Couverture de RFEA_110

Article de revue

Comptes rendus

Pages 122 à 127

Note

  • [1]
    Cf. Sophie Body-Gendrot, L’Amérique après le 11 septembre, Paris, Presses de Sciences-Po, 2001.

Olivier Delbard, Prospérité contre écologie ? L’environnement dans l’Amérique de G.W. Bush, Paris, Éditions Lignes de repères, 2006, 143 p.

1Ce petit livre a pour intérêt principal de faire le point sur trois séries de phénomènes qui sont analysés dans trois parties liées entre elles mais assez diverses. L’auteur présente tout d’abord la politique de l’administration Bush en matière d’environnement. Ses titres évoquent bien la teneur de son propos : « La “prospérité” avant tout ! » et « La politique du pire ». Ce tableau est connu, mais Olivier Delbard ne s’arrête pas à ce constat. Il fait une analyse historique des valeurs fondatrices en matière d’environnement et retrace l’histoire récente du « déni de la problématique environnementale ».

2Sa seconde partie est tout entière consacrée à l’émergence d’une pensée écologique aux États-Unis et à son apogée dans les années 60 et 70. Cette section permet de corriger les a priori ou préjugés, si fréquents en France, selon lesquels l’idée d’écologie n’aurait pas de pertinence aux États-Unis. La sous-section sur Roosevelt est particulièrement intéressante, car si l’on connaît bien la « politique du gros bâton » menée par ce président, on connaît moins bien son action en termes de protection de la nature.

3Dans sa troisième et dernière partie, Olivier Delbard retrace l’histoire des combats entre deux Amériques depuis la présidence de Reagan, l’une anti-écologiste et productiviste, l’autre plus environnementaliste. On s’intéressera au passage sur les entreprises et l’on pourra aussi, grâce à ce livre, comprendre pourquoi, en 2006, un gouverneur républicain de Californie a fait voter des lois assez drastiques en matière de protection de l’environnement. L’auteur, qui a une bonne connaissance des philosophies et des décisions politiques et judiciaires en matière de défense de l’environnement aux États-Unis, permet au lecteur d’entrer dans un monde et de comprendre les principes de base de son fonctionnement.

4Cet ouvrage est un point d’entrée dans un sujet complexe et connu de façon superficielle. Il sert effectivement de repère et offre quelques pistes pour continuer la recherche. Il s’adresse tant aux étudiants qu’au grand public désireux de dépasser le constat indéniable que l’administration Bush ne lutte pas pour la protection de l’environnement, et de comprendre les enjeux des luttes en cours ainsi que la riche histoire du mouvement écologiste américain.

5Lu par Pierre GUERLAIN, (Université Paris X-Nanterre)

Hélène Harter. L’Amérique en guerre. Les Villes pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Galaade Éditions. 2006, Index, 319 p. Préface d’André Kaspi

6Dans cet ouvrage érudit et brillant, Hélène Harter dresse le portrait de l’Amérique pendant une « bonne guerre » (21). Elle analyse successivement l’évolution des mentalités collectives — de la neutralité à l’engagement sans réserve —, l’organisation de la défense passive, l’implication des services municipaux, qui atteint des degrés divers, selon les villes. Elle montre le profit économique tiré des industries de guerre par les war boom towns (mais aussi par d’autres villes) ; en contrepartie, elle insiste également sur l’exacerbation des tensions sociales et raciales, sur l’engagement accru des femmes et des minorités raciales, et termine sur l’anticipation du retour au temps de paix.

7Les grandes qualités de ce travail tiennent à plusieurs facteurs. En premier lieu, il met en lumière une période négligée par les historiens des villes américaines et présente une vaste synthèse en insistant sur les macro-mutations que cette Amérique-là subit en quatre ans. Un relevé concret et précis des textes législatifs mis en œuvre, des statistiques fort utiles et des études de cas pertinentes parsèment l’ouvrage. Sait-on par exemple qu’à partir de 1942, les éclairages disparaissent des paysages urbains à la tombée de la nuit (64-66) ? En second lieu, cette étude pose des questions essentielles, relatives à la société américaine et à ses villes. De quelles manières se produisent les changements ? Par qui sont-ils orchestrés au sein d’un système fédéral ? Quels en sont les effets ? La Seconde Guerre mondiale constitue une période charnière entre la Grande Dépression et le retour à la prospérité. De nouvelles politiques fédérales seront prolongées, des comportements se modifieront, des évolutions seront durables : suburbanisation, montée en puissance des villes du Sud (124, 138), prérogatives relatives au logement, dont les secteurs privé et public se disputeront continuellement le contrôle à divers échelons.

8En troisième lieu, l’ouvrage aborde une question cruciale : cette période est-elle un accélérateur ou un catalyseur de changement social ? Les continuités ne sauraient être ignorées, par exemple les résistances locales à tout ce qui peut passer pour une ingérence du gouvernement fédéral. L’auteur elle-même éprouve parfois des difficultés à évaluer si les autorités locales souhaitent plus d’État, compte tenu de l’insuffisance de leurs ressources, ou si elles ont le sentiment que « trop de décisions sont prises à Washington » (212). Les villes les plus peuplées ont été les premières à bénéficier des investissements fédéraux. Le marché du travail a été dynamisé par la guerre ; les salariés travaillaient en moyenne 45,2 heures par semaine à la fin de la guerre (contre 38,1 heures en 1940). Une petite ville du Mississippi, Pascagoula, a vu sa population s’accroître de 476 % en cinq ans en raison de l’offre de travail proposée par les bases militaires. Elle a dû réorganiser la consommation d’eau, la voirie, les écoles, les transports, etc. La planification est devenue un outil majeur des gestionnaires et des élus, n’excluant pas la concurrence entre les villes. Hélène Harter rapporte ainsi que pas moins de quarante villes se sont portées candidates pour accueillir le siège de l’ONU en 1945 avant que New York ne soit choisie.

9En quatrième lieu, l’ouvrage permet le repérage de continuités en période d’incertitude. La mobilisation de la société américaine à la suite du traumatisme du 11 septembre 2001, la rhétorique guerrière utilisée par la Maison Blanche, la rapidité de la riposte un mois plus tard en Afghanistan, les discours destinés à légitimer la suspension de certaines libertés, l’encadrement policier et administratif d’étrangers « suspects », avaient, on l’ignore trop souvent, été rodés lors de la Seconde Guerre mondiale. Les mêmes soins avaient alors été prodigués afin de protéger du sabotage les infrastructures sensibles, par exemple, les réseaux d’eau, les usines de produits toxiques, les ponts et les tunnels (67-68). Dès cette époque, tout un dispositif sécuritaire avait été mis en place afin de surveiller les employés municipaux, dotés d’une carte d’identification de guerre et tenus de donner leurs empreintes digitales et leur photo à la police. En vertu de la loi Smith de juin 1940, cinq millions d’étrangers avaient dû se déclarer aux autorités compétentes, les services de police étant tenus d’assurer leur sécurité, particulièrement dans les quartiers où cohabitaient des communautés potentiellement antagonistes. Mais le Ministre de la Justice avait également demandé aux polices locales de repérer avec le FBI les « groupes subversifs » et de procéder, à partir de 1941, à des vérifications de grande ampleur sous couvert de « sécurité intérieure » (44). Comme des plans d’évacuation des villes devaient être élaborés, plusieurs maires avaient envoyé à Londres des responsables municipaux chargés de glaner sur le terrain les méthodes les plus efficaces de défense passive.

10Le patriotisme américain se traduisait symboliquement par la multitude de petits drapeaux qui ornaient les habitations et les façades des bâtiments. Il s’exprimait via la community, cellule de base de la société américaine. Comme après le 11 septembre, certains furent tentés de dénoncer délinquants et espions potentiels (50, 146). « Les Américains estiment… que la sécurité de la nation doit passer avant les libertés parce que, sans sécurité, la liberté peut difficilement survivre » (74). Des opinions similaires se sont exprimées après le 11 septembre [1]. Mais malgré l’exploitation politique du sentiment d’insécurité à des fins d’ordre et de contrôle social, et en dépit de la surenchère verbale de certains élus prompts à exagérer l’étendue du danger, la plupart des Américains relativise la menace (en 1943, seule la moitié des New Yorkais sort de son lit lors d’un black-out programmé). Les codes d’alerte successifs perdent de leur efficacité. Les villes préfèrent recourir à la démocratie participative — par exemple en apprenant aux citadins les bons réflexes en cas d’attaque —, à éviter la panique, à se doter d’objets de première nécessité et de moyens d’identification pour les enfants. Cela tient tant à une tradition politique qu’aux modes de prise de décision.

11Enfin, l’auteur s’est attachée à travailler sur archives, elle a dépouillé nombre de revues spécialisées, et a tiré partie de travaux antérieurs sur les services publics urbains. Un appareil détaillé de notes est mis à la disposition du lecteur en fin d’ouvrage.

12Lu par Sophie Body-Gendrot, (Université Paris IV)

Jean-Paul Gabilliet, Des Comics et des hommes. Histoire culturelle des comic books aux États-Unis. Paris : Éditions du Temps, 2005, 478 pp.

13Le livre de Jean-Paul Gabilliet est bienvenu à plus d’un titre. C’est d’abord une étude sérieuse reposant sur une connaissance de première main du sujet et susceptible d’intéresser un public généraliste pour qui les comics font peut-être figure d’objet exotique, ou du moins marginal. Mais c’est aussi un travail universitaire alliant rigueur critique et finesse théorique, qui s’appuie sur un vaste ensemble de sources principalement primaires et souvent difficiles d’accès, faute de fonds constitués dans les bibliothèques mais aussi en raison de la cherté d’imprimés souvent élevés au statut d’objets de collection. L’essai bibliographique qui clôt l’ouvrage est à ce titre un modèle, puisqu’il présente l’état des collections à la disposition des chercheurs en France et ailleurs (fonds, bibliothèques, revues, ouvrages et articles, etc.). Le travail effectué sur les sources secondaires, dont plusieurs dans des langues autres que le français ou l’anglais, est lui aussi très appréciable. À cela s’ajoutent, un glossaire, un index, et une annexe (les codes d’autorégulation successifs de l’industrie entre 1948 et 1989 — à ce propos, le lecteur sera sans doute frappé par le côté étroitement moralisateur du code de 1989, qui n’est pas sans rappeler le Code Hays version 1930, sauf que ce dernier a été abandonné dans les années soixante… Il y a là un décalage intriguant qu’il aurait valu la peine de creuser). De plus, le livre est ponctué par deux planches inédites en noir et blanc, datant du début des années 1950 et commentées par l’auteur. Saluons aussi l’exigence de précision dans la transcription des noms propres, des titres français et étrangers dans les notes fouillées et utiles qui ponctuent le livre (rare coquille : les deux orthographes de Shyamalan/Shamalyan [386], ou l’absence d’indication des années sur le tableau détaillant l’évolution des prix des comics de 1934 à 2000 [196]).

14Des Comics et des hommes est donc à la fois une bonne introduction à l’histoire mouvementée des comics américains depuis les années 1930 et un outil de référence précieux pour tout chercheur, civilisationniste ou historien. Cette histoire des comics épouse en effet l’histoire socio-politique et culturelle des États-Unis dans la seconde moitié du xxe siècle. Elle se lit aussi, en filigrane, comme un plaidoyer pour l’histoire culturelle, dont le sous-titre de l’ouvrage se réclame. Sur ce plan, la réussite de l’exercice pointe une direction pour les études de « civilisation » que d’autres ont commencé à explorer, même si la question de la légitimité universitaire des comics dans le milieu universitaire français aurait pu donner lieu à une réflexion historique et critique comme celle à laquelle l’auteur se livre à propos du contexte nord-américain.

15Des Comics et des hommes est organisé en trois grandes parties : la première pose le cadre historique du développement des comics depuis leur avènement aux États-Unis dans les années 1930 ; la seconde étudie les acteurs, producteurs et consommateurs, des comics ; tandis que la troisième analyse la lente consécration d’un art souvent décrié et les revers qu’il a subis sous les coups de boutoir de la censure.

16Les objectifs de l’auteur sont annoncés dans une introduction qui explicite les enjeux de l’étude : il s’agit de « faire l’histoire culturelle d’un type de publication situé, pendant le plus clair de son histoire, au plus bas de la hiérarchie culturelle aux États-Unis » (9), un type de publication caractérisé de surcroît par un « flou définitionnel ». L’approche choisie est à la fois synchronique et diachronique. Selon Jean-Paul Gabilliet, l’apparition des comics au xixe siècle constitue une rupture culturelle et technologique et non pas esthétique, et la spécificité de la bande dessinée est à chercher dans l’édition de masse dès les années 1930. C’est donc d’un produit de consommation propre au xxe siècle, destiné à une classe d’âge et non à une classe sociale, qu’il sera question dans cet ouvrage. Toutefois, il ne néglige pas les considérations esthétiques, même s’il les fait passer au second plan (mais une analyse du décor principalement urbain dans lequel évoluent des super-héros comme Batman, Superman ou Spider-Man aurait tout à fait eu sa place dans une histoire « culturelle » des comics).

17La définition des comics que donne Jean-Paul Gabilliet s’apparente à une sorte de profession de foi théorique : « je considère la bande dessinée comme un moyen d’expression susceptible d’être appréhendé dans son épaisseur historique plutôt qu’anhistorique, immanente plutôt que transcendante, résultant d’une multiplicité de facteurs endogènes et exogènes, qui m’amène à considérer la “bande dessinée”, non comme un moyen d’expression dans l’absolu (à l’instar de la peinture, la sculpture, le cinéma, etc.) mais comme une catégorie embrassant des moyens d’expression plus ou moins proches » (15).

18La première partie passe en revue rapidement les précurseurs du xixe siècle, du Genevois Rodolphe Töpffer aux funnies américains du début du xxe siècle. Mais c’est dans les années 1930 que les comics apparaissent sous leur forme industrielle avec la création du premier super héros, Superman (1938) ; d’autres lui emboîteront bientôt le pas, qui prêteront leur concours à la lutte contre le nazisme et à l’exaltation du patriotisme de rigueur durant la Seconde Guerre mondiale (lorsque Captain America en découd avec Hitler) ou à l’aube de la Guerre froide. La prédominance de personnages juvéniles s’explique par la nature du public visé dans cette période faste qui voit aussi, à la fin des années 1940, l’avènement des crime comics, la création de EC Comics et de Mad Magazine. Dans le même temps, on assiste aux premiers efforts d’autorégulation avec la mise en place du Comics code en 1948. Mais controverse et censure précipitent un « déclin » dès les années 1950. Les super héros sont alors détrônés par les cow-boys, tandis que le western hollywoodien flatte la fibre patriotique. Certes, mais c’est oublier que, dans les années 1950, furent produits des westerns « libéraux » qui n’agitaient pas tous la bannière étoilée. Ce déclin de la production s’accompagne de l’arrivée de nouveaux super héros dans les 1950 et 1960 (The Flash, Fantastic Four — grand succès de la première année de la présidence de John F. Kennedy, Spider-Man, X-Men), tandis que réapparaît Superman. Les années 1960 sont quant à elles marquées par l’essor des géants de l’industrie, DC et surtout Marvel, dont les super héros (The Hulk, Spider-Man) dynamisent les ventes en tournant le dos aux figures unidimensionnelles chères à DC. Tous deux coexistent avec une production underground caractérisée par une grande liberté de ton qui participe d’un virage politiquement marqué à gauche dans les années 1970. L’industrie subit alors une réorganisation profonde et traverse une crise qui se traduit par une chute des ventes et par le mécontentement des créateurs.

19Le secteur se ressaisit dans les années 1980 : ouverture de specialty stores, spéculation, collection, starisation des créateurs, tandis que DC se démarque de Marvel. Dans les années 1990, malgré le succès public et critique de Maus d’Art Spiegelman, les parts de marché des comics sont grignotées par les mangas. Mais les comics jouissent dans le même temps d’une visibilité extraordinaire grâce au cinéma, qui s’empare de certains de leurs personnages (Dick Tracy, Batman) et que jeux vidéos, dessins animés et produits dérivés assoient leur succès commercial.

20Dans sa seconde partie, Jean-Paul Gabilliet aborde la division du travail dans la chaîne de création des comics (il parle même de « taylorisme »), comme par exemple l’émergence du freelancer dans les années 1950. On y apprend que les comics nourrissaient bien leur homme : en 1947, par exemple, les deux créateurs de Superman gagnaient chacun 800 dollars par semaine (soit 6 400 dollars actuels). Ce n’est toutefois que tardivement, dans les années 1980, que l’on assiste à une logique de création individuelle et que DC, Marvel et leurs concurrents développent des styles propres pour distinguer leurs produits les uns des autres. C’est que les comics sont une affaire principalement commerciale et non artistique pour les éditeurs. Il en va de même, paradoxalement, pour les créateurs, qui n’en viendront que tardivement à considérer leur pratique comme un art. Dès la fin des années 1960, le prix de ventes des comics s’envole tandis que l’on assiste à une spécialisation et à une segmentation du marché, la vente en librairie spécialisée l’emportant sur la vente en kiosque traditionnelle. Se développe également un système de distribution directe qui reste néanmoins fragile, surtout dans les années 1990. L’indépendance croissante des créateurs se double d’une position subalterne dans le champ social et économique accentuée par un manque d’organisation collective au sein de la profession, malgré quelques tentatives infructueuses que l’auteur passe en revue. En conclusion de cette partie, Jean-Paul Gabilliet s’intéresse aux lecteurs de comic books des années 1930 à nos jours, ainsi qu’à leurs modes de lecture (volontariste ou opportuniste). Le lectorat des comics est aujourd’hui élargi, diffus, difficile à cerner, mais il reste principalement masculin.

21La troisième partie traite dans le détail des deux phases de censure qu’ont essuyées les comics, la première des années 1930 aux années 1950, et la seconde au cours des années 1980. L’épisode le plus connu est la publication du livre de Fredric Wertham, Seduction of the Innocent : The Influence of Comic Books on Today’s Youth (1954), autour duquel s’orchestra une forme d’hystérie nationale (une de plus) dans ces années de début de la Guerre froide. Les comics se voient stigmatisés (« marijuana de la nurserie »), et on va même jusqu’à les brûler sur la place publique, en 1948-1949. Le sénateur Estes Kefauver, qui vient juste d’acquérir une notoriété nationale lors d’une série d’auditions télévisées sur le crime organisé, change de casquette en enquêtant sur les effets supposés néfastes des comics en matière de « délinquance juvénile », autre sujet d’inquiétude qui agite le corps social et politique américain dans les années 1950. Ses investigations seront suivies par les auditions de la commission Hendrickson en 1954-1955, dont les travaux sont présentés au jour le jour par Jean-Paul Gabilliet.

22(Introduisons ici une parenthèse pour évoquer les quelques réserves que nous inspire un travail par ailleurs de grande qualité : pourquoi entrer dans le détail des auditions de la commission Hendrickson ? et que vient faire là cette discussion du film Artistes et Modèles [319-322] ? Pièces rapportées ? Autre écueil peut-être inévitable de la structure adoptée par Jean-Paul Gabilliet : les redites et répétitions, par exemple à la page 260 qui évoque les origines des comics alors que les informations données précédemment pourraient suffire [249], ou encore à la page 401 où la tolérance croissant à l’égard des comics est expliquée en des termes déjà rencontrés plus haut. La surabondance de détails participe sans doute de la minutie qui caractérise les analyses scrupuleuses auxquelles l’auteur procède, mais il n’est pas toujours évident qu’elle se justifie. Le lecteur a-t-il vraiment besoin d’autant de détails, par exemple sur l’évolution des réseaux de distribution dans les années 1990 ? Et quelle est la logique qui nous fait passer de la seconde à la troisième partie ? L’apparente interchangeabilité des trois parties donne parfois l’impression curieuse au lecteur d’avoir affaire à trois monographies qui se suffisent à elles-mêmes.)

23Dans les années 1970, les attaques contre les comics sont cette fois prises dans un mouvement de contestation dirigée contre certaines manifestations de la culture de masse, dont la télévision et le hard rock. Paradoxalement, les formes d’autoprotection auxquelles recourt alors l’industrie des comics renforcent son unité en propageant, parmi les créateurs et les fans, l’idée que les comics représentent une forme artistique transgressive. Armé de concepts empruntés à la sociologie de Pierre Bourdieu, Jean-Paul Gabilliet analyse ici la légitimité culturelle acquise progressivement par les comics. Il s’agit pour lui de voir « comment la bande dessinée, en général, et les comic books, en particulier, s’inscrivent dans les champs sociaux et culturels aux États-Unis » (336). Les formes de reconnaissance sont de deux ordres : interne (les prix, la communauté des fans — phénomène qui date des origines dans les années 1930 et connaît différentes phases, les conventions, les revues spécialisées) et externe (la popularité et la légitimité croissantes des comics en France dès les années 60 dans le sillage du pop art, l’éloge de la bande dessinée aux États-Unis où elle est considérée comme un art populaire et démocratique). Dans le champ universitaire, l’émergence des Popular Culture Studies dès les années 1950-1960 contribue à asseoir la reconnaissance des comics (le premier Ph.D. date de 1958), même s’ils continuent d’occuper une place subalterne dans la hiérarchie des arts populaires, à la fois dans le milieu universitaire nord-américain et aux yeux du grand public, à la différence par exemple du cinéma et de la photographie. Dans le même temps, cependant, la bande dessinée se trouve validée comme objet populaire par l’appropriation récurrente que fait Hollywood de ses héros depuis une vingtaine d’années. On aurait aimé que Jean-Paul Gabilliet aborde dans la foulée la question de la légitimation universitaire des comics en France, qui est loin d’être aussi assurée qu’elle peut l’être dans le contexte nord-américain. Mais sans doute la discrétion de l’auteur sur ce point reflète-t-elle son postulat selon lequel les comics constituent un objet digne d’intérêt et riche en possibilités pour les chercheurs. En tout cas, Des Comics et des hommes n’a aucune peine à nous en convaincre.

24Lu par André Kaenel, (Université Nancy II)

Note

  • [1]
    Cf. Sophie Body-Gendrot, L’Amérique après le 11 septembre, Paris, Presses de Sciences-Po, 2001.
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