus en plus fort d’Emerson de nos jours, car il est le vecteur d’une pensée retenue, comme Delogu, en somme, nous l’explique, lui-même porteur de cette tradition intellectuelle de la Nouvelle-Angleterre, qui ne cesse d’intéresser et d’instruire à travers le monde, et qui est la meilleure part des leçons que les États-Unis peuvent nous donner, privilégiant le travail du concept au détriment de la fulgurance de la révélation. À cet égard, une question vers laquelle Jon Delogu nous conduit pas à pas se dessine : le travail de l’aphorisme et de l’apophtegme, alors, chez Emerson, une simple appoggiature du discours ou bien la mélodie principale de la pensée ? Emerson, en outre, c’est amplement démontré par Jon Delogu, grâce à son esprit de retenue, a su maîtriser le scepticisme de toute philosophie. Rappelons la phrase de Sandra Laugier (Recommencer la Philosophie : la philosophie américaine aujourd’hui) à propos de la pensée de Stanley Cavell, qui est à verser au débat : « Le scepticisme, habituellement conçu comme la dignité de la pensée philosophique, est surtout une malédiction ». C’est à n’en pas douter dans une telle expérience de la pensée, peu sûre d’elle-même, que s’enracine l’optimisme d’Emerson. En somme, si Emerson, et Delogu avec lui grâce à sa perspicacité, nous entraînent à penser maintenant que tant que les formes religieuses et les formes de la pensée philosophique refusent, à cause des logiques qui s’y expriment, de converser avec ce qui diffère d’elles, alors la littérature a tout l’avenir devant elle. Les mystagogues et les raisonneurs que l’ivresse de connaître à titre définitif conduit à renoncer aux incertitudes du langage devront apprendre à mieux dialoguer avec ce qui diffère d’eux. D’où la force durable des aphorismes et des apophtegmes d’Emerson, moins cuistres qu’on le pense généralement. La force d’Emerson, c’est ce que je retiens du livre de Jon Delogu, provient surtout de l’amenuisement disciplinaire de la philosophie, sans cesse recommencé, et d’un dépérissement du religieux qui rend tous ses droits à la littérature.

91J’ai pour ma part regretté que le livre de Jon Delogu ne consacre pas quelques pages supplémentaires à l’examen des rapports complexes entre Emerson et George Santayana, dont l’autobiographie intellectuelle romancée (The Last Puritan) a été publiée à nouveau dans une belle édition critique par les presses du M.I.T. en 1994. Mais je sais aussi que Jon Delogu n’a pas dit son dernier mot, et qu’il saura dans l’avenir s’intéresser à ce philosophe-écrivain quelque peu oublié qui traverse actuellement son purgatoire et qui est positionné au lieu des croisements et des superpositions partielles de la littérature et de la philosophie. On ne saurait qu’engager Jon Delogu dans cette voie, pour nous donner une compréhension plus complète encore de l’esprit de la Nouvelle-Angleterre.

92Alain Suberchicot

93(Université Jean-Moulin-Lyon III).

Jan NORDBY GRETLUNG et Karl-Heinz WESTARP, éd. Flannery O’Connor’s Radical Reality. Columbia, SC : University of South Carolina Press, 2006, 196 p.

94Ce volume coordonné par Jan Nordby Gretlung et Karl-Heinz Westarp réunit quatorze spécialistes de l’œuvre de Flannery O’Connor. Il vise à mettre en dialogue O’Connor et ses lectures. Il propose en effet une sorte de « inscape » connorien peuplé des courants et des figures qui ont habité et nourri la recherche intellectuelle et spirituelle de l’écrivain. Même si certaines de ces références ont déjà été soulignées, leur étude se trouve renouvelée de par leur mise en relation avec le contexte proposé.

95Il s’agit en effet — au-delà des liens intellectuels — d’ancrer O’Connor et sa fiction dans la réalité politique et historique de son temps, dans une mouvance « réelle » et non plus seulement esthétique, d’où le titre. Le recueil est aussi une invitation à revisiter l’œuvre d’O’Connor et à évaluer sa pertinence pour nous aujourd’hui. La fiction o’connorienne est abordée en rapport avec la réalité qui l’entoure ; elle est le produit non seulement d’une foi religieuse, mais aussi d’une Histoire. L’inflexion o’connorienne vers la terreur et le grotesque sont ainsi à relier à sa croyance religieuse que l’homme est déchu, mais aussi au contexte et aux penseurs qui l’ont inspirée et en qui elle a trouvé des porte-parole. Le livre explore donc les racines de son intérêt pour la terreur et le grotesque à travers un panorama de penseurs et de pensées.

96L’introduction situe les essais par rapport aux événements. L’imagerie du grotesque est façonnée par les conflits mondiaux, la bombe atomique, la Guerre froide et le maccarthysme. Toutefois, la terreur n’est pas une fin mais un moyen de purification permettant d’accueillir l’espérance.

97Michael Kreyling montre à quel point la culture des années 50 et 60 est imprégnée du climat politique créé par la Guerre froide et la confrontation avec le communisme. À l’instar de Thomas Merton, autre écrivain catholique, O’Connor est, selon lui, marquée par les angoisses de la Guerre froide (au point que son œuvre en est « saturée », écrit-il) — ce qui fait d’elle une Américaine autant qu’une catholique sudiste.

98Lila N. Meeks rappelle le côté rédempteur de la fiction d’O’Connor, sa raison d’être ; méchanceté et imperfection ne prennent sens que dans l’attente de ce qu’elle appelle « un geste de grâce » qui témoigne du mystère de l’amour divin. L’essai de Kelly Gerald décrit les dessins d’O’Connor, qui manifestent son esprit satirique et portent aussi en germe l’intensité visuelle de sa prose. Cet essai original éclaire les préoccupations de l’auteur.

99Également d’un intérêt particulier après la sortie récente du film Capote est l’analyse de Marshall Bruce Gentry qui compare le « Misfit » (basé, d’après lui, sur une personne réelle) et In Cold Blood de Capote. O’Connor aurait inspiré Capote dans son approche du meurtrier, au point qu’il prêta à Perry Smith les célèbres paroles du « Misfit »: « there is no answer to it but meanness. That is all anybody understands, meanness ». Cette étude fouillée de la comparaison entre deux écrivains nous fait mesurer aussi, je pense, à quel point leur recherche et de leur démarche sont différentes : l’un s’attache à démonter le mécanisme du geste meurtrier et le surgissement de l’acte violent, l’autre cherche à découvrir comment, par le truchement d’êtres imparfaits et de circonstances extraordinaires, la grâce surgit par effraction pour nous faire violence et nous tuer à nous-mêmes afin de mieux nous faire revivre.

100W. A. Sessions, qui a connu O’Connor personnellement, présente les affinités intellectuelles et théologiques d’O’Connor avec les penseurs issus de la tradition allemande, en particulier Romano Guardini, et étudie leur impact sur The Violent Bear it Away. La tension que Guardini voit entre ironie et vertu est une dialectique qui se retrouve chez O’Connor dans la structure contrapuntique de son œuvre. Ce type d’essai contribue à enrichir notre compréhension de ces « kindred spirits » — ces amis dans la pensée en qui O’Connor trouve des porte-parole autant que des sources d’inspiration.

101Sarah Gordon se penche quant à elle sur l’influence indirecte d’Henri Bergson et de Léon Bloy à travers la résonance qu’ils ont eue chez Jacques Maritain, auteur que O’Connor a beaucoup lu et apprécié. O’Connor partage avec Bloy la quête du mystère au cœur du monde — y compris en son cœur ténébreux et horrifiant — et ce travail offre donc une nouvelle perspective sur la grâce et l’épiphanie, thèmes clés pour la compréhension de son œuvre.

102D’autres articles analysent le symbolisme du sang, qui trouve sa source chez les pères de l’Église (cf. l’essai d’Inger Thornqvist), et les manifestations théophaniques dans la fiction connorienne (Jack Dillard Ashley). Un autre ami de l’auteur, Marion Montgomery, rappelle la place importante qu’occupe Saint Thomas d’Aquin dans le paysage intellectuel d’O’Connor ; il explique ainsi l’articulation de l’art, de la raison et de la grâce, et ce qu’il appelle « the terror of mercy ». Karl-Heinz Westarp revient sur la place de l’Incarnation chez O’Connor, mais non pas tant pour en explorer les enjeux théologiques et thématiques que pour y voir la source de l’opposition o’connorienne entre surface et profondeur : ainsi comprise, l’Incarnation est une métaphore du jeu qui anime, selon lui, la fiction de l’auteur.

103D’autres essais ont une tonalité un peu différente. Hans H. Skei s’interroge sur l’appartenance générique de Everything That Rises Must Converge : s’agit-il d’un cycle ou d’un recueil ? et quelles sont les conséquences d’un tel classement ? Propositions d’analyse qui ouvrent sur de nouvelles lectures. Jean W.Cash, biographe d’O’Connor, montre comment l’écrivain puisait dans sa pratique religieuse la force de faire face à ses épreuves, en particulier de santé. Le jésuite Patrick Samway explique que la thématique chrétienne d’O’Connor relève d’une perspective plus œcuménique que simplement catholique. Enfin Ashley Brown, ami d’O’Connor à qui il rendait fréquemment visite à Andalusia, dresse un portrait vivant de la vie de l’auteur et de ses amis (Betty Hester, Carol Johnson, Brainard et Frances Cheney par exemple) à partir de ses propres souvenirs.

104Constellation de points de vue, donc, et d’approches, qui illuminent le ciel intérieur et extérieur de l’imaginaire connorien en le parcourant d’éclats inattendus pour inviter les lecteurs d’aujourd’hui à un nouveau voyage.

105Marie Liénard,

106(École Polytechnique).


Date de mise en ligne : 20/11/2007

https://doi.org/10.3917/rfea.113.0108

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